1982 |
"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir." |
L’histoire de la Révolution Allemande jusqu’en 1920 est une histoire de luttes plus ou moins spontanées, que des socialistes révolutionnaires individuels pouvaient influencer, mais que personne ne pouvait diriger. A l’inverse, après 1920 c’est en grande partie l’histoire d’un seul parti, le Parti Communiste (KPD).
Au début de l’année le KPD était pitoyablement petit. Il n’était une force de masse qu’à Chemnitz. Dans beaucoup des villes les plus importantes, le parti était complètement absent. L’initiative montrée par ses membres hors de Berlin pendant les journées de Kapp avait un peu amélioré les choses. Les effectifs s’étaient accrus, et le parti commençait à s'enraciner dans la plupart des régions. Mais avec ses 78 715 membres revendiqués il était encore plus petit qu’il ne l’était avant la scission avec l’ultra-gauche. Il avait 9 200 membres en Rhénanie, 17 500 en Allemagne moyenne, 4 200 dans le Wurtemberg (Stuttgart) – mais seulement 1 700 à Berlin et 1.850 en Thuringe.
Il ne pouvait pas non plus se vanter d’une grande influence en de hors de ses propres rangs, si l’on se fie à sa presse. Son quotidien se vendait à 58 000 exemplaires, avec 17 000 exemplaires d’hebdomadaires locaux – soit une vente combinée de moins d’un exemplaire par adhérent.1
Pendant l’année 1919 et au début de 1920 le parti avait dû fonctionner illégalement, à part les trois semaines de décembre où il n’y avait pas eu d’état d’urgence à Berlin. Mais l’illégalité ne pouvait plus expliquer sa petite taille, dans la mesure où il avait pu à nouveau travailler ouvertement après les journées de Kapp, et ses dirigeants affirmaient qu’il avait tenu 3 000 réunions publiques pendant la campagne électorale de juin 1920. Les suffrages qu’il obtenait, comme ses effectifs, étaient piteux pour un parti révolutionnaire après 18 mois de grèves de masse et de soulèvements locaux – à peine 500 000, avec un pourcentage inférieur à celui de l’extrême gauche française dans l’atmosphère calme de mars 1978. Son influence sur les syndicats semble avoir été virtuellement nulle.
Les communistes dissidents, qui avaient quitté le parti, faisaient encore moins bien. A l’époque de la scission les dirigeants de l’opposition à la direction du parti étaient les communistes de Hambourg Laufenberg et Wolffheim. Leurs critiques de la direction furent largement soutenues par ceux que le KPD considérait comme « putschistes » et « impatients », n’ayant aucune envie d’attendre la révolution jusqu’à ce que les travailleurs soient prêts. Ces éléments impatients, mais instinctivement révolutionnaires, furent renforcés dans leur conviction que leurs critiques étaient correctes par les évènements des journées de Kapp. Ils voyaient une connexion entre l’abstention des dirigeants du KPD de la lutte dans les premiers jours et leur discours ultérieur sur le « gouvernement ouvrier » et leur insistance à continuer la lutte dans la Ruhr quand tout le reste de l’Allemagne avait repris le travail.
C’est dans cette atmosphère que les divers groupes locaux exclus du KPD se réunirent pour une conférence en avril 1920 et formèrent le Parti Communiste des Travailleurs (KAPD), se réclamant d’un effectif de 38 000 membres. Le KAPD a pu être à l’occasion présenté comme la première opposition « anti-Moscou » ayant rompu avec le communisme « orthodoxe ». Ce n’était pas le cas. L’Internationale Communiste, proclamée six mois avant la scission et n’ayant alors virtuellement ni structure ni appareil, s’était opposée à l’expulsion des « gauchistes » du parti allemand. Et le congrès de fondation du KAPD se déclara partisan de la « dictature du prolétariat » et demanda à rejoindre l’Internationale – une demande dont les bolcheviks russes pensaient qu’elle devait être acceptée.
Il n’est pas non plus entièrement correct de décrire le KAPD comme « gauchiste ». Il est certain que tous ses membres partageaient une opposition « de gauche » au travail dans les syndicats et à la participation aux élections parlementaires. Mais sur la plupart des autres questions il y avait plusieurs courants d’opinion distincts et contradictoires – dont beaucoup étaient basés, il faut le dire, sur un manque de confiance « droitier » envers la révolution.
Laufenberg et Wolffheim avaient, en rompant avec le KPD à l’automne de 1919, développé une théorie qui éloignait de la lutte des classes militante. Ils déclarèrent que l’Allemagne était une « nation prolétarienne » et qu’il était nécessaire de mener une « guerre de libération nationale » contre les Alliés ; si le prolétariat menait cette lutte, la bourgeoisie accepterait une « trêve de classe ». Leur slogan devint : « guerre de libération nationale et non guerre de classe ». La vieille notion de révolution passant par une insurrection pouvait être abandonnée : la révolution pouvait être menée à bien plus ou moins pacifiquement dans les usines par l’organisation de syndicats industriels alternatifs. Déjà, au congrès du KPD où la scission se produisit, Wolffheim déclarait que le parti n’était pas destiné à diriger une lutte pour le pouvoir, mais que « le parti ne peut rien être d’autre qu’un organe de propagande pour la révolution et pour les conseils ».2
Le second courant principal dans le KAPD reçut sa direction théorique de deux communistes hollandais, Pannekoek et Gorter. Le point de départ de Pannekoek, à nouveau, n’était pas « gauchiste », tant il était convaincu, ce qui est plutôt « droitier », que l’heure de la révolution n’était pas encore venue en Europe de l’Ouest. Ceci, disait-il, à cause de la domination suffocante des idées bourgeoises sur la classe ouvrière. Le long et lent processus de construction d’organisations prolétariennes pures – des conseils révolutionnaires – dans lesquelles les travailleurs seraient libérés du carcan idéologique de la bureaucratie et des influences parlementaires était encore à l’état de projet.3
Il était implicite que pour l’instant ces conseils ne comprendraient qu’une minorité de travailleurs. Le rôle du parti était de contribuer à construire ces conseils, puis de « se suicider ». Pour ces « communistes des conseils », comme pour Laufenberg et Wolffheim, le parti n’avait qu’un rôle limité, exclusivement propagandiste.
Une troisième tendance était représentée par un ancien député du SPD, Otto Rühle, qui rejetait la dictature du prolétariat et se rapprochait rapidement d’une position anarchiste, ce qui amena son exclusion du KAPD en novembre 1920.
Il est presque certain que la majorité des membres du parti ne suivaient aucune de ces idées. Ce qui les liait au KAPD était un zèle révolutionnaire impatient, une croyance que l’action était plus importante que la théorie. De manière différente, Pannekoek et Laufenberg rejetaient tous deux la lutte armée en tant que perspective immédiate. Mais leurs partisans étaient souvent parmi les plus intrépides dans les combats de rue.
Etant donné ces divergences internes, il n’est pas surprenant que le parti ait décliné assez rapidement. Les animateurs initiaux de la gauche, Laufenberg et Wolffheim, ne furent admis au congrès de fondation que pour être exclus la même année (Wolffheim gravita ensuite vers les nazis). Selon des sources du KPD, seulement la moitié des 38 000 membres fondateurs était encore actifs six mois plus tard.
Pendant que les forces communistes stagnaient, les travailleurs dégoûtés du SPD rejoignaient en masse les Sociaux-Démocrates Indépendants. Les effectifs de l’USPD, de 300 000 au début de 1919, s’étaient enflés jusqu’à atteindre 800 000 à l’automne 1920.
L’équilibre entre la gauche et la droite dans le parti était lui aussi changeant. Dans la première période de la révolution la droite de l’USPD – Haase, Hilferding, Kautsky et Bernstein – avait pu obtenir l’investiture des congrès du parti par plus de deux contre un. Ils ne faisaient pas mystère de leur perspective : réunifier les deux partis sociaux-démocrates comme avant la guerre. Mais l’âpreté de la lutte contre les Freikorps et les sociaux-démocrates poussa les membres du parti fortement sur la gauche. Une puissante opposition de gauche se développa, autour des Délégués Révolutionnaires de Berlin.
La controverse portait essentiellement sur deux questions – le rôle des conseils ouvriers par rapport au parlement et l’Internationale.
Lors du congrès du parti tenu à Berlin en mars 1919 (au moment où commençait la semaine sanglante), la direction chercha à se concilier l’aile gauche en parlant du besoin de « conseils ancrés dans la constitution » aux côtés de l’Assemblée Nationale. Pour la gauche, Däumig s’opposa à cela, proclamant avec insistance que le socialisme ne pouvait provenir que des conseils ouvriers formant la base de la dictature du prolétariat. L’équilibre des forces au congrès fut illustré par l’élection de la présidence : Haase, pour la droite, eut 159 voix, Däumig 109.
On arriva finalement à un compromis sur la question du parlement et des conseils – une formulation qui reconnaissait les conseils comme des « organisations combattantes » créées par la « révolution prolétarienne », déclarant que « le Parti Social-Démocrate Indépendant lutte pour la dictature du prolétariat », mais ajoutant bien vite que le parlement avait un rôle important à jouer.
En ce qui concernait l’Internationale, la question était de savoir si elle devait être reconstituée sur la même base que la Seconde Internationale qui s’était effondrée en 1914, et inclure ceux qui avaient soutenu des camps opposés à la fois dans le conflit mondial et dans la guerre civile qui avait suivi ; ou si le parti devait s’affilier à l’internationale révolutionnaire qui avait été proclamée quelques semaines plus tôt par un certain nombre de délégués de la gauche révolutionnaire réunis à Moscou. Lors du congrès de mars, c’est la première option qui fut retenue ; mais la radicalisation des membres aboutit à ce qu’au congrès suivant, en décembre 1919, la direction fut contrainte d’opter pour des « négociations » avec l’Internationale Communiste.
