1982 |
"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir." |
Les symboles des premiers jours de la révolution furent ceux du socialisme révolutionnaire – les drapeaux rouges, le chant de l’Internationale, la formation de conseils d’ouvriers et de soldats dans tout le pays. La vieille structure politique s’était désintégrée – et ses symboles avaient provisoirement disparu. Les partis politiques bourgeois étaient dans une crise profonde, leurs dirigeants se demandant comment ils pouvaient sauver quelque chose. Ils savaient que leur unique salut reposait sur ces sociaux-démocrates qu’ils avaient tant méprisés dans le passé.
Les sociaux-démocrates avaient la moitié des sièges au gouvernement. Mais pour les obtenir ils avaient dû user de slogans d’extrême gauche. Deux jours après la révolution, Scheidemann était découragé : « Oui, les Indépendants ont le pouvoir maintenant », déclarait-il au journaliste berlinois Theodor Wolff, « Je n’ai pas de soldats ». Le collègue « commissaire » de Scheidemann, Landsberg, ajoutait : « Nous sommes dans une situation impossible. Haase est beaucoup plus fort que nous. Si les choses continuent ainsi, nous n’aurons pas d’autre choix que de démissionner ».1
Etre au gouvernement ne servait à rien s’il ne pouvait commander ceux qui avaient la force armée. Dans le passé, c’étaient les officiers, mais leur autorité se désintégrait à grande vitesse. Dès le premier jour de la révolution à Berlin les symboles de l’autorité militaire furent déchirés :
A travers la masse compacte de la foule en marche des camions militaires se frayaient un chemin, pleins à déborder de soldats et de marins qui agitaient des drapeaux rouges et poussaient des cris féroces. (...) Ces voitures, remplies de jeunes gens en uniforme ou en civil, portant des fusils chargés ou des petits drapeaux rouges, me semblèrent caractéristiques. Ces jeunes hommes quittaient constamment leur place pour forcer des officiers ou des soldats à arracher leurs galons…2
Les soldats du rang étaient dégoûtés de la guerre, des épreuves, de la discipline militaire, de leurs misérables rations quand leurs officiers se gobergeaient. Ils décidèrent que les officiers devaient écouter leurs hommes maintenant. Partout, ils mirent en place des conseils de soldats.
Durant les journées de novembre, des conseils de soldats apparurent spontanément non seulement dans toutes les plus grande villes allemandes, mais aussi dans les armées en campagne en Belgique et en France, de même qu’en Russie.3
A Bruxelles, un centre de communications d’une importance vitale pour la retraite de la France et de la Belgique occupées, un conseil de soldats fut constitué le 10 novembre et prit le contrôle de toute autorité, militaire et civile, à la place du gouvernement. (...) A Malines, le même jour un conseil de soldats de 20 membres, parmi lesquels deux lieutenants, fut élu pour la IVème Armée. Il publia une proclamation qui abolissait le mess des officiers séparé et le devoir de saluer lorsqu’on n’était pas en service. (...) En Pologne occupée, le conseil de soldats élu à Grodno proclama le 12 novembre qu’il prenait le commandement dans le gouvernement de Lituanie du Sud.4
En Allemagne même, l’armée avait tendance à être beaucoup plus radicale qu’au front. Elle avait eu un contact plus étroit avec la classe ouvrière organisée et beaucoup plus d’occasions de parler politique. Dans un centre industriel après l’autre, les conseils de soldats se joignaient aux conseils ouvriers et ils désignaient leurs dirigeants élus comme responsables des gouvernements d’Etat ou de ville.
A Cologne, par exemple, un conseil constitué en parts égales de délégués de travailleurs et de soldats établit des sous-comités pour la sécurité, le ravitaillement et le logement, la démobilisation, la presse, l’hygiène et les transports. Les membres du conseil jouaient un rôle de supervision auprès du maire (qui devait plus tard devenir chancelier d’Allemagne de l’Ouest, Konrad Adenauer), les chemins de fer, la poste et le télégraphe, la police, les tribunaux, la banque nationale et le commandement militaire.5
Dans un certain nombre d’endroits le nouveau conseil ouvrier qui prenait en charge le gouvernement local reconnaissait à peine le gouvernement d’Ebert à Berlin. En Saxe, les conseils d’ouvriers et de soldats de Dresde, Leipzig et Chemnitz se réunirent et annoncèrent que le prolétariat révolutionnaire prenait le pouvoir pour abolir l’exploitation capitaliste. Le vieux gouvernement de Saxe fut remplacé par un gouvernement socialiste de coalition, avec la plupart des postes importants aux mains des Indépendants. Dans le petit Etat de Brunswick, une gouvernement socialiste radical fut également formé.
Le plus significatif des gouvernements des conseils « autonomes » se trouvait dans le second Etat d’Allemagne, en Bavière. Le nouveau premier ministre, le social démocrate indépendant Eisner, négocia même avec les puissances étrangères indépendamment de Berlin. La Bavière avait depuis longtemps des aspirations séparatistes.
Dans l’armée, les choses furent encore plus accidentelles. Jusqu’au 9 novembre les discussions dans les casernes ou dans les tranchées devaient être secrètes. Manquant d’expérience, les soldats ne pouvaient pas savoir qui pouvait assurer une direction digne de confiance à leurs camarades, ou qui était simplement intéressé ou bien fou furieux. Les soldats tendaient à se tourner vers ceux qui étaient les plus francs ou qui parlaient le mieux, pourvu qu’ils promissent la paix, un retour rapide dans les foyers, un meilleur ordinaire et la fin de la discipline militaire. De telle sorte que dans un centre militaire important les conseils pouvaient être tenus par des sociaux-démocrates majoritaires, dans un autre par des spartakistes, dans un troisième par des démagogues ou des aventuriers, ou ailleurs par l’officier le plus sympathique. Il y a même eu des cas où les soldats élisaient leurs commandants au conseil, et où des conseils de soldats désignaient des politiciens bourgeois pour diriger les villes.
A Berlin, les ouvriers des grandes usines tendaient à s’aligner sur les indépendants, comme l’admet l’historien pro-SPD Landauer.6 Mais cela était compensé par l’équilibre des pouvoirs dans l’armée ; la plupart des soldats de retour du front sympathisaient au début avec les sociaux-démocrates majoritaires – comme le montre l’assemblée des délégués du Cirque Busch.
