1982 |
"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir." |
Berlin, dans les premiers jours de 1919, avait l’air d’une ville dans laquelle rien ne pouvait arrêter l’influence croissante de la gauche révolutionnaire. Le gouvernement Ebert était de plus en plus fragile. Les Sociaux-Démocrates Indépendants l’avaient abandonné. L’armée se décomposait. Une vague de grèves poussait de plus en plus d’ouvriers dans l’opposition et le gouvernement demeurait impuissant, son organe de parti saisi. Par dessus tout, la gauche révolutionnaire exerçait une influence sur les deux corps armés les plus importants de la ville – la Division de Marine du Peuple et la Force de Sécurité d’Eichhorn.
Ebert songeait à abandonner Berlin. « Vous savez, maintenant je m'en vais. », dit-il au général Groener. « Si la bande de Liebknecht en profite pour prendre le pouvoir, personne ne peut les en empêcher. Mais si rien ne peut être trouvé, si je ne peux rien trouver, alors nous sommes en capacité après quelques jours d'établir à nouveau notre gouvernement ici ou là ».1
Mais les généraux le persuadèrent de tenir. Le 4 janvier, le gouvernement fit sa première contre-offensive. Il annonça qu’Eichhorn avait été démis de ses fonctions de chef de la police.
Il s’agissait là d’une provocation délibérée. Le gouvernement savait que plus il attendait, plus il perdait sa popularité dans la capitale. Mais il pensait aussi que les Freikorps avaient rassemblé suffisamment de forces hors de Berlin pour briser tout coup d’Etat de la gauche. Il cherchait désormais à provoquer une action prématurée des masses de Berlin, pour reprendre ensuite la ville par la force, en prétendant qu’il se bornait à restaurer l’ordre et à empêcher le chaos.
Le général Groener déclara devant un tribunal en 1925 que dès le 29 décembre, « Ebert avait ordonné à Noske de lancer les troupes contre les spartakistes. Le corps de volontaires se rassembla le 29 et tout était prêt pour l’ouverture des hostilités »2
Noske prit sans états d’âme l’emploi de ministre de la défense. Et il ne faisait pas mystère de ce qu’il comportait. « Quelqu’un doit être le bourreau ! (Bluthund – littéralement : le chien de Saint-Hubert) », déclara-t-il.
Le jour ou le limogeage d’Eichhorn fut annoncé, Noske et Ebert inspectèrent en dehors de Berlin six corps de volontaires composés d’officiers d’extrême droite triés sur le volet. Le général Märcher raconte :
Déjà dans les premiers jours de janvier une réunion des chefs des Freikorps au sujet des détails de la marche sur Berlin avait eu lieu à l’état-major à Berlin, à laquelle (...) Noske était présent.3
Rien de tout cela ne constituait une réplique à un « soulèvement spartakiste » à Berlin. C’était au contraire l’élément d’un plan soigneusement mis au point pour provoquer une action qui pourrait être présentée comme un soulèvement, puis la réprimer. Comme le social-démocrate Ernst, qui avait remplacé Eichhorn comme chef de la police, devait le dire quinze jours plus tard à des journalistes : « Avec nos préparatifs, nous avons forcé les spartakistes à frapper plus tôt ».4
Les travailleurs de Berlin accueillirent la nouvelle du renvoi d’Eichhorn par une énorme vague de colère. Ils sentaient qu’il avait été démis pour s’être rangé de leur côté contre les attaques des officiers d’extrême droite et des patrons. Eichhorn répondit en refusant d’évacuer les locaux du quartier général de la police. Il proclama avec insistance qu’il avait été désigné par la classe ouvrière berlinoise et qu’il ne pouvait être renvoyé que par elle. Il accepterait une décision du l’Exécutif de Berlin des Conseils d’Ouvriers et de Soldats, et de personne d’autre.
Si le gouvernement ne s’était soucié que du poste d’Eichhorn, il l’aurait alors pris au mot – puisque l’Exécutif de Berlin était à majorité social-démocrate. Mais c’était autre chose qui était en jeu – une bataille à mort avec la révolution et avec ses organisations, même si ces dernières étaient temporairement sous le contrôle des sociaux-démocrates. Cette bataille ne pouvait être menée en reconnaissant qu’une telle organisation avait le pouvoir de nommer le chef de la police de Berlin.
Les dirigeants des Indépendants rencontrèrent des représentants des Délégués Révolutionnaires et du Parti Communiste récemment constitué pour discuter de la suite à donner au renvoi d’un de leurs membres d’un poste aussi important. Il fut décidé que la résistance devait prendre la forme d’une manifestation pacifique le lendemain, un dimanche. Un tract fut distribué, qui expliquait ce qui était en jeu :
Ce que veut le gouvernement Ebert-Scheidemann, ce n’est pas seulement se débarrasser du dernier homme de confiance de la classe ouvrière révolutionnaire de Berlin, mais surtout établir contre ces travailleurs révolutionnaires un régime de coercition. (..) Le coup dirigé contre le chef de la police de Berlin doit frapper le prolétariat allemand dans son ensemble, doit frapper toute la révolution allemande.5
La réaction des travailleurs dépassa les attentes les plus optimistes. « Des masses énormes, des centaines de milliers d’individus, répondirent le dimanche 5 janvier à cet appel » lancé par les organisateurs à montrer « que l’esprit de Novembre (...) n’était pas encore éteint ».6 Les ouvriers, beaucoup d’entre eux armés, répondit avec enthousiasme aux discours dynamiques de Liebknecht, de Daümig pour les Délégués Révolutionnaires, et de Ledebour pour la direction des Indépendants.
Les organisateurs voulaient une protestation pacifique. Mais la foule en colère n’était pas disposée à manifester pour ensuite rentrer à la maison. Avec un léger encouragement (il fut dit par la suite qu’il provenait de nervis d’extrême droite décidés à causer un soulèvement prématuré7), ils se précipitèrent pour saisir les locaux, ainsi qu’une édition entière du journal social-démocrate Vorwärts qui fut jetée à la rivière. D’autres groupes commencèrent à occuper les gares de chemin de fer.
« La réunion des organisateurs », raconta plus tard Eichhorn, « n’était pas folle de joie à la nouvelle de l’occupation des locaux du journal, qu’elle n’avait pas prévue ».8 La direction spartakiste s’était en fait réunie la veille, et avait décidé à l’unanimité qu’un soulèvement devait être évité à tout prix. Paul Levi a écrit :
il y avait une complète unanimité. (...) un gouvernement soutenu par le prolétariat n'aurait pas eu à vivre plus de quatorze jours. (...) il fallait éviter tous les mots d'ordre qui auraient eu nécessairement pour conséquence le renversement du gouvernement de cette époque.
Nos mots d'ordre devaient être précisés dans le sens suivant : annulation de la révocation d'Eichhorn, désarmement des troupes contre-révolutionnaires (...), armement du prolétariat. Aucun de ces mots d'ordre n'impliquait le renversement du gouvernement ; pas même celui de l'armement du prolétariat, dans une conjoncture où ce gouvernement aussi possédait encore dans le sein du prolétariat un parti non négligeable.9
L’attitude de Rosa Luxemburg consistait à dire que la demande d’un renversement du gouvernement Ebert-Scheidemann devait être
un slogan propagandiste (...) mais non pas l’objectif à portée de main de combats révolutionnaires. Dans les conditions existantes, en particulier en se limitant à Berlin, ils auraient conduit au mieux à une « Commune de Berlin », vraisemblablement à une échelle historique plus modeste par surcroît. Le seul objectif de combat ne pouvait être que de repousser vigoureusement l'attaque contre-révolutionnaire.10
Dans toute bataille, un dirigeant doit avoir la tête froide, et la capacité de distinguer dans les fluctuations, heure par heure, de la fortune des armes, le véritable équilibre des forces en développement. Cela, Rosa Luxemburg et Leo Jogiches l’avaient. Ce qu’ils n’avaient pas, c’était un parti puissant capable de communiquer leur tactique aux travailleurs. Ils avaient à la place un petit nombre d’individus parmi lesquels certains étaient suffisamment connus des travailleurs pour que ceux-ci les suivissent à l’occasion. Mais le plus connu d’entre eux, Liebknecht, n’avait certainement pas la tête froide et claire. Il était facilement exalté par les événements, et prêt à oublier les décisions de la direction. Il admettait, à l’époque du débat sur les élections à la conférence du parti, qu’il se couchait avec une opinion et se réveillait avec une autre.