De telles formulations correspondaient, au début, aux idées inabouties des travailleurs qui venaient de rejoindre le parti. Mais avec le temps, et l’évaluation que faisaient les membres des évènements sanglants de 1919 et du putsch de Kapp, des résolutions de compromis devinrent de moins en moins praticables. Un dirigeant de l’aile droite de l’USPD a décrit ce qui se passait :
L’antagonisme au sein du Parti Social-Démocrate Indépendant avait été très incomplètement résolu par le programme, extrêmement ambigu, qui était le fruit d’un mariage entre la démocratie et la dictature des soviets consommé lors de la conférence de Leipzig (décembre 1919). (...) A l’intérieur des organes et de la presse du parti, la lutte acharnée pour le pouvoir (entre les deux ailes) n’avait subi que peu d’interruptions, y compris pendant le putsch de Kapp et la campagne électorale.4
La gauche pensait que si elle luttait avec persévérance, la droite finirait par quitter le parti comme Bernstein l’avait déjà fait. Elle émergeait en même temps comme une force importante dans les syndicats : les « Délégués Révolutionnaires » de Berlin, regroupés autour de Richard Müller et Dissmann, eurent la majorité à la conférence du Syndicat des Travailleurs de la Métallurgie en 1919, obtinrent un tiers des voix lors de la conférence de la principale fédération syndicale, l’ADGB, forte de 9 millions de membres, et prirent le contrôle de la fédération syndicale locale de Berlin.
Les communistes critiquaient sévèrement les Indépendants de gauche, les accusant d’être souvent, lorsqu’il s’agissait de lutte concrètes, pieds et poings liés à la droite. La droite contrôlait l’appareil du parti, la fraction parlementaire et la plus grande partie de la presse, et cela déterminait la façon dont les décisions des congrès étaient interprétées dans la pratique. Dans la lutte contre Kapp, par exemple, la ligne de l’organisation nationale de l’USPD n’était pas très différente de celle des sociaux-démocrates majoritaires. Beaucoup de membres du parti étaient impliqués dans la lutte armée, et s’opposèrent à toute reprise du travail tant que les forces réactionnaires ne seraient pas complètement désarmées et purgées, mais le parti n’avait aucune politique nationale d’agitation autour de ces revendications. Même à Berlin, où la gauche était majoritaire dans le parti, ils finirent par consentir à reprendre le travail avant que des termes clairement définis aient été acceptés.
Le parti se vantait de sa structure « fédérale », non centralisée, mais c’était exactement ce que voulait la droite, car cela lui donnait une réputation « révolutionnaire » sans qu’elle ait à prendre la responsabilité d’un programme national d’agitation révolutionnaire.
Il y avait dans le parti communiste d’abondantes discussions sur la manière dont il y avait lieu d’influencer l’aile gauche des Indépendants – en collaborant amicalement ou en critiquant sans pitié. Mais quoi qu’il en soit cette influence était limitée.
Dans les discussions sur l’éventualité d’une fusion, un des jeunes dirigeants des Indépendants de gauche, Geyer, résumait bien le sentiment général envers le KPD lorsqu’il disait : « La gauche de l'USPD n'a pas besoin d'une fusion entre partis. L'U.S.P.D. est le parti révolutionnaire de masse en Allemagne. » ».5
L’attitude de la gauche de l’USPD changea à l’été 1920. Non pas du fait d’une action quelconque du KPD lui-même, mais à cause des pressions des dirigeants de la nouvelle Internationale Communiste, en particulier du parti bolchevik russe. La demande de l’USPD de négociations sur l’appartenance à l’Internationale Communiste reçut de Moscou une réponse simple : l’affiliation n’était possible que si la gauche prenait le contrôle de la totalité de l’appareil du parti et de sa presse, excluait les dirigeants droitiers et s’employait à construire un parti révolutionnaire centralisé. Telle était la substance des « 21 conditions » appliquées à l’USPD et à des partis semblables dans d’autres pays, y compris les partis socialistes français et italien, le Parti Travailliste norvégien, et l’ILP britannique.
Le but, et les dirigeants de l’Internationale n’en faisaient pas mystère, était de séparer les « nombreux bons communistes » de ces partis des dirigeants mous, « centristes » et réformistes.
Quatre représentants des Indépendants allemands – deux de chaque aile du parti – assistèrent au Second Congrès de l’Internationale Communiste. Les délégués de la droite restèrent intraitables dans leur défense du parti tel qu’il était. Les délégués de la gauche, Däumig et Stocker, furent finalement convaincus que la seule chose à faire était d’exclure la droite, fusionner avec le KPD et rejoindre l’Internationale.6
La question fut résolue lorsque les délégués rentrèrent en Allemagne pour un congrès spécial du parti à Halle. Hilferding fit le principal discours pour la droite, et Zinoviev, venu de Russie, expliqua la position de l’Internationale. Il fit un discours brillant et démagogique qui remporta l’adhésion des derniers hésitants – et la position de la gauche fut adoptée par 237 voix contre 156.
La droite rompit immédiatement, insistant sur le fait qu’elle conserverait le nom de l’ancien parti avec la plupart de ses organes de presse. La gauche négocia alors les termes d’une fusion avec les communistes, et un congrès conjoint, tenu en décembre, fonda un « nouveau » parti, le Parti Communiste Unifié d’Allemagne (VKPD – le V fut abandonné quelques mois après sa fondation).
Mais la masse des effectifs des Sociaux-Démocrates Indépendants ne rejoignit pas le nouveau parti. Sur les 400 000 qui restèrent en dehors, un tiers peut-être passa au nouvel USPD contrôlé par la droite. Le reste ne rejoignit aucun parti, attendant de voir comme les choses allaient se développer. Cela conservait cependant au Parti Communiste Unifié un demi-million de membres environ – dix fois plus qu’à l’époque du putsch de Kapp. Avec ce nouveau parti, il semblait que la Révolution Allemande allait à nouveau pouvoir faire de grands pas en avant. Mais ce ne devait pas être le cas.
Les travailleurs d’Allemagne centrale, autour de Halle et Merseberg, étaient devenus parmi les plus révolutionnaires du pays en 1919 et 1920 – même si les mineurs de la région avaient été, avant la guerre, conservateurs et apolitiques. Ils se heurtèrent violemment aux Freikorps en 1919, et prirent en quelque sorte le contrôle de la région pendant le putsch de Kapp.
Ils avaient ensuite conservé leurs armes, et utilisé leur force fraîchement acquise pour se défendre des attaques contre leurs conditions de vie et de travail. Pour prendre la mesure de leur radicalisation, lors des élections du Land prussien en février 1921 ce fut la seule zone dans laquelle les suffrages des communistes (204 000) étaient supérieurs aux voix combinées des deux partis sociaux-démocrates (147 000) : c’était le seul endroit du pays où les communistes étaient visiblement la majorité de la classe ouvrière.
A la mi-mars le chef social-démocrate de la province, Horsing, décida que le moment était venu de mettre un terme à cet état de choses. Il annonça qu’il allait envoyer la police de sécurité dans la région pour en finir avec « les grèves sauvages, le pillage, les vols, le terrorisme et autres manifestations de non-droit ».
Horsing avait bien choisi son moment. Il savait que les fêtes de Pâques, dix jours plus tard, rendraient une action défensive difficile pour les travailleurs. Il espérait aussi que le reste de l’Allemagne ne réagirait pas à des « opérations de maintien de l’ordre » dirigées contre les travailleurs d’une localité – pas plus qu’il n’avait réagi aux marches des Freikorps en 1919 ou à l’écrasement de la Ruhr après le putsch de Kapp.
Mais à l’inverse de ces deux épisodes, la majorité de la direction communiste pensait que désormais, avec l’augmentation considérable des forces de leur parti, ils n’avaient plus besoin d’être constamment sur la défensive. Une partie de la direction du Comintern fit plus que les encourager dans cette voie. Il fut décidé de transformer les escarmouches relativement insignifiantes de l’Allemagne centrale en démonstration de force pour le nouveau Parti Communiste de masse. Toutes ses forces furent jetées dans la transformation des petits affrontements en une nouvelle offensive révolutionnaire – insurrectionnelle – de la classe au niveau national.
Le parti décida de pousser à la grève générale dans toute l’Allemagne centrale. Le 18 mars, le quotidien du parti, Rote Fahne, appela les travailleurs de toute l’Allemagne à s’armer. Il ne faisait pas mention de la situation en Allemagne centrale, préférant utiliser comme un prétexte le refus du gouvernement bavarois de désarmer les bandes d’extrême droite. Le 20 mars, le journal faisait référence à l’Allemagne centrale, appelant tous les travailleurs à venir à l’aide de cette région. En fait, le journal disait que tous ceux qui ne le feraient pas seraient des jaunes : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », vociférait la première page.
Mais la grève de protestation ne fut pas générale, y compris en Allemagne centrale. Les travailleurs avaient fait grève dans la zone de Mansfeld-Eisleben, où la police de sécurité de Horsing était déjà présente. Mais l’ambiance à Halle était telle que la direction du parti hésitait à appeler à la grève générale. Les tentatives de la direction nationale pour pousser la lutte en avant prirent une note désespérée. Un représentant de la Centrale du Parti, Eberlein, expliqua aux communistes de Halle qu’ils devaient utiliser tous les moyens pour « provoquer un soulèvement en Allemagne moyenne ». Il alla jusqu’à proposer de faire sauter les locaux du parti, pour en mettre la responsabilité sur la police et susciter la colère des travailleurs !7
La tactique d’auto-provocation ne fut pas adoptée – même si l’histoire fut par la suite beaucoup utilisée pour discréditer le Parti Communiste. Au lieu de cela, le parti accepta les services de Max Hoelz, le dirigeant de « l’Armée Rouge » en Vogtland (près de la frontière tchèque) pendant les journées de Kapp et un héros populaire virtuel du fait de ses exploits en échappant à la police. Hoelz n’était pas membre du parti – il faisait partie de ceux, nombreux, qui s’étaient éloignés après la scission avec l’ultra-gauche. Il avait été qualifié, dans des publications du parti et lors de conférences, de « non-marxiste » et d’« aventurier révolutionnaire ».
