1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914."


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

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De la guerre à la révolution - Victoire et défaite du gauchisme


X: La crise du mouvement socialiste

La sévérité du jugement formulé par Rosa Luxemburg sur l'activité du conseil exécutif de Berlin laisse l'historien sur sa faim  :  il est impossible, du point de vue des révolutionnaires, de faire porter à Richard Müller et à ses amis l'exclusive responsabilité de cette défaite. L'impuissance des radicaux dans l'exécutif, l'incapacité de cet « organe de pouvoir », tel qu'elle le définit à dépasser l'activité purement propagandiste, ne sont pas et ne peuvent pas être le fait des seuls élus des conseils berlinois.  Les mêmes traits se retrouvent dans l'activité des autres groupes révolutionnaires, et la faiblesse de la représentation des partisans du pouvoir des conseils au congrès même des conseils prouve, et le déclin de leur influence initiale incontestable, et leur inaptitude, en cette période décisive, à pénétrer au cœur du mouvement des masses.

Spartakus dans le Parti indépendant.

Pour les spartakistes, le problème n'est pas nouveau. On se souvient de la lutte politique menée par Rosa Luxemburg en 1916 contre les membres de son groupe qui aspiraient à créer une organisation autonome, de ses efforts pour empêcher la constitution de ce qu'elle appelait par avance une « secte », coupée des larges masses organisées au sein du parti social-démocrate. On se souvient qu'en 1917 les révolutionnaires s'étaient divisés sur l'attitude à adopter à l'égard du parti social-démocrate indépendant : tandis que le gros des spartakistes, malgré la résistance des Wurtembergeois, entrait  dans le nouveau parti, les radicaux de gauche de Brême, Hambourg et Berlin refusaient de s'y intégrer.

A la veille de la révolution, au cours de l'été 1918, ces divergences avaient semblé s'estomper. A beaucoup de militants, l'expérience de l'entrée dans le parti indépendant apparaissait beaucoup moins positive après la prise de position de Kautsky, théoricien de ce parti, pour la « démocratie » et contre le « bolchevisme ». Franz Mehring, nous l'avons vu, avait écrit que cette entrée avait été une erreur et, avec le retour de Paul Levi, gagné en Suisse au bolchevisme et proche des militants de Brême, les perspectives de la fondation d'un parti révolutionnaire indépendant se précisent. La conférence commune d'octobre semble annoncer une fusion qui se produirait après la rupture désormais inévitable entre Spartakus et le parti indépendant.

Or les événements ne répondent pas à cette attente. A sa libération, Liebknecht accepte d'apparaître comme un des porte-drapeau des indépendants et de prendre part aux réunions de leur exécutif. La raison de son attitude est simple : il considère que les spartakistes n'ont pas de quoi constituer une force d'intervention dans les entreprises - terrain où se livre le combat décisif. C'est pourquoi il choisit de s'intégrer, avec Pieck, dans le noyau qui constitue la direction de fait de la classe ouvrière berlinoise, celui des délégués révolutionnaires, en majorité membres du parti indépendant. C'est parmi eux, moins auprès de Richard Müller et de Däumig que chez les Wegmann, Eckert, Neuendorf, Nowakowski, qu'il cherche un levier pour agir au sein des masses : la sympathie de ces hommes pour la révolution russe et pour le programme révolutionnaire est notoire.

 Le 10 novembre, muni d'un ordre de l'exécutif des conseils berlinois signé de Richard Müller et von Beerfelde, un groupe de militants spartakistes armés, sous la direction de Hermann Duncker, s'empare de l'imprimerie du grand quotidien Berliner Lokalanzeiger [1]. Rosa Luxemburg, qui arrive à Berlin peu après, critique vivement cette initiative : la publication d'un quotidien suppose des forces dont le groupe ne dispose pas, et une orientation qu'elle n'approuve pas [2]. Le 11 au soir, à l'hôtel Excelsior, les responsables spartakistes présents à Berlin improvisent une conférence et se tracent un programme [3]. La  lettre de Jogiches à Thalheimer [4] permet de connaître leur analyse dans cet instant. Pour eux, la révolution n'a pas jusqu'à maintenant dépassé le niveau d'une mutinerie de militaires : entreprise par les soldats las d'être soldats, sur des revendications de soldats, elle a été menée essentiellement par eux et a laissé au second plan le « contenu social ». Il est certes utile qu'elle ait ainsi contribué à briser en l'armée le fer de lance de la contre-révolution ; mais celle-ci dispose, avec les « socialistes de gouvernement », d'un atout d'autant plus important que ces derniers conservent la confiance d'une fraction non négligeable de la classe ouvrière. Le rôle des révolutionnaires est d'éclairer les masses par leur action et leur propagande, de les aider à faire consciemment l'expérience du rôle réel de la social-démocratie en les poussant dans des luttes - en particulier les grèves - à caractère économique sur les questions brûlantes du ravitaillement, du chômage et du « véritable chaos économique qui est  la conséquence nécessaire de la guerre ». Toute collaboration avec les social-démocrates majoritaires ne ferait que rendre plus difficile l'expérience des masses :

 « D'un mot, historiquement parlant, le moment où nous aurons à prendre la tête ne se situe pas au début, mais à  la fin de la révolution. » [5]

C'est sur la base de cette analyse que Rosa Luxemburg défend également le point de vue selon lequel les spartakistes doivent rester le plus longtemps possible dans le parti indépendant afin d'y recruter d'abord des sympathies et des militants, mais avec l'objectif d'y conquérir la majorité. Son opinion prévaut : le groupe, devenu Ligue Spartakus, demeure groupe de propagande à l'intérieur du parti social-démocrate indépendant.