Liebknecht avait voté à la réunion de la direction contre toute tentative de prendre le pouvoir. Mais il admettait en privé qu’il avait des réserves. « Notre gouvernement est encore impossible, c'est vrai, mais un gouvernement Ledebour appuyé sur les délégués révolutionnaires est d'ores et déjà possible. »11
Pourtant c’est Liebknecht qui, avec Wilhelm Pieck, représentait les spartakistes dans les discussions cruciales avec les Indépendants et les Délégués Révolutionnaires sur la tactique à adopter à la suite de la manifestation du dimanche.
Les dirigeants des Indépendants de Berlin n’étaient pas, dans l’ensemble, des révolutionnaires. Leur conférence locale, tenue à peine quinze jours plus tôt, avait voté contre le point de vue révolutionnaire par 485 voix contre 185. Ils n’avaient pas encore compris que pour faire une révolution, et commencer à construire le socialisme, il était nécessaire de transformer la société par en bas, à travers l’action consciente de la classe ouvrière. Ils étaient représentatifs de la sorte de gens qu’évoquait Rosa Luxemburg lorsqu’elle parlait de « l'erreur de la première phase de la révolution celle du 9 novembre, croire qu'il suffit en somme de renverser le gouvernement capitaliste et de le remplacer par un autre, pour faire une révolution socialiste. ».12
Le 9 novembre, ces gens avaient mis leur foi dans un gouvernement de coalition USPD-SPD agissant pour les travailleurs, mais au-dessus de leurs têtes. Désormais ils ressentaient de plus en plus la pression, la colère, des masses berlinoises. Ils pensaient qu’il leur fallait y répondre d’une manière ou d’une autre. Ce qu’ils firent sans changer leur idée de base, qu’ils devaient agir pour les masses. Le 9 novembre, les masses avaient été utilisées comme un levier pour remplacer le kaiser par Ebert et Haase. Maintenant elles devaient être instrumentalisées pour remplacer Ebert par Ledebour et Liebknecht. Les noms étaient différents, le mécanisme restait le même.
Lorsque Lénine et Trotsky dénonçaient ces gens comme « centristes » et « réformistes », ils voulaient habituellement dire qu’ils mettaient les moyens parlementaires au dessus de tous les autres. Mais cela ne signifiait pas que les réformistes excluaient a priori tout recours à la force. Il y avait des situations dans lesquelles la violence semblait le meilleur moyen de réformer la structure existante de la société : en portent témoignage la succession de coups d’Etat militaires de gauche dans le tiers monde, où on peut parler de « réformisme » militaire aussi bien que parlementaire.
La seule chose que les réformistes et les centristes ne feront jamais, c’est placer leur confiance dans l’activité autonome des travailleurs. Les masses sont pour eux une armée qui ne doit paraître sur la scène de l’histoire que pour les porter, eux, au premier plan. Lorsqu’une véritable lutte se développe, ils s’efforcent de faire rentrer l’armée, même si le résultat doit être une défaite aux proportions immenses. Réformisme ne veut donc pas seulement dire timidité – il comporte aussi parfois des actes d’aventurisme suicidaire.
Ledebour était un ancien député social-démocrate, un homme qui devait bientôt se montrer très hostile au bolchevisme, et qui refusa toujours de rejoindre une organisation clairement révolutionnaire. Mais, le 5 janvier, il sentait que les pression des masses était telle qu’un petit effort suffirait à contraindre Ebert à transmettre le pouvoir à un gouvernement dans lequel lui, Ledebour, serait une figure centrale, un gouvernement capable d’introduire le socialisme « par décret ».
« On rapporta », dit-il plus tard au sujet de la réunion qui fut tenue ce soir-là,
qu’en plus de la classe ouvrière, la garnison de Berlin était aussi entièrement de notre côté. Pas seulement la Division de Marine, mais pratiquement tous les régiments étaient prêts à prendre les armes et à se mettre à la tête de la classe ouvrière de Berlin pour renverser le gouvernement Ebert-Scheidemann. (...) Nous reçûmes de plus la nouvelle qu’à Spandau de grandes masses étaient prêtes à se porter à notre aide en cas de besoin, avec 2 000 mitrailleuses et 20 canons. Nous eûmes des nouvelles semblables en provenance de Francfort sur l’Oder.13
Dans un élan d’enthousiasme, l’organisation berlinoise des Indépendants constitua un « Comité Révolutionnaire Conjoint » avec les Délégués Révolutionnaires et Liebknecht et Pieck, qui se proclamaient les porte-parole des spartakistes. Ils sortirent un tract qui appelait à la grève générale et à des manifestations de masse le lendemain, concluant : « Au combat pour le pouvoir du prolétariat révolutionnaire ! A bas le gouvernement Ebert-Scheidemann ! ».14
Un second tract, qui semble n’avoir jamais été distribué, clarifiait plus encore les intentions du Comité :
le gouvernement Ebert-Scheidemann s'est rendu intolérable. Le comité révolutionnaire sous-signé, représentant des ouvriers et soldats révolutionnaires (parti social-démocrate indépendant et parti communiste), proclame sa déposition.
Le comité révolutionnaire soussigné assume provisoirement les fonctions gouvernementales.
Camarades ! Travailleurs !
Serrez les rangs autour des décisions du comité révolutionnaire !
Signé : Liebknecht, Ledebour, Scholze.15
Au début, tout sembla aller au mieux pour les révolutionnaires. La grève générale fut une réussite totale. Même l’indépendant de droite Heinrich Ströbel dut admettre : « La grève générale commença le 6 janvier avec force ».16 Rosa Leviné-Meyer, qui était à Berlin à l’époque, écrit : « La réaction des travailleurs, y compris les membres du SPD, fut massive, et le gouvernement était complètement impuissant »17
Une autre énorme manifestation parada dans les rues. Les travailleurs révolutionnaires saisirent tous les journaux bourgeois, de même que le Vorwärts. Les imprimeries gouvernementales avaient été envahies, de même que les gares. Des tireurs sur la porte de Brandebourg dominaient tout le centre de la ville. « Seuls quelques points forts dans le quartier des ministères demeuraient entre les mains du gouvernement ».18
Lors d’une réunion à la Chancellerie Landsberg fit son rapport : « Les spartakistes ont pris l’Administration des Chemins de Fer, le Ministère de la Guerre est juste après, et ensuite c’est notre tour ». Terrifié par les masses répandues dans les rues, même le « chien de Saint-Hubert » Gustav Noske, récemment nommé ministre de la défense, s’enfuit de Berlin intra muros pour installer son quartier général dans la banlieue de Dahlem.
Mais la révolution n’était pas aussi forte qu’elle en avait l’air, ni le gouvernement aussi impuissant. Alors même que les travailleurs révolutionnaires semblaient les maîtres de Berlin, le comité révolutionnaire montrait sa faiblesse.