Les activités les plus récentes de Hoelz avaient été extrêmement individualistes. Il raconte dans ses mémoires comment il s’employait à « déstabiliser les autorités et terroriser la population » en faisant sauter des tribunaux : il essaya de dynamiter l’hôtel de ville de Falkenstein, en Vogtland, « pour attirer l’attention sur le fait que nous étions, nous autres communistes, toujours vivants » ; il envoya des amis procéder à des actions semblables à Dresde, Freiburg et Leipzig ; finalement il dévalisa diverses banques pour financer le KAPD, bien qu’il n’en fût jamais membre.8
Lorsque Hoelz arriva en Allemagne moyenne le 21 mars, le moral des travailleurs était, admet-il, loin d’être insurrectionnel. Lors de la réunion d’un comité de grève à Mansfeld « il n'y avait pas la trace de la moindre préparation à une action armée. (...) Les travailleurs pensaient qu’une grève générale forcerait le « socialiste » Horsing à se retirer ses sentinelles armées ».9 Mais le soir suivant, d'après Hoelz, « la comportement brutal et complètement injustifié de la police amena cependant les travailleurs à prendre les armes. (...) Je devais bien plutôt tenter d'organiser les travailleurs qui s’armaient spontanément en unités combattantes ».10
En tout état de cause, Hoelz se proclama « commandant en chef du soulèvement », une position dont il dit qu’elle fut acceptée à la fois par le KPD et le quartier général du KAPD à Berlin. Travaillant en collaboration avec un dirigeant communiste local, Scheider, il réussit à constituer un détachement armé de 400 hommes qui entreprit des attaques de guérilla contre divers postes de police. Cette « armée » se déplaçait d’un endroit à l’autre, rassemblant autour d’elle des mineurs au chômage et « enrôlant » tous les hommes entre 18 et 45 ans,11 jusqu’à ce qu’elle compte, toujours selon Hoelz, 2 500 hommes.
Ces derniers furent rejoints par 3 000 travailleurs qui s’étaient rassemblés à Halle et mis en marche à leur rencontre. En même temps, les ateliers de Leuna, avec leurs 20 000 salariés, s’étaient mis en grève, 2 000 ouvriers s’armant et prenant la contrôle de l’usine ; mais ils ne surent former aucun plan d’offensive, restant inactifs pendant une semaine, forteresse isolée, incapable de se relier aux forces de Hoelz.
Il existe différentes versions des actions entreprises par les armées de Hoelz. Celui-ci, naturellement, tend à exagérer leurs succès. Mais il doit tout de même admettre qu’ils n’étaient pas assez forts pour rester dans une ville plus de 24 heures. D’autres récits décrivent une opération à l’impact militaire très limité. Selon l’historien américain Angress, qui donne une narration détaillée de ces évènements, « Ses destructions par le feu, dynamitages et pillages étaient sans système »,12 le potentiel énorme des travailleurs de Leuna ne fut jamais utilisé ; et les combats eurent lieu sans aucun plan unifié.13 D’après Buber-Neumann, dont on doit prendre en compte la forte animosité envers les communistes lorsqu’on considère ses écrits, il y avait « une confrontation générale avec la police » avec des « attaques d’hôtels de ville, de banques, d'équipements ferroviaires, et enfin de maisons privées ».14
La mise en mouvement d’une police armée suffisante pour écraser le « soulèvement » n’était qu’une question de temps. Elle rattrapa « l’Armée Rouge » à Ammendorf, la vainquit dans une confrontation armée, puis pourchassa ses groupes dispersés à travers champs.
Le « soulèvement » lui-même fut un événement de peu de conséquence. Il ne saurait être comparé aux batailles sanglantes contre les Freikorps, ou aux journées de Kapp. Le gouvernement n’eut même pas besoin d’avoir recours à l’armée pour briser les forces de Hoelz, la police s’avérant suffisante. Il n’est pas surprenant que les travailleurs des autres régions, qui avaient assisté à trois reprises à l’écrasement de Berlin, de Brême, de la Bavière et de la Ruhr, ne l’aient pas considéré comme un événement important.
Son intérêt historique réside dans le fait que la direction du Parti Communiste ne comprit rien à ce qui se passait, réagissant de façon erronée, allant jusqu’à mettre en péril la survie de leur parti nouveau-né. Ils décidèrent que c’était une grande action « offensive », « révolutionnaire ». Ils appuyèrent sur des boutons qui n’existaient pas pour essayer d’obtenir une action de solidarité aux proportions insurrectionnelles – et accusèrent leur base de « passivité » lorsque cette action ne se produisit pas.
A Hambourg il y eut une manifestation de quelque 2 000 chômeurs. Ils essayèrent de prendre les docks, et échouèrent. Le gouvernement sauta sur l’occasion pour décréter l’état d’urgence. La direction du Parti Communiste répliqua en appelant à une grève générale nationale illimitée – la veille de la fête de Pâques. Le résultat fut pathétique : à peine 200 000 grévistes selon la plupart des versions, 400 000 selon quelques optimistes. Pourtant le KPD revendiquait 400 000 membres. A Berlin, pratiquement personne ne fit grève, malgré les 200 000 voix dont les communistes avaient été gratifiés aux élections à peine un mois plus tôt. Un ordre du parti local enfonçait le clou : « Un communiste, même s’il est minoritaire parmi les travailleurs, ne doit sous aucun prétexte continuer le travail ».15
La classe ne bougea pas. Dans certains endroits, des membres du parti qui avaient plus de détermination que de bon sens essayèrent de bouger à sa place. Ils utilisèrent les chômeurs pour occuper les usines et en bloquer l’accès aux ouvriers. La majorité des travailleurs non communistes qui ignorèrent l’appel à la grève se firent traiter de « jaunes ». Le seul résultat fut de dresser les travailleurs non communistes contre les communistes, avec des disputes, des bagarres et même des coups de feu.
L'usine Krupp Friedrich-Alfred-Hütte de Rheinhausen fut le jeudi matin le théâtre de sévères bagarres entre les communistes qui occupaient les ateliers et les ouvriers qui voulaient travailler. Les ouvriers finirent par charger les communistes avec des bâtons, obtenant ainsi par la force d’entrer sur leur lieu de travail. A la fin, des soldats belges intervinrent dans les rixes, séparèrent les combattants et arrêtèrent 20 communistes. Ces dernier revinrent plus tard avec des renforts et réoccupèrent la forge.16
Au lieu d’expliquer patiemment aux ouvriers sociaux-démocrates que leurs intérêts étaient opposés à ceux de leurs dirigeants, le Parti Communiste traita ces travailleurs comme s’ils étaient identiques à leurs dirigeants :
Nous disons en toute clarté aux ouvriers Indépendants et socialistes majoritaires : si vous tolérez en silence ou en ne la critiquant que mollement la terreur blanche et la justice blanche instituées par Ebert, Severing et Horsing contre les travailleurs, alors la faute en retombera non seulement sur les têtes de vos dirigeants mais sur celles de chacun d’entre vous. (...) Honte et déshonneur au travailleur qui se tient aujourd'hui à l’écart ; honte et déshonneur au travailleur qui ne sait pas où est sa place.17
La majorité des travailleurs se trouvait condamnée pour n’avoir pas bondi au commandement de la minorité !
Les ennemis du parti jubilaient. Le croupion droitier de l’USPD sentit que c’était une question qu’il pouvait facilement exploiter pour attirer à lui ceux qui n’avaient rejoint aucun parti après la scission. Ils dénoncèrent l’action, sous-entendant que Horsing avait eu raison d’envoyer la police de sécurité – et reçurent le soutien de nombreux travailleurs qui avaient été sympathisants des communistes jusqu’à ce qu’ils se fassent huer et traiter de « jaunes ».
Pour le Parti Communiste lui-même, les conséquences furent catastrophiques. Ses actions semblaient justifier tout ce que disaient ses ennemis lorsqu’il le traitaient de « dictatorial », « antidémocratique », « putschiste ». En l’espace de quelques semaines, il perdit 200 000 membres – la moitié de ses forces. Les militants qui étaient trop intelligents pour perdre leur emploi en faisant grève tout seuls pendant que leurs camarades d’atelier travaillaient quittèrent le parti plutôt que d’obéir à ses instructions idiotes. Et les centaines de milliers d’anciens membres de l’USPD qui n’avaient pas rejoint le VKPD trouvèrent leurs doutes confirmés.
L’Etat lui aussi sauta sur l’occasion pour mettre en œuvre des mesures répressives, jetant en prison des centaines de communistes – y compris Brandler, le président du parti – et interdisant les journaux communistes. Des dizaines de milliers de communistes loyaux qui avaient obéi au mot d’ordre de grève lancé par leur parti ne furent pas autorisés par la direction à reprendre leur travail. Dans de nombreux districts, les liens entre les travailleurs communistes et non-communistes furent rompus. Les communistes semblaient, aux yeux de nombreux travailleurs, confirmer les vieilles histoires sur les « saboteurs bolcheviks » et les « spartakistes assoiffés de violence ».
Le parti était passé à l’action sans la classe – et s’était presque brisé lui-même.
La thèse centrale de ce livre jusqu’ici est que la Révolution Allemande a été vaincue à cause de l’absence, ne serait-ce que du noyau d’un parti cohésif en Novembre 1918. A chaque étape ultérieure, ce manque initial a empoisonné le mouvement, empêchant qu’une orientation cohérente soit donnée aux accès de colère révolutionnaire de la classe ouvrière. A première vue, cependant, l’Action de Mars ne semble pas coller avec cette thèse. Le parti de masse existait – pourtant il se comportait de façon aussi extravagante que Liebknecht et Ledebour en janvier 1919, ou que les dirigeants de l’Armée Rouge de la Ruhr à la fin de mars 1920.
Comment expliquer cette contradiction ?
Les mouvements révolutionnaires les plus puissants ne se libèrent jamais complètement des tares de la société qu’ils combattent. Ils sont construits par des hommes et des femmes qui ont grandi dans cette société, qui ont acquis par l’éducation un grand nombre de ses vices – vanité personnelle, petites jalousies, phobies irrationnelles, peurs obsessionnelles. Tout cela embrume nécessairement le jugement politique : de tous les grands chefs révolutionnaires, seul Lénine semblait capable de mettre complètement de côté de tels sentiments personnels.
La gravité du problème est multipliée par cent lorsque des partis révolutionnaires sont engagés dans des luttes désespérées, existant à peine un jour, propulsés aux portes du pouvoir le lendemain. Leurs dirigeants ne peuvent se payer le luxe de scrupules : ils doivent utiliser certaines des formes caractéristiques d’organisation autoritaire développées par le capitalisme pour combattre le capitalisme. Ils doivent exiger une totale discipline des membres du parti ; ils doivent être prêts à se débarrasser de ceux qui ne peuvent remplir les tâches qui leur sont assignées, aussi bonnes soient leurs intentions, aussi prestigieuses soient leurs réputations.
La frontière entre une action arbitraire, motivée seulement par des sentiments personnels irrationnels, et une action nécessaire est toujours difficile à délimiter dans de telles circonstances : on n’a pas le temps d’en débattre en long et en large. Dans l’Allemagne de 1920-21, la tâche semblait presque impossible.