Il se donne pourtant un embryon d'organisation et élabore un plan de travail [6]. Une centrale (Zentrale) est désignée, comprenant Liebknecht, Rosa Luxemburg, Mehring, Jogiches, Ernst Meyer, Hermann et Käthe Duncker, Wilhelm Pieck, Paul Levi, Paul Lange, plus Thalheimer qu'on va faire venir de Stuttgart et Eberlein qu'on rappelle de Dantzig. Liebknecht, Rosa Luxemburg, Thalheimer, Levi, Lange, renforcés par Fritz Rück, qu'on va également chercher a Stuttgart, se voient confier la direction de Die Rote Fahne. Jogiches est chargé des questions d'organisation, Eberlein des questions financières, Wilhelm Pieck de la responsabilité de la création de la Ligue à Berlin. Les Duncker reçoivent la responsabilité du travail dans la jeunesse, Karl Schulz doit organiser la propagande parmi les soldats. Ernst Meyer enfin prend la direction d'un bureau de presse. Dans le plan tracé par Rosa Luxemburg, il est en effet prévu de mettre sur pied toute une série de publications, une revue théorique, des périodiques spécialisés pour les jeunes et pour les femmes, une feuille d'agitation parmi les soldats et un bulletin de correspondance de presse [7].

Rien de tout cela ne sera réalisé aux dates prévues. Les jours suivants, les forces du groupe sont entièrement engagées dans la bataille pour la défense de Die Rote Fahne quotidien. Les propriétaires du Lokalanzeiger ont porté plainte, l'exécutif des conseils berlinois a reculé, von Beerfelde a démissionné, et les spartakistes ont dû abandonner l'imprimerie [8].  Die Rote Fahne ne reparaîtra que le 18 novembre, fabriquée dans une imprimerie qui coûte cher. L'impression et la vente de « cartes d'agitation » à 50 pfennig [9] - car il n'y a pas de cotisation - est loin de fournir les ressources nécessaires. Pendant la première semaine d'existence et d'activité des conseils d'ouvriers et de soldats dans le pays, il n'y a pas eu en fait de propagande spartakiste à une grande échelle. Liebknecht exprimait pourtant l'opinion de la centrale sur l'ampleur de la tâche qui attendait  les révolutionnaires quand il écrivait le 20 novembre, au sujet des conseils :

« Souvent les travailleurs élus ne sont qu'imparfaitement éclairés, n'ont qu'une faible conscience de classe,  sont  même hésitants, irrésolus, sans énergie, si bien qu'ils (les conseils) n'ont presque aucun caractère révolutionnaire, ou que leur lutte politique contre les facteurs de l'ancien régime est à peine visible. » [10]

Masses et partis.

C'est par un processus complexe et qui, surtout, n'a rien de linéaire, que s'effectuent pendant les périodes révolutionnaires les changements d'orientation des larges masses, sans cesse accrues de centaines de milliers d'individus qui s'éveillent à  la vie politique : leur expérience, qui se concentre parfois en quelques semaines seulement, exige de la part des organisations politiques qui aspirent à les utiliser des réflexes rapides, et surtout une grande clarté dans l'analyse. Or, dans l'Allemagne de 1918, les positions des partis ouvriers, et celles des courants qui s'affrontent dans leur sein, contribuent plutôt à accroître la confusion.

En principe, deux organisations politiques ouvrières se réclamant du socialisme s'offrent en novembre et décembre aux travailleurs allemands : le vieux parti social-démocrate qu'on continue à appeler « majoritaire », même là où il ne l'est  plus, et  le parti social-démocrate indépendant. Tous deux sont au gouvernement, tous deux sont au conseil exécutif, tous deux se réclament et du socialisme et de la révolution de novembre qui les a portés au pouvoir. Les divergences entre eux ne sont  pas au premier coup d'œil éclatantes : presque toutes les décisions du cabinet sont prises à l'unanimité, et Freiheit  tient, à quelques nuances près, un langage très proche de celui du Vorwärts.

La situation se complique en revanche dès qu'on ne se contente plus des prises de position officielles, dès qu'on examine les tendances réelles à l'intérieur de ces partis et surtout les différences de comportement de tels ou tels de leurs représentants dans la pratique. A l'intérieur du parti indépendant, il y a d'abord la Ligue spartakiste qui a son propre quotidien et sa politique : dès le 10 novembre, le refus de Liebknecht d'entrer dans le gouvernement Ebert-Scheidemann-Haase a fait de facto de Spartakus une troisième direction, une opposition en tout cas formelle à la ligne suivie par les deux autres. En réalité, les tendances sont plus nombreuses encore. Il faut en effet distinguer, à l'intérieur du parti social-démocrate, à côté d'une droite authentique, celle d'Ebert-Scheidemann, alliée en fait à l'état-major et qui lutte consciemment pour la liquidation des conseils, l'avènement d'une république bourgeoise et un rapprochement avec l'Entente contre le « bolchevisme », une gauche, certes inorganisée, mais formée de nombreux membres du parti social-démocrate pour qui une telle alliance, s'ils en connaissaient l'existence, serait inconcevable, et qui croient de bonne foi aux perspectives socialistes pacifiques que développent des gens comme Cohen Reuss : elle se manifestera avec plus de vigueur au cours des semaines suivantes dans l'hostilité affichée par de nombreux militants et même des responsables à une politique plus marquée encore de la droite, le rapprochement entre Noske et les corps francs [11].

A l'intérieur du parti social-démocrate indépendant, la « droite », formée essentiellement du noyau dirigeant et dont les porte-parole sont Haase et Dittmann, est en réalité très proche de la « gauche » social-démocrate : elle désire réellement une démocratie parlementaire, mais rêve de la concilier avec l'existence institutionnalisée de conseils ouvriers détenant  « une partie » du pouvoir. De même que la gauche social-démocrate, elle couvre la politique d'Ebert et de la droite, tout en marquant de temps en temps ses distances et en la contestant vigoureusement, au moins en paroles, sur des points de détail, comme la date des élections ou les rapports avec l'état-major. La gauche des indépendants, avec Däumig, Ledebour, et le cercle des délégués révolutionnaires autour de Richard Müller, n'a pas, certes, à l'égard du conseil des commissaires du peuple ou de l'exécutif berlinois l'attitude intransigeante d'un Liebknecht, mais elle maintient les positions révolutionnaires d'avant guerre du radicalisme, et y ajoute la revendication du pouvoir des conseils comme perspective concrète, ce qui la pousse évidemment dans le camp des défenseurs inconditionnels de la révolution russe et de ses émules.