Pour commencer, il n’était pas véritablement représentatif des trois corps qui l’avaient constitué. Liebknecht et Pieck l’avaient rejoint pour le compte des spartakistes. Mais la direction spartakiste n’avait pas été consultée ; en fait, elle était sérieusement en désaccord. Pieck devait plus tard admettre :
Le comité central du KPD ne pouvait être tenue informée de ces réunions, pas plus qu’il n’était possible de lui indiquer immédiatement ce qui était décidé. Ce n’est que dans une réunion plus tardive du comité central qu’il apparut qu’ils étaient d’accord avec la lutte contre les mesures prises par le gouvernement, mais pas avec l'objectif assigné à l'action : celui d'une lutte pour le pouvoir gouvernemental.19
Selon Radek, ce ne fut qu’une semaine plus tard que Rosa Luxemburg apprit que Liebknecht avait signé l’appel avec Ledebour pour la constitution du « gouvernement provisoire ». « Rosa ne dit rien de plus de toute la soirée. Il était clair que Liebknecht s’était laissé emporter par l’idée d’un gouvernement transitoire des Indépendants de gauche et avait engagé l'affaire sans en informer le CC [Comité Central] ».20 Selon des rumeurs qui circulèrent plus tard dans le Parti Communiste Allemand, elle aurait dit à Liebknecht : « Mais Karl, et notre programme ? »21
Les combats de janvier sont connus aujourd'hui comme le « soulèvement spartakiste ». Mais la direction spartakiste du Parti Communiste était opposée au projet ! Tel est le sort des révolutionnaires qui ont la bonne politique, mais qui ne disposent pas d’un puissant parti discipliné pour la mettre en pratique. Ils se voient reprocher des actions dont ils n’ont pas décidé et qu’ils n’ont pas pu contrôler.
Les Délégués Révolutionnaires n’étaient pas plus unis derrière la tentative de prise du pouvoir que les spartakistes. Leurs éléments individuels les plus influents dans les usines de Berlin, Richard Müller et Daümig, étaient nettement opposés à cette action – ils étaient tous deux des révolutionnaires, et devaient plus tard rejoindre le Parti Communiste.
Les Sociaux-Démocrates Indépendants se trouvaient, par nature, déchirés par des divisions internes, sur cette question comme sur la plupart des autres. Ils devaient bientôt prouver qu’ils étaient les alliés les plus dangereux et les moins dignes de confiance dans une démarche de conquête du pouvoir.
Le comité révolutionnaire n’était pas seulement sans représentativité – il était aussi trop gros et incompétent pour diriger quelque action que ce soit, pour ne pas parler d’une prise du pouvoir. Avec ses 52 membres, c’était un parlement en réduction, et non un exécutif capable de coordonner les mouvements de troupes révolutionnaires et de travailleurs en armes. Au lieu d’agir, il débattait interminablement.
L’effet sur le moral de ceux qui combattaient dans les rues fut catastrophique. Comme l’écrivit plus tard Paul Levi, un des dirigeants spartakistes :
Ce que l’on vit le lundi à Berlin fut peut-être la plus grande action de masse prolétarienne de l’histoire. (...) De la statue de Roland [devant l’hôtel de ville] à celle de la Victoire [sur la Königsplatz] les prolétaires se tenaient au coude à coude. (...) Ils avaient amené avec eux leurs armes, ils faisaient flotter leurs drapeaux rouges. Ils étaient prêts à tout faire, à tout donner, même leurs vies. Il y avait là une armée de 200 000 hommes comme Ludendorff n’en avait jamais vue.
C'est alors que se produisit l'incroyable. Les masses étaient là très tôt, depuis 9 heures, dans le froid et le brouillard. (...) Le brouillard augmentait et les masses attendaient toujours. Mais les chefs délibéraient. Midi arriva et, en plus du froid, la faim. Et les chefs délibéraient. Les masses déliraient d'excitation : elles voulaient un acte, un mot qui apaisât leur délire. Personne ne savait quoi. Les chefs délibéraient.
Le brouillard augmentait encore et avec lui le crépuscule. Tristement les masses rentraient à la maison : elles avaient voulu quelque chose de grand et elles n'avaient rien fait. Et les chefs délibéraient. (...) Ils siégèrent toute la soirée, et ils siégèrent toute la nuit, et ils délibéraient. Et ils siégeaient le lendemain matin quand le jour devenait gris, et ceci, et cela, et ils délibéraient encore.22
Paul Frölich, qui assista aux événements, raconte comment :
L'organe qui avait si vaillamment proclamé le renversement du pouvoir, se montra complètement inapte à toute initiative dans ce but. Le Comité Révolutionnaire lança un appel à manifester le 6 janvier, il fit distribuer quelques armes dans le Marstall, et s’engagea dans une molle tentative d'occupation du ministère de la guerre. Ce fut tout. Il ne se soucia pas des soldats qui avaient occupé les journaux, ne leur donna aucune instruction, les laissa dans des bâtiments sans aucune valeur stratégique. La seule mesure sensée, l'occupation des gares, se fit à l'initiative des travailleurs eux-mêmes.23
Le Comité Révolutionnaire s’était formé sur la base d’une évaluation excessivement favorable du sentiment des travailleurs et des soldats à Berlin. Ils étaient prêts à manifester, à faire grève, à arracher les galons des officiers. Mais ils n’étaient pas prêts à prendre le pouvoir entre leurs mains.
Beaucoup des ouvriers et des soldats que le renvoi d’Eichhorn avait mis en rage considéraient que les sociaux-démocrates majoritaires avaient rompu « l’unité socialiste ». Mais là, le gouvernement pouvait présenter l’offensive de la gauche sous la même lumière. Un tract dans lequel ses arguments étaient présentés de façon caractéristique fut distribué le soir du 6 janvier :
Pour la deuxième fois, les bandits armés de la Ligue Spartakus ont saisi le Vorwärts. Les chefs de ces bandes ont proclamé aujourd'hui ouvertement le renversement par la force du gouvernement, le meurtre et la guerre civile sanglante et la mise en place d'une dictature spartakiste. Le peuple allemand et en particulier la classe ouvrière sont menacés d'un très grave danger. L’anarchie et la famine seront le résultat du règne des spartakistes.24
La responsabilité des désordres fut transférée du gouvernement à la gauche. Il y avait encore un nombre considérable de travailleurs et de soldats prêts à accepter ces arguments. L’Exécutif berlinois des Conseils dénonça les spartakistes – même si, à peine une semaine plus tôt, il avait critiqué l’attaque du gouvernement contre la Division de Marine. Le jour suivant, une manifestation de plusieurs milliers de sociaux-démocrates autour des édifices gouvernementaux empêcha les forces révolutionnaires d’agir à l’intérieur. Des sections de la garnison de Berlin que le gouvernement considérait comme « peu sûres » – comme le Corps des Soldats Républicains – combattirent néanmoins pour lui.
Plus significative, peut-être, était l’opposition de nombreux travailleurs et soldats aux deux côtés. Des groupes cruciaux de soldats, comme la Division de Marine, refusèrent de soutenir l’action armée de la gauche et proclamèrent leur neutralité. Le 9 janvier, une réunion conjointe de travailleurs de deux des plus grandes usines, Schwarzkopf et AEG, votèrent pour que les prolétaires s'unissent « sinon avec vos chefs, du moins par dessus leurs têtes. ». Ceci fut réitéré par un meeting de 40 000 travailleurs, de ces usines ainsi que d’autres, qui appelaient à la constitution d’un gouvernement des trois « partis ouvriers ».25
Les dirigeants communistes étaient conscients que la masse des travailleurs continuait à se cacher la vérité ; Müller et Daümig, des Délégués Révolutionnaires, en étaient conscients ; mais le Comité Révolutionnaire, de Liebknecht à Ledebour, ne l’était pas. Ils ignorèrent la neutralité de sections clés de travailleurs et de soldats. Ils refusèrent de voir que, malgré la grève générale et d’énormes manifestations, le nombre des soldats et des ouvriers prêts à combattre ne dépassait pas quelques milliers.
Pourtant, même lorsque la décision de combattre fut prise, tout n’était pas perdu. L’équilibre des forces à Berlin même n’était pas favorable au gouvernement. « Le camp des rebelles disposait d’un avantage matériel considérable », selon le jugement d’un historien de l’armée allemande.26 Par une action déterminée, les forces révolutionnaires auraient pu rapidement neutraliser les concentrations de troupes gouvernementales dans la ville. Cela aurait mis le gouvernement sur la défensive. Pour conserver leurs positions ministérielles, Ebert et Scheidemann auraient très bien pu, dans ces circonstances, se résoudre à accepter une formule qui les maintînt au pouvoir, les travailleurs restant armés (comme après les affrontements du début et de la fin de décembre). La gauche révolutionnaire aurait conquis des positions à partir desquelles elle aurait pu avancer avec un soutien ouvrier bien plus important dans un avenir peu éloigné.
