1924

Source : — BIBLIOTHEQUE COMMUNISTE ; G. ZINOVIEV ; Histoire du Parti Communiste Russe ; 1926 LIBRAIRIE DE L’HUMANITE 120 RUE LAFAYETTE PARIS

zinoviev

Grigori Zinoviev

Histoire du Parti Bolchevik

31 mars 1924

DEUXIÈME CONFÉRENCE

La lutte entre le marxisme et le « narodnikisme »

J’ai dit hier que toute la polémique entre narodniki et marxistes pivotait sur les mots « peuple » et « classe ». Mais la lutte historique des deux mouvements est loin d’être simple ; sa compréhension exige une réflexion sérieuse, un examen approfondi.

 Les narodniki polémisaient avec les marxistes sur la question des destinées de notre pays, et avant tout sur le rôle probable du capitalisme en Russie. En 1870, et même en 1880, on pouvait encore tenter de prouver, à l’instar des narodniki, que la Russie ne passerait pas, comme les autres Etats d’Europe, par le stade du capitalisme. Partant du fait que le capitalisme et la grande industrie étaient encore très faibles alors que chez nous, toute une école (qui se considérait comme socialiste), celle des narodniki, démontrait que le développement de la Russie ne suivrait pas la même voie que celui des autres pays, qu’on réussirait à sauter de la petite industrie primitive au socialisme.

 C’est alors que surgit la question extrêmement importante des rapports avec la paysannerie. La plupart des narodniki démontraient que notre communauté rurale, le mir, n’était autre chose que l’embryon du communisme, que, sans traverser le stade de la production usinière, de la grande industrie urbaine, de la concentration des richesses et de la formation d’une classe prolétarienne, la Russie passerait directement sans transition aucune, à l’organisation socialiste sur la base des cellules communistes que représentaient, selon eux, les communautés rurales.

 Quant aux ouvriers, les narodniki révolutionnaires considéraient qu’ils pouvaient, eux aussi, être d’une certaine utilité dans la lutte contre le capitalisme. Avec le temps, il est vrai, ils se rendirent compte que les ouvriers étaient beaucoup plus accessibles à la propagande révolutionnaire que le reste de la population, et ils se mirent à les recruter pour leurs cercles. Néanmoins, la force fondamentale sur laquelle ils basèrent leur tactique fut ce qu’ils nommaient « le peuple », c’est-à-dire la paysannerie.

L’erreur des narodniki

A mesure que se développait la situation en Russie, l’erreur des narodniki apparaissait plus nettement. Le nombre des fabriques et des usines grandissait, la proportion des ouvriers dans les villes augmentait, et il s’avérait que la communauté rurale, le mir, dont la désagrégation était de plus en plus évidente, n’avait rien à voir avec le socialisme et le communisme. En un mot, l’évolution de notre pays démentait les narodniki, et c’est pourquoi les marxistes arrivèrent assez rapidement à triompher de ces derniers.

 Je ne m’étendrai pas sur cette polémique, cela nous mènerai trop loin. En réalité, lorsqu’on discutait sur le rôle du mir, sur la question de savoir s’il y aurait un capitalisme en Russie, si notre pays suivrait une voie spéciale et éviterait le calice du développement industriel, on discutait également sur le rôle du prolétariat, car il s’agissait en somme de savoir quelle était la classe appelée à devenir la force fondamentale de la révolution future.

 En fait, le conflit qui divisait marxistes et narodniki et qui prenait dans la lutte doctrinale des formes diverses se réduisait à la question du rôle de la classe ouvrière dans notre pays. Allait-il se constituer un prolétariat en Russie et, si oui, quel serait son rôle dans la révolution ? Tel était le point fondamental de la discussion.

Hétérogénéïté du mouvement des narodniki

Loin d’être homogène, le mouvement des narodniki se distinguait par une rare diversité d’aspects. Il renfermait des tendances de toutes sortes, de l’anarchisme caractérisé jusqu’à une sorte de libéralisme bourgeois. Aussi plusieurs de ses membres devaient-ils devenir dans la suite les chefs de tendances et des groupes politiques les plus divers. Néanmoins, malgré cette hétérogénéïté, on peut, dans le mouvement des narodniki, distinguer deux courants fondamentaux : l’un révolutionnaire-démocrate, l’autre bourgeois libéral. Au point de vue chronologique, il faut distinguer les narodniki de 1870 et ceux de 1880. Les premiers, quelque peu anarchisants, appartenaient en majorité au courant révolutionnaire-démocrate ; les seconds, au courant bourgeois-libéral, qui par la suite se fondit presque entièrement avec le libéralisme russe, le parti cadet, etc.

Les narodniki de 1870 et de 1880

Les narodniki révolutionnaires de 1870 fondèrent une série d’organisations qui furent, pour le mouvement révolutionnaire d’alors, des conquêtes importantes. Ils créèrent notamment les groupes Terre et Liberté et Narodnaïa Volia [1]. De leur sein surgit une pléiade de militants qui firent preuve de courage, d’héroïsme, et qui, sans être des révolutionnaires prolétariens, représentèrent néanmoins une force démocratique révolutionnaire.

 La seconde génération des narodniki avait un caractère bien différent de la précédente et joua fréquemment, vers 1880, un rôle franchement réactionnaire. On peut trouver là-dessus des détails intéressants dans les belles œuvres, nullement vieillies, de Plékhanov, par exemple dans Les bases du mouvement des narodniki, qu’il fit paraître sous le pseudonyme de Volguine, et dans une série d’autres ouvrages dont nous reparlerons.