Le vieux Parti Social-Démocrate s'était lamentablement ratatiné dans les grandes villes, et les Indépendants avaient l’avantage presque partout. Mais les hommes de confiance du SPD pouvaient utiliser les promesses du gouvernement pour influencer les masses peu politisées, inactives et arriérées et ce sont eux qui donnaient le ton. Ce sont surtout les conseils de soldats qui venaient à leur aide. Les conseils ouvriers représentaient fidèlement la classe, mais dans la masse hétérogène et confuse des soldats, les beaux parleurs de la classe moyenne venaient au premier plan – des employés, des intellectuels, des sous-officiers et même des officiers, pour l’essentiel des socialistes de novembre frais émoulus, qui parlaient un charabia politique et qui agissaient toujours selon leurs intérêts de classe bourgeois.7
Mais une armée en décomposition ne reste pas figée dans ses attitudes. Les soldats qui rompaient avec la vieille discipline commençaient bientôt à rompre aussi avec les anciennes façons de penser. Une polarisation politique rapide commença à prendre place. Les comités de soldats dominés par les sociaux-démocrates ne firent pas longtemps la loi dans les casernes des grandes villes. Et un grand nombre de soldats avaient abandonné les casernes, emportant leurs fusils avec eux. Ils se rendirent rapidement compte qu’ils ne pouvaient pas trouver du travail. La faim et la colère les radicalisaient, et à Berlin ils se massaient derrière les manifestations conduites par Karl Liebknecht et la Ligue des Soldats Rouges.
A la question « Qui dirige l’Allemagne ? », il ne pouvait y avoir à l’évidence qu’une seule réponse : les conseils. Mais ils ne reflétaient qu’à moitié les aspirations confuses, peu mûries et changeantes des masses armées qui contrôlaient les casernes et les rues. Et ils n’étaient certainement pas organisés en un système coordonné permettant de diriger le pays sur de nouvelles bases. Il y avait au contraire tout un patchwork de différents conseils, avec des pouvoirs différents, poursuivant des buts dissemblables et présentant des degrés variés d’allégeance envers le gouvernement Ebert – qui était lui-même à moitié au service du vieil ordre impérial et à moitié soumis à l’exécutif berlinois de la révolution.
Les sociaux-démocrates ne pouvaient ignorer le pouvoir dont disposait cette mosaïque de conseils. Ils essayèrent de prendre le contrôle du mouvement dans le but de détruire son pouvoir. Cela signifiait en partie utiliser les conseils de soldats contre les conseils d’ouvriers – ce qui pouvait aller jusqu’à des affrontements armés entre l’armée en retraite et les travailleurs locaux. Il jugeaient également important d’empêcher l’humeur changeante des masses de se refléter dans les conseils. Les permanents sociaux-démocrates élus aux conseils dans l’euphorie du 9 novembre refusèrent d’organiser de nouvelles élections en décembre et en janvier. Si l’attitude des travailleurs ne pouvait être stabilisée dans une période de soulèvement révolutionnaire, par contre celle des conseils pouvait l’être.
Le Congrès National des Conseils d’Ouvriers et de Soldats, tenu à la mi-décembre, était une assemblée de ceux qui exerçaient localement le pouvoir révolutionnaire dans tout le pays. Mais ce fut surtout une assemblée de ceux dont la préoccupation principale était de détruire la base révolutionnaire du pouvoir. Sur les 499 délégués, seulement 179 étaient des travailleurs manuels ou des employés, 71 étaient des intellectuels, alors que pas moins de 164 étaient journalistes, députés, responsables syndicaux ou dirigeants sociaux-démocrates, ou membres des professions libérales. Il n’était pas surprenant qu’une majorité massive de 288 délégués fût favorable aux Sociaux-Démocrates, contre 90 pour les Indépendants et 21 pour la gauche révolutionnaire. Ceux qui appelaient le plus fortement à l’établissement du pouvoir des travailleurs, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, ne furent même pas admis dans la salle.
Les dirigeants sociaux-démocrates étaient assez observateurs pour voir qu’avec le temps la base de l’armée se radicalisait, mettant en danger leur base de pouvoir dans son sein. Dès le premier jour de la révolution ils se mirent en quête d’un autre type de soutien. Ils s’assurèrent que des « experts » conservateurs, « responsables », étaient nommés assistants auprès des « commissaires du Peuple ». Ils utilisèrent ces derniers pour éviter le démantèlement de la machine administrative qui avait gouverné l’Allemagne sous le Kaiser.
Comme l’écrivit un historien – loin d’être révolutionnaire – du mouvement des conseils :
Ce qui a le moins changé, c’est l’appareil bureaucratique qui gouverne la Prusse depuis des siècles. Cette machine, créée par les Hohenzollern, les a servis loyalement et avec dévotion. La grande majorité des hauts fonctionnaires qui administraient le pays, de même que les juges, commissaires de police et professeurs du secondaire, était fermement conservatrice et monarchiste, les dissidents ayant été soigneusement éliminés. (...) Ils sont émotionnellement liés à l’ordre ancien, et non au nouveau gouvernement et à la république. (...)
Il y eut une scène, restée fameuse, à l’occasion d’une réunion cabinet, lorsque le Dr Solf, qui restait sous-secrétaire d’Etat aux Affaires Étrangères, refusa de serrer la main de Haase au motif que ce dernier aurait reçu de l’or des Russes pour son parti avant la révolution. Non seulement Solf restait en fonctions, mais également les secrétaires dans les ministères de la Justice, des Finances, du Travail, des Postes et Télégraphes, le secrétaire de la Marine et le ministre prussien de la Guerre, le général Scheuch, même si les sociaux-démocrates avaient au début parlé de le limoger.8
Cela dit, la machine bureaucratique ne pouvait fonctionner que si en dernier ressort elle disposait de la force armée, qui sous l’empire était sous les ordres du Haut Commandement des Forces Armées Impériales. C’était vers lui que louchaient les sociaux-démocrates, désireux qu’il fasse pour eux ce qu’il avait fait pour le Kaiser.
Le second jour de la révolution à Berlin, le 10 novembre, Ebert avait été confirmé au pouvoir par une réunion tumultueuse des délégués des conseils d’ouvriers et de soldats au Cirque Busch. Peu de temps après, il fut confirmé au pouvoir d’une façon complètement différente. Il reçu un appel téléphonique du général Groener, qui lui annonça que le Haut Commandement Impérial reconnaissait le gouvernement.
« Qu’attendez-vous de nous ? », demanda Ebert.
« Le Maréchal Hindenburg attend du gouvernement qu’il soutienne le corps des officiers en maintenant une discipline et un ordre stricts dans l’armée. »
« Quoi d’autre ? »
« Le corps des officiers attend du gouvernement qu’il combatte le bolchevisme, et se tienne à la disposition du gouvernement pour cela. »
Ebert demanda à Groener de « transmettre au Maréchal les remerciements du gouvernement. »9
Hindenburg avait exercé une dictature militaire virtuelle pendant les deux dernières années de la guerre. Et là, Ebert lui garantissait, à lui et à la vieille caste des officiers, le contrôle des forces armées, qu’ils devaient utiliser quatorze ans plus tard pour installer Hitler au pouvoir.
Ebert fut aidé par l’empressement des sociaux démocrates indépendants à valider cette politique. L’un d’entre eux, Dittmann, écrivit plus tard : « Mon consentement à remettre la direction de l’armée à l’ancien commandement était acquis d’avance ».10 Même le plus à gauche des « commissaires » indépendants, Barth, contresigna un ordre mettant les troupes sous le commandement des officiers et limitant les conseils de soldats à un rôle consultatif.