Les dirigeants de Spartakus sont d'accord avec la gauche indépendante pour une lutte acharnée contre la droite dans le parti, pour le renforcement des pouvoirs des conseils et centre la perspective de convocation de l'Assemblée nationale. Mais ils ne sont pas attachés autant qu'elle au militantisme à l'intérieur des syndicats traditionnels, auxquels d'ailleurs nombre des militants tournent le dos. Enfin, s'ils envisagent de participer aux élections au cas où elles leur seraient imposées, ils n'ont pas, sur ce point, l'assentiment de la majorité des militants de la Ligue. Dans les rangs de Spartakus, en effet, comme dans les rangs des organisations révolutionnaires qui se rattachent aux I.K.D., se manifeste de plus en plus la tendance qu'Arthur Rosenberg appelle le « courant utopiste » - et que nous préférons appeler « gauchiste » -, tendance qui rejette en bloc tout travail commun avec les « social-traîtres » et leurs complices - une notion très extensive - et pense finalement que le pouvoir politique est à portée des fusils des travailleurs en armes dans un délai de quelques semaines au plus.

On peut déplorer, avec Arthur Rosenberg, que le mouvement ouvrier allemand n'ait pu rompre suffisamment vite avec les formes d'organisation des partis et tendances héritées du temps de guerre ni se restructurer en fonction des divergences réelles. L'aile « démocratique » de Haase et Dittmann aurait peut-être pu constituer un contrepoids efficace à la droite d'Ebert au sein d'un parti social-démocrate réformiste, et une « social-démocratie révolutionnaire », allant de Ledebour aux gauchistes en passant par Liebknecht, aurait pu coordonner au moins dans une certaine mesure les efforts d'organisation et les combats des partisans du pouvoir des conseils. Mais c'est un fait que les éléments révolutionnaires n'avaient pas su provoquer cette clarification quand il en était encore temps.

Au lendemain de la révolution de novembre, en tout cas, une partie importante de ce qui avait constitué l'avant-garde ouvrière s'était détournée du vieux parti, et les cadres organisateurs de la classe avaient souvent rallié le parti social-démocrate indépendant. C'est vrai dans nombre de grands centres industriels où c'est ce dernier parti qui exerce l'influence prédominante sur les ouvriers des grandes entreprises. Les rancunes nées des conflits politiques pendant la guerre, le souvenir de la politique de soutien de l'état-major conduite par le parti social-démocrate contre sa propre opposition - celui de la saisie du Vorwärts, par exemple - rendent impossible, aux yeux des ouvriers, une réunification à laquelle leurs dirigeants, placés devant la perspective d'une révolution de type soviétique dont ils ne veulent pas, songent, eux de plus en plus, sans oser pourtant le formuler ouvertement. La grande majorité de cadres ouvriers se trouvent ainsi prisonniers, pour ainsi dire, du parti de Haase dont la politique ne diffère guère de celle d'Ebert, mais qui est aussi, au moins formellement le parti de Liebknecht et  Rosa Luxemburg.

En revanche, des millions d'individus, ouvriers demeurés jusqu'alors à l'écart de l'action politique, soldats démobilisés, petits bourgeois durement secoués par la guerre et la défaite, jeunes gens de toutes origines sociales, qui aspirent à une rapide amélioration de leurs conditions de vie ainsi qu'à une réorganisation démocratique du pays, se tournent vers le parti social-démocrate, qui incarne la révolution aux yeux des masses les plus larges, puisque c'est lui qu'elle a porté au pouvoir et qui leur promet non seulement la paix, la démocratie et le socialisme pour demain, mais encore d'y parvenir sans nouvelles souffrances, sans révolution ni guerre civile. L'apparent ralliement des partis et des forces bourgeoises au programme formulé par le parti social-démocrate, l'ambiance de fraternité qu'engendrent tant de déclarations officielles, créent un climat d'assurance, d'unité et presque d'unanimité. Pour ces larges couches aspirant à un socialisme qu'elles souhaitent démocratique, les révolutionnaires apparaissent comme des fauteurs de trouble. A leurs yeux, c'est eux seulement qui, par leurs clameurs, leurs violences et leurs « excès », par leurs invectives et les accusations de « trahison » qu'ils lancent contre les chefs, mettent en péril l'unité nécessaire à la consolidation de la révolution et affaiblissent la révolution elle-même Comme ils l'ont fait en novembre pour les délégués des soldats, les social-démocrates majoritaires utilisent à fond contre les spartakistes, que leur propagande présente comme des «diviseurs » ce désir d'unité des masses peu politisées, inexpérimentées, qu'ils encadrent et organisent.

Avant-garde ou minorité agissante.

La minorité révolutionnaire se radicalise, elle, d'autant plus qu'elle a le sentiment de courir le risque de s'engluer dans une unanimité mortelle. Une partie se regroupe autour de Spartakus, même si le processus de sa formation est parfaitement spontané : des éléments ouvriers que la toute-puissance de la bureaucratie social-démocrate ou syndicale a rendus réfractaires à toute forme d'organisation, des militants pacifistes qui voient dans les « socialistes de l'état-major » l'ennemi numéro un, des jeunes gens qui ne croient qu'en la force des armes, toute une couche de révoltés, de rebelles, de combattants, de puristes, qui voient dans les appareils bureaucratiques le principal obstacle à la victoire de la révolution. Ils sont fascinés par la révolution russe : la longue expérience des bolcheviks, qu'ils connaissent mal, se résume pour eux à la seule insurrection armée, au seul emploi de la violence révolutionnaire conçue comme une panacée face à la violence impérialiste et militariste. Paul Levi tentera plus tard d'expliquer aux délégués des différents partis du monde réunis à Moscou pour le II° congrès de l'Internationale à partir de quoi s'était formée la Ligue spartakiste :

« des groupes qui, au cours du développement révolutionnaire, se sont formés d'eux-mêmes dans toutes les régions de l'Allemagne, la plupart du temps sans idées politiques claires, le plus souvent attirés par le nom de Karl Liebknecht (...), des groupes de gens qui n'étaient pas organisés auparavant sur le plan politique. » [12]

Le danger qui menace Spartakus est dans cet isolement qui risque de lui être imposé tant par l'effort des grands partis qui le redoutent que par les résultats des initiatives de ses propres troupes, et en particulier de ceux qui en forment le fer de lance, des éléments coupés non seulement des organisations de masse, mais de la classe ouvrière elle-même et de ses traditions, des jeunes gens impatients et inexpérimentés, convaincus que la mission qui leur incombe n'est pas celle d'une avant-garde, dont le rôle serait d'expliquer patiemment, mais celle d'une minorité agissante.