Krivenko

Pour illustrer ma pensée, il suffira de quelques exemples. Un écrivain narodniki notable, Kablitz-Youzov, démontrait le plus sérieusement du monde que le petit propriétaire, et en premier lieu le paysan, étaient, en vertu de leur « indépendance économique », le type de la catégorie la plus élevée de citoyens. Notre honorable narodniki qualifiait d’ « indépendance économique » la situation du petit paysan écrasé par l’usure et l’hypothèque ! Il allait jusqu’à demander que le paysan ne renonçât pas à son « indépendance économique », même en échange de la liberté politique.

 Une telle idéologie est évidemment réactionnaire. Nulle part au monde le petit propriétaire n’est économiquement indépendant ; presque toujours, il est sous la coupe des gros propriétaires et de l’administration. Ainsi, Krivenko et ses partisans freinaient la pensée révolutionnaire, à l’inverse de ceux qui voulaient aller aux ouvriers et commençaient à comprendre qu’il se formait une nouvelle classe qui, ne possédant rien, n’était liée par rien et était, par suite, révolutionnaire.

Mikhaïlovsky

D’ailleurs, les narodniki de droite ne sont pas les seuls à tenir des raisonnements dans le genre de ceux de Krivenko. Dans sa polémique avec les marxistes, un écrivain influent comme N. Mikhaïlovsky déclarait triomphalement : « En Russie, il ne peut y avoir de mouvement ouvrier comme en Europe Occidentale, parce qu’il n’existe pas, à proprement parler, de classe ouvrière ; l’ouvrier reste lié au village, il peut toujours retourner chez lui ; il est propriétaire foncier et n’a donc pas à craindre le chômage.

Korolenko

Mikhaïlovsky, on le sait, était à la tête du groupe La Richesse Russe, auquel appartenait également Korolenko. Et c’est peut-être l’exemple de ce dernier qui montre le mieux que, vers 1880 et plus tard, un certain nombre de narodniki se confondaient plus ou moins avec les libéraux bourgeois.

 Korolenko jouissait et jouit encore de l’estime méritée de ceux qui ont lu ses œuvres. Aussi a-t-on quelque peine à croire qu’il ne fut pas un révolutionnaire, qu’il appartenait à la fraction bourgeoise-libérale des narodniki. Cela pourtant ne fait aucun doute. Comme artiste, Korolenko est sans conteste une des plus grandes figures de notre temps, et longtemps encore ses ouvrages feront nos délices. Mais, comme politique, il ne fut qu’un libéral. Au début de la guerre, il écrivit une brochure pour justifier le carnage impérialiste. Bien plus, de sa correspondance posthume il ressort clairement que, dans le groupe de La Richesse Russe, il était à l’aile droite. Une discussion passionnée s’étant élevée dans ce groupe sur la possibilité d’une collaboration à la Rietch de Milioukov, organe des cadets, Korolenko démontra avec ardeur la nécessité de cette collaboration, refusa de se soumettre à la décision de la majorité de ses camarades et travailla au journal en question, affirmant ainsi sa solidarité avec les libéraux.

Les deux ailes du narodnikisme

Ainsi donc, nous ne devons pas oublier que le mouvement des narodniki était extrêmement complexe et comprenait des tendances allant du libéralisme à l’anarchisme. Certains narodniki anarchisants se prononçaient contre la lutte politique. En somme, ce mouvement se composait essentiellement de deux fractions : l’une révolutionnaire, l’autre opportuniste et libérale. Mais même la fraction révolutionnaire n’était ni prolétarienne, ni communiste ; elle aspirait uniquement au renversement de l’autocratie.

Le terrorisme

La question du terrorisme joua également un grand rôle dans les discussions entre marxistes et narodniki. L’aile révolutionnaire des narodniki arriva, vers 1875, à la conclusion qu’il était indispensable de recourir à la terreur contre les représentants de l’autocratie russe, afin de déchaîner la révolution et d’avancer l’heure de la libération. Les marxistes, avec beaucoup de timidité au début (par exemple, dans leur premier programme rédigé par Plékhanov en 1885), condamnèrent le terrorisme. Cette timidité disparut dès qu’il commença à se constituer un parti ouvrier. Les narodniki, comme plus tard les s.r., tentèrent de faire croire que les marxistes repoussaient les attentats parce qu’ils n’étaient pas révolutionnaires, parce qu’ils avaient peur du sang et manquaient de courage. Aujourd’hui, après notre grande Révolution, on pourrait difficilement nous accuser d’une telle faiblesse. Mais, en ce temps-là, ces arguments portaient sur l’élite de la jeunesse, sur les étudiants, sur beaucoup d’ouvriers ardents et gagnaient aux narodniki nombre d’éléments révolutionnaires.

L’attitude des marxistes à l’égard du terrorisme

La vérité est que les marxistes n’ont jamais été en principe contre la terreur. Jamais ils ne se sont placés sur le terrain du commandement chrétien : « Tu ne tueras point ». Au contraire, Plékhanov lui-même a répété à maintes reprises que toute exécution n’est pas un assassinat et que tuer une canaille n’est pas commettre un crime. Souvent il citait les vers ardents de Pouchkine contre les tsars :

Autocrate infâme,
Toi et ta race, je vous hais ;
Ta perte et la mort de tes fils,
Je les verrai avec une joie sauvage.