Ainsi, les sociaux-démocrates de gauche et de droite collaboraient pour donner le monopole de la force armée à des hommes qui non seulement haïssaient le « bolchevisme », mais tout parti, aussi « modéré » soit-il, menaçant leurs privilèges séculaires. Ces hommes utiliseraient cette force pour renverser la donne du 9 Novembre et, au bout du compte, à offrir le pouvoir à un dictateur déterminé à détruire la social-démocratie.
Pour l’instant, cependant, l’accord que le Haut Commandement avait obtenu des deux ailes de la social-démocratie n’était qu’un chiffon de papier. Il devait être traduit en action. Le Haut Commandement devait trouver des combattants prêts à l’exécuter.
Au début, ils pensaient pouvoir se fier à l’ancienne armée de campagne. Les troupes en retraite du front semblaient beaucoup plus disciplinées que celles cantonnées dans les villes, et leurs conseils étaient beaucoup plus à droite. Il semblait très facile de les faire marcher contre les travailleurs en armes des villes.
A l’occasion d’autres conversations téléphoniques avec Groener, Ebert put donner à ce plan sa complète approbation. « Un plan fut conçu », disait Groener devant un tribunal huit ans plus tard :
Dix divisions devaient marcher sur Berlin. Ebert était d'accord. (...) Les Indépendants avaient demandé que les troupes entrent sans munitions. Ebert était d'accord pour qu’elles soient équipées de balles réelles. Nous élaborâmes un programme qui prévoyait après l'entrée un nettoyage de Berlin et le désarmement des spartakistes. (...) Cette alliance a été conlue contre le danger des bolcheviks et le système des conseils.11
Mais Ebert et Groener devaient être déçus. La « discipline » de l’armée de campagne dura seulement jusqu'à qu'elle ait accompli sa retraite en deçà de la frontière allemande. Puis elle commença à tomber en ruines. Même les divisions de soldats engagés se décomposaient. Ils avaient accepté la discipline parce qu’ils voulaient rentrer chez eux le plus vite possible. Maintenant, ils commençaient à écouter les agitateurs « bolcheviks ». Les troupes « sûres » abandonnaient bientôt les casernes, refusaient de saluer les officiers et couraient participer aux manifestations organisées par la Ligue des Soldats Rouges.
Le plan échoua. Le seul Indépendant de gauche du gouvernement, Barth, réussit à monter à la tribune. Il semble avoir regretté son acceptation de l’appel à la « discipline » du gouvernement. Il dit aux soldats que les officiers les trompaient. Les soldats l’écoutèrent. Ils étaient prêts à accepter la propagande contre les « bolcheviks subversifs » en termes généraux – et à voter pour des élections à l’Assemblée Nationale ainsi que pour une interdiction des grèves dans les « services essentiels »- mais ils n’étaient pas disposés à revenir au vieux système d’obéissance aveugle à une caste privilégiée d’officiers. Ils votèrent pour l’abolition de toute marque extérieure de grade et pour la réélection des conseils de soldats.
Les soldats du rang en avaient assez de la discipline militaire. Pour beaucoup, le plus important était de retourner à la vie civile dès que possible. Chaque tentative de la part des officiers ou des dirigeants sociaux-démocrates de les soumettre à la discipline ne faisait que les radicaliser davantage. La marche de l’armée du front sur Berlin ressemblait davantage à un morceau de sucre plongé dans de l’eau chaude qu’à un couteau planté dans du beurre. Les unités disciplinés se fondirent dans la masse des silhouettes vert de gris hagardes, affamées et grelottantes, qui peuplaient les rues.
Dans la première semaine de décembre, il y eut une tentative directe d’utiliser l’armée contre la révolution. La presse bourgeoise lança une campagne hystérique contre la gauche, prétendant que les puissances alliées avaient fait savoir au gouvernement allemand qu’aucune livraison de nourriture ne serait faite à leur pays affamé tant que les conseils d’ouvriers et de soldats n’auraient pas été dissous. Des milliers d’affiches « anti-bolcheviks » commencèrent à apparaître, avec des messages tels que « Tuez Liebknecht ».12
Le 5 décembre, un meeting de sous-officiers se porta en manifestation au bureau du chancelier, où ils dirent à Ebert qu’ils étaient prêts pour le mot d’ordre « faire face à un coup d’Etat de Liebknecht ou de ses camarades ».
Le lendemain des troupes de diverses casernes marchèrent sur le Reichstag. On leur avait dit que l’Exécutif des Conseils de Berlin avait détourné 2,5 millions de marks, et elles arrêtèrent leurs membres. D’autres troupes marchèrent sur la Chancellerie où elles appelèrent à la dissolution du Comité Exécutif et à la désignation d’Ebert comme président avec les pleins pouvoirs.
Ebert ne dit ni oui ni non. Il se borna à déclarer qu’il devait consulter ses « collègues ». Il n’était pas disposé à soutenir une entreprise militaire dont l’issue était incertaine ; mais il n’était pas non plus prêt à la désavouer.13
Le coup d’Etat échoua. Les troupes qui y étaient engagées n’avaient pas une claire conscience des buts de leur lutte, et leurs chefs n’avaient pas de plan détaillé pour la prise du pouvoir. Elles supposaient qu’une fois qu’elles seraient en mouvement, les choses se mettraient en place d’elles-mêmes. Mais les hésitations d’Ebert donnèrent un coup d’arrêt à l’opération. Après avoir contrôlé le centre de Berlin, les soldats retournèrent tout simplement dans leurs casernes. Mais après que 200 d’entre eux aient ouvert le feu avec des mitrailleuses contre une manifestation spartakiste, faisant 18 morts.
La conséquence immédiate de cette tentative de coup d’Etat fut de radicaliser Berlin plus encore. Les agitateurs les plus réactionnaires de la garnison étaient compromis. Les soldats qui les avaient suivis le 6 décembre commencèrent à se poser des questions. L’une des unités engagées dans l’action – la Division de Marine – était, à la fin du mois, au centre de la désaffection vis à vis du gouvernement.
L’armée était visiblement en train de se désintégrer. Quiconque voulait contrôler Berlin devait chercher ailleurs.
La gauche révolutionnaire avait appelé, au début de la révolution, à la formation d’une « Garde Rouge » pour maintenir l’ordre et empêcher toute tentative de contre-révolution. Cela avait été décidé par l’Exécutif des Conseils de Berlin le 12 novembre, mais le plan avait été abandonné sous la pression de la droite du gouvernement. La gauche révolutionnaire gardait cependant le contrôle de la Force de Sécurité que l’indépendant de gauche Eichhorn avait constituée au sein de la Kommandantur de la police. Les deux tiers de ses membres étaient des volontaires révolutionnaires, l’autre tiers des policiers.