Rosa Luxemburg a conscience que, comme l'écrivait Jogiches à Thalheimer au lendemain du 9 novembre, il faut  transformer la révolte en révolution sociale, mais que cela signifie l'entrée en lice de la classe ouvrière et de ses couches les plus profondes à partir de ses propres revendications de classe. C'est pourquoi elle salue avec espoir et même avec enthousiasme le début d'une action des ouvriers sur leurs revendications économiques, laquelle se manifeste à travers les grèves qui éclatent un peu partout à la fin du mois de novembre :

« La guerre civile, qu'on cherche avec angoisse et inquiétude à écarter de la révolution, ne se laisse pas écarter. Car  la guerre civile n'est qu'un autre nom pour la lutte de classes, et l'idée qu'on pourrait parvenir au socialisme par les décrets d'une majorité parlementaire n'est qu'une ridicule illusion petite-bourgeoise. » [13]

L'action de classe des ouvriers pour leurs revendications économiques de salariés du capital est en effet l'une des voies par lesquelles les travailleurs peuvent être le plus rapidement conduits à perdre les illusions qu'ils nourrissent à l'égard des partis au pouvoir en leur nom. Le gouvernement des commissaires du peuple redoute effectivement les revendications ouvrières et s'emploie à prévenir les grèves : Barth lui-même, chargé des questions du travail dans le cabinet, exhorte les ouvriers à ne pas « rabaisser la révolution à un mouvement pour les salaires » [14].

Dans cette perspective, la lutte des révolutionnaires pour l'influence au sein des syndicats revêt une extrême importance : l'emprise des éléments les plus conservateurs, les plus contre-révolutionnaires du mouvement social-démocrate, est  très solide sur l'appareil syndical, et elle se renforce encore du fait de l'adhésion récente de millions d'ouvriers faiblement politisés mais intéressés au premier chef par la défense de leurs conditions matérielles. Confondant les organisations et leurs directions, la majorité des militants spartakistes et des révolutionnaires des I.K.D. condamnent avec haine et mépris « les syndicats » comme des agences de la bourgeoisie ou des formes d'organisation périmées, et appellent les travailleurs conscients à s'organiser en dehors d'eux. Face aux mots d'ordre de sortie des syndicats que lancent, ici ou là, des groupes locaux, le vieux noyau spartakiste de la centrale hésite à se prononcer, tout en concédant qu'il est nécessaire de « liquider les syndicats ». Ces hésitations lui coûteront cher : c'est par le canal des syndicats - que nombre de militants révolutionnaires ne cherchent plus à lui disputer de l'intérieur - que le parti social-démocrate entreprend la conquête de couches ouvrières nouvelles, et la reconquête de la majorité.

La rupture de Spartakus avec les indépendants.

La lutte entre les deux pouvoirs trace une ligne de clivage fondamentale entre les tenants du pouvoir des conseils et les partisans d'une assemblée, ligne qui va bientôt passer au coeur même du parti social-démocrate indépendant, malgré les efforts de ses dirigeants pour temporiser. Le 18 novembre, au cirque Busch, Haase s'est prononcé pour le principe de la Constituante, mais a insisté sur la nécessité d'éviter de la convoquer prématurément [15]. Hilferding, dans les colonnes de Freiheit, explique qu'il est nécessaire de réaliser la démocratisation de l'administration et la socialisation de l'économie avant de convoquer l'Assemblée [16]. Le 27 novembre, l'exécutif indépendant publie une déclaration dans laquelle il affirme que la Constituante ne devra être convoquée que « si les conditions techniques et politiques en sont remplies, si, en elle, s'exprime authentiquement la volonté du peuple éclairé » [17].

Rosa Luxemburg, dans les colonnes de Die Rote Fahne du 29 novembre, après avoir soumis à une critique serrée la position du parti, affirme la nécessité d'une totale clarification et réclame la convocation d'un congrès extraordinaire, seul habilité, selon elle, à trancher sur cette question capitale [18]. Le conflit interne, dès lors, absorbe presque toute l'attention et les forces des militants du parti indépendant. La capitulation finale de Haase et de ses collègues devant Ebert, à propos de la fixation de la date des élections au 16 février, donne un relief nouveau aux discussions antérieures. Elle renforce la position des partisans d'un congrès extraordinaire, mais place le dos au mur ceux qui n'en veulent désormais à aucun prix, puisque sa seule convocation serait pour eux un désaveu. Cette convocation signifierait le tournant à gauche, l'élimination de la direction Haase. Die Rote Fahne concentre le feu de sa critique contre la direction du parti indépendant et s'efforce de mobiliser les militants afin qu'ils imposent le congrès : les spartakistes pourraient en effet en prendre la direction, au cours d'une bataille où ils sont à même de rassembler toutes les forces de la gauche du parti. La direction maintient son refus en invoquant desarguments techniques, qui sont en réalité l'expression d'un choix politique : selon elle, la convocation du congrès empêcherait la préparation sérieuse de la campagne électorale - les spartakistes sont accusés de saboter l'action du parti.