Mais le Comité Révolutionnaire ne put fournir aucune coordination. Il permit au gouvernement de garder le contrôle de bâtiments qu’il n’aurait pas été capable de défendre une heure face à un assaut déterminé. A partir de ces bâtiments, il put mettre en œuvre sa contre-attaque dans l’impunité.
Pire encore, le Comité Révolutionnaire accumula les erreurs. Dès qu’il fut clair que le gouvernement n’allait pas s’écrouler immédiatement entre leurs mains, les dirigeants indépendants demandèrent à négocier avec lui – alors qu’ils l’avaient déclaré renversé un jour ou deux plus tôt !
Les Jacobins français faisaient observer que « les gens qui font des révolutions à demi ne parviennent qu'à se creuser un tombeau », et Engels enfonça le clou en disant : « la défensive est la mort de toute insurrection armée ».27 Un soulèvement ne peut réussir que si les masses sentent qu’elles ont une chance de gagner. Elles ne sont pas des formations militaires entraînées à maintenir leurs rangs aussi bien en retraite qu’à l’offensive. Ce sont des hommes et des femmes qui vont tout donner s’ils croient qu’ils vont réaliser la libération, mais qui battront rapidement en retraite et reviendront à leurs vies normales à l’usine, dans leur taudis et au cabaret s’ils sentent que l’objectif a été abandonné. Un mouvement révolutionnaire qui est sûr de la victoire oubliera tout le reste. Mais au moment où les dirigeants admettent que l’ordre ancien va continuer en négociant avec lui, les travailleurs de base vont commencer à se soucier de leur emploi, de leur foyer, de l’attitude du contremaître et du policier local. Même dans les meilleures conditions, négocier avec l’ennemi signifie que la mobilisation commence à reculer. C’est ce qui était en train de se passer. Une situation qui n’était pour les révolutionnaires que mauvaise devint exécrable.
Rosa Luxemburg aperçut le danger. Même si elle était contre toute tentative d’insurrection, une fois que celle-ci était en route il n’y avait pour elle pas d’autre choix que de la pousser en avant de la façon la plus énergique. Comme le raconta plus tard Clara Zetkin, Rosa n’était pas partisane de prendre le pouvoir mais de « repousser vigoureusement les attaques contre-révolutionnaires. (...) Pour ces revendications il fallait agir, et non négocier ».28 C’est la raison pour laquelle, dans la Rote Fahne du 7 janvier, Rosa insistait sur la différence entre la combativité des masses et l’indécision fatale des dirigeants :
Quiconque a vécu hier la manifestation de masse de la Siegesallee, quiconque a ressenti cette conviction révolutionnaire solide comme le roc, cette état d'esprit magnifique, cette énergie, qui déferlent des masses, celui-là a senti, celui-là doit conclure que politiquement les prolétaires ont énormément grandi grâce à l'éducation de ces dernières semaines, des événements les plus récents. Ils sont devenus conscients de leur puissance, et tout ce qui leur reste à faire c’est de tirer profit de cette puissance. (...)
La masse doit apprendre elle-même à combattre, à agir dans la lutte. Et aujourd’hui on peut sentir que les ouvriers de Berlin ont dans une grande mesure appris à agir ; ils sont avides d’actes résolus, des situations claires, de mesures vigoureuses. (...)
Mais leurs dirigeants, les organes exécutifs de leur volonté, sont-ils à la hauteur ? Les Délégués Révolutionnaires, les gens de confiance des grandes entreprises, les éléments radicaux de l’USPD ont-ils pendant ce temps acquis plus de force, de résolution ? Est-ce que leur capacité d’action est allée au même rythme que l’énergie croissante des masses ?
Nous avons bien peur de ne pas pouvoir répondre à ces questions par un oui catégorique. (...)
Qu’ont ils [les dirigeants] fait ? Qu’ont-ils décidé ? Quelles mesures ont-ils pris pour assurer la victoire de la révolution dans cette situation tendue, dans laquelle le sort de la révolution au moins pour la période qui vient va être décidée ? Nous n’e voyons, nous n'entendons rien ! Peut-être que les hommes de confiance de la classe ouvrière délibèrent de leurs tâches de la façon étendue et approfondie. Mais maintenant il faut agir.
Les Ebert-Scheidemann ne perdent pas leur temps en délibérations. (...) Ils préparent leurs intrigues en silence avec l'énergie et la circonspection habituelles des contre-révolutionnaires à agir avec la ruse et l’énergie dont font preuve habituellement les contre-révolutionnaires, ils aiguisent leur épée, pour prendre la révolution par surprise, pour l'assassiner.(...)
Il n’y a pas de temps à perdre. Des mesures énergiques doivent être prises immédiatement. (...) Les éléments indécis de la troupe ne peuvent être gagnés à la cause sacrée du peuple que par une action vigoureuse et déterminée de la part des corps révolutionnaires.
Agir ! Agir ! Avec courage, avec résolution, avec constance – tel est le devoir des Délégués Révolutionnaires et des dirigeants socialistes honnêtes. Désarmer la contre-révolution, armer les masses, occuper toutes les positions de pouvoir. Agir vite !29
Mais les spartakistes n’étaient pas capables de donner au mouvement la détermination, l’organisation et la direction dont il avait besoin – pas plus qu’ils n’avaient été capables auparavant de le restreindre à des mots d’ordre défensifs. Ils étaient tout simplement trop petits pour exercer l’influence nécessaire.
Des militants spartakistes individuels pouvaient jouer un rôle. Leviné, par exemple, qui quelques jours plus tôt avait été envoyé par la direction en Haute-Silésie pour arrêter une insurrection prématurée, prenait maintenant en charge les opérations militaires à l’intérieur et autour du bâtiment du Vorwärts. Mais ce n’était pas du tout la même chose que d’être à même d’imposer une organisation stratégique et tactique générale aux forces révolutionnaires.
Le gouvernement n’était que trop disposé à tirer profit de la désorganisation et de l’indécision de ses adversaires.
Déjà, le 6 janvier, Noske avait délégué ses pouvoirs de police au général Lüttwitz en prévision de l’utilisation des Freikorps en provenance de l’extérieur de Berlin. Mais la désorganisation des révolutionnaires permit la création d’une force pro-gouvernementale au cœur même de Berlin. Le 8 janvier, deux régiments de soldats sociaux-démocrates avaient été organisés dans le bâtiment du Reichstag. Leurs effectifs, d’environ 5 000 hommes, étaient inférieurs aux forces révolutionnaires, qui auraient pu facilement les disperser. Mais il n’y avait, dans le camp révolutionnaire, aucun commandement général qui aurait permis cela. Au lieu de cela, en s’engageant dans des négociations, les Indépendants donnèrent au gouvernement le temps de regrouper ses forces jusqu’à ce qu’il se sentît assez fort pour les jeter dans la bataille destinée à briser les révolutionnaires.
La détermination des chefs des forces gouvernementales leur permit de déloger très rapidement les révolutionnaires de leurs positions. Le commandant des Corps de Soldats Républicains pro-gouvernementaux raconte que dès le 13 janvier
J’étais en situation de dire à Noske qu’il n’y avait plus rien à faire, à part maintenir l’ordre qui avait été rétabli et poursuivre les opérations de désarmement. Les troupes berlinoises des Corps de Soldats Républicains et les volontaires (les soldats sociaux-démocrates), sous les ordres de Kuttner et de Baumeister, qui ont pris la Porte de Brandebourg et défendu le Reichstag, ont restauré l’ordre à Berlin.30
Mais cet ordre n’était pas suffisant pour les dirigeants sociaux-démocrates, en particulier Ebert et Noske, dans la mesure où il dépendait d’ouvriers et de soldats sociaux-démocrates armés. Ils préféraient contrôler Berlin à l’aide de troupes plus « sûres » – les milliers de monarchistes des Freikorps qui s’assemblaient en dehors de la capitale pendant que la rébellion y était matée. Ils commencèrent à marcher dans Berlin le 11 janvier, mais la force principale n’y entra que 36 heures plus tard.