Les marxistes soulignaient qu’ils étaient partisans de la violence et qu’ils considéraient comme un facteur révolutionnaire, car il y a trop de chose que l’on ne peut anéantir que par le fer et le feu. Mais ils se prononçaient pour la terreur collective. Le meurtre de tel ou tel ministre, disaient-ils, ne servira à rien : il faut travailler parmi les masses, organiser des millions d’hommes, éclairer la classe ouvrière. Ce n’est que quand cette tâche sera accomplie qu’arrivera l’heure décisive. Nous utilserons alors la terreur, non contre des individus, mais contre une collectivité ; nous aurons recours au soulèvement armé. C’est ce que nous fîmes pour la première fois en 1905 en Russie ; c’est ce qui, en 1917, nous a conduits à la victoire.

 Mais, à cette époque, la question de la terreur brouillaient les cartes et les narodniki, en partie tout au moins, paraissaient plus révolutionnaires que les marxistes. Ils opposaient ces deux actes : tuer un ministre, ou tout bonnement réunir des cercles ouvriers pour leur enseigner l’a b c de la politique. Et ils disaient : N’est-il pas clair que l’homme qui tue un ministre est un révolutionnaire, tandis que l’autre n’est qu’un « professeur » ? Ainsi pendant quelques temps, la question de la terreur contribua encore à compliquer la discussion entre marxistes et narodniki. Mais à présent, dans l’examen historique de cette polémique, il nous faut laisser de côté tout ce qui fut épisodique, plus ou moins occasionnel, et ne considérer que l’essentiel. Or, ce qui nous séparait essentiellement des narodniki, c’était notre conception du rôle de la classe ouvrière.

 Il nous faut maintenant éclaircir la question de l’hégémonie du prolétariat, car cette question fondamentale domine toute l’histoire ultérieure de notre parti, la lutte du bolchévisme et du menchévisme, la lutte de la Montagne et de la Gironde.

La question de l’hégémonie du prolétariat

L’hégémonie du prolétariat, c’est pour ainsi dire le rôle dirigeant du prolétariat, sa primauté. Tant que la classe prolétarienne n’était pas encore formée en Russie, il ne pouvait évidemment y avoir de discussion au sujet de son hégémonie. Mais la perspicacité des marxistes fut de voir et de comprendre, alors que le prolétariat naissant représentait une force relativement minime, que cette classe serait dans la révolution l’élément dirigeant, primordial, la force fondamentale, qu’elle servirait de guide à la paysannerie.

S’il nous fallait exprimer le plus brièvement possible l’essence du bolchévisme, son rôle dans l’histoire du mouvement révolutionnaire russe, son idée directrice, nous dirions : le bolchévisme, c’est l’hégémonie du prolétariat. La question de l’hégémonie du prolétariat est celle qui divise le marxisme et le narodnikisme et, plus tard, les « économistes » et et iskristes, les bolchéviks et les menchéviks, les pravdistes et les liquidateurs. Cest là la source du désaccord fondamental d’où dérivent tous les autres, qui, malgré leur importance intrinsèque, ne sont relativement que secondaires. Le problème de l’hégémonie du prolétariat est le problème de tous les problèmes.

 Démocratie ou dictature, telle est la formule actuelle. Mais cette formule ne fait que poser sous son autre face le problème de l’hégémonie du prolétariat.

 Les promoteurs de l’idée de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution russe sont Plékhanov et Lénine. Plékhanov, qui était rentré dans la carrière politique avant Lénine, le premier proclama théoriquement cette idée, mais la trahit aux moments les plus importants de l’histoire politique de la Russie, tandis que Lénine, durant trente ans, lui resta fidèle, ne cessa de la défendre aux heures les plus pénibles et lui donna corps dans la création d’un parti prolétarien.

 Au premier congrès de la IIe Internationale, à Paris, en 1889, Plékhanov, qui était alors le chef incontesté des marxistes révolutionnaires russes, déclara : « La révolution russe vaincra comme révolution de la classe ouvrière, ou bien elle ne vaincra pas. »

 C’était là une des formules politiques les plus lapidaires de l’idée de l’hégémonie du prolétariat. De nos jours, elle peut sembler banale. Quel est le révolutionnaire conscient qui ne comprend que, seule, la classe ouvrière pouvait devenir la force principale capable de faire la révolution ?

 Mais en 1889 il n’y avait pas de parti prolétarien, la classe ouvrière était encore dans les langes et l’avant-scène du mouvement révolutionnaire était occupée par les narodniki, dont un des représentants les plus autorisés, Mikhaïlovsky, se réjouissait qu’il n’y eût pas de mouvement ouvrier en Russie et déclarait qu’il n’y en aurait jamais, tout au moins comme en Europe Occidentale.

 Aussi les paroles de Plékhanov étaient une révélation non seulement pour le socialisme international, mais aussi pour le mouvement ouvrier russe d’alors. Et si, en un certain sens, Marx et Engels ont découvert la classe ouvrière en Europe, Plékhanov l’a découverte en Russie. Evidemment, c’est là une façon de parler. Marx n’a pas inventé la classe ouvrière ; elle est née en Europe au cours de la substitution du capitalisme à la féodalité. Mais dès 1847, alors qu’elle était encore à l’état embryonnaire, il en a prévu et mis en lumière le rôle historique dans l’affranchissement des peuples, dans la révolution mondiale. De même Plékhanov en Russie, dès 1889, démontra que la classe ouvrière russe naissante serait la classe dirigeante, à laquelle reviendrait l’hégémonie et qui détiendrait le levier de la révolution.