Un parti révolutionnaire de masse avait été formé, après que les occasions révolutionnaires les plus favorables fussent passées, par une politique consistant à briser avec des éléments « gauchistes » impatients mais à l’évidence révolutionnaires (l’essentiel de la base du KAPD), et par l’unification avec des gens qui, certes, évoluaient à gauche, mais qui n’avaient pas encore fait leurs preuves en tant que révolutionnaires. Pendant toute cette période, il y avait eu des sections de travailleurs, dans une région industrielle après l’autre, qui étaient prêts à combattre. Mais le parti avait dépensé autant d’énergie à les empêcher de se lancer dans des aventures suicidaires qu’à exhorter d’autres sections à les soutenir.
Inévitablement, la période était frustrante aussi bien pour la base du parti que pour ses dirigeants. Ils étaient confrontés à des accusations quotidiennes de la part des « gauchistes » exclus, qui les appelaient « centristes », « opportunistes » voire « sociaux-démocrates déguisés ». Et ils se demandaient si une fusion avec les sociaux-démocrates indépendants pouvait produire un parti authentiquement révolutionnaire.
La tension était présente dès la République des Soviets de Bavière : Paul Levi avait critiqué la proclamation de la Seconde République (communiste) des Conseils comme une aventure, alors qu’un autre membre de la direction, Paul Frölich, la soutenait avec ardeur.18
Le débat fit rage à nouveau après la lutte autour du putsch de Kapp. Tout le monde était d’accord pour dire que la condamnation initiale de la grève générale par la réunion (tronquée) de la Centrale du Parti avait été une erreur grossière. L’incident était clos en ce qui concernait la responsabilité de ce cafouillage, que Frölich attribuait implicitement à Levi – alors que Levi avait lui-même, de prison, sévèrement dénoncé les décisions de la Centrale.
L’argument de Frölich était que, sous l’influence de Levi, la direction du parti avait oublié que c’était l’action, et non la propagande, qui gagnait les gens aux idées révolutionnaires. Et donc l’abstentionnisme de la Centrale du Parti au début de la lutte était lié à son soutien à un « gouvernement ouvrier » à la fin. Frölich dénonçait l’invitation faite aux indépendants à se joindre à ce gouvernement comme revenant à dire : « Vous êtes déjà une putain ; prostituez-vous à nouveau pour que nous puissions garder notre virginité ».
Il rappelait que Levi avait dit dans une réunion des conseils d’usine de Berlin que les conditions n’étaient pas mûres pour la dictature du prolétariat. Ceci, insistait Frölich, n’était rien d’autre qu’un « pseudo-marxisme » qui voyait la préparation de la révolution non pas dans l’action, mais dans « six mois de travail d’organisation et d’agitation, six mois de lecture quotidienne d’articles chargés de connaissances historiques et de bons arguments ». Ce que cela reflétait véritablement était « l’espoir d’un moment de pause » qui avait mené à une « politique purement opportuniste ».19
Levi conservait des appuis considérables dans la direction. Le principal théoricien du parti, Thalheimer, écrivit une réponse sarcastique (qui détruisait de nombreux arguments que Thalheimer lui-même devait utiliser douze mois plus tard). Il décrivait l’article de Frölich comme un « retour de la maladie infantile » - en d’autres termes du gauchisme :
Lorsque aujourd'hui Paul Frölich lance la phrase générale selaon laquelle le développement jusqu'à la victoire passe par une série de défaites ; lorsqu’il se détourne de la phrase du programme spartakiste concernant le besoin de s'appuyer sur la majorité expresse de la classe ouvrière, c’est qu’il n’a pas encore appris les leçons de la semaine de janvier ou de la république munichoise.20
Lénine, dans un appendice à son célèbre petit livre La maladie infantile du communisme, semblait en accord avec la position tactique prise par le Centre du parti allemand sur la question du gouvernement ouvrier – même s’il critiquait comme fausses certaines formulations. Il la décrivait comme :
parfaitement juste dans ses prémisses fondamentales et dans sa conclusion pratique. (...) Cette tactique est, sans nul doute, juste quant au fond.. (...) il est cependant impossible de passer sous silence le fait qu'on ne saurait appeler « socialiste » (dans une déclaration officielle du Parti communiste) un gouvernement de social-traîtres (...)
Mais Lénine n’était pas considéré à l’époque comme la divinité qu’il devint plus tard pour le Comintern stalinisé, et ses paroles semblent avoir eu moins d’impact en Allemagne que le jugement de Radek. Le vieux militant de la gauche allemande d’avant-guerre, conseiller de la direction du parti allemand à l’époque des grandes luttes de 1919, était maintenant à Moscou, secrétaire de l’Internationale Communiste à moitié formée. Il avait traversé les expériences de la direction allemande et semble avoir développé les mêmes frustrations et impatiences. Dans l’édition de juillet du journal de l’Internationale, Die Kommunistische Internationale, il soutint de tout son poids les arguments de Frölich :
« L’anti-putschisme a dans une certaine mesure mené au quiétisme : de l’impossibilité de la conquête du pouvoir politique en Allemagne – établie empiriquement en 1919 – ils ont tiré la conclusion, en mars 1920, de l’impossibilité de l’action en général… » L’exécutif de l’Internationale avait considéré « comme correcte la lutte contre le putschisme en Allemagne », mais voyait maintenant que « la propagande anti-putschiste doctrinaire est devenue un handicap pour le mouvement ». De plus, en proposant une « opposition loyale » à un « gouvernement ouvrier » la Centrale avait « abandonné sa mission historique ».21
Des discussions avaient commencé auparavant, avec une polémique ouverte entre Radek et Levi sur les leçons de la brève République Hongroise des Soviets de mars-juillet 1919. Levi avait sévèrement critiqué les dirigeants communistes hongrois, en particulier Béla Kun, pour avoir pris le pouvoir avant que les travailleurs n’y fussent prêts. Radek répliquait (avec de claires implications pour les évènements d’Allemagne) que l’erreur n’avait pas été de prendre le pouvoir, mais de l’avoir fait sans avoir tiré une ligne claire entre eux-mêmes et les sociaux-démocrates « de gauche ».22
A l’époque du Second Congrès de l’Internationale Communiste, tenu à Moscou en juillet 1920, la polémique s’aigrissait et on parlait ouvertement d’une tendance « droitière » dans le parti allemand, derrière Levi. Le Congrès du Parti Communiste Allemand s’entendit déclarer (par Ernst Meyer) qu’on pensait à Moscou qu’il y avait deux ailes dans le parti, une gauche menée par Meyer et Rosi Wolfstein, et une droite dirigée par Levi et Walcher. Levi leur avait dit que ce n’était pas un clivage politique, mais une différence d’« humeur ». Les « camarades russes » avaient cependant considéré cela comme une continuation des vieilles divergences qui avaient éloigné Rosa Luxemburg et Jogiches de Lénine.23 Ce qui avait commencé comme une discussion politique se trouvait à l’évidence vicié par de vieilles animosités personnelles – qui remontaient peut-être à l’absurde vendetta d’avant-guerre de Rosa Luxemburg contre Radek.
Les principaux communistes russes engagés dans la construction de l’Internationale – Zinoviev et Boukharine aussi bien que Radek – exhortaient le parti allemand à passer à l’action pour éviter une dérive à droite. Ils conseillaient vivement l’unité avec le « levain révolutionnaire » du KAPD aussi bien qu’avec les « centristes » de la gauche de l’USPD. Avec cette perspective à l’esprit, ils voulaient admettre le KAPD dans l’Internationale. Face aux protestations unanimes de la délégation du KPD (« gauche » aussi bien que « droite »), le KAPD fut relégué au statut de sympathisant.
Zinoviev et Boukharine considéraient tout cela comme une preuve de l’influence « conservatrice » de Levi. L’Internationale n’était pas, à l’époque, le monolithe qu’elle devait devenir. Des désaccords sur de telles questions étaient monnaie courante, et les « Russes » ne pouvaient pas en user avec Levi de manière arbitraire. S’ils pensaient que son approche était fausse, ils devaient en convaincre le parti allemand. Il semble donc que Radek reçut pour instruction de gagner les partisans de Levi dans le parti allemand.
La tâche n’était pas difficile. Rien n’est plus éprouvant pour le système nerveux d’un dirigeant révolutionnaire que de devoir continuellement empêcher des sections des masses de passer prématurément à l’action. Même un dirigeant équilibré et expérimenté comme Brandler souffrait de sentiments de frustration – après tout, il avait lui-même reçu sa part de critiques pour ne s’être pas, pendant les journées de Kapp, engagé dans des « prouesses révolutionnaires » dans sa « forteresse de Chemnitz ». Il lui était plus facile de reprocher à d’autres, plutôt qu’à la situation objective, la politique qui l’avait rendu impopulaire. Même avec le bénéfice du recul historique, il pouvait écrire 40 ans plus tard qu’il était troublé par « des tendances, aussi bien dans la classe ouvrière allemande que dans le KPD, qui ne rejetaient peut-être pas la lutte armée, mais la considéraient avec indifférence ».24
Ce « trouble » ne pouvait être justifié à la fin de 1920 par les besoins de la situation ; il reflétait bien plus la frustration d’être dans une situation où la lutte armée n’était en réalité pas adéquate.