Très vite le sentiment s'impose qu'on va à la scission, presque par consentement mutuel. Le 8 décembre, Ströbel, dans Freiheit, le 12, Breitscheid dans Der Sozialist, déclarent insurmontables les divergences entre les deux ailes du parti. Le 12 décembre, l'assemblée générale du parti social-démocrate indépendant de Stuttgart se prononce pour la réélection des conseils d'ouvriers et de soldats et pour le pouvoir des conseils [19]. Berlin donne aux spartakistes plus d'espérance encore, leurs militants travaillent en étroite communion avec les délégués révolutionnaires et, à plusieurs reprises, les travailleurs des grandes entreprises, par milliers, ont soutenu meetings et manifestations spartakistes, acclamé leurs orateurs, Liebknecht, Paul Levi, Pieck. Le 14 décembre, c'est presque une déclaration de guerre civile dans le parti indépendant : die Rote Fahne publie un projet de programme : « Que veut la ligue Spartakus ? », œuvre commune de Levi et Rosa Luxemburg [20], cependant que Freiheit, sous le titre « Une Tactique allemande pour la révolution allemande », attaque bolcheviks et spartakistes et fait de la convocation de la Constituante la tâche révolutionnaire du moment [21].

Le 15 décembre, à la veille de la réunion du congrès des conseils, se tient la conférence berlinoise du parti social-démocrate indépendant appelée à se prononcer sur la proposition de congrès extraordinaire. Le débat porte sur l'ensemble des problèmes politiques. Haase, au nom de l'exécutif, défend la politique de collaboration avec Ebert-Scheidemann, justifie la décision gouvernementale sur la convocation de la Constituante. Il invite les délégués à prendre conscience du fait que la majorité du pays s'est aujourd'hui rangée derrière Ebert, et qu'il faut jouer le jeu de la démocratie afin de construire un ordre social nouveau où les conseils auront leur place dans la Constitution aux côtés d'une assemblée élue au suffrage universel. Les propositions des spartakistes ne sont selon lui qu'une transposition caricaturale des mots d'ordre lancés par les bolcheviks en Russie, alors que la situation est profondément différente, d'abord parce que l'Allemagne est un pays avancé, ensuite parce que la situation internationale exige l'élection en Allemagne d'une assemblée représentative. Il accuse les spartakistes d'apporter par leurs campagnes de l'eau au moulin des contre-révolutionnaires, qui les utilisent pour effrayer la petite bourgeoisie en brandissant le spectre de la dictature et de la terreur. Il invite les partisans de Spartakus à tirer les conclusions qui s'imposent de leurs divergences avec le reste du parti, et à quitter une organisation où ils n'ont plus leur place [22].

Rosa Luxemburg présente le contre-rapport, violent réquisitoire contre l'action du gouvernement Ebert. Selon elle, Haase n'a pas tort lorsqu'il explique que les masses sont derrière Ebert. Mais, ce qu'il ne dit pas, c'est qu'elles y sont, entre autres raisons, parce que les indépendants le soutiennent et parce que Haase fait partie de ce gouvernement. Que Haase et ses camarades rompent avec Ebert, quittent le gouvernement, et les masses pourront sans doute commencer à voir plus clair et comprendre quelles forces se dissimulent - de plus en plus mal, d'ailleurs - derrière Ebert. Ironisant sur la profession de foi démocratique de Haase, Rosa Luxemburg déclare :

« S'il s'agit du principe de la démocratie, alors, d'abord dans notre propre parti ! Et d'abord convoquer le congrès, afin que les masses disent si elles veulent encore de ce gouvernement ! » [23]

Liebknecht et Eberlein interviennent pour la soutenir, Hilferding et Ströbel défendent la position de Haase. Au vote final, une résolution Hilferding, précisant que la tâche principale du parti est la préparation des élections, s'oppose à la résolution Luxemburg pour un congrès extraordinaire. La première l'emporte par 485 voix contre 185 [24]. La gauche est donc battue dans ce qu'elle considérait comme son bastion. Freiheit va titrer : « Enfin, la clarté ! ». Les principaux journaux indépendants saluent l'événement.

Le parti indépendant a pratiquement éclaté. Haase, Dittmann, Hilferding, sont aux côtés d'Ebert. Avec les révolutionnaires berlinois du cercle des délégués agissent les délégués indépendants de province, Brass, Curt Geyer, Wilhelm Koenen, dont une quarantaine accepte de se réunir en « fraction » autour de Liebknecht le premier jour [25]. Dans presque tous les votes,  la fraction du parti social-démocrate indépendant se coupe en deux parties sensiblement égales. En fin de congrès,  la décision de boycotter le conseil exécutif, emportée par Richard Müller, crée une situation intenable pour les ministres indépendants.

Le 21, les délégués révolutionnaires se réunissent avec les hommes de confiance des grandes entreprises de la capitale. L'assemblée, à la quasi-unanimité, réclame la tenue d'un congrès extraordinaire avant la fin de décembre, la démission de Haase et de ses collègues du gouvernement, l'organisation d'une campagne électorale antiparlementaire. Elle condamne expressément la politique de Barth au sein du cabinet ; elle déclare qu'elle lui retire sa confiance et lui dénie désormais le droit de la représenter [26]. C'est vraisemblablement au cours de cette même réunion que les délégués révolutionnaires élisent un comité d'action de cinq membres où, sous la présidence de Paul Scholze, cohabitent les indépendants de gauche Ledebour et Däumig et les spartakistes Liebknecht et Pieck [27]. Le problème à l'ordre du jour est évidemment la naissance d'un nouveau parti, reposant à la fois sur Spartakus et les délégués révolutionnaires en entraînant de nombreux éléments des indépendants.