Polémique entre Plékhanov et Tikhomirov sur l’hégémonie du prolétariat

Plékhanov exposa également le point de vue des marxistes sous une autre forme dans sa polémique avec L. Tikhomirov, écrivain brillant, membre du comité éxécutif et principal représentant de la Narodnaïa Volia, qui, plus tard, passa au service du tsarisme et fut le collaborateur de Menchikov, un des pires réactionnaires qui aient existé.

Voici en quelles circonstances Plékhanov eut à croiser le fer avec lui. Quand les narodniki virent que, en dépit de leurs prédictions, les ouvriers commençaient à apparaître dans les villes, particulèrement à Saint-Pétersbourg, qu’ils étaient très accessibles à la propagande révolutionnaire et qu’il fallait compter avec eux, Tikhomirov fit une sorte de concession. Nous, membres de la Narodnaïa Volia, dit-il, nous consentons à mener également la propagande parmi les ouvriers qui, nous ne le nions pas, sont très importants pour la révolution.

Plékhanov s’empara de cette formule et la retourna contre son adversaire. Dans un article étincelant, il décocha aux narodniki des traits qui tous portèrent. Le fait même de parler de l’utilité des ouvriers pour la révolution, leur dit-il en substance, prouve que vous ne comprenez pas le rôle historique de la classe ouvrière. Il faut dire au contraire que c’est la révolution qui est importante pour les ouvriers. Vous raisonnez comme si l’homme était fait pour le dimanche, et non le dimanche pour l’homme. Quant à nous, nous affirmons que la classe ouvrière est la classe directrice de la lutte, que c’est elle seule qui réussira à renverser l’ordre capitaliste en unissant autour d’elle les paysans et, en général, tous les éléments d’opposition. En la considérant que comme un accessoire, vous démontrez que vous êtes absolument incapable de comprendre son rôle dirigeant.

On le voit, Plékhanov fut un des premiers à formuler en Russie l’idée de l’hégémonie du prolétariat.. Et, en soutenant plus tard les menchéviks, il ne fit que ternir son glorieux passé de révolutionnaire, qui se reflète dans tant de pages étincelantes de la littérature russe.

Lénine et l’idée de l’hégémonie du prolétariat

Lénine partage avec Plékhanov l’honneur d’avoir été le promoteur de l’idée de l’hégémonie du prolétariat, idée qu’il sut maintenir jusqu’à nos jours, au cours de trente année de lutte, dans des situations d’une difficulté et d’une complexité inouïes. Il la formula pour la première fois en 1894 dans son ouvrage intitulé : « Ce que sont les Amis du Peuple et comment ils combattent les social-démocrates. » (Il ne faut pas oublier qu’à cette époque nous nous appelions tous social-démocrates). Cet ouvrage, qui n’avait pas pu être publié en son temps et qui n’a paru qu’en 1923, est assez volumineux. Lénine y analyse les erreurs des narodniki et démontre que la classe ouvrière sera la classe libératrice, dirigeante, la force principale et le ressort essentiel de la révolution.

 Quand, dit-il, ses représentants avancés (ceux de la classe ouvrière) se seront assimilé l’idée du socialisme scientifique, l’idée du rôle historique de l’ouvrier russe, quand ces idées auront acquis une large diffusion et que les ouvriers auront créé des organisations solides transformant leur lutte économique dispersée en une lutte de classe consciente, l’ouvrier russe, prenant la direction de tous les éléments démocratiques, renversera l’absolutisme et mènera le prolétariat russe (aux côtés du prolétariat de tous les pays) par la voie directe de la lutte politique ouverte à la révolution communiste victorieuse.

 On ne peut se défendre d’un certain étonnement en lisant ces paroles écrites en 1894. On y retrouve l’essentiel de nos idées actuelles et jusqu’à la façon de les exprimer. Comme nous le verrons, Lénine, en toutes circonstances, pendant trente ans, a défendu cette idée de l’hégémonie du prolétariat. Le décor politique a pu changer, mais la conception du rôle du prolétariat dans la révolution à venir est restée invariable chez Lénine et les bolchéviks.

Le marxisme légal

IL faut dire toutefois que, comme le mouvement des narodniki, le marxisme d’alors renfermait deux courants.

 Vers 1885, alors que le mouvement ouvrier et la lutte politique se développe, apparaît en Russie un courant que l’on qualifie de marxisme légal. Le marxisme légal est donc de douze ans postérieur au marxisme illégal, lequel remonte à la fondation du Groupe de l’Emancipation du Travail.

 Le marxisme légal orthodoxe est exposé dans les travaux que Plékhanov et Lénine eurent la possibilité de publier légalement en Russie en faisant à la censure tsariste certaines concessions, qui d’ailleurs portaient uniquement sur la forme et non sur le fond. Mais il est un autre marxisme légal, que l’on trouve dans les œuvres de Tougane-Baranovsky, Strouvé et consorts, qui, on le vit bientôt, falsifiaient en réalité le marxisme, c’est-à-dire développaient des idées qui n’avaient de marxisme que le nom.