La grande réussite de Levi fut la naissance du nouveau Parti Communiste Unifié par la fusion avec les Indépendants de gauche. Mais cela aussi braqua une partie de la direction contre ce qui leur paraissait chez Levi un excès de modération. Comme Brandler aussi le fit remarquer dans une occasion différente :
Le parti était devenu si gros que beaucoup de membres pensaient que l’heure de la révolution avait sonné. Les gens étaient si impressionnés par le seul chiffre des effectifs du parti qu’ils refusaient de prendre en considération les forces infiniment supérieures de l’ennemi.25
Mais les vieux communistes n’étaient pas les seuls à être euphoriques. Beaucoup, dans la masse des effectifs en provenance de l’USPD, étaient encore plus impatients. Ils avaient rompu avec les anciens dirigeants parce qu’ils étaient désormais convaincus de la nécessité d’un parti révolutionnaire puissant basé sur l’action. Ils pensaient qu’étant un demi-million dans un parti authentiquement communiste, ils étaient capables de réaliser ce que près du double ne pouvaient faire dans un parti inerte et mou. Ils furent donc stupéfaits lorsque le premier acte public du parti unifié, en janvier 1921, fut une « lettre ouverte » appelant à l’unité d’action avec les syndicats et les autres « partis ouvriers », à savoir le SPD qu’ils méprisaient et l’USPD qu’ils venaient de quitter. L’appel énumérait un certain nombre de points sur lesquels les déclarations publiques de ces partis coïncidaient avec la position des communistes – défense du niveau de vie des travailleurs, nécessité de l’autodéfense armée contre les groupes terroristes d’extrême droite, libération des prisonniers politiques de la classe ouvrière, établissement de relations commerciale avec la Russie soviétique. Il déclarait :
En proposant cette base d'action, nous ne dissimulons pas un instant, ni à nous-mêmes ni aux masses, que les revendications que nous avons énumérées ne peuvent venir à bout de leur misère. Sans renoncer, fût-ce un instant, à continuer de propager dans les masses ouvrières l'idée de la lutte pour la dictature, unique voie de salut, sans renoncer à appeler et à diriger les masses dans la lutte pour la dictature à chaque moment propice, le parti communiste allemand unifié est prêt à l'action commune avec les partis qui s'appuient sur le prolétariat pour réaliser les revendications mentionnées plus haut.
L’appel à l’unité d’action fut ignoré par les dirigeants des autres partis. Il reçut bien une réponse favorable de certaines sections de leur base,26 ce qui montrait que c’était un bon moyen d’attirer celle-ci vers les communistes, en particulier d’anciens Indépendants qui n’avaient rejoint aucun parti après la scission. Mais au sein du Parti Communiste et de l’Internationale, cela accrut l’hostilité envers Levi : seule une intervention de Lénine empêcha l’exécutif de l’Internationale Communiste (dirigée par Zinoviev et Boukharine) de le dénoncer publiquement.
Toutes ces divisions atteignirent finalement leur paroxysme au début de mars. Levi avait indisposé les délégués du Comintern au Congrès du Parti Socialiste Italien en s’opposant ouvertement à leur tactique de division du parti pour former un nouveau Parti Communiste dirigé par le gauchiste Bordiga. Un de ces délégués, Rákosi, assista ensuite à une réunion du comité central du parti allemand qu’il persuada, profitant des animosités contre Levi, de condamner son attitude par 28 voix contre 23. De plus, en présentant sa résolution, Rákosi ajouta qu’il fallait qu’il y ait encore plus de scissions – « en Italie, en France, ou en Allemagne », ce qui était à l’évidence une attaque contre Levi lui-même.
Dans un mouvement d’humeur, Levi et quatre de ses partisans – parmi lesquels le co-président du parti, Däumig, et la vieille amie de Rosa Luxemburg Clara Zetkin – démissionnèrent de la Centrale. Ce qui laissait la direction entre les mains du groupe qui s’était laissé convaincre que Levi avait été trop « prudent » – Frölich, Brandler, Meyer et Thalheimer. Dans une série de lettres qu’il leur adressa, Radek les invitait instamment à détruire la position de Levi dans le parti une fois pour toutes.27
Ce qui fut désastreux pour le développement ultérieur du parti fut l’énorme promotion donnée par ces actes à un courant bien plus « gauchiste » qui commençait à grandir dans le district de Berlin. Il est intéressant de noter qu’il était rassemblé autour d’Ernst Friesland, qui avait été le principal responsable de la ligne abstentionniste au début du putsch de Kapp (ce qui n’avait pas empêché la « gauche » d’en faire le reproche à Levi, qui était en prison). Mais ses personnalités les plus tonitruantes étaient deux jeunes intellectuels communistes dont aucun n’était révolutionnaire depuis plus de trois ans – Ruth Fischer et Arkadi Maslow.
La poussée finale pour l’Action de Mars ne fut cependant donnée par aucun des éléments qui, au sein du parti allemand, s’étaient dressés contre Levi. Quelques jours plus tard, le communiste hongrois Béla Kun arriva à Berlin en tant que délégué de Moscou. On ne sait pas très bien si le conseil qu’il donna au Centre du Parti restructuré venait de lui – Brandler prétend que Kun agissait sur instructions de Zinoviev, le président de l’Internationale.28 Mais il y a peu de doutes en ce qui concerne l’avis qu’il formula alors.
Levi expliquait, dans une lettre à Lénine du 29 mars, que Kun l’avait rencontré, lui et Clara Zetkin, et leur avait dit :
que la Russie se trouvait dans une situation extraordinairement difficile [il y avait eu une famine qui avait provoqué des révoltes paysannes et le soulèvement de Kronstadt]. Que c'était une nécessité absolue qu’elle soit soulagée par des mouvements à l’Ouest et que pour cette raison le Parti Communiste Allemand devait passer à l’action.
Que le KPD unifié comptait 500 000 membres, avec lesquels on pouvait mettre en mouvement 1 500 000 prolétaires, ce qui est suffisant pour renverser le gouvernement. Qu'il était pour commencer la lutte immédiatement avec le slogan « Renversement du gouvernement’ »29
Kun, très clairement, délivra le même message à la nouvelle Centrale. Les 16 et 17 mars, lors d’une réunion du comité central, Brandler, qui remplaçait Levi comme président, déclarait :
Les antagonismes entre les Etats impérialistes se sont intensifiés, les antagonismes entre l’Amérique et l’Angleterre se sont aggravés. A moins qu’une révolution ne donne une orientation différente aux évènements, nous allons très bientôt être confrontés à une guerre anglo-américaine. (...) Des difficultés domestiques sont dans le domaine du possible. (...) Il y a 90 % de chances pour que des conflits armés éclatent entre les impérialistes allemands et polonais. J'affirme qu'aujourd’hui nous sommes capables d’influencer deux à trois millions de travailleurs non-communistes qui vont combattre sous notre drapeau dans des actions, et même dans des opérations offensives. C'est donc notre devoir dans la situation présente d'intervenir par des actions pour influencer les choses dans notre sens.30
De tout cela, Frölich, également pour la Centrale, concluait : « Par notre activité nous devons nous assurer que éruption se produit, même s’il est nécessaire que nous provoquions la Garde Locale. »31
Ainsi, sur la base de prédictions hautement problématiques, la stratégie générale du parti fut de passer de la défensive à l’offensive.
Ce qui sous-tendait le nouveau tournant en vint à être connu sous le nom de « théorie de l’offensive ». C’était une doctrine qui fut propagée par Boukharine à Moscou, et acceptée à des degrés divers par Zinoviev, Kun, Radek, la nouvelle Centrale allemande et la gauche berlinoise de Friesland, Fischer et Maslow.
L’argument de base était qu’il n’était plus nécessaire que le Parti Communiste soit passif, dans l’attente de développements spontanés en provenance de la classe. L’effondrement du capitalisme avait pour conséquence qu’un parti communiste de masse pouvait « éveiller » les masses à des actions armées offensives à caractère partiel. Cela aggraverait l’instabilité du système et amènerait davantage de travailleurs à passer à l’action, jusqu’à ce que la prise du pouvoir soit à l’ordre du jour.
Le mode d’emploi de cette « stratégie », telle qu’elle était appliquée à l’Allemagne, était indiqué dans une lettre envoyée à certains membres de la Centrale allemande peu avant l’Action de Mars :
Si la faille entre l'Allemagne et l'Entente s'agrandit, et dans l'éventualité d'une guerre avec la Pologne, nous parlerons. C'est précisément parce que ces possibilités existent que vous devez tout faire pour mobiliser le parti. (...) Si, maintenant, vous ne faites pas tout, par une pression incessante en vue de l'action,(...) vous échouerez de nouveau à un moment décisif. (...) moins penser à la formule « radicale » qu'à l'action (...)32
La
lettre était mesurée et conditionnelle comparée avec
l’interprétation qui en fut faite par ceux qui la lurent. Frölich
informa le comité central que la nouvelle tactique impliquait
…une rupture complète avec le passé. Jusque là nous étions guidés par la tactique, ou plutôt nous étions contraints d’accepter la tactique consistant à gagner de temps jusqu’à ce qu’une situation propice à l’action existât. (...) Maintenant nous disons : nous sommes si forts et la situation est si chargée de possibilités que nous pouvons forcer le sort du parti et de la révolution.
Le parti doit aujourd’hui assumer l’initiative, indiquer que nous ne voulons plus gagner du temps, attendre jusqu’à ce que nous soyons confrontés au fait accompli ; nous entendons créer ce fait nous-mêmes.33
Les conséquences choquantes de l’Action de Mars ne discréditèrent pas immédiatement cette théorie. Radek, qui en privé concédait qu’on avait peut-être appelé à l’action « trop tôt », répétait avec insistance en public quatre semaines plus tard qu’il y aurait encore beaucoup d’« actions partielles » semblables. « Le développement de la révolution allemande passera par une centaine d’actions territoriales fragmentaires », disait-il.34
La Centrale du Parti enfonçait le clou :
Dans une époque de profonde tension politique, de telles actions, même si elles se terminent en défaites temporaires, constituent la condition préalable indispensable des victoires à venir, et, pour un parti révolutionnaire, la seule façon possible de conquérir les masses pour lui et pour le combat révolutionnaire victorieux et de commencer à faire prendre conscience aux masses indifférentes de la situation politique objective.35
En réalité, évidemment, l’Action de Mars avait causé au parti des dommages terribles, lui faisant perdre la moitié de ses membres et éloignant de lui les centaines de milliers de travailleurs qui hésitaient entre les deux moitiés de l’ancien USPD. Quelques actions de plus dans la même logique auraient détruit le parti complètement.
En fait, la « théorie de l’offensive » n’avait rien de nouveau. A de nombreux égards c’était une reformulation de ce que disait l’ultra-gauche en 1919. En tant que théorie, elle a également connu une vogue plus récente : elle était inscrite dans la vision guévariste, populaire dans de nombreux cercles révolutionnaires à la fin des années 1960 et au début des années 1970 – qui s’exprimait par le slogan : « Le devoir d’un révolutionnaire est de faire la révolution ».
Toutes les versions de cette même position fondamentale proclament que d’une manière ou d’une autre les révolutionnaires pouvaient pousser les travailleurs à l’insurrection au moyen d’actions armées entreprises par une « minorité agissante ». Elles oublient toutes que les travailleurs, y compris les membres d’un parti révolutionnaire, ne passeront à l’action révolutionnaire que s’ils ressentent par eux-mêmes qu’une transformation de la société est nécessaire. Ce ne sont pas les révolutionnaires qui font la révolution ; c’est la masse des travailleurs. La tâche des révolutionnaires est de guider ces travailleurs, et non de se substituer à eux.