Les Sociaux-Démocrates Majoritaires entreprirent de contrer cette force – et de désamorcer tout nouvel appel à la constitution de Gardes Rouges. Ils commencèrent à recruter leur propre Corps de Soldats Républicains à partir de leurs sympathisants dans l’armée en désintégration. Les premiers pas avaient été faits par Noske lorsqu’il était en charge à Kiel. Il avait choisi 3 000 marins qui lui étaient loyaux et les avait envoyés à Berlin. Il pensait que cette « Division de Marine du Peuple » donnerait au gouvernement social-démocrate le soutien armé dont il avait besoin. Retranchée dans le palais impérial, le Schloss, sous le commandement d’un vieux monarchiste, Wolff Metternich, elle semblait en effet garantir au gouvernement toute protection contre le retour de troubles révolutionnaires.
Mais après leur engagement dans le coup d’Etat avorté du 6 décembre, les arguments des travailleurs de gauche de Berlin commencèrent à les influencer. Un grand nombre d’entre eux déserta, rentrant dans ses foyers, et le reste suivit un révolutionnaire, l’ancien lieutenant Dorrenbach.
Le ministre prussien de l’Intérieur, le social-démocrate Wels, et son gouverneur militaire de Berlin, Anton Fischer, constituèrent le Corps des Soldats Républicains comme seconde force, financée par des dons des grands patrons, dans l’espoir qu’il pourrait remplacer leur premier instrument, désormais inutilisable. Comme Fischer l’écrivit plus tard : « Déjà, le 17 novembre, Wels et moi-même avions commencé à constituer une force armée qui serait sûre jusqu’à un certain point ». Le problème était d’ordre financier. Mais il fut résolu par un « certain étranger » qui (…) « disait qu'il pensait que tout Berlin était intéressé au rétablissement de l’ordre et [qui] offrit à Wels son assistance financière. (...) Lorsque l’argent arriva, Wels, Colin Ross [plus tard un partisan de Hitler], Striemer et moi allâmes dans les casernes recruter les meilleurs éléments. »14
Le Corps des Soldats Républicains fut bientôt engagé dans des affrontements avec la gauche révolutionnaire, qui laissaient souvent des morts sur le pavé. Mais à terme il finit lui aussi par donner des migraines aux ministres sociaux-démocrates majoritaires. Ses membres étaient, dans l’ensemble, des sociaux-démocrates plutôt conservateurs, qui n’aimaient pas le comportement apparemment « désordonné » des spartakistes. Ils avaient tendance, du moins dans les premiers mois de la révolution, à croire aux promesses du gouvernement selon lesquelles l’avènement du « socialisme » se ferait dans « l’ordre » et la « discipline ». Mais ils ne voulaient pas du capitalisme. Ils avaient assez souffert sous l’ordre ancien pour ne pas vouloir son retour.
Les dirigeants sociaux-démocrates, au contraire, avaient passé un accord avec le Haut Commandement militaire et les vieux bureaucrates impériaux – des hommes pour lesquels l’ancien régime était sacro-saint et devait être restauré le plus tôt possible. Cet accord exigeait du gouvernement des choses qui étaient peu compatibles avec toute notion de « marche vers le socialisme ». Et comme le Corps des Soldats Républicains devait imposer par la force l’obéissance à une telle politique, les premiers murmures vinrent de ses rangs. Comme devait le dire plus tard son commandant, Fischer, il devenait « chaque jour un facteur de moins en moins sûr ».15
Aucune force issue des rangs de l’ancienne armée ne pouvait être « sûre » pour le Haut Commandement, Ebert, Noske et leurs amis. Ils durent au contraire créer ce qui devint connu sous le nom de Freikorps ou de Gardes Noske.
Il y avait dans l’armée des couches qui n’étaient absolument pas attirées par la révolution. C’étaient les dizaines de milliers d’officiers qui s’identifiaient avec la classe dirigeante et n’avaient rien à gagner à la démobilisation. Il y avait aussi un certain nombre de soldats privilégiés et hautement entraînés – appelés les troupes d’assaut – qui n’avaient pas souffert des rigueurs de la discipline, des corvées et de la mauvaise nourriture comme la masse de l’armée. Ils étaient liés à la fois par un ensemble de privilèges et par la camaraderie du combat. Ils risquaient de perdre tout cela s’ils étaient démobilisés – et saisirent la chance de gagner un salaire en se battant contre « les rouges ».
Le 22 décembre, le gouvernement social-démocrate désigna un des généraux de l’empire, Märcher, pour organiser ces officiers et ces troupes d’assaut en une force mercenaire grassement payée, les Freikorps.
« La plupart des dirigeants étaient monarchistes d’esprit. Ceux dont on remarquait l’absence étaient les travailleurs modérés organisés ».16 Après avoir vu défiler les Freikorps, l’historien conservateur Meinecke pouvait commenter : « C’était comme si l’ordre ancien ressuscitait ».
Lorsqu’il vit parader ces troupes le 4 janvier, Noske se tourna vers Ebert et lui dit : « Sois tranquille : à présent tu vas voir que la roue va tourner ! »
A Berlin les mois de novembre et de décembre furent marqués par une radicalisation croissante, en particulier parmi certaines sections de soldats et dans la multitude des anciens soldats désormais au chômage. Les manifestations quotidiennes de la Ligue des Soldats Rouges attiraient de plus en plus de monde. Comme le rapporte un témoin hostile :
Le mouvement spartakiste, qui influençait aussi une partie des Indépendants, réussissait à attirer une fraction des ouvriers et des soldats (...) et à les maintenir dans un état d’excitation permanente, mais il restait sans influence sur la grande masse du prolétariat allemand. Les meetings, processions et manifestations quotidiens auxquels Berlin assista en novembre et en décembre 1918 faisaient croire au public et aux leaders spartakistes qu’ils étaient suivis dans cette direction intransigeant, ce qui n’était pas le cas en réalité.17
Nous avons vu comment la droite avait réagi à cela – les officiers essayèrent de lancer la garnison contre la gauche le 6 décembre – et comment la presse social-démocrate avait ajouté à l’hystérie en accusant les spartakistes de « fomenter un coup d’Etat ». Le but était d’isoler et de briser la gauche révolutionnaire avant que la majorité des travailleurs moins mobilisés ne se rende compte que le gouvernement se préparait à détruire les acquis du 9 Novembre. Mais les choses ne devaient pas se passer comme prévu.