 Plékhanov et Lénine, évidemment, ne peuvent être qualifiés de « marxistes légaux » que conventionnellement, car toute leur activité à cette époque se déroulait dans l’illégalité. Révolutionnaires irréductibles, ils surent, malgré la censure tsariste, défendre les principes du marxisme sur le terrain légal. Ils ne furent jamais des révolutionnaires légaux dans le genre de Strouvé et Tougane-Baranovsky.

 Ainsi le marxisme légal de cette époque comprend deux tendances essentielles : l’une représentée principalement par Strouvé et Tougane-Baranovsky, l’autre par Lénine et Plékhanov. La première de ces tendances est exprimée par Les Remarques critiques de Strouvé (1894), la seconde par l’ouvrage de Lénine : « Ce que sont les Amis du Peuple et comment ils combattent les social-démocrates ». (Cet ouvrage, inédit alors, fut néanmoins copié et répandu parmi les marxistes et les premiers ouvriers révolutionnaires, sur lesquels il eut une grande influence).

Strouvé

Strouvé était en ce temps-là un jeune écrivain qui donnait beaucoup d’espérances, se déclarait marxiste, combattait Mikhaïlovsky et se considérait comme membre de notre parti, pour le premier congrès duquel il composa même en 1898 un manifeste. En un mot, c’était un marxiste de premier plan. Mais il ne tarda pas à évoluer. Il devint, avant 1905, rédacteur à l’Osvobojdénié, revue illégale à tendance bourgeoise-libérale paraissant à Stuttgart. Puis il fut un des leaders de la droite du parti cadet. Plus tard, il devint monarchiste et réactionnaire et glorifia le régime Stolypine. Après la révolution de février, il prit place à l’extrême-droite du parti cadet et joua par la suite un rôle important parmi l’émigration blanche, dans les gouvernements des Dénikine, Wrangel et autres. Maintenant il est, à l’étranger, un des idéologues les plus en vue de la contre-révolution. Comme on le voit, la métamorphose est complète.

 Dans mon exposé, d’ailleurs, j’aurai à parler de nombreuses personnalités qui ont évolué de la gauche du mouvement révolutionnaire à la droite de la contre-révolution. Outre Strouvé et Tchaïkovsky, il suffira de mentionner Tikhomirov, qui, de la Narodnaïa Volia, dégringola au monarchisme ; Alexiinsky, qui, après avoir défendu le bolchévisme, marche maintenant la main avec les gardes-blancs ; Brechkovskaïa, qui, après avoir appartenu à la gauche des narodniki révolutionnaires, termine ses jours dans le cortège de la contre-révolution bourgeoise.

 Toutes ces métamorphoses ne sont pas fortuites. Dans cette période chaotique de douze années (1905-1917), marquée par trois grandes révolutions, il était inévitable que diverses personnalités changeassent du tout au tout. Sous l’oppression formidable du tsarisme, les groupements et les partis politiques avaient la plus grande peine à se constituer. La différenciation politique ne s’effectuait que difficilement. Il semblait parfois que l’on pouvait tous faire front unique contre le tsarisme. Dans ces conditions, certains hommes devaient fatalement estimer leur place là où elle n’était pas, tomber par hasard dans un parti et, au moment décisif, passer dans un autre. Il en fut ainsi de nombre de représentants du marxisme légal, qui, dans la suite, devinrent les théoriciens et les chefs de la contre-révolution en Russie.

Les « Remarques critiques » de Strouvé

Les remarques critiques étaient entièrement dirigées contre les narodniki. Strouvé y étudiait la question de l’avènement du capitalisme en Russie. Il avait raison quand il disait aux narodniki : Vous rêvez d’un développement spécial de la Russie, d’un petit propriétaire économiquement indépendant : illusion ! Enlevez donc vos lunettes et regardez : la Russie va de l’avant ; usines et fabriques s’y élèvent ; un prolétariat industriel urbain y apparaît. Le capitalisme en Russie est inévitable

 Sur ce point Strouvé, comme d’ailleurs Tougane-Baranovsky, se rencontrait avec Lénine et Plékhanov. Il s’agissait alors, en effet, de montrer qu’une classe ouvrière allait se constituer, que le capitalisme était en marche et qu’il représentait un facteur de progrès. Cela, nous marxistes, nous l’avons toujours dit et nous continuons d’affirmer que le capitalisme représente un progrès sur la féodalité et le servage. Il écrase les travailleurs, les exploite et, en un certain sens, les mutile. Mais il construit de puissantes usines, il électrifie des régions entières, il active l’industrie rurale, il établit des voies de communication, il brise le mur du servage. Par là, il est un instrument de progrès.

 Les marxistes révolutionnaires avaient une double tâche : d’une part, terrasser les narodniki qui démontraient que le capitalisme ne s’implanterait pas en Russie, que d’ailleurs il constituait un véritable fléau et qu’il fallait le fuir comme la peste ; d’autre part, commencer à organiser la classe ouvrière naissante et à former un parti ouvrier.