Lorsqu’ils entrèrent dans la ville, ils n’avaient rien de mieux à faire qu’arracher les brassards des membres du Corps de Soldats Républicains et les insulter à tout propos.31
Cela semble légèrement exagéré : il y avait encore des tireurs de gauche dans un certain nombre de bâtiments. Les Freikorps les liquidèrent bientôt, installant des mitrailleuses et des véhicules blindés sur les principales places publiques. Toute résistance était brisée de la façon la plus brutale. Lorsqu’une délégation de sept personnes fut envoyée pour discuter de la reddition pacifique du bâtiment du Vorwärts, elle fut massacrée. L’artillerie fut utilisée pour détruire la façade du quartier général de la police avant que les hommes d’Eichhorn ne cessent toute résistance. « Il n’y eut pas de quartier, les défenseurs étaient abattus sur place. Seule une poignée réussit à s’échapper par les toits ».32 Les locaux de la direction du Parti Communiste furent pris d’assaut et détruits.
L’ancienne police du temps de la monarchie fut rappelée et se vit confier la tâche d’aider les Freikorps à faire la chasse aux « spartakistes ». La presse quotidienne ne tarissait pas d’éloges pour les Freikorps qui avaient « délivré Berlin » de « l’anarchie et de la dictature ».
La presse accompagnait le massacre de la soldatesque dans les quartiers ouvriers avec des hymnes aux « libérateurs ». Elle chantait les murs éclaboussés de la cervelle des exécutés selon la loi martiale. Elle changeait toutes la classe moyenne en populace assoiffée de sang, prise de la fièvre de la dénonciation, qui poussait les suspects – révolutionnaires, ou complétement inoffensifs - devant les fusils des pelotons d’exécution.33
« L’effusion de sang fut naturellement attribuée aux spartakistes, et une chasse sauvage contre leurs dirigeants emplir la ville », raconte Rosa Leviné-Meyer. « A l'hôpital aussi on pouvait sentir l’excitation générale. Les infirmières couraient dans tous les sens comme un troupeau de brebis affolées, racontant d’affreuses histoires sur les spartakistes sanguinaires... ».34
Le journal social-démocrate Vorwärts encouragea tant qu’il put l’hystérie meurtrière, appelant ouvertement à l’assassinat des dirigeants spartakistes :
Des centaines de cadavres en rangs
Prolétaires.
Karl, Rosa, Radek et compagnie
Aucun d’eux n’est couché là –
Prolétaires.35
La terreur blanche atteignit son apogée deux jours plus tard. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht avaient refusé de fuir la ville – en fait, même si elle se cachait, Rosa continuait à diriger la Rote Fahne. Le 15 janvier, ils furent arrêtés dans leur cachette, avec Wilhelm Pieck, et traînés séparément au quartier général des Freikorps de l’Hôtel Eden. Là, un certain capitaine Pabst avait déjà fait des préparatifs pour leur assassinat. Après avoir été interrogé, Liebknecht fut emmené hors du bâtiment, à moitié assommé à coups de crosse et traîné au Tiergarten où il fut tué. Rosa fut emmenée peu de temps après, eut le crâne fracassé et fut aussi emportée, abattue d’une balle dans la tête et jetée dans le canal.
Le jeudi 16 janvier, le Vorwärts put annoncer avant tous les autres journaux que Liebknecht avait été abattu alors qu’il tentait de s’échapper et Rosa Luxemburg tuée par la foule.36
La nouvelle causa une joie immense dans la classe moyenne. Dans l’hôpital de Rosa Leviné-Meyer, « l’édition spéciale passait de main en main ; tout le monde hurlait et dansait de joie ».37
La Révolution Allemande était loin d’être terminée. De nombreuses et âpres batailles étaient encore à venir. Même à Berlin, il y aurait à nouveau des combats dans les deux mois, et il devait s’écouler cinq années entières avant que le capitalisme allemand ne soit complètement stabilisé. Mais son succès de janvier donna à la bourgeoisie une victoire importante, sur laquelle elle pouvait construire.
Elle avait émergé de la Révolution de Novembre avec un appareil d’Etat en miettes. Elle avait perdu son monopole de la force armée : l’armée était déchirée entre la pression de la base et les ordres des généraux. A l’époque des combats de janvier, les généraux avaient sous leur contrôle immédiat au maximum 10 000 hommes – même pas assez pour tenir une ville, sans même parler d’un Etat moderne. Leur victoire leur rendit le monopole de la force armée et la possibilité d’étoffer les unités sûres très rapidement.
De plus, l’assassinat de Rosa Luxemburg avait privé les révolutionnaires de leur dirigeante la plus capable et la plus expérimentée. Ses successeurs étaient compétents et courageux – mais ils manquaient de pratique et n’avaient pas sa capacité à dépasser des impressions immédiates pour comprendre une situation dans sa totalité. La classe ouvrière allemande devait payer un prix énorme pour cette perte. Le meilleur résumé de ce que le gouvernement avait réussi à faire fut établi quelques mois plus tard par le chef de la police révolutionnaire révoqué, Eichhorn :
Le prolétariat de Berlin fut sacrifié à la provocation, dont les buts étaient larges, et qui avait été soigneusement calculée, du gouvernement du jour. Le gouvernement cherchait l’occasion de porter un coup mortel à la révolution : le mouvement de janvier la lui offrit.
Le prolétariat révolutionnaire était sans doute armé et mobilisé, mais il n’était aucunement prêt à des combats sérieux ; il tomba dans le piège des négociations et s'y laissa perdre en force, en temps et en élan révolutionnaire. Pendant ce temps, le gouvernement, ayant à sa disposition toutes les ressources de l’Etat, pouvait préparer la défaite complète.38
Dans le dernier article qu’écrivit Rosa Luxemburg avant d’être assassinée, elle mettait la défaite sur le compte de « la contradiction entre la manifestation vigoureuse, résolue, offensive des masses berlinoises et l’irrésolution, les hésitations, les atermoiements de la direction (…) ».39
Il n’est pas douteux qu’elle avait raison. Avec un puissant parti révolutionnaire, la classe ouvrière berlinoise ne serait probablement pas tombée dans le piège que lui tendaient Ebert, Noske et les généraux. Avec un puissant parti révolutionnaire, il y aurait eu la direction globale nécessaire pour coordonner les forces révolutionnaires si une insurrection s’était déclenchée contre son gré.
Mais il n’y avait pas un tel parti. Et son inexistence était le produit de l’histoire des années précédentes : la croissance et la stabilité du capitalisme allemand d’avant-guerre ; l’échec personnel de Rosa Luxemburg à donner à cette époque une forme organisationnelle pratique à son opposition de principe à la politique de Kautsky et de la direction du SPD ; la friction entre les spartakistes et les révolutionnaires de Brême en 1916 ; la prédominance d’éléments gauchistes impatients dans le Parti Communiste lorsqu’il fut finalement formé, à peine une semaine avant le début des combats.
Bien sûr, il y avait des différences d’ordre objectif entre l’Allemagne du début de 1919 et la Russie de 1917. Mais là n’est pas l’explication décisive de la défaite de janvier : en Russie en 1917, il y eut souvent des situations dans lesquelles les travailleurs de certains centres industriels voulaient aller à la bataille sans préparation et isolément des autres travailleurs. Luxemburg était tout aussi capable que Lénine et Trotsky de voir les dangers d’une telle action prématurée. Ce qui manquait, c’était le genre de parti que Lénine avait construit pendant les vingt années précédentes. Et sans ce parti, les idées de Rosa étaient réduites au niveau d’un commentaire sur les événements révolutionnaires, au lieu de pouvoir leur imprimer une orientation.