L’idée se répandait parmi les masses que les socialistes de droite avaient vendu la révolution à la réaction, que les Indépendants au gouvernement se laissaient mener par le licou et que les travailleurs révolutionnaires seraient obligés de passer à l’action. Ces sentiments s’exprimèrent avec force lors du meeting de protestation du 8 décembre. La manifestation spartakiste attira une large foule : trente mille ouvriers et soldats défilèrent ce jour-là dans la ville, sous la direction de Liebknecht. Plusieurs camions de soldats furent désarmés par les manifestants.18
Le journal spartakiste, Die Rote Fahne, revendiqua 150 000 participants à cette manifestation – et 250 000 à une autre une semaine plus tard, lors de la réunion du Congrès National des Conseils à Berlin. Le Congrès ne reprit pas les revendications de la manifestation, et, comme nous l’avons vu, consentit à transmettre ses pouvoirs à une assemblée parlementaire, mais il ne pouvait pas négliger les pressions de la garnison de Berlin hostile à tout retour à une armée à l’ancienne. Après avoir entendu un rapport de Dorrenbach au nom des unités de la garnison, elle adopta une résolution proposée par Hambourg qui appelait à l’abolition des signes extérieurs de grade, à l’élection des officiers, au contrôle de la discipline par les conseils de soldats et au remplacement rapide de l’armée régulière par une « armée populaire » basée sur une milice.
Mais la plus importante rebuffade que devait connaître le gouvernement se produisit à Noël. La Division de Marine du Peuple était toujours stationnée dans le palais impérial, au cœur des édifices gouvernementaux de Berlin. Le gouvernement, qui craignait que cette force, destinée à le protéger de la révolution, ne se retourne contre lui au nom de la révolution, tenta de la contraindre à se disperser en bloquant sa solde. Les marins en colère réagirent le 23 décembre en se saisissant du dirigeant social-démocrate prussien Wels. Il ne serait relâché, insistaient-ils, que lorsqu’ils toucheraient leur solde.
Le gouvernement prit prétexte de cette action pour attaquer la division. Le jour suivant, il lança à l’assaut les Gardes Montés, apparemment dignes de confiance, commandés par le général Lequis et basés hors de Berlin à l’abri de son atmosphère subversive. Un officier adressa aux marin l’ultimatum suivant : S’ils ne déposaient pas les armes et ne se rendaient pas dans les deux heures, il ouvrirait le feu de l’artillerie. En fait, le bombardement commença avant même que le délai ne soit écoulé.
Pendant ce temps, des groupes de civils s’étaient joints au combat, membres de la Ligue Spartakiste et d’autres organisations – ainsi que des sections de la Force de Sécurité d’Eichhorn et du Corps de Soldats Républicains qui, eux aussi, soutenaient les marins. Et surtout, des femmes de la classe ouvrière, ignorant le danger, avaient infiltré les rangs des Gardes et leur expliquaient l’indignité qui était en train de se commettre. Cela brisa la cohésion des assiégeants. Les Gardes jetèrent leurs fusils et arrêtèrent leurs officiers. A midi, la victoire des marins était complète. Le combat avait fait 11 morts du côté des marins et 56 du côté des Gardes.19
L’emprise des sociaux-démocrates majoritaires sur Berlin se décomposait à grande vitesse. Les détachements spéciaux qu’ils avaient constitués dans la ville étaient passés du côté des marins contre le gouvernement. L’Exécutif des Conseils dominé par les sociaux-démocrates condamna l’attaque contre la Division de Marine. Les sociaux-démocrates ne disposaient même pas des forces qui leur auraient permis d’empêcher que les locaux de leur journal, Vorwärts, ne soient saisis cette nuit-là par des milliers de révolutionnaires.
Leur isolement s’aggrava les jours suivants lorsque les ministres indépendants quittèrent le gouvernement. Ils avaient assisté impuissants aux combats de Noël et à la collusion d’Ebert et de Lequis. Ils ne pouvaient pas se permettre d’être davantage compromis, de peur de perdre leur soutien à Berlin.
Dans une couche de plus en plus large de travailleurs, de soldats et de chômeurs de la capitale régnait le sentiment que le gouvernement était désemparé, qu’avec un petit effort ils pouvaient rallumer un mouvement comme celui du 9 novembre et remplacer ce gouvernement par un autre de leur choix. Mais le gouvernement s’apprêtait déjà à utiliser une autre arme, celle des détachements de Freikorps qui se rassemblaient hors de Berlin. Et ses opposants avaient une grande faiblesse dont il pouvait profiter – leur extrême désorganisation.
Dans la situation révolutionnaire qui se développait rapidement, la gauche souffrait d’une grave carence – il n’y avait pas de parti révolutionnaire puissant, capable d’unir les soldats révolutionnaires et les ouvriers armés en une force basée sur l’acceptation volontaire d’une discipline commune. La Ligue Spartakiste, avec ses 3 000 membres environ, de même que le parti de gauche radicale plus petit, les Communistes Internationaux, étaient noyés dans un grand nombre de travailleurs et de soldats qui croyaient que leur enthousiasme personnel pouvait agir comme un substitut à la stratégie et à la tactique.
Pierre Broué, l’historien français de la révolution, exagère sans doute un peu, mais son récit contient un très important élément de vérité :
Liebknecht, agitateur infatigable, prend la parole partout où les idées révolutionnaires peuvent rencontrer un écho. Des colonnes entières du mince Die Rote Fahne sont consacrées à des convocations, des appels, pour des réunions, meetings, manifestations, défilés de soldats, chômeurs, déserteurs, permissionnaires. Or ces manifestations, que le noyau spartakiste n'a pas la force ni sans doute le désir de contrôler, sont souvent l'occasion, pour les éléments douteux qu'elles entraînent, de violences ou d'incidents inutiles et même nuisibles. (...) Liebknecht peut avoir l'impression qu'il est, par les foules qui l'acclament, le maître de la rue, alors que, faute d'une organisation authentique, il n'est même pas maître de ses propres troupes (...). A ces hommes impatients et durs qui sortent de la guerre, il n'est pas question de faire des conférences ni des cours de « théorie » : il faut des mots d'ordre clairs, précis, enthousiasmants, il faut de l'action.20
En fait, le Spartakusbund lui-même n’était pas vraiment une force cohérente, malgré sa petite taille. Comme l’a décrit Paul Frölich : « La Ligue Spartakus était encore rudimentaire, et était faite essentiellement d’innombrables groupes, petits et autonomes, dispersés dans tout le pays ». C’était « une organisation informe qui ne comptait que quelques milliers de membres ».
Un biographe de Rosa Luxemburg rapporte que
Sur le plan de l’organisation Spartakus était lent à se développer. (...) Dans les plus grandes villes, il ne constitua un centre organisé qu’au cours du mois de décembre et, dans de nombreux cas, pas avant février ou mars 1919. (...) Des tentatives pour mettre en place des réunions de sympathisants spartakistes dans le Conseil des Ouvriers et des Soldats de Berlin ne produisirent aucun résultat satisfaisant et une tendance communiste indépendante dans le conseil de Berlin ne fut formée que le 20 février 1919.21
Une telle organisation n’était ni assez forte ni suffisamment cohésive pour fournir un centre discipliné aux rangs en formation rapide des soldats et des ouvriers révolutionnaires.