 Or Strouvé s’acquittait très bien de la première tâche, mais oubliait complètement la seconde. Il démontrait péremptoirement que le capitalisme était inévitable, qu’il existait déjà et qu’en un certain sens il constituait un progrès ; mais il ne parlait pas de notre tâche fondamentale, qui était de commencer à organiser les ouvriers, de former, sous le tsarisme même, un parti ouvrier et de le préparer aux luttes non seulement contre le tsar, mais aussi contre la bourgeoisie. Son livre se terminait par une phrase significative : « C’est pourquoi nous reconnaissons notre manque de culture et allons à l’école du capitalisme. »

 Il est intéressant de rapprocher cette conclusion de celle du livre de Lénine : « Ce que sont les Amis du Peuple ». Lénine aussi attaquait les narodniki, annonçait l’avènement du capitalisme, étape nécessaire avant le triomphe de la classe ouvrière ; mais en même temps il prédisait que les ouvriers russes comprendraient le rôle dirigeant de leur classe, entraîneraient à leur suite les paysans et mèneraient la Russie à la révolution communiste.

 Telle était à cette époque la différence entre Lénine et Strouvé.

 Si forte était l’oppression du tsarisme, qu’elle amenait à la social-démocratie des hommes comme Strouvé et que des gens radicalement différents se considéraient comme des alliés et se trouvaient en quelque sorte dans le même camp. Les uns disaient : « Allons à l’école du capitalisme ! », les autres : « Nous soulèverons la classe ouvrière, appelée à diriger la lutte, et nous mènerons la Russie à la révolution communiste. » Et pourtant tous marchaient ensemble, en une seule phalange, et faisaient front unique contre les narodniki. Je le répète, cela était inévitable tant que le tsarisme était l’ennemi principal et cet état de chose eut une influence considérable sur le développement de notre parti jusqu’en 1905.

Plékhanov théoricien et Lénine politique actif

Des autres productions littéraires, il convient de mentionner le livre de Plékhanov (Beltov) : Du développement du point de vue moniste sur l’histoire. Dans cet ouvrage, publié en 1895 et où il se montra très brillant, Plékhanov livrait bataille aux narodniki sur le terrain philosophique et prenait la défense du matérialisme. Beaucoup de nos professeurs contemporains, au lieu de critiquer Plékhanov avec leur présomption de demi-savants, feraient mieux d’exposer et d’expliquer à la génération actuelle ce livre remarquable dont se sont nourris des générations entières de marxistes, qui y ont appris le matérialisme militant. Théoricien par excellence, directeur idéologique incontesté du parti, et même de tous les intellectuels et ouvriers marxistes de l’époque, Plékhanov s’avéra dans la suite beaucoup plus faible comme politique. Or, entre lui et Lénine, dont il était l’aîné et qui commençait à peine à militer, il s’établit à partir de 1895 environ, une sorte de division tacite du travail. Son côté fort étant la théorie, Plékhanov assuma la lutte philosophique et, dans ce domaine, il fut et restera un maître inégalé. Le jeune Lénine, au contraire, dès le début, tout en s’intéressant à la théorie marxiste, concentra spécialement son attention sur les questions sociales et politiques, sur l’organisation du parti et de la classe ouvrière. Et ainsi, ces deux hommes se complétèrent pendant un certain temps.

 Il faut encore rappeler le livre de Lénine, écrit en exil : Le développement du capitalisme en Russie. Lénine s’y révèle grand économiste. Il analyse les rapports sociaux en Russie et montre avec une clarté et une science remarquables le développement incontestable du capitalisme en Russie.

Polémique de Lénine et de Strouvé

Dans le marxisme légal, comme nous l’avons dit, on peut dès le début noter deux directions. Lénine critiqua les Remarques critiques et d’autres écrits de Strouvé dans le Recueil marxiste, qui a été brûlé et n’a jamais vu le jour. (Néanmoins, son article, signé Touline, figure dans la collection de ses œuvres). Bien que marchant avec Strouvé, Lénine fut des premiers à sentir que c’était là un compagnon qui n’était rien moins que sûr. A cette époque où Strouvé était considéré comme un des plus brillants théoriciens du marxisme légal en Russie, on n’osait guère le contredire ; pourtant Lénine le fit. Déjà, dans son article publié sous la signature de « Touline », il reprochait à Strouvé une faute très grave. Tu n’aperçois, lui disait-il en substance, qu’un aspect du phénomène, tu vois que le capitalisme est en marche, qu’il sape la communauté paysanne, le servage, mais tu ne vois pas qu’au lieu d’aller à son école, il s’agit pour nous d’organiser dès maintenant la classe ouvrière, qui saura briser l’autocratie et se dresser ensuite contre l’omnipotence du capital.

 En somme, le conflit fondamental entre les deux courants du marxime légal avait sa source dans la question de l’hégémonie du prolétariat. Il s’agissait de savoir si le prolétariat, en tant que classe, serait le directeur de la révolution, s’il combattrait jusqu’au triomphe de la classe ouvrière et à l’anéantissement du capitalisme, ou bien s’il se mettrait à la remorque des autres forces d’opposition et se satisferait du renversement de l’autocratie, c’est-à-dire de l’établissement du régime bourgeois.

 Si l’on jette un coup d’œil sur les autres pays, on voit qu’en Allemagne, par exemple, les partis bourgeois étaient parvenus à gagner un grand nombre d’ouvriers avant que ceux-ci eussent constitué leur propre parti. Lassalle commença par libérer de l’influence de ces partis les premières couches de prolétaires qu’ils avaient réussi à conquérir et les attira au parti ouvrier socialiste. Ce qui s’est passé en Allemagne n’est pas le fait du hasard. Partout la bourgeoisie a devancé le prolétariat dans le domaine de l’organisation politique. Partout, elle a eu avant lui ses partis, ses idéologues, sa littérature et s’est efforcée d’attirer à elle une fraction des travailleurs.