Déjà, à la manifestation du 16 décembre devant le Reichstag, le métallo Richard Nowakowski, un des plus influents des délégués révolutionnaires, avait salué les manifestants « au nom du parti social-démocrate indépendant et de la Ligue Spartakus  » [28]. Au moment où se pose pour eux le problème de quitter définitivement le parti indépendant, et de fonder un nouveau parti, les spartakistes peuvent raisonnablement espérer entraîner avec eux le noyau dirigeant des délégués révolutionnaires, et, par lui, l'avant-garde du prolétariat berlinois, les dirigeants et organisateurs de la classe ouvrière dans les usines. Ils pressent le rythme ; le 22 décembre, Wilhelm Pieck, au nom de la Ligue, écrit au parti social-démocrate indépendant pour lui demander la convocation sous trois jours d'un congrès qui se tiendrait avant la fin du mois [29]. Comme la réponse est connue d'avance, c'est le problème de la construction d'un parti révolutionnaire qui est enfin posé, moins de deux  mois après le début de la révolution.

Des tendances convergentes et contradictoires.

Aux yeux de la bourgeoisie, ce parti existe déjà. La presse englobe sous l'étiquette « spartakiste » l'ensemble des groupes extrémistes et n'opère guère de distinctions entre ces gens qu'elle s'efforce de présenter sous les traits de « l'homme au couteau entre les dents ». En fait, ni la révolution russe ni la révolution de novembre n'ont réussi à rapprocher complètement  les groupes qui se sont opposés avant et surtout pendant la guerre sur la façon de préparer et de mener à bien la révolution prolétarienne en Allemagne.

Les « radicaux de gauche » - les gens de Brême et le groupe désigné sous ce nom à Berlin - ont marqué une tendance à l'unification. Une conférence réunie à Brême le 23 novembre décide la fondation d'une organisation nouvelle ; les « communistes internationaux d'Allemagne » (I.K.D.) [30]. Localement influents, notamment sur les chantiers et parmi les travailleurs des ports, ils ont toujours été hostiles à l'adhésion des révolutionnaires au parti social-démocrate indépendant et estiment avoir reçu des événements une confirmation éclatante : leur principal adversaire de Brême, Alfred Henke n'est-il  pas le plus solide soutien de Haase dans le grand port, donc l'avocat du gouvernement ? Ils sont conscients en revanche qu'ils n'ont pas, à l'échelle de l'Allemagne, les forces suffisantes pour constituer à eux seuls même l'embryon d'un nouveau parti révolutionnaire.

Comme en 1917, ils ont à l'égard de Spartakus une attitude de soutien critique et s'affirment décidés à appuyer toute initiative de sa part dans le sens d'une organisation indépendante des révolutionnaires par la rupture définitive avec les centristes [31]. C'est à l'unanimité, et après un rapport de Johann Knief, qu'ils prennent l'étiquette de « communistes », montrant ainsi  à  la  fois leur attachement à la révolution russe et leur détermination de « jeter la chemise sale », de rompre avec le passé et les étiquettes discréditées. Ils luttent pour l'élargissement, l'approfondissement du pouvoir des conseils, et pour  fédérer  les groupes communistes allemands. Les radicaux de gauche de Hambourg, leurs voisins, si proches d'eux politiquement  que les historiens les ont souvent confondus, rejoignent à ce moment les I.K.D., de même que les restes berlinois du groupe de Borchardt, qu'anime le jeune écrivain Werner Möller.

De son côté, Spartakus s'organise progressivement. La Ligue possède un embryon d'appareil depuis le 11 novembre, des publications, des bureaux, qu'il faudra plusieurs fois déménager, des cartes qu'elle vend. En dehors de Berlin, elle a des liaisons avec presque tous les centres importants, en Bavière, à Brunswick, à Chemnitz, Dresde, Leipzig, dans la Ruhr, la Haute-Silésie, la Prusse orientale, Stuttgart, la Thuringe, Hanau, dans la Ruhr, où vient de se constituer le « parti ouvrier communiste d'Essen-Ruhr (membres de la Ligue Spartakus) », régions qui correspondent à son implantation d'avant la révolution [32]. Depuis novembre, elle a établi de nouveaux contacts et créé des groupes à Beuthen, Brandebourg, Erfurt, Francfort-sur-le-Main, Kiel, Munich, Nuremberg, Solingen [33]. Elle demeure pourtant sur le plan de l'organisation ce qu'était le « groupe », c'est-à-dire un réseau assez lâche autour d'un petit noyau de têtes politiques. Nulle part les spartakistes ne constituent de fraction organisée, nulle part ils n'entreprennent de travail systématique pour construire leur fraction ou même une tendance organisée, soit dans les conseils ouvriers [34], soit au sein du parti social-démocrate indépendant, où leur travail repose à la fois sur la propagande de Die Rote Fahne et le prestige et l'activité de ses militants les plus en vue. En revanche, fidèle à sa conception de l'agitation révolutionnaire et de la mise en mouvement des masses, la Ligue s'efforce de mobiliser de larges couches de travailleurs dont elle veut éclairer et inspirer l'action spontanée, et elle multiplie à cet effet meetings et manifestations de masses.

Pour contrebalancer l'influence quasi exclusive des majoritaires sur les soldats et leurs conseils elle a fondé le 15  novembre la Ligue des soldats rouges, à l'initiative d'un groupe de ses militants jusqu'alors spécialisés dans le travail chez les jeunes, Karl Schulz, Peter Maslowski, Willi Budich [35]. Celle-ci publie trois fois par semaine une feuille spéciale, Der Rote Soldat [36]. Liebknecht, agitateur infatigable, prend la parole partout où les idées révolutionnaires peuvent rencontrer un écho. Des colonnes entières du mince Die Rote Fahne sont consacrées à des convocations, des appels, pour des réunions, meetings, manifestations, défilés de soldats, chômeurs, déserteurs, permissionnaires. Or ces manifestations, que le noyau spartakiste n'a pas la force ni sans doute le désir de contrôler, sont souvent l'occasion, pour les éléments douteux qu'elles entraînent, de violences ou d'incidents inutiles et même nuisibles. Les responsables comprennent le péril que constitue, pour l'image qu'ils veulent donner de leur mouvement, le zèle intempestif de ces éléments souvent étrangers au prolétariat industriel qui se réclament du spartakisme. Dans Die Rote Fahne, Rosa Luxemburg admet le danger que créent les initiatives des déclassés qui sont légion dans la capitale :

« Ils défigurent en pleine conscience et en sachant très bien ce qu'ils font nos buts socialistes, et cherchent à les dévoyer dans une aventure de lumpen-prolétaires en égarant les masses. » [37]

Les communistes de l'I.K.D. manifestent également leur inquiétude devant les initiatives qu'ils tiennent pour de « l'impatience révolutionnaire », et affirment qu'il ne saurait être question de songer à remplacer le gouvernement Ebert par un gouvernement de révolutionnaires qui ne reposerait pas solidement sur une majorité dans les conseils [38].