Quatre jours après les combats de Noël, 112 délégués de différentes régions d’Allemagne se réunirent pour tenter de corriger cette déficience en transformant la Ligue Spartakus en un Parti Communiste totalement indépendant, le KPD. Rosa Luxemburg avait décidé de s’engager dans cette voie après qu’un appel aux Sociaux-Démocrates Indépendants à se joindre à une conférence spéciale du parti ait été rejeté.
La plupart des délégués venaient de l’ancienne Ligue Spartakus, mais une minorité était issue des Radicaux de Gauche basés à Brême qui avaient décidé de rejoindre le nouveau parti – malgré les mauvais pressentiments de leur meilleur dirigeant, Knief22. Etait également présent, en tant que représentant du Parti Communiste de Russie, l’associé austro-polonais du groupe de Brême, notre vieille connaissance Karl Radek.
Dès le début, il y eut un contraste marqué entre l’analyse des événements des anciens dirigeants révolutionnaires et celle de la majorité des délégués. Rosa Luxemburg, Leo Jogiches, Paul Levi, Karl Radek reconnaissaient tous que pour réussir, une révolution dépendait de plus que d’un soutien temporaire pour certains slogans de la part d’une masse désorganisée d’ouvriers et de soldats. Luxemburg insistait, lorsqu’elle présenta le programme du parti au troisième jour de la conférence, sur le fait que la révolution n’en était encore qu’à son stade primitif :
(...) qu’en résulte-t-il pour notre ligne tactique générale dans la situation où nous allons nous trouver prochainement ? La première conséquence que vous en tirerez est sans doute l’espoir de voir tomber le gouvernement Ebert-Scheidemann qui serait alors remplacé par un gouvernement expressément révolutionnaire, socialiste et prolétarien. Cependant, je voudrais attirer votre attention, non pas vers le haut de la pyramide, mais vers le bas. Nous ne pouvons continuer à nourrir l’illusion, retomber dans l’erreur de la première phase de la révolution, celle du 9 Novembre, croire qu’il suffit en somme de renverser le gouvernement capitaliste et de le remplacer par un autre, pour faire une révolution socialiste.23
Seule la lutte dans les usines pouvait commencer à renverser les rapports sociaux et établir la base d’une véritable révolution socialiste. Elle poursuivait :
(...) il est très caractéristique que la première période de la révolution qui va, pourrait-on dire, jusqu’au 24 décembre (…), ait été encore exclusivement politique. (...) c’est ce qui explique les balbutiements, les insuffisances, les demi-mesures et le manque de conscience de cette révolution. C’était le premier stade d’un bouleversement dont les tâches principales se situent dans le domaine économique : renversement des rapports économiques.
La nature même de cette révolution fait que justement les grèves prennent nécessairement de plus en plus d’ampleur, deviennent de plus en plus le centre, l’essentiel de la révolution. C’est alors une révolution économique et c’est par là qu’elle devient une révolution socialiste. Mais la lutte pour le socialisme ne peut être menée que par les masses, dans un combat corps à corps contre le capitalisme, dans chaque entreprise, opposant chaque prolétaire à son employeur. Alors seulement il s’agira d’une révolution socialiste…
Le socialisme ne se fait pas et ne peut se faire par décrets, même s’ils émanent d’un gouvernement socialiste, aussi parfait soit-il. Le socialisme doit être fait par les masses, par chaque prolétaire. C’est la où ils sont rivés à la chaîne du capitalisme que la chaîne doit être rompue.
Il fallait « miner progressivement le gouvernement Ebert-Scheidemann » et non tenter de prendre le pouvoir avant que les conditions ne soient mûres.
Camarades, voilà un vaste champ à labourer. Nous devons faire les préparatifs à partir de la base, nous devons donner aux conseils d’ouvriers et de soldats un pouvoir tel que le renversement du gouvernement Ebert-Scheidemann, ou de tout autre gouvernement semblable, ne sera plus que l’acte final. Ainsi, la conquête du pouvoir ne doit pas se faire en une fois, mais être progressive : nous nous introduirons dans l’Etat bourgeois jusqu’à occuper toutes les positions. (...)
Les luttes économiques n'étaient pas quelque chose de séparé de cette tâche politique, disait-elle, mais en constituait un point central.
Et la lutte économique : à mon avis, qui est aussi celui de mes amis les plus proches dans le parti, elle doit être également menée par les conseils d’ouvriers. C’est aussi aux conseils d’ouvriers qu’il appartiendra de diriger le conflit économique et de lui faire emprunter des voies de plus en plus larges. (...) Car il s’agit bien de lutter pied à pied, corps à corps, dans chaque Etat, dans chaque ville, dans chaque village, dans chaque commune, afin de remettre aux conseils d’ouvriers et de soldats tous les instruments du pouvoir qu’il faudra arracher bribe par bribe à la bourgeoisie.
(...) l’histoire nous rend la tâche moins aisée que lors des révolutions bourgeoises où il suffisait de renverser le pouvoir officiel au centre et de le remplacer par quelques douzaines d’hommes nouveaux, tout au plus. Nous devons agir à la base. (...) C’est à la base, là où chaque employeur fait face à ses esclaves salariés, . (...) là où les organes exécutifs de la domination politique de classe font face aux objet de cette domination, c’est à la base que nous devons arracher, bribe par bribe, aux gouvernants les instruments de leur puissance pour les prendre en main.24
Le discours de Rosa Luxemburg reçut des applaudissements prolongés. Cela dit, la majorité des délégués ne comprenaient pas complètement le point crucial de son analyse – que le conflit décisif pour le pouvoir d’Etat était encore considérablement éloigné, qu’il ne pourrait pas y avoir une insurrection réussie à Berlin avant que les conseils ouvriers ne soient véritablement en lutte pour le contrôle de la société dans chaque localité, attirant les plus larges masses dans la lutte, et non les sections les plus avancées de la capitale. Néanmoins, ils adoptèrent le programme du parti, qui proclamait :
La Ligue spartakiste ne prendra jamais le pouvoir que par la volonté claire et sans équivoque de la grande majorité des masses prolétariennes de l’ensemble de l’Allemagne. Elle ne le prendra que si ces masses approuvent consciemment ses vues, ses buts et ses méthodes de lutte . (...) La Ligue spartakiste refusera. (...) de prendre le pouvoir uniquement parce que les Scheidemann-Ebert se seraient usés au pouvoir et que les indépendants auraient abouti à une impasse en collaborant avec eux.
Mais la majorité des délégués était loin d’accepter la patience de Rosa vis à vis du processus révolutionnaire, sa conviction qu’il était nécessaire de gagner les masses pour une prise du pouvoir totale avant d’essayer de prendre le gouvernement. Cela avait été prouvé par les précédentes discussions du congrès relatives à la participation aux élections à l’Assemblée Nationale et à la lutte économique. Comme Rosa Luxembourg l’avait exprimé une semaine plus tôt :
Nous sommes aujourd’hui au milieu d’une révolution, et l’Assemblée Nationale est une forteresse contre-révolutionnaire érigée contre le prolétariat révolutionnaire. Notre tâche est de prendre cette forteresse d’assaut et de la raser jusqu’au sol.25
Les dirigeants spartakistes n’étaient certes pas partisans de l’absurdité prêchée par les Indépendants et les sociaux-démocrates – et par les partis communistes de l’époque présente – selon laquelle on peut parvenir au socialisme par les moyens parlementaires. Mais ils croyaient fermement que les révolutionnaires pouvaient utiliser les élections comme une tactique dans la lutte pour détruire les illusions des travailleurs sur le parlement.