L’Action de Mars de 1921 est le test historique le plus important auquel cette théorie ait jamais été soumise. Le recul qui suivit aurait dû être sa réfutation définitive.
Le résultat de l’Action de Mars envoya une onde de choc à la fois dans le Parti Communiste Allemand et dans l’Internationale Communiste.
Le premier choc, en Allemagne même, fut le départ du parti de Paul Levi, le membre le plus important à s’être opposé à l’Action de Mars. Levi avait été le dirigeant le plus influent du parti de la mort de Jogiches à sa démission à peine une semaine avant l’Action. Il était incontestablement le plus capable des dirigeants. Mais il semble avoir eu un dédain considérable pour ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui, et il ne comprenait pas vraiment que c’étaient de sincères et courageuses convictions révolutionnaires qui avaient amené des communistes fraîchement convertis à des actes de démence gauchiste.
Alfred Rosmer, qui n’avait pas une grande sympathie pour les ennemis de Levi, le décrivait à l’époque du Second Congrès de l’Internationale à Moscou :
Les communistes qui lui avaient résisté à Heidelberg [l’ultra-gauche] étaient sa bête noire ; il en était obsédé ; le conflit prenait l’allure d’une affaire personnelle . (...) il revenait toujours à cette terrible opposition ; cela frisait la manie de la persécution.36
Levi était en rage contre la stupidité de la majorité de la direction, et ne cachait pas sa fureur. Dans un pamphlet publié quelques jours plus tard il dénonça l’Action. La brochure, intitulée Notre chemin contre le putschisme, était une dénonciation brillante du raisonnement qui avait mené au « plus important putsch bakouniniste de l’histoire ». Il utilisait toutes ses ressources de rhétorique et de sarcasme pour marteler l’argument selon lequel c’était de la folie que de lancer une action armée « offensive » alors que la masse des travailleurs était passive, et seulement quelques semaines après que le parti n’ait obtenu qu’un tiers des voix du SPD et de l’USPD combinés lors d’élections tenues dans les deux tiers du pays.37
Levi expliquait que ce n’était pas plus facile, pour le Parti Communiste de masse, de pousser à la lutte des travailleurs sociaux-démocrates, que cela ne l’avait été pour la petite Ligue Spartakus de 1918-19, c’était au contraire plus difficile.
Au début de la révolution allemande les sociaux-réformistes de toutes sortes étaient complétement sur la défensive. Certes, ils avaient les grandes masses derrière eux, mais leurs rangs étaient inorganisés. (...) Aujourd’hui le social-réformisme a organisé une résistance consciente et tenace contre le communisme, il passe même déjà de la défensive à l’offensive. (...) L’influence morale des communistes sur les masses prolétariennes indécises ou toujours réformistes ne vient plus d'elle-même aux communistes. Elle doit être conquise.38
Au lieu de gagner les travailleurs, « la Centrale a joué avec la garde favorite de Bakounine, le lumpenprolétariat ». « Les chômeurs ont été envoyés comme des colonnes d’assaut » contre les travailleurs ayant un emploi. Le résultat a été « une insurrection soudaine et irréfléchie contre la bourgeoisie et les quatre cinquièmes du prolétariat, un putsch ».39
Le pamphlet démolissait les partisans de la « théorie de l’offensive ». L’ennui, malgré tout, était qu’il était écrit dans un style presque calculé pour ne pas convaincre la base du parti, mais simplement les mettre en colère. Il donnait l’impression de se moquer de leur courage, de leur promptitude à descendre dans la rue pour combattre. Son ton était celui de quelqu’un qui regardait le parti de l’extérieur, comme s’il n’en était pas membre, avec ses erreurs. Ce n’était que trop facile, pour la majorité de la direction du parti, qui n’avait toujours rien appris de l’Action, de dresser les militants contre Levi pour avoir écrit sur ce ton, plutôt que de répondre à ses arguments. Ils l’exclurent du parti pour « manquement à la discipline » sans se soucier de répliquer à aucune de ses critiques.
La discussion sur l’Action de Mars faisait bientôt rage à Moscou autant qu’à Berlin. Car bien qu’une section de la direction de l’Internationale Communiste ait poussé à des actions offensives, des dirigeants comme Lénine et Trotsky n’avaient pas la moindre idée de ce qui se préparait et de ce qui se disait.
Levi lui-même désignait dans son pamphlet un des problèmes les plus importants auxquels était confrontée l’Internationale. Elle était dominée par le Parti Bolchevik russe, qui, avec son expérience de prise du pouvoir réussie, avait des millions de choses à enseigner aux autres partis. Mais le Parti Bolchevik était absorbé par la défense de la révolution en Russie elle-même. Par conséquent :
D'abord la Russie n’est naturellement pas dans une position lui permettant de mettre à disposition les meilleurs éléments. Ils occupent en Russie des postes où ils sont irremplaçables. Du coup, des camarades arrivent en Europe, chacun d'eux plein de bonne volonté, chacun plein d’idées propres, chacun désireux de montrer comment il « règle la question ». Ainsi, l’Europe de l’Ouest et l’Allemagne deviennent le terrain d’expérimentation de toutes sortes d’hommes d’Etat en miniature qui donnent l’impression qu’ils veulent y développer leur technique. (...) Les choses prennent des proportions tragiques lorsqu’on envoie des représentants qui ne possèdent pas les qualités humaines nécessaires.40
Il ne fait aucun doute que c’est exactement ce qui s’est passé lorsque Béla Kun est venu à Berlin en mars 1921. Kun, pensaient la plupart des dirigeants communistes, avait fait d’énormes erreurs dans sa conduite de la République Hongroise des Soviets. Puis il s’était querellé avec Lénine sur ses activités dans le Moyen orient soviétique. Tout d’un coup, il voyait une chance de se racheter en organisant une opération réussie en Allemagne – s’il pouvait seulement parvenir à surmonter les réticences des dirigeants allemands « conservateurs », « semi-centristes ».
Mais la responsabilité ne repose pas uniquement sur Kun. Il est à peu près certain qu’il reçut le feu vert de la part de ceux qui étaient responsables des activités du parti allemand dans l’Internationale Communiste – en particulier de Zinoviev, président de l’Internationale. Zinoviev avait collaboré pendant des années avec Lénine, apprenant avec lui un certain style de travail. Il admettait que la construction d’un parti révolutionnaire impliquait de « tordre le bâton »,41 passer brusquement d’une tactique à une autre, lorsque les conditions changeaient. Malheureusement, il n’avait pas appris de Lénine à faire l’évaluation objective nécessaire pour savoir quand le changement de tactique devait être opéré. Il pouvait copier la forme de la méthode de Lénine, mais pas son contenu.
Il n’avait pas non plus appris de Lénine comment gagner d’autres communistes à un tel changement de tactique. Lénine argumentait avec soin et patience pour amener le parti à accepter le changement : ses œuvres complètes sont pleines d’articles répétant constamment, encore et encore, les mêmes thèmes lors de chaque étape particulière de l’histoire du Parti Bolchevik. A l’inverse, Zinoviev était un démagogue, brillant à la tribune, mais porté à forcer les choses plus qu’à expliquer patiemment. De façon caractéristique, Brandler le décrit « tapant du poing sur la table » pour amener les communistes étrangers à accepter son opinion ;42 il est difficile d’imaginer Lénine se comportant de cette manière.
Isaac Deutscher écrit de Zinoviev : « Il faisait merveille lorsqu’il exploitait les idées de Lénine ou lorsqu’il se faisait son porte-parole tonitruant et tempétueux; mais son intelligence manquait de vigueur ».43 Il est clair que lorsqu’il n’agissait pas sur les instructions directes de Lénine, Zinoviev avait presque toujours tort : il s’opposa à la révolution bolchevik en octobre 1917, et ne fit montre, après la mort de Lénine, ni de perspicacité ni de volonté.
L’autre poids lourd bolchevik engagé dans un travail régulier pour l’Internationale était Boukharine. Moins porté à la démagogie que Zinoviev, il avait une pensée plus substantielle. Mais, en 1920 et 1921, il était encore très marqué par le « bolchevisme de gauche ». Il avait défendu sa propre « théorie de l’offensive » en 1918 lorsque, à l’époque des pourparlers de Brest-Litovsk, il proclamait que les Bolcheviks pouvait faire surgir une Armée Rouge du néant et répandre la révolution en prenant l’offensive contre les troupes allemandes. En 1920, le même raisonnement l’avait conduit à soutenir avec enthousiasme l’avance de l’Armée Rouge jusqu’aux portes de Varsovie, contre l’avis du Commissaire du peuple à la Guerre, Léon Trotsky.44
On peut dire que Zinoviev et Boukharine, avec Radek, dirigèrent l’Internationale Communiste jusqu’à l’Action de Mars. Lénine et Trotsky faisaient des apparitions occasionnelles lors des réunions de son exécutif, mais étaient le plus souvent trop occupés par d’autres choses. « L’exécutif du Comintern n’était alors qu’un modeste bureau. Lénine n’assista à ses réunions que deux ou trois fois : il n’avait tout simplement pas le temps de venir plus souvent », a dit Brandler.45
Avec le recul, il est possible de voir que ces « deux ou trois » visites de Lénine avaient déjà apporté le commencement d’une perspective différente, dans la construction des partis communistes d’Europe de l’Ouest, de celle de Zinoviev et Boukharine. Lénine avait, par exemple, soutenu la proposition de « gouvernement ouvrier » lors des journées de Kapp et la lettre ouverte aux sociaux-démocrates de janvier 1921. Mais, jusqu’à l’Action de Mars, il n’avait pas saisi que cette perspective était fondamentalement différente de celle de Zinoviev et Boukharine – il était d’accord avec eux, par exemple, pour mettre la pression sur le KPD dans le sens d’une fusion avec le KAPD « gauchiste ».
Peu après l’Action de Mars, Lénine écrivit à Levi et à Clara Zetkin :
En ce qui concerne les dernières grèves et le mouvement insurrectionnel, je n'ai absolument rien lu. Qu'un représentant de l'exécutif de l'Internationale [Kun] ait proposé une tactique imbécile, gauchiste, d'action immédiate « pour aider les Russes », je le crois sans trop de peine : ce représentant se trouve souvent trop à gauche. A mon avis, dans de tels cas, vous ne devez pas céder, mais protester et porter immédiatement la question devant le plenum de l'exécutif.