Il en a été de même en Russie. Bien que la bourgeoisie ne s’y soit constituée qu’assez tard comme force politique, les premiers cercles, les premiers révolutionnaires ouvriers sont entraînés non pas vers les partis ouvriers, mais vers le parti des narodniki, qui, malgré tout, n’était pas un parti prolétarien. Lénine dut, dans une certaine mesure, commencer comme l’avait fait Lassalle en Allemagne. Le décor, certes, était différent ; la lutte idéologique revêtait d’autres aspects, mais dans son essence la situation était par bien des côtés la même. Il fallait d’abord conquérir les groupes isolés d’ouvriers qui s’étaient égarés dans le parti des narodniki, puis se mettre à construire avec eux un parti ouvrier.

 Ainsi donc, les deux tendances du mouvement des narodniki et les deux courants du marxime légal représentent la trame idéologique sur laquelle commence à se former en Russie le parti ouvrier.

 Passons maintenant à notre sujet, à l’histoire proprement dite de notre parti.

Période de gestation du parti

Dans Que faire ? Lénine écrivait que la période qui s’étend de 1884 à 1894 est en quelque sorte celle de la gestation de notre parti.

Elle (cette période) voit naître et se fortifier la théorie et le programme de la social-démocratie. La nouvelle tendance ne comptait en Russie que quelques adeptes. La social-démocratie existait sans mouvement ouvrier ; elle en était, comme parti politique, à la période intra-utérine.

C’était alors l’apparition des premiers cercles, instables au plus haut point, le début des grandes luttes pour l’autonomie du parti ouvrier, l’hégémonie du prolétariat.

L’enfance et l’adolescence du parti

La période 1894-1898 peut être considérée comme l’enfance et l’adolescence du parti, qui se constitue déjà sur la base d’un mouvement ouvrier de masse.

 La social-démocratie, écrit Lénine, naît comme mouvement social, comme poussée des masses ouvrières, comme parti politique. C’est la période d’enfance et d’adolescence. Les intellectuels s’engouent de la lutte contre les narodniki et cherchent à se rapprocher des ouvriers ; une vague de grèves déferle sur toute la Russie. Le mouvement fait d’immenses progrès. La plupart des dirigeants, des jeunes gens, étaient loin d’avoir atteint cet « âge de 35 ans » que Mikhaïlovsky considérait comme une sorte de limite naturelle. Aussi n’étaient-ils pas aptes au travail pratique et durent-ils rapidement quitter la scène… Beaucoup d’entre eux avaient été au début sous l’influence des narodovolsti. Presque tous, dès l’adolescence, s’étaient enthousiasmés pour les héros de la terreur. Pour se soustraire à la séduction de cette tradition héroïque, il leur fallut lutter, rompre avec les hommes qui voulaient à tout prix rester fidèles à la Narodnaïa Volia et qu’ils estimaient hautement. Cette lutte les obligea à s’instruire, à lire des œuvres illégales de toutes tendances… Formés dans cette lutte, les social-démocrates allèrent au mouvement ouvrier sans oublier la théorie marxiste qui les avait éclairés de sa lumière éclatante, non plus que la tâche du renversement de l’autocratie. (Lénine, Que faire ? p. 203 et 204).

 Pendant cette période, le nombre de grèves augmente rapidement. Ainsi, de 1881 à 1886, il n’y avait eu que quarante grèves auxquelles avaient pris part 80 000 ouvriers, alors que, de 1895 à 1899, le mouvement gréviste touche 450 000 ouvriers, soit six fois plus que dans la période précédente. A Saint-Pétersbourg, le mouvement gréviste, assez important en 1878, se développe sensiblement vers 1884 et acquiert des proportions imposantes en 1895, année où la grève du textile englobe jusqu’à 30 000 ouvriers.

Premiers cercles ouvriers social-démocrates à Saint-Pétersbourg

A la faveur de ces mouvements commencent à apparaître des cercles social-démocrates. Le premier fut fondé en 1887 par le Bulgare Blagoïev, étudiant à Saint-Pétersbourg, avec la collaboration de Guérassimov et Kharitonov. Ce cercle ne joua pas un rôle moindre que l’Union Ouvrière du Nord de la Russie de Khaltourine. (Blagoïev, un des fondateurs de la IIIe Internationale et un des chefs du parti communiste bulgare, est mort en 1924).

L’ « Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière »

L’année 1895 fut particulièrement riche en événements. Outre la parution d’une série d’ouvrages, qui déterminèrent les bases du futur parti ouvrier, elle vit la création à Saint-Petersbourg d’une « Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière » [2], union qui fut réellement le premier comité régional de notre parti. Des unions analogues se fondèrent par la suite dans une série d’autres villes : en 1885, à Ivanovo-Voznessensk ; en 1895, à Moscou. Elles furent les premières grandes organisations social-démocrates, les premières pierres de l’édifice de notre parti.