Pour mobiliser les masses contre l’Assemblée Nationale et les diriger dans une lutte décisive contre elle, écrivait Rosa,
nous devons utiliser les élections, et la tribune de l’Assemblée Nationale. (...) Dénoncer clairement et sans réservation tous les procédés et les machinations de cette excellente assemblée, de révéler pas à pas aux masses son œuvre contre-révolutionnaire, d’en appeler aux masses à décider, à intervenir – telle est la fonction de la participation à l'Assemblée Nationale.26
L’argument fut martelé au congrès par Paul Levi, qui proclama que les communistes ne pouvaient ignorer les élections que s’ils se sentaient assez forts pour renverser l’Assemblée. Mais même s’ils étaient sans doute assez forts pour cela à Berlin, dans la Ruhr et la Haute Silésie, dans le reste de l’Allemagne les conditions étaient très différentes.
La question est trop sérieuse. Nous voyons tous que la décision sur cette question peut déterminer pour des mois le destin de notre mouvement. (...) Pensez donc à la situation suivante. L’Assemblée Nationale va se réunir. Pendant des mois, et vous ne pouvez pas l’empêcher, elle va dominer peut-être la totalité de la vie politique en Allemagne. (...) Vous ne pourrez pas empêcher que tous les yeux soient fixés sur elle. (...) Elle entrera dans la conscience des travailleurs allemands, et confronté à ce fait vous voulez rester en dehors, et agir de l’extérieur ?27
Mais les délégués n'étaient pas ébranlés. Ils avaient vu, quelques jours plus tôt, l’humiliation du gouvernement Ebert échouant à briser la Division de Marine. Ils ne croyaient pas qu’il pourrait détourner l’attention, même temporairement, vers des voies parlementaires.
Paul Lévi décrivit lui-même plus tard cet état d’esprit :
L'air de Berlin (...) était empli de tension révolutionnaire. (...) Il n'y avait personne qui n'eût le sentiment que l'avenir immédiat allait voir se produire de nouvelles grandes manifestations et de nouvelles actions. (...) Les délégués qui représentaient ces masses jusqu'alors inorganisées venues à nous seulement dans l'action, par elle et pour elle, ne pouvaient absolument pas comprendre qu'une nouvelle action, facilement prévisible, pourrait aboutir non pas à la victoire, mais à des reculs. Ils n'envisageaient même pas en rêve de suivre une tactique qui aurait laissé une marge de manœuvre au cas où ces reculs seraient produits.28
Le sentiment de la majorité fut exprimé par l’ancien député social-démocrate Otto Rühle, qui proclamait avec insistance qu’il n’y avait aucun besoin d’utiliser l’Assemblée comme tribune : « Nous avons maintenant d’autres tribunes. La rue est la grande tribune que nous avons conquise et que nous n’abandonnerons pas, même s’ils nous tirent dessus ».
Les révolutionnaires n’avaient pas besoin d’un « nouveau cadavre », disait-il. Ils en avaient fini avec « les compromis et l’opportunisme ». Il n’y avait pas de souci à se faire. Peut-être l’Assemblée s’enfuirait-elle dans une ville de province pour échapper à l’atmosphère révolutionnaire de la capitale. « Dans ce cas nous établissons un nouveau gouvernement ici à Berlin ». De toutes façons, il y avait encore 14 jours avant les élections.29
Tous les délégués opposés à la participation aux élections ne s’attendaient pas une bataille pour le pouvoir à court terme, mais il y en avait beaucoup. Leur soutien au programme de Rosa Luxemburg deux jours plus tard ne voulait pas dire qu’ils étaient vraiment d’accord avec la perspective dont il était porteur.
La même impatience se manifesta à l’occasion de la discussion sur la lutte économique. Lange, qui fit le rapport introductif pour la direction, ne prit pas position sur la question de savoir si les révolutionnaires devaient rester dans les syndicats. Mais beaucoup d’autres délégués étaient convaincus que les communistes devaient briser avec de telles institutions « réformistes ». Paul Frölich lança le slogan « Hors des syndicats », appelant à constituer à la place des « unions ouvrières » qui mettraient fin une fois pour toutes à la distinction entre le parti et les syndicats. Il fut critiqué par Rosa Luxemburg – mais parce qu’il n’avait pas mis l’accent sur les conseils ouvriers. Elle n’était pas satisfaite du slogan « Hors des syndicats », mais suggérait malgré tout que la « liquidation » des syndicats était à l’ordre du jour. Seul Heckert fit remarquer que les syndicats étaient loin d’être finis, qu’ils rassemblaient encore de grandes quantités de travailleurs et que le slogan « Hors des syndicats » était extrêmement dangereux.
L’exaspération vis à vis d’organisations syndicales dominées par des bureaucrates droitiers était naturelle dans une conférence tenue au milieu de grèves à répétition et de manifestations de rue. Mais il n’est pas douteux qu’elle était erronée. Les travailleurs mobilisés dans les grandes usines berlinoises n’attendaient pas, eux, l’avis des organisations syndicales nationales avant de passer à l’action, mais pour des ouvriers d’usines plus petites et avec moins d’expérience de la lutte, les syndicats étaient plus importants que jamais. Alors même que les spartakistes discutaient de la liquidation des syndicats, les travailleurs les rejoignaient de façon massive : les effectifs syndicaux s’accrurent de 50 % dans le premier mois de la révolution, et triplèrent dans les 12 mois suivants. Comme le soulignait Radek quelques mois plus tard :
Les masses qui s'éveillent au cours de la révolution rentrent en phalange compacte dans les syndicats, en se moquant de leurs dirigeants. Il y a depuis la révolution de novembre environ quatre millions de nouveaux syndiqués. C’est la réponse des masses à la question de la necessité des syndicats, qu’aucun révolutionnaire ne peut négliger.30
Il y avait un contraste important entre l’attitude de la majorité des spartakistes et celle des bolcheviks en Russie. Les bolcheviks considéraient comme nécessaire de faire un effort vers le travail syndical même après la Révolution d’Octobre : c’était un moyen d’amener à l’activité politique des couches nouvelles de travailleurs. Les discussions au congrès spartakiste révélaient toutes la même impatience, la même incapacité à prendre au sérieux la tâche de gagner les plus larges couches de travailleurs à la révolution.