Ces inquiétudes ne renverseront pas le courant. D'abord, l'écho que trouvent les manifestations spartakistes, le grand nombre d'hommes qu'elles entraînent, donnent aux dirigeants comme aux participants le sentiment erroné de leur puissance. Liebknecht peut avoir l'impression qu'il est, par les foules qui l'acclament, le maître de la rue, alors que, faute d'une organisation authentique, il n'est même pas maître de ses propres troupes, surtout quand elles se grisent de leur masse et de leurs cris. A ces hommes impatients et durs qui sortent de la guerre, il n'est pas question de faire des conférences ni des cours de « théorie » : il faut des mots d'ordre clairs, précis, enthousiasmants, il faut de l'action. Aussi, dans tous les meetings spartakistes, les orateurs font-ils le procès du gouvernement Ebert, dénoncent-ils sa collusion avec la bourgeoisie, appellent-ils à son renversement. Les foules qui les écoutent se radicalisent, en quelque sorte, en vase clos, et leur volonté d'agir croît à mesure que décline l'influence des révolutionnaires dans les conseils, qu'elles sont finalement prêtes à balayer aussi s'ils ne les suivent pas.

Les social-démocrates et les chefs militaires exploitent cette situation en tentant systématiquement de provoquer des incidents qui leur permettent de dénoncer les spartakistes pour leurs « violences » devant la masse des travailleurs modérés. Le 21 novembre, après la tenue simultanée de trois meetings dans lesquels Liebknecht, Rosa Luxemburg et Paul Levi [39] ont pris la parole, les participants se concentrent pour une manifestation devant la préfecture de police : des militaires à bord d'une voiture ouvrent le feu [40]. Le 6 décembre, ce sont des hommes de Wels qui tirent sur une manifestation de la Ligue des soldats rouges, faisant quatorze morts et de nombreux blessés, dont Budich [41]. Après la manifestation de protestation du lendemain du 7 décembre, un groupe de militaires occupe la rédaction de Die Rote Fahne, arrête et tente d'emmener Liebknecht [42]. Les tracts spartakistes et Die Rote Fahne se déchaînent contre « Wels-le-sanglant » et les manifestants sont toujours plus nombreux et apparemment plus décidés : 150 000 le 8 décembre [43], plus de 250 000 le 16, jour de l'ouverture du congrès des conseils [44]. Ce jour-là, le discours de Paul Levi est un appel à la détermination, au sang-froid et au calme : si le congrès renonçait à sa mission historique et convoquait l'Assemblée constituante, les travailleurs attachés au pouvoir des conseils sauraient bien abattre ce régime comme ils ont abattu l'ancien [45]. Mais Liebknecht, après lui, déchaîne un tonnerre d'applaudissements quand il appelle à l'épuration des « nids de contre-révolutionnaires », au premier rang desquels il place le « gouvernement Ebert-Scheidemann » [46].

Quand éclatent, entre l'armée et les travailleurs berlinois, les incidents du « Noël sanglant » [47], ce sont des éléments spartakistes qui, de leur propre initiative, donnent l'assaut à l'immeuble du Vorwärts [48], où ils vont tirer, sous la signature Vorwärts rouge, des tracts appelant au renversement Ebert et à son remplacement par « de vrais socialistes, c'est-à-dire des communistes » [49], puis sous la signature « ouvriers et soldats révolutionnaires du Grand Berlin » adressent au gouvernement un véritable ultimatum [50]. De fait, pendant ces journées de décembre ou la capitale connaît une succession pratiquement ininterrompue de manifestations, de bagarres et d'émeutes, deux lignes politiques distinctes se dégagent de l'action des spartakistes. D'une part, Rosa Luxemburg développe, dans Die Rote Fahne, la position de la centrale, selon laquelle les classes dirigeantes regroupées derrière Ebert l'emportent provisoirement, ce qui signifie que les travailleurs vont avoir à livrer la bataille de la campagne électorale, en l'utilisant comme une tribune pour mobiliser les masses [51] ; d'autre part, la Ligue des soldats rouges, au lendemain des décisions du congrès des conseils, appelle à une lutte qui ne peut avoir d'autre signification que celle d'une action préventive contre les élections, par conséquent d'une lutte pour le renversement du gouvernement [52].

Rosa Luxemburg, avec Leo Jogiches et Paul Levi, qui partagent son point de vue sur la question de la Constituante, sont nettement minoritaires au sein de la Ligue Spartakus, où le courant gauchiste en faveur d'un boycottage des élections l'emporte de très loin, même si aucun vote ne permet encore de mesurer la force respective des courants. La situation est identique au sein des LK.D., où Johann Knief, qui se prononce pour la participation à une campagne désormais inévitable dans le cadre des élections, est sur le point d'être débordé par les partisans du boycottage, à la tête desquels se trouvent Paul Frölich et Félix Schmidt [53]. Et les mêmes divergences se retrouvent au sein du cercle des délégués révolutionnaires : c'est seulement par  26 voix contre 16 qu'il se prononcera quelques jours plus tard pour l'acceptation du fait accompli et, par conséquent, la participation aux élections sous la forme d'une lutte électorale antiélectoraliste [54].