Mais cela ne signifie pas nécessairement que les spartakistes n’avaient aucun moyen d’agir pour éviter les aspects les plus dommageables de la défaite.
Le débat sur la tactique des spartakistes commença alors même que les événements étaient en cours. Et il commença, au sein de la direction du Parti Communiste récemment créé, sous la forme d’un désaccord entre Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.
La position de Rosa était formulée dans ses derniers articles – Que font les dirigeants ?, Châteaux de cartes, et L’ordre règne à Berlin40 – et dans un exposé de ses vues fourni plus tard par sa camarade et amie Clara Zetkin. Le point central, pour elle, était que « la révolution est en marche, pas à pas, à travers tous ces mouvements qui semblent autant de zig-zags, et elle marche en avant de manière irrésistible. La masse doit apprendre elle-même à combattre, à agir, dans la lutte ».
L’action devait distinguer aux yeux des masses ceux qui étaient révolutionnaires de ceux qui ne l’étaient pas. « Agir ! Agir ! Avec courage, avec résolution, avec constance – tel est le devoir des délégués révolutionnaires et des dirigeants socialistes honnêtes », écrivait-elle.41
Pouvait-on s’attendre, dans le présent affrontement, à une victoire décisive du prolétariat révolutionnaire, pouvait-on escompter la chute des Ebert-Scheidemann et l’instauration de la dictature socialiste ? Certainement pas, si l’on fait entrer en ligne de compte tous les éléments qui décident de la réponse. (...)
La lutte de la semaine écoulée constituait-elle (...) une « faute’ » ? Oui, s’il s’agissait d’un « coup de boutoir’ » délibéré, de ce qu’on appelle un « putsch’. Mais quel a été le point de départ des combats ? . (...) Une provocation brutale du gouvernement ! …
(...) la révolution n’agit pas à sa guise, elle n’opère pas en rase campagne, selon un plan bien mis au point par d’habiles « stratèges ». Ses adversaires aussi font preuve d’initiative, et même en règle générale bien plus que la révolution.
Placés devant la provocation violente des Ebert-Scheidemann, les ouvriers révolutionnaires étaient contraints de prendre les armes. Pour la révolution, c’était une question d’honneur que de repousser l’attaque immédiatement, de toute son énergie, si l’on ne voulait pas que la contre-révolution se crût encouragée à un nouveau pas en avant (…)
Or il existe pour la révolution une règle absolue : ne jamais s’arrêter une fois le premier pas accompli, ne jamais tomber dans l’inaction, la passivité. La meilleure parade, c’est de porter à l’adversaire un coup énergique. Cette règle élémentaire qui s’applique à tout combat vaut surtout pour les premiers pas de la révolution (…)
De cette contradiction entre la tâche qui s’impose et l’absence, à l’étape actuelle de la révolution, des conditions préalables permettant de la résoudre, il résulte que les luttes se terminent par une défaite formelle. Mais la révolution est la seule forme de « guerre » – c’est encore une des lois de son développement – où la victoire finale ne saurait être obtenue que par une série de « défaites ».42
Pour Rosa, le combat était inévitable. Une fois qu’il avait commencé, les spartakistes devaient gagner la confiance des masses, les soustraire à l’influence des indécis et des opportunistes parmi les sociaux-démocrates indépendants, en se montrant les meilleurs combattants, les plus courageux et les mieux dirigés. Cela permettrait peut-être de repousser l’attaque du gouvernement. Dans le pire des cas, il y aurait une défaite – mais ce ne serait qu’une défaite partielle. Elle renforcerait le soutien des révolutionnaires dans la classe ouvrière, et elle conserverait à la classe la force de lutter une autre fois.
Les ruines et les cadavres de ce dernier épisode seront à peine déblayés que la révolution reprendra son inlassable travail quotidien. Les « spartakistes » continuent d’aller de l’avant avec une fermeté inébranlable. Le nombre de leurs camarades tombés augmente chaque semaine, mais le nombre de leurs partisans grandit cent fois plus vite.43
Clara Zetkin expliquait ainsi l’attitude de Rosa :
Le jeune Parti Communiste était donc confronté à une tâche très difficile, comportant de nombreux conflits. Il ne pouvait faire sien l’objet de l'action de masse – le renversement du gouvernement, il devait le refuser. Mais en même temps il ne pouvait se laisser séparer des masses qui avaient engagé le combat. Malgré la contradiction, il devait rester avec les masses, au milieu des masses, pour les renforcer dans leur lutte avec la contre-révolution, et stimuler le processus de leur maturation révolutionnaire pendant l'action, en leur donnant conscience des conditions de leur action. Dans ce but, le Parti Communiste devait montrer son propre visage, élaborer de façon claire et tranchée son évaluation de la situation, sans nuire à la solidarité prolétarienne, révolutionnaire qu'elle devait apporter aux combattants. Son rôle dans l’action devait être en même temps négatif et critique d’un côté, positif et encourageant de l’autre.44
Les articles écrits par Rosa Luxemburg au cours de ces journées ne trahissent aucun de ses mauvais pressentiments concernant les combats de rues. Le sens de ses articles était d’inciter les masses à aller de l’avant et non de les retenir. Le côté « négatif et critique » résidait dans sa sévérité à l’égard des défaillances des dirigeants, les Indépendants de gauche et les Délégués Révolutionnaires. Radek disait que le ton de la Rote Fahne était un ton « de lutte finale ».45
Radek lui-même avait une approche nettement différente de celle de Rosa. Il partait de la même évaluation du rapport des forces – les travailleurs ne pouvaient pas prendre le pouvoir. Mais il traduisait cette appréciation en un ensemble de tactiques complètement différent. Il pensait que le parti devait dire aux masses, tout crûment, de cesser le combat. Au troisième jour de la lutte, il adressa la lettre suivante à la Zentrale (le comité de direction de neuf membres) de Spartakus :
Dans le programme de votre parti Que veut la Ligue Spartakiste ?, vous déclarez que vous ne voulez pas prendre le pouvoir avant d'avoir les masses derrière vous. Ce point de vue absolument correct est basé sur le fait que le gouvernement ouvrier est inconcevable sans qu’existe une organisation de masse du prolétariat. Mais à l’heure présente, les seules organisations de masse existantes, les conseils d’ouvriers et de soldats, n’ont qu’une force toute nominale. Ils n'ont pas encore mené de combat susceptibles de déchaîner des forces de masses. Et par conséquent, le parti du combat, le Parti Communiste, n'y a pas le dessus, mais les social-patriotes et les Indépendants. Dans cette situation, il ne saurait être question de songer à une prise du pouvoir par le prolétariat. Si le gouvernement tombait entre vos mains à la suite d’un putsch, il serait étranglé et asphyxié par la province en quelques jours.
Dans cette situation, l’action de samedi décidée par les délégués révolutionnaires en réponse à l’attaque du gouvernement social-patriote contre le chef de la police aurait dû avoir simplement le caractère d’une action de protestation. L’avant-garde prolétarienne, exaspérée par la politique du gouvernement, et mal dirigée par les délégués révolutionnaires dont l’inexpérience politique les a rendus incapables d’apprécier le rapport de forces dans tout le pays, ont dans leur enthousiasme transformé le mouvement de protestation en une lutte pour le pouvoir. C’est cela qui permet à Ebert et Scheidemann de porter au mouvement berlinois un coup qui peut affaiblir pour des mois le mouvement dans son ensemble.