Son attitude devait cependant se durcir bientôt considérablement. Il étudia les évènements d’Allemagne dans le détail et décida que non seulement Kun, mais la direction du Comintern avait commis une pure folie. Le 10 juin, il écrivait à Zinoviev : « Levi, politiquement, avait raison sur beaucoup de points. (...) Les thèses de Thalheimer et de Béla Kun sont sur le plan politique radicalement fausses » - et ce, après que l’exclusion de Levi du parti allemand ait été confirmée par l’Internationale !
« C'est terrible, tout ce qu'on a laissé passer. », continuait Lénine. Traitant de la « théorie » qui avait justifié l’Action, il ajoutait :
Il est insensé et malfaisant d'écrire et d'admettre que la période de propagande est révolue et que celle de l'action a commencé. (...) Il faut sans cesse et de façon systématique lutter pour gagner la majorité de la classe ouvrière, d'abord à l'intérieur des vieux syndicats.
Il dit à Clara Zetkin – qui plaidait auprès de lui la cause de Levi – que « Levi avait perdu la tête : mais au moins il avait une tête à perdre ». La « théorie de l’offensive » était une absurdité :
Est-ce qu’on peut vraiment l’appeler une théorie ? Non, c’est une illusion, c'est du romantisme. (...) Nous ne ne pouvons pas écrire de la poésie et rêver. (...) En attendant nous avons plus à apprendre de Marx que de Thalheimer et Béla. (...) La Révolution Russe, après tout, continue à fournir plus d’enseignements que l’ « Action de Mars » allemande.46
Trotsky étant, de façon indépendante, arrivé à la même conclusion, ils décidèrent de lutter ensemble et d’« étouffer » la « théorie de l’offensive » à l’occasion du Troisième Congrès de l’Internationale, qui devait se tenir à la fin juin 1921.
Aussi curieux que cela puisse paraître, Lénine et Trotsky n’étaient pas sûrs d’obtenir la majorité au Congrès. Ce n’était pas la période de Staline, et les délégués étaient libres de se faire une opinion personnelle sur toutes les questions. Zinoviev et Boukharine étaient résolument opposés à Lénine et Trotsky, et tentèrent de gagner les délégués à leur point de vue individuellement avant le début du Congrès.
Mais Lénine et Trotsky furent aidés par une chose. Une section de la direction allemande qui avait lancé l’Action de Mars avait déjà des doutes : Brandler s’était enfui en Russie pour éviter d’être emprisonné et avait rapidement changé d’avis sur la question. A Moscou, Lénine et Trotsky réussirent même à convaincre le « théoricien de l’offensive », Thalheimer, et le gauchiste berlinois Friesland.
Le Congrès fut une victoire politique pour la ligne désormais adoptée par les deux dirigeants de la Révolution Russe. Lénine proclamait avec insistance, dans ses discours, que les positions politiques soi-disant « droitières » adoptées par la direction du parti allemand jusqu’au « tournant à gauche » de mars avaient été correctes. La lettre ouverte, appelant au front unique avec les autres « partis ouvriers’ avait été, disait-il
une initiative politique exemplaire. (...) C'est exemplaire, car c'est le premier acte d'une méthode pratique visant à attirer la majorité de la classe ouvrière. Qui ne comprend pas qu'en Europe, où presque tous les prolétaires sont organisés, nous devons conquérir la majorité de la classe ouvrière, celui là est perdu pour le mouvement communiste, n'apprendra jamais rien, s'il ne l'a pas encore appris en trois ans de grande révolution.47
Lénine se rangea aussi à l'idée que les dirigeants allemands avaient eu raison en 1920 dans leur opposition résolue au KAPD gauchiste. Il écrivit à Zinoviev : « Je vois clairement que ce fut une erreur de ma part que d'avoir accepté l'admission du K.A.P.D. [dans l’Internationale] ». Lors du Congrès même, Lénine déclara que c’était « à mon profond regret et à ma grande honte » qu’il avait écouté favorablement l’opinion du KAPD sur la « lettre ouverte ».48
Trotsky était tout aussi incisif : « C’est notre devoir de dire clairement aux travailleurs allemands que nous considérons la philosophie de l’offensive comme le danger suprême, et sa mise en pratique comme le pire des crimes politiques ». Non seulement il critiquait la « théorie de l’offensive », mais il commençait à élaborer une stratégie alternative – qui reçut au cours de l’année suivante le nom de stratégie du « front unique ». Il proclamait avec force que la première grande vague révolutionnaire était arrivée à son terme. Le capitalisme avait réussi, temporairement, à se stabiliser. Une nouvelle grande poussée ne serait pas suffisante pour le renverser. L’espace de temps avant que la révolution ne se répande serait fait d’années et non de semaines.49
Le rôle du Parti Communiste, disait Trotsky, était d’utiliser l’entracte de deux ou trois ans pour s’assurer un soutien de masse dans la classe ouvrière. Il pouvait le faire parce que la bourgeoisie utilisait son nouveau répit pour lancer une offensive contre les gains passés des travailleurs – avec baisses de salaire, chômage, répression accrue, allongement de la journée de travail, progression de la droite fasciste. Les sociaux-démocrates et les bureaucrates syndicaux étaient trop liés aux capitalistes pour adopter les formes de lutte radicales qui pouvaient, seules, permettre de gagner ces batailles défensives. Le parti communiste devait se saisir de la lutte sur ces « revendications partielles » et montrer aux partisans de la social-démocratie que seules les méthodes révolutionnaires pouvaient gagner des batailles défensives, aussi limitées soient-elles.
Dans les mois suivant le Congrès, cet argument fut développé plus avant : la seule façon de gagner les travailleurs sociaux-démocrates était de suivre la tactique inaugurée par la « lettre ouverte » allemande – proposer l’unité d’action aux dirigeants des partis sociaux-démocrates et des syndicats. Ce n’est qu’en s’adressant aux dirigeants que les communistes pouvaient parler à leurs bases.
Si les dirigeants acceptaient l’invitation à l’unité d’action, même sur des revendications partielles, limitées, en provenance directe du programme réformiste de la social-démocratie, c’était parfait : leur base entrerait dans la lutte aux côtés des communistes, verrait que ce que racontaient ses dirigeants sur les communistes était mensonger, et apprendraient que c’étaient les communistes, et non les dirigeants sociaux-démocrates, qui étaient prêts à se battre « pour chaque miette de pain ».
Si les dirigeants refusaient l’invitation à la lutte, cela aussi ne pouvait que bénéficier aux communistes – les dirigeants sociaux-démocrates prouveraient dans la pratique que c’étaient eux qui divisaient la classe.
Lénine et Trotsky l’emportèrent sur leur nouvelle stratégie au Congrès de l’Internationale. Mais en même temps, ils acceptèrent un compromis partiel destiné à permettre à la fraction de la direction du Comintern qui avait soutenu les « gauchistes » du parti allemand de « sauver la face ». Un élément de ce compromis était que Levi restait exclu du parti et de l’Internationale.
Lénine justifia cela devant Clara Zetkin en faisant observer que le ton des attaques de Levi contre l’Action de Mars était de nature à détourner de lui de nombreux bons communistes :
La critique entièrement négative de Levi, qui ne faisait montre d’aucune espèce de solidarité avec le parti et qui ont exaspéré les camarades plus par leur ton que par leur contenu, a détourné l’attention des aspects les plus importants du problème. (...) Une critique sévère de l’Action de Mars était nécessaire. Mais qu’est-ce que Levi a accompli ? Une cruelle lacération du parti.50
Pour Lénine, cela ne laissait pas d’autre choix que de sanctionner Levi, même s’il espérait que celui-ci, après une période disciplinaire de six mois hors du parti, finirait par y revenir.
Cette partie du compromis était peut-être nécessaire. Elle était loin d’être satisfaisante. Parce que pendant que Lénine disait à Zetkin : « Je sais apprécier Levi et ses capacités. (...) Il a fait ses preuves aux temps des pires persécutions », Radek, un des responsables de « l’offensive », parlait de Levi, dans les pages de l’organe officiel de l’Internationale, comme d’un dilettante bourgeois et d’un lâche.51 De plus, le bureau de l’Internationale publiait des déclarations – avec entre autres les signatures de Lénine et de Trotsky – disant ni plus ni moins : « Levi est un traître. (...) C’est un mensonge abominable que de prétendre que le comité exécutif ou ses représentants ont provoqué le soulèvement de mars ».52
De telles déclarations ne pouvaient être considérées avec indulgence par Levi – ou, ce qui est peut-être plus important, par la section de la direction allemande qui, connaissant la vérité, était d’accord avec lui, pas plus qu’elles ne pouvaient préparer le parti et ses sympathisants à faire face à la vérité si celle-ci était révélée par ses ennemis – ce qui ne manqua pas d’arriver lorsque le journal social-démocrate Vorwärts mit la main sur des documents internes du parti traitant dans le détail des « provocations » de mars.
L’autre partie du compromis était interne au Comintern lui-même. Des thèses conjointes furent présentées au Congrès par Zinoviev et Boukharine d’une part, Lénine et Trotsky de l’autre, après que les deux premiers aient consenti à la nouvelle perspective. En contre-partie, leur soutien à la folie allemande fut dissimulé à la grande majorité des délégués au Congrès. Les procès-verbaux du Congrès donnent l’impression que Zinoviev, Boukharine et Radek étaient aussi sévères envers l’Action de Mars que Lénine et Trotsky : le débat se déroule entre tous les cinq et la majorité de la délégation allemande. Ce n’est pas avant la fin des années 20 que Trotsky révéla publiquement qu’il y avait eu deux « factions » dans la direction russe.
Le compromis évita à Zinoviev de perdre la face, tout en permettant à Lénine et Trotsky de gagner la grande majorité de l’Internationale à leur « cours nouveau ». Cela semblait un faible prix à payer que d’abandonner une enquête sur le passé en échange d’un contrôle sur l’avenir. Mais avec le recul du temps, on peut se demander s’ils eurent raison. En sauvant la réputation de Zinoviev, ils laissèrent intacte sa crédibilité dans le mouvement communiste international – une crédibilité qui lui permit d’orienter plusieurs autres partis vers des défaites désastreuses au cours des quatre années qui suivirent.