Beaucoup des dirigeants les plus expérimentés du nouveau parti étaient consternés. L’organisateur révolutionnaire vétéran et collègue de toute une vie de Rosa Luxemburg, Leo Jogiches, voyait dans les décisions du congrès la preuve qu’il avait été convoqué prématurément, de façon isolée des masses qui faisaient encore confiance aux Indépendants. Il était profondément pessimiste quant à l’avenir, malgré la vague montante de lutte au dehors du lieu de la conférence. Il vota, seul, contre la fondation du parti. Ce qui ne l’empêcha nullement, cependant, d’en devenir l’organisateur principal.
Ses doutes étaient partagés par Radek, qui écrivit dans ses mémoires : « Le congrès montrait de façon aiguë la jeunesse et l’inexpérience du parti. (...) Je ne me sentais pas encore en présence d’un parti ».31
Rosa Luxemburg était moins pessimiste, même si elle était convaincue que ses opposants au congrès avaient eu tort. « Notre défaite », écrivait-elle à sa vieille amie Clara Zetkin,
a été simplement le triomphe d’un radicalisme un peu puéril, à moitié digéré, d’esprit étroit. C’est en tout cas ce qui s’est passé au début de la conférence. Plus tard, le courant entre nous (la direction) et les délégués a commencé à passer. (...) Les spartakistes sont une nouvelle génération, exempts des traditions crétines du « bon vieux parti’ »(le SPD). (...) Nous avons décidé à l’unanimité de ne pas faire de la question (du boycott) une question cardinale et de ne pas la prendre trop au sérieux.32
Ce qui était le plus important, pour Rosa, c’était que le Parti Communiste qui venait d’être fondé attirait à lui les meilleurs éléments de la jeune génération. Leur inexpérience et leur « gauchisme » était l’autre face de leur jeunesse et de leur esprit combatif. Mais elle sous-estimait l’impact de cette inexpérience sur un parti qui manquait de cadres trempés. Cela devait s’avérer fatal dans les jours qui suivirent, même si l’ancienne direction devait être réélue dans sa totalité à la fin du congrès. Comme Radek le nota huit mois plus tard :
Dans la direction communiste, seule une minorité comprit correctement ce problème. (...) C’est pour cela que la lutte contre l’idéologie putschiste (...) a été si faible dans la presse communiste.33
Le manque de cohésion de la gauche révolutionnaire fut aggravé par une autre conséquence de la politique gauchiste adoptée par le congrès. Le groupe le plus expérimenté d’activistes ouvriers de Berlin, les Délégués Révolutionnaires, devait rejoindre le parti lors de sa fondation. Mais des discussions entre leurs dirigeants et une délégation du nouveau parti, conduite par Liebknecht, avaient buté sur des difficultés. Ils exigeaient un certain nombre de changements politiques – parmi lesquels l’abandon de toute référence à Spartakus dans le nom du nouveau parti.
En fait, ils voulaient surtout des garanties que le nouveau parti n’aurait rien à voir avec les bandes armées incontrôlables que beaucoup identifiaient avec le spartakisme. Richard Müller exprimait cela lorsqu’il fit dépendre l’activité commune de l’abandon par le Parti Communiste de ce qu’il appelait le « putschisme ». Liebknecht répliqua que Müller parlait le langage du journal social-démocrate Vorwärts. Sur cette note acide, les négociations furent rompues.34 Pourtant, deux des trois représentants des Délégués, Müller et Daümig, devaient finalement prouver leur sincérité révolutionnaire en adhérant au parti en 1920.
Le résultat immédiat fut désastreux. Le Parti Communiste fut engagé dans des luttes massives sans avoir dans ses rangs certains des meilleurs et des plus influents dirigeants des travailleurs de Berlin. Les Délégués, d’autre part, devaient se retrouver plongés dans une situation complexe et changeante sans pouvoir bénéficier des conseils que des individualités comme Rosa Luxemburg, Jogiches et Radek auraient pu leur donner. Le résultat, paradoxalement, fut que certains d’entre eux tombèrent dans le putschisme même dont ils faisaient procès aux Spartakistes.
Notes
1 Theodor Wolff: Der Marsch durch zwei Jahrzehnte, Amsterdam 1936, p. 205
2 Cité in R M Watt, The Kings Depart (Londres 1973) p. 122.
3 F M Carsten, Revolution in Central Europe (Londres 1972) p. 56.
4 Ibid., pp. 26-27.
5 Pour des details voir ibid., p. 36.
6 Landauer, European Socialism (Berkeley 1959) p. 986.
7 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 217.
8 F M Carsten, op. cit., p. 45.
9 La teneur de la discussion entre Ebert et Groener fut mise en lumière lors d’un procès en diffamation en 1925 ; voir Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 233.
10 Cité in F M Carsten, op. cit., p. 59.
11 Cité in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 233.
12 Pour des exemples, voir ibid., pp. 238, 241.
13 Cité ibid., p. 243.
14 Cité in M Phillips Price, Germany in Transition (Londres 1923) p. 88.
15 Cité in H J Gordon, The Reichswehr and the German Republic 1919-26 (Princeton 1957) p. 20.
16 Ibid., p. 23.
17 Heinrich Ströbel : Die deutsche Revolution. Ihr Unglück und ihre Rettung, Berlin 1920, p.79
18 Ibid.
19 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 257.
20 P Broué, Révolution en Allemagne (Paris 1971) pp. 207-208.
21 P Nettl, Rosa Luxemburg (Londres 1966) p. 725.
22 Voir les mémoires de Berlin de Karl Radek, in Schudenkopf, Archiv für Sozialgeschichte II (1962) p. 366.
23 Rosa Luxemburg, Discours au congrès de fondation du KPD, Œuvres II, Maspéro (Paris 1971) pp. 124-125.
25 Die Rote Fahne, 23 décembre 1918.
26 Rosa Luxemburg : « Die Wahlen zur Nationalversammlung », in: Rosa Luxemburg : Gesammelte Werke, Volume 4, Berlin 1974, pp. 472/473
27 Paul
Levi,
28 Rapport au II° congrès de l'I.C. Archives Levi, p 124/8, p. 4, cité d'après Pierre Broué, Révolution en Allemagne, p. 239 et 241.
29
30 K Radek (écrivant sous le pseudonyme d’Arnold Struthörn), Die Entwicklung der Deutschen Revolution und die Aufgaben der Kommunistischen Partei, septembre 1919, p. 35.
31 Karl Radek : « November - Eine kleine Seite aus meinen Erinnerungen », Anlage in : 0. E. Schüddekopf: Karl Radek in Berlin, nach: Archiv für Sozialgeschichte, 2. Band, Hannover 1962, p. 36
32 Cité in P Nettl, op. cit., p. 758.
33 K Radek (alias A Struthörn), op. cit., p. 8.
34 Pour un récit des négociations entre les spartakistes et les Délégués Révolutionnaires, voir R Müller, Der Burgerkrieg in Deutschland (Berlin Ouest 1974) pp. 88-89.