C'est chez les représentants des usines qu'apparaît le plus nettement le souci d'éviter les aventures et les initiatives gauchistes. Le 26 décembre, une assemblée générale des délégués révolutionnaires et des hommes de confiance des grandes entreprises dresse le bilan des événements de Noël. Tout en affirmant qu'elle comprend la rancœur des ouvriers révolutionnaires qui ont voulu reprendre le Vorwärts volé aux prolétaires par les chefs militaires en 1916, la résolution adoptée déclare inopportune l'initiative des occupants du Vorwärts et se prononce pour l'évacuation de l'immeuble. Signée de Scholze, Nowakowski et Paul Weyer, elle est publiée dans Die Rote Fahne [55] : les divergences sont évidentes et publiques, et la question de l'attitude à l'égard des élections à la Constituante décidées par le congrès des conseils provoque dans le mouvement révolutionnaire de nouveaux clivages.


Notes

[1] Sur cet épisode, «Protestschreihen der Vereinigung Grossstadtischer Zeitungsverleger vom 15. November 1918 gegen die Drucklegung der « Roten Fahne » in der Druckerei des « Berliner Lokal-Anzeigers », Dok. u. Mat. II/2, pp. 389-392.

[2] Paul Frölich Rosa Luxemburg, p. 325.

[3] H. Duncker, in 1918, Erinnerungen von Veteranen..., p. 21 ; Pieck, Vorwärts und..., p. 49. Selon Drabkin (op. cit., p. 197), sont présents : Eberlein, Lange, Levi, Mehring, Meyer et Thalheimer.

[4] Reproduite par J. S. Drabkin dans Nojabr'skaja Revoljucija v Germanii, pp. 377-378.

[5] Ibidem, p. 378.

[6] H. Weber, Der Gründungsparteitag..., p. 29.

[7] Vorwärts  und..., pp. 51-52.

[8] Ibidem, p. 50. Voir également Berliner Lakalanzeiger du 15 novembre, Kölnische Zeitung du 17 et Die Rote Fahne du 18 novembre 1918.

[9] H. Weber, op. cit., p. 30.

[10] Die Rote Fahne , 20 novembre 1918.

[11] Voir chap. XII.

[12] Rapport au 2° congrès, Archives Levi, p. 124/8, p. 3.

[13] Die Rote Fahne, 27 novembre 1918.

[14] Ibidem, 28 novembre 1918.

[15] Vorwärts, 20 novembre 1918.

[16] Freiheit, 18 novembre 1918.

[17] Freiheit, 27 novembre 1918 ; Dok. u. Mat., II/2, pp. 494-496.

[18] Die Rote Fahne, 29 novembre 1918 ; Dok, u. Mat., II/2, pp. 497-500.

[19] Die Rote Fahne, 15 décembre 1918; Dok. u. Mat., II/2, pp. 595-596.

[20] Die Rote Fahne, 14 décembre 1918 ; Dok, u. Mat., II2, pp. 497-500.

[21] Freiheit, 14 décembre 1918.

[22] Freiheit, 16 décembre 1918.

[23] Freiheit, 16 décembre : Dok. u. Mat., II/2, pp. 603-606.

[24] Ibidem.

[25] Ill. Gesch., II, p. 246.

[26] Die Rote Fahne, 23 décembre 1918 ; Dok u. Mat., II/2, p. 645.

[27] Vorwärts und..., p. 61 ; Pieck, suivi par de nombreux auteurs, place cette réunion le 18, datation que ne confirme aucun document.

[28] Die Rote Fahne, 17 décembre 1918.

[29] Die Rote Fahne, 24 décembre 1918; Dok. u. Mat., II/2, pp. 646- 647.

[30] Der Kommunist, Brême, 28 novembre 1918 ; Dok. u. Mat., II/2, pp. 456-458.

[31] Ibidem, p. 456.

[32] Ill. Gesch., II, p. 284.

[33] Ibidem, p. 283.

[34] Voir les réponses données à Radek par Liebknecht sur l'organisation au début de décembre, Radek, November..., p. 132.

[35] Die Rote Fahne, 18 novembre 1918 ; B. Gross, Willi Münzenberg, p. 89,

[36] Der Rote Soldat, n° 1, 23 novembre 1918.

[37] Die Rote Fahne, 18 novembre 1918.

[38] Der Kommunist, Dresde, n° 5, 1918, Dok. u. Mat., II/2, pp. 614-615.

[39] Die Rote Fahne, 22 novembre 1918; résolution dans Dok. u. Mat., II/2, p. 444.

[40] Die Rote Fabne, 22 novembre 1918.

[41] Die Rote Fahne, 7 et 8 décembre 1918 ; Ill. Gesch., pp. 242-245 Ill. Gesch., II, p. 235; Berliner Arbeiterveteranen, p. 30.

[42] Die Rote Fahne, 8 décembre 1918 ; Ill. Gesch., p. 246.

[43] Die Rote Fahne, 9 décembre 1918.

[44] Ibidem, 17 décembre 1918 ; Dok. u. Mat., II/2, pp. 622-625.

[45] Ibidem, p. 623.

[46] Ibidem, p. 624.

[47] Voir chap. XII.

[48] Tract dans Dok. u. Mat. II/2, pp. 660-662. Au procès Ledebour, E. Meyer évoquera la colère de Luxemburg et Liebknecht apprenant cette initiative. Ledebour Prozess, p. 516.

[49] Ibidem, pp. 663-664.

[50] Ibidem, p. 665.

[51] « Die Wahlen zur Nationalversammlung », Die Rote Fahne, 23 décembre 1918, Dok. u. Mat., II/2, pp. 648-650.

[52] Tract, Ibidem, pp. 642-644.

[53] Vorwärts und..., pp. 175-176.

[54] Bericht über der Griindungsparteitag, p. 47.

[55] Die Rote Fahne, 17 décembre 1918; Dok. u. Mat., II/2, pp. 666-667. Wilhelm Pieck, op. cit., p. 61, écrit que cette résolution, inspirée par Ernst Däumig, était une opération dirigée contre les spartakistes, En fait, elle était dirigée contre les initiatives gauchistes, dont les spartakistes n'avaient pas le monopole, mais était au contraire parfaitement dans la ligne définie par la centrale, notamment dans le projet de programme publié dans Die Rote Fahne le 14 décembre.


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