Le compromis n’empêcha même pas la direction du Comintern de continuer à faire des dégâts en Allemagne – Zinoviev et Radek s’entêtèrent pendant plusieurs moins à stigmatiser ceux qui critiquaient l’Action de Mars comme le « véritable danger ». Lénine lui-même dut intervenir à nouveau en octobre, reprochant sévèrement à Radek de faire « des déclarations totalement fausses. (...) selon lesquelles Clara Zetkin « remet toute action générale du parti jusqu’au jour où les larges masses se soulèveront » », et, en fait, d’essayer « d’essayer de pousser Clara Zetkin hors du parti ». Lénine expliquait avec insistance qu’il y avait désormais un grave danger « d’éxagération » dans la « lutte contre le centrisme », de « pratiquer le sport de la « chasse aux centristes » », ce qui ne pouvait que « sauver le centrisme, renforcer sa position ».
En ce qui concernait Levi, Lénine admettait sans hésitation que son infraction à la discipline l’avait mis en dehors du parti, mais se sentait néanmoins tenu de répéter que « Levi a raison sur l’essentiel [souligné par Lénine] dans sa critique de l’Action de Mars 1921 ».53
En décembre 1921, le parti de masse plein de hardiesse de douze mois avant n’existait plus. Les machinations mal conçues de Zinoviev, Radek et Kun ne lui avaient pas seulement coûté la moitié de ses effectifs et son dirigeant le plus capable, elles avaient créé une atmosphère interne de lutte fratricide.
Le départ de Levi fut suivi par d’autres. Le « gauchiste » berlinois repenti Friesland devint président du parti après le compromis du Troisième Congrès du Comintern. Mais à peine assis à la place du conducteur, il se retrouva dans une position essentiellement semblable à celle de Levi – il était provoqué par ses anciens amis « gauchistes » et par le groupe de Zinoviev à la direction de l’Internationale. Il fut véritablement horrifié lorsque, pour la première fois, il apprit la vérité sur ce qui s’était passé en mars par la publication des documents dans Vorwärts, et se rapprocha du groupe communiste dissident de Levi. Finalement, en janvier 1922, il fut démis de la direction du parti et quelques jours plus tard il l'avait quitté.
La perte d’un second président en douze mois n’était pas de nature à renforcer la confiance des membres du parti. Des doutes et des disputes agitèrent le parti de la tête aux pieds. D’autres personnalités issues de la classe ouvrière partirent bientôt – Däumig, Paul Neumann, Richard Müller, Otto Brass.
Pendant un temps, les anciens membres continuaient à se considérer comme faisant partie du mouvement communiste. Mais l’amertume pour la façon dont ils avaient été traités – en particulier de la part de Levi et de Friesland – les porta à développer une antipathie personnelle envers le parti, sa direction et la plus grande partie du Comintern. Levi remit bientôt en question de nombreuses positions pour lesquelles il s’était battu en deux années de direction du parti et obliqua vers l’aile gauche de la social-démocratie. Friesland alla plus loin, et, sous le nom de Reuter, devint dirigeant social-démocrate et maire de Berlin-Ouest.
Il y eut une deuxième conséquence, à de nombreux égards plus sérieuse que la perte même de nombreux dirigeants. Dans l’atmosphère factionnelle, ceux qui prospéraient étaient ceux pour lesquels l’intrigue et la rhétorique étaient des substituts à la pensée politique. Les deux jeunes intellectuels berlinois, Ruth Fischer et Arkadi Maslow, se délectaient du sectarisme ambiant, « jouant à la chasse au centrisme ». Eloquents et énergiques, ils parvinrent à regrouper autour d’eux beaucoup de nouveaux, des travailleurs qui étaient passés des Indépendants au parti – malgré leur nullité au delà d’une compréhension plus que sommaire du marxisme.
Ils firent cela en répétant sans cesse que la nouvelle direction repentante du parti était « molle », « centriste » et « réformiste ». « L’offensive », disaient-ils, était la seule méthode communiste correcte. « Un parti sur la défensive », proclamait Maslow, « est un parti social-démocrate. S'il veut être un parti communiste, il lui faut être offensif. ».54 Le ton de Fischer était le même : « Un parti de 500 000 membres qui ne combat pas ne peut que devenir un bourbier, et c'est ce qu'il était déjà devenu ».
Si le KPD avait eu une direction ferme et confiante, ceux qui proféraient de telles inepties auraient, soit appris l’humilité, soit pris la porte. Mais dans le chaos politique et le factionisme engendrés par l’Action de Mars, Fischer et Maslow purent gagner l’allégeance de près de la moitié du parti.
La conséquence finale de la folie de mars était la moins quantifiable, mais probablement la plus dévastatrice dans son impact.
La démence avait pris possession de certains des éléments les plus compétents du parti – Brandler, qui avait construit le district ouvrier le plus achevé ; Thalheimer, le théoricien du parti ; Frölich, journaliste et polémiste de grand talent ; Ernst Meyer, son nouveau président ; Radek, le lien avec l’Internationale. Une fois qu’ils eurent compris leur erreur, ils perdirent toute confiance dans leur propre jugement politique. Dans l’avenir, ils hésiteraient avant de se décider à l’action – en particulier pour une action qui impliquerait les travailleurs en armes. Et dans la politique révolutionnaire, comme à la guerre, l’hésitation peut être fatale.
Nous pouvons apercevoir maintenant la réponse à notre première question : pourquoi la folie de mars s’est-elle produite ? La plupart des dirigeants du parti manquaient de confiance dans leur propre jugement après les désastres de 1919 et de 1920. Ils regardaient les délégués de Russie comme les porteurs omniscients de la stratégie et de la tactique révolutionnaires – même si le fait de venir de Moscou ne rendait pas un Kun, un Radek ou même un Zinoviev plus compétent que les dirigeants allemands : seuls Lénine et Trotsky pouvaient prétendre à cette distinction – et eux aussi se trompaient souvent.
S’il y avait eu un parti avec de nombreuses années de lutte commune, au lieu de quelques mois seulement, les dirigeants allemands auraient été suffisamment sûrs d’eux-mêmes pour envoyer Kun (et Zinoviev si nécessaire) faire ses bagages. L’absence d’un embryon de parti avait mené aux défaites de 1919 et aux erreurs de 1920 ; celles-ci, à leur tour, provoquèrent un manque d’assurance qui fut près de détruire le parti de masse une fois qu’il vit le jour ; et l’amère expérience de l’Action de Mars devait miner encore plus la confiance de la direction et mener à de nouveaux désastres.
Notes
1 Tous les chiffres viennent de Bericht über der IV Parteitag der KPD.
2 Ibidem, pp. 3-4.
3 Pour l’opinion de Pannekoek et Gorter, voir D A Smart (éd), Pannekoek and Gorter’s Marxism (Londres 1978). Malheureusement l’introduction à ce travail par son éditeur ne peut être considérée comme digne de foi sur le plan factuel.
4 Heinrich Ströbel, The German Revolution and After (Londres 1923) p. 248.
5 Cité in Pierre Broué, Révolution en Allemagne (Paris 1971) p. 328.
6 Pour la discussion publique du congrès, voir The Second Congress of the Communist International, Minutes of the Proceedings (2 volumes, Londres 1977).
7 P Broué, op. cit., p. 481.
8 Max Hoelz, Vom Weißen Kreuz zur Roten Fahne, Francfort sur le Main, 1969.
11 M Buber-Neumann, Kriegsschauplätze der Weltrevolution (Stuttgart 1967), p. 50.
12 Werner Angress, Stillborn Revolution (Princeton 1963) p. 149.
13 Ibidem, p. 151.
14 M Buber-Neumann, op. cit., p. 50.
15 Cité in Paul Levi, Unser Weg wider der Putschismus (Berlin 1921) p. 41.
16 Ibidem, p. 40.
17 Die rote Fahne, 30 mars 1921, citée in ibidem, p. 41.
18 La partie essentielle du débat a été traduite en anglais in H Gruber (éd), International Communism in the Era of Lenin (New York 1972) pp. 157 et suivantes.
19 Die Internationale, juillet 1920.
20 Die Internationale, juillet 1920, p. 13.
21 Die Kommunistische Internationale, juillet 1920 (traduit de l'anglais).
22 Le débat est traduit en anglais in H Gruber, op. cit., pp. 132 et suivantes.
23 Bericht über der V Parteitag der KPD, pp. 26-29.
24 Lettre à Isaac Deutscher, publiée dans New Left Review 105, p. 75.
25 Cité par I Deutscher, New Left Review 105, p. 50.
27 In H Gruber (éd), op. cit., p. 302.
28 Lettre à Deutscher, New Left Review 105, p. 68.
29 Paul
Levi,
30 Cité d'après Levi, Unser Weg wider den Putschismus, Berlin 1921, pp. 30 et suivantes.
31 Ibid, p. 32.
32 Cité d'après Broué, op. cit., ../../../broue/works/1971/00/broue_all_25.htm#_ftnref5
33 Cité in Gruber, op. cit., p. 278-279.
34 Soll die VKPD eine Massenpartei der Revolutionäre Aktion, oder eine Zentristische Partei der Wartens Sein? (mai 1921).
35 Die Internationale, volume 4, 1921, p. 125.
36 Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, (Petite Collection Maspéro, Paris 1970) p. 40.
37 Paul
Levi,
38
39
40
42 New Left Review 105, p. 52.
43 Isaac Deutscher, Le prophète désarmé (Paris 1979) p. 117.
44 S F Cohen, Bukharin and the Bolshevik Revolution (Londres 1974) p. 101.
45 Cité in I Deutscher, New Left Review 105, p. 31.
46 Cité d'après Klara Zetkin, Erinnerungen an Lenin, Berlin 1985, p. 35.
48 Ibidem.
49 Voir les discours de Trotsky au Troisième Congrès in The First Five Years of the Communist International (New York 1945) pp. 227 et suivantes. Traduit de l'anglais.
50 C Zetkin, op. cit..
51 Die kommunistische Internationale (Petrograd 1921).
52 Die Kommunistische Internationale, juin 1921. (traduit de l'anglais)
53 Lénine, Lettre aux communistes allemands, d'après l'original russe, http://vilenin.eu/t44/p087 . Une traduction française se trouve dans le tome 32 des Œuvres.