La seule force modératrice qui soit capable de prévenir ce désastre, c’est vous, le Parti Communiste. Vous avez assez d'intelligence pour savoir que la bataille est sans espoir. Vous le savez, vos camarades Levi et Duncker me l’ont dit. (...) Rien n'interdit au plus faible de battre en retraite face à la force supérieure. En juillet 1917, alors que nous étions plus forts que vous ne l’êtes aujourd’hui, nous avons retenu les masses de toutes nos forces, et lorsque nous n’y sommes pas parvenus nous leur avons évité par une intervention déterminée une bataille sans espoir.46
Radek appelait les dirigeants spartakistes à demander à leurs partisans d’abandonner le combat. Ses arguments étaient défendus, au sein de la direction, par Paul Levi et Leo Jogiches. Mais même si Rosa Luxemburg avait dit (d’après Levi) qu’il n’était plus possible de travailler avec Liebknecht après son appel à la lutte pour le pouvoir, elle n’était pas prête à donner l’ordre de la retraite. Elle savait que les Indépendants négociaient pour une retraite de leur cru, et ne voulaient pas que les spartakistes leur fournissent une excuse. Elle pensait que c’était seulement en restant ferme, pendant que les Indépendants dirigeaient la retraite, que la nécessaire polarisation pouvait se produire dans les masses, les meilleurs éléments se trouvant alors attirés vers le Parti Communiste. Le danger de la formulation de Radek, c’était que, selon elle, les spartakistes devaient courir se mettre à l’abri pendant que les plus combatifs des ouvriers et des soldats continuaient à lutter seuls. Cela n’aurait fait que renforcer les attitudes anti-parti gauchistes et anarchisantes, plutôt que contribuer à construire le parti.
Radek comparait les combats de janvier avec les journées de Juillet en Russie en 1917. Il y avait des similitudes. A Petrograd en juillet 1917, comme à Berlin en janvier 1919, les ouvriers et les soldats se sentaient très forts ; le gouvernement mit en scène une provocation (ordonnant au régiment des mitrailleurs de partir pour le front), et les travailleurs réagirent en pressant pour une prise du pouvoir. Et de la même manière que Liebknecht et Pieck s’associèrent à l’appel à l’insurrection en janvier 1919, au mépris de la discipline du parti, en juillet 1917 « Les dirigeants de l’organisation militaire bolchevik aidèrent à attiser les flammes de la révolte. (...) : « Les soldats I M Golovine, K Kazakov, K N Romanov et L Linsky (tous membres du collectif de l’organisation militaire bolchevik) s’exprimèrent en faveur d’un coup d’Etat immédiat » ».47 Le journal militaire des Bolcheviks, la Soldatskaïa Pravda, appela ouvertement les travailleurs à « déloger la bourgeoisie du pouvoir ».48
Mais Lénine s’en tint fermement à l’opinion que le mouvement était prématuré et extrêmement dangereux :
Nous devons être prudents et spécialement attentifs à ne pas être attirés dans une provocation. (...) un faux mouvement de notre part peut tout compromettre. (...) Si nous étions capables aujourd’hui de prendre le pouvoir. (...) nous ne serions pas capables de le garder.49
L’attitude des dirigeants bolcheviks fut clairement exprimée dans un discours prononcé par Tomsky lorsque la conférence du parti de Petrograd entendit parler de mouvements opérés par le régiment des mitrailleurs : « Les régiments qui se sont mis en mouvement », déclara-t-il, « n’ont pas agi en bonne camaraderie, n’ayant pas invité le comité de notre parti à discuter la question. (...) On ne peut parler en ce moment d’une manifestation sans désirer une nouvelle révolution ».50
Les dirigeants bolcheviks ne furent pas capables de retenir les masses. Les manifestations eurent lieu malgré eux. Auraient-ils dû simplement ordonner à leurs membres de ne pas participer aux manifestations ? Agir ainsi eût été fatal. Cela aurait semé la confusion et la démoralisation parmi de nombreux travailleurs qui venaient juste de rompre avec les mencheviks, et qui identifiaient l’activisme révolutionnaire avec la participations aux manifestations. Ils n’auraient pas dans l’avenir considéré les bolcheviks comme leur parti si Lénine leur avait donné l’ordre de se retirer de la bataille et d’abandonner les masses.
Les membres du parti devaient être avec les masses dans les rues, lançant des slogans susceptibles de cimenter les masses et d’exprimer leur esprit combatif, en évitant tout ce qui aurait pu être interprété comme un appel à prendre le pouvoir. Comme Kamenev, au nom des bolcheviks, le disait à la section des travailleurs du soviet de Petrograd à l’apogée des manifestations :
Nous n’avons pas appelé à une manifestation. (...) mais les masses populaires sont elles-mêmes descendues dans la rue . (...) Et du moment que les masses sont sorties, notre place est au milieu elles. (...) Notre tâche, maintenant, est de donner au mouvement un caractère organisé.51
Lénine expliquait avec insistance que le parti ne pouvait pas simplement laisser les masses se battre toutes seules :
Si notre parti s'était refusé à soutenir le mouvement spontané des masses les 3 et 4 juillet, mouvement qui se produisit malgré les efforts que nous avions faits pour le contenir, cela eût été trahir manifestement et complètement le prolétariat, car le mouvement des masses naissait de l'indignation juste et légitime52
Il écrivit deux ans après les événements :
Lorsque les masses luttent, les erreurs sont inévitables : les communistes, tout en voyant ces erreurs, en les expliquant aux masses, en cherchant à les rectifier, en luttant sans relâche pour la victoire de la conscience sur la spontanéité, restent avec les masses.53
Dans la pratique, lorsque les bolcheviks virent que toute tentative d’argumenter contre une action des travailleurs était vouée à l’échec, appelèrent eux-mêmes à des manifestations armées, mais des « manifestations pacifiques et organisées ». Trotsky raconte comment
Sous les murs du palais de Tauride, pendant les Journées de Juillet, Zinoviev fut extrêmement actif, inventif et fort. Il poussait aux plus hautes notes l’excitation des masses – non point pour les appeler à des actes décisifs, mais, au contraire, pour les en empêcher.54
Après trois jours de manifestations, l’enthousiasme des masses s’épuisait. C’est à ce stade que les bolcheviks purent appeler les masses à se retirer, sachant qu’une quantité d’individus bien plus élevée que leurs propres effectifs obéirait à l’appel. Ils pouvaient avoir une audience parce qu’ils avaient partagé eux-mêmes tous les dangers de la lutte au cours des journées précédentes, alors que les mencheviks ne l’avaient pas fait.
Il est possible, à cette lumière, de voir plus clairement l’erreur commise par les spartakistes en janvier 1919. Elle n’est pas qu’ils aient pris part au mouvement – ils étaient bien plus faibles que les bolcheviks pendant les journées de Juillet, et les bolcheviks n’avaient pas été capables de s’en tenir à l’écart. Ce n’était pas non plus qu’ils n’aient pas appelé à la retraite – les bolcheviks n’avaient pu le faire que lorsqu’ils sentirent que les masses suivraient, et la faiblesse des spartakistes les rendait moins capables de le faire.
La véritable erreur des dirigeants spartakistes fut de ne pas dire de façon suffisamment claire – dans leur journal et dans leurs discours – qu’ils considéraient le mouvement comme ayant des objectifs strictement limités.
On ne peut pas dire qu’alors que Liebknecht se répandait en déclarations enflammées et prononçait des discours exaltés, Rosa Luxemburg se fût exprimée en termes mesurés, mettant publiquement en garde les travailleurs révolutionnaires contre le danger d’une action trop hâtive. En réalité, les articles de Rosa Luxemburg dans Die rote Fahne avaient un ton très ardent. Comme Radek lui en faisait le reproche, elle insista sur le fait qu’elle devait être au diapason des masses : « Lorsqu’un enfant sain vient au monde, il hurle et ne couine pas ».55
Cela signifie que les masses n’avaient aucun moyen de prendre connaissance de l’évaluation réaliste du mouvement que faisait Rosa. Elle lança l’appel au renversement du gouvernement comme un « slogan propagandiste », destiné à éduquer les masses et non à les inviter à l’action directe ; mais le ton sur lequel elle le lança doit avoir donné une impression très différente aux travailleurs nouveaux à la lutte et inexpérimentés.