 L’union de Saint-Pétersbourg compta dans ses rangs plus d’un homme remarquable, et entre autre Lénine lui-même, qui l’organisa. Parmi ses principaux membres, nous citerons, d’après N. Kroupskaïa : V. I. Lénine, G. Krzyzanovski (qui est maintenant à la tête du Gosplan et travaille à l’électricication de l’U.R.S.S.), Starkov, Zaporogetz, Vaniéev, Martov (plus tard chef des menchéviks, mort en 1923), Liakhovski, Silvine, Iakoubova, les sœurs Nevzorova (Zénaïde et Sophie), N. Kroupskaïa, S. Radtchenko et Hofmann. L’ouvrier de l’usine Oboukhov , Chelgounov (encore vivant, mais malheureusement aveugle), ainsi que l’ouvrier de la fonderie Alexandrovo, I. Bakouchkine (fusillé en 1905 en Sibérie par un détachement de Rennenkampf) n’appartenaient pas officiellement à l’Union petersbourgeoise de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, mais se trouvaient en contact plus ou moins avec elle. Il en était de même de l’ouvrier de l’usine Poutilov B. Ziniviev, dont malheurement nous ignorons le sort. I. Bobouchkine fut un des premiers ouvriers bolchéviks ; Lénine avait pour lui une affection particulière et le considérait comme un des représentants les plus talentueux de la première génération d’ouvriers marxistes.

Les cercles ouvriers social-démocrates de province

A peu près à la même époque commencèrent à fonctionner dans toute la Russie d’innombrables cercles qui cherchaient à s’unir et qui, dans beaucoup de villes, avaient une influence considérable. On trouve dans l’ouvrage de Martov (qui avait une mémoire de noms extraordinaire) une longue énumération des dirigeants des cercles d’alors. Citons entre autres : L. Krassine, à Saint-Pétersbourg (membre du C.C. du parti, il travaille actuellement au commissariat du Commerce extérieur) ; Fédossiéev, à Vladimir, Melnitsky, à Kiev ; Alabychev, à Rostov-sur-Don ; Goldenbach (Riazanov) ; Stééklov et Tsypérovitch, à Odessa ; Kramer, Eisenstadt et Kossovsky, à Vilna ; Khintchouk, à Toula. Khintchouk, un des fondateurs de notre parti, se rallia dans la suite aux menchéviks, fut membre de leur comité central et premier président du soviet menchéviste de Moscou, puis revint dans nos rangs. Il dirige maintenant la coopération. Quant à Kramer, Eisenstadt et Kossovsky, ils furent les fondateurs du Bund.

Le « Bund »

Aujourd’hui, le mot « Bund » est très peu connu des ouvriers de nos grandes villes. Mais il fut un temps où il était fort populaire dans les milieux révolutionnaires. Bund signifie en yiddish : union. Le Bund fut l’union des ouvriers juifs de Pologne et de Lithuanie. Il fut fondé en 1897, un an avant le premier congrès de notre parti. Il faut en rechercher l’origine dans un fort mouvement qui se manifesta parmi les artisans juifs de Pologne et de Lithuanie et qui, pour des raisons particulières, devança de quelques années le mouvement ouvrier de Pétersbourg et de Moscou. Les ouvriers et artisans juifs de Pologne subissaient alors le double joug de l’exploitation économique capitaliste et de l’oppression nationale. Aussi devinrent-ils révolutionnaires et surent-ils, plus tôt que les autres, constituer une organisation de masse, une union, qui reçut le nom de « Bund ».

De cette organisation ouvrière sont sortis des héros, comme l’ouvrier juif Lekert, qui tua le préfet de police de Vilna, Von Wahl, et toute une série de militants du mouvement ouvrier juif qui collaborèrent à l’organisation de notre parti et en sont actuellement membres.

Fondé, comme je l’ai dit, en 1897, le Bund fut pendant un certain temps l’organisation la plus nombreuse et la plus puissante de notre parti. Mais, par la suite, quand nos grands centres ouvriers : Saint-Pétersbourg, Moscou, Ivanovo-Voznessensk, Oriékhovo-Zouyévo s’éveillèrent à la vie politique, lorsque les couches profondes des ouvriers russes commencèrent à manifester leur activité, le petit détachement des ouvriers juifs passa au second plan. En tout cas, de 1895 à 1900, le mouvement des ouvriers juifs fut très important, et le Bund eut un très grand rôle dans le parti. Il fut, notamment, le principal organisateur de notre premier congrès, qui, on le sait, eut lieu en 1898 à Minsk dans la zone de l’empire réservé aux juifs. Voyant que les ouvriers et artisans juifs étaient à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire, la presse ultra-réactionnaire déclencha contre eux une violente campagne et, durant de longues années, ne cessa de représenter le mouvement révolutionnaire russe comme l’œuvre des juifs.

Maintenant que nous sommes devenus une puissante organisation, nous devons un souvenir reconnaissant à ses ouvriers et artisans juifs qui, les premiers, s’élancèrent au combat et nous aidèrent à poser les fondements de notre parti.

Premier congrès du parti

Les organisations locales fondamentales du parti à cette époque étaient, comme nous l’avons dit, les « unions de lutte pour l’affranchissement de la classe ouvrière », que l’on rencontrait à Saint-Pétersbourg, Moscou, Ivanovo-Voznessensk, Kiev et dans plusieurs autres villes. Le premier congrès de notre parti réunit neuf délégués, recrutés parmi les représentants de ces unions, du Bund et de groupes isolés publiant des journaux ouvriers. La Gazette Ouvrière était représentée par Eidelmann et Vidgortchik (le premier est maintenant bolchévik ; le second, il n’y a pas longtemps encore, était menchévik) ; l’Union de Saint-Pétersbourg, par Radtchenko, mort en 1912 et dont le frère milite dans notre parti ; l’Union de Kiev, par