C’est là que réside la vraie différence avec Lénine en 1917. Il expliquait avec insistance qu’il ne fallait pas lancer un slogan s’il y avait un danger que les travailleurs ne comprennent pas ce qu’il était possible de réaliser immédiatement :
Le mot d'ordre : « A bas le Gouvernement provisoire ! » n'est pas juste en ce moment car tant qu'au sein du peuple une majorité solide (c'est-à-dire consciente et organisée) ne se sera pas ralliée au prolétariat révolutionnaire, un tel mot d'ordre n'est qu'une phrase en l'air, ou bien conduit objectivement à s'engager dans une voie d'aventures.56
Une telle erreur, de la part d’une grande marxiste et d’une grande révolutionnaire comme Rosa Luxemburg, ne peut être expliquée en disant qu’elle avait un « tempérament différent » de celui de Lénine. Son vrai problème, c’est qu’elle craignait d’être trop dure dans sa critique des actes de groupes de travailleurs récemment radicalisés, parce c’était à partir de ces groupes qu’elle essayait de construire le parti. Lénine, lui, avait déjà construit un parti. Ses militants jouissaient déjà d’un tel respect dans la classe qu’ils pouvaient se permettre une impopularité temporaire parmi les travailleurs nouveaux à la lutte – à condition qu’ils participent aux actions de masse à leurs côtés.
Quiconque se retrouve, comme Rosa Luxemburg, en train d’essayer de construire un parti révolutionnaire, à partir de rien ou presque, dans le cours même de la révolution ne peut manquer d’être confronté à d’extrêmes difficultés. Cela est montré par le fait que ceux qui étaient les plus critiques envers l’attitude de Rosa en janvier – Paul Levi et Karl Radek – étaient en désaccord, après la mort de Rosa, sur la façon dont les communistes devaient intervenir dans un certain nombre de luttes majeures : Levi critiquait les communistes bavarois et hongrois pour avoir « prématurément » pris le pouvoir, alors que Radek les défendait ; Radek encouragea « l’action de mars » de 1921 – aventuriste s’il en fut.57
Rosa Luxemburg fit une erreur tactique dans la première semaine de janvier 1919 en adoptant dans ses écrits un ton trop vif, trop brûlant. Pourtant son appréciation générale de la situation était correcte. Son erreur tactique ne trouve pas son explication dans un événement quelconque de décembre ou de janvier, mais dans quelque chose de bien plus ancien – le fait d’avoir, en 1912 et en 1916, sous-estimé l’importance de la construction d’un parti socialiste révolutionnaire indépendant. Elle avait écrit en mars 1917 :
La Ligue Spartakus n’est qu’une tendance historique de plus dans l’ensemble du mouvement du prolétariat allemand. Elle se caractérise par une attitude différente sur toutes les questions de tactique et d’organisation. Mais penser qu’il est donc nécessaire de former deux partis soigneusement distincts, correspondant à ces deux aspects de l’opposition socialiste [les Indépendants et les Spartakistes] repose sur une interprétation purement dogmatique de la fonction des partis.58
Le contraste avec l’insistance de Lénine sur l’indépendance politique et organisationnelle des révolutionnaires à l’égard des « centristes » ne pouvait être plus saisissant, et contribua à préparer le terrain aux difficultés tragiques que Rosa Luxemburg et la Révolution Allemande devaient connaître en janvier 1919.
Notes
1 Groener, cité in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution (Berlin 1929, réédition Francfort 1970) p. 272.
2 Cité in Paul Frölich, Rosa Luxemburg, Berlin 1990, p. 357.
3 Idem, p. 358.
4 Cité in M Phillips Price, Germany in Transition (Londres 1923) p. 30.
5 Cité in Heinrich Ströbel, Die deutsche Revolution. Ihr Unglück und ihre Rettung, Berlin 1920, p. 104.
6 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 274.
7 Cela est indiqué avec insistance dans la version de l’Illustrierte Geschichte, pp. 280-281.
8 Meine Tätigkeit im Berliner Polizeipräsidium und mein Anteil an den Januar-Ereignissen (Berlin 1919) – traduit de l'anglais.
9 In Die rote Fahne, 5 septembre 1920 – traduction in Pierre Broué, Révolution en Allemagne, chapitre XII.
10 Clara Zetkin, citée in Frölich, op. cit., p. 364
12 Rosa Luxemburg, Discours au Congrès de fondation du P. C. Allemand (Ligue Spartacus), Oeuvres II, Maspéro (Paris 1971) pp. 125.
13 Cité in H Ströbel, op. cit., p. 106.
14 Cité in Richard Müller, Bürgerkrieg in Deutschland, Geschichte der deutschen Revolution, Band 3, Berlin 1979, p. 223.
16 H Ströbel, op. cit., p. 107.
17 Rosa Leviné-Meyer, Leviné. Leben und Tod eines Revolutionärs, Munich 1972, p. 72.
18 H J Gordon, The Reichswehr and the German Republic 1919-26 (Princeton 1957) p. 28.
19 Cité in P Nettl, Rosa Luxemburg , Cologne 1967, p. 728
20 Mémoires de Radek à Berlin, November - Eine kleine Seite aus meinen Erinnerungen, in Schudenkopf, Archiv für Sozialgeschichte II (1962) p. 139.
21 Selon Rosi Wolfstein, cité in P Nettl, op. cit., p. 728.
22 P Levi in Die rote Fahne, 5 septembre 1920, traduction tirée de P Broué, Révolution en Allemagne, chapitre XII.
23 P Frölich, Rosa Luxemburg, p. 361 et suivantes.
24 Cité in R Müller, Bürgerkrieg in Deutschland, p. 222. Exemples reproduits in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, pp. 276-277.
26 H J Gordon, op. cit., p. 28.
27 Friedrich Engels, Révolution et contre-révolution en Allemagne, chapitre XVII.
28 Cité in Frölich, Rosa Luxemburg, p. 364
29 Rosa
Luxemburg,
30 Cité in M Phillips Price, op. cit.
31 Fischer, cité in M Phillips Price, op. cit.
32 R M Watt, The Kings Depart (Londres 1973) p. 299.
33 P. Frölich, Rosa Luxemburg, p. 372.
34 Rosa Leviné-Meyer, op. cit., p. 73.
35 Vorwärts, 13 janvier 1919, reproduit in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 293.
36 Frölich, op. cit., p. 373.
37 Rosa Leviné-Meyer, op. cit., p. 73.
38 Cité in H. Ströbel : Die deutsche Revolution. Ihr Unglück und ihre Rettung, Berlin 1920, p. 112.
39 R Luxemburg, L’ordre règne à Berlin, Die Rote Fahne, 14 janvier 1919, traduit in Oeuvres II, Maspéro (Paris 1971) p. 135.
40 Les
deux premiers sont
41 Rosa
Luxemburg,
42 R Luxemburg, L’ordre règne à Berlin, op. cit., pp. 132-134.
43 R Luxemburg, Kartenhäuser, Die Rote Fahne, 13 janvier 1919.
44 Citée in P Frölich, Rosa Luxemburg, p. 364.
45 Mémoires de Radek à Berlin, in Schudenkopf, Archiv für Sozialgeschichte, Volume 2, p.133 (traduit de l'anglais).
46 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 282.
47 Tony Cliff, Lenin vol 2 (Londres 1976) p. 259. La citation est de Vladimir Nevsky, cité in Alexander Rabinowtich, Prelude to Revolution (Indiana University Press, 1991) p. 138. Traduit de l'anglais.
50 L Trotsky, Histoire de la Révolution Russe, Seuil (Paris 1950) p. 32.
52 Lénine, Projet de résolution sur la situation politique actuelle, Œuvres quatrième édition, t. 25, pp. 340-346, (Paris-Moscou).
53 Lénine, Les héros de l'internationale de Berne, Œuvres, tome 29, pp. 397-406, (Paris-Moscou).
55 Cité in Mémoires de Radek à Berlin, in Schudenkopf, op. cit..
56 Résolution du comité central du P.O.S.D.R. (b) adoptée dans la matinée du 22 avril (5 mai) 1917, in Lénine, Œuvres, tome 24, pp. 208-210, Paris-Moscou.
57 Voir infra, chapitre 10.
58 Der Kampf, 31 mars 1917. Traduit de l'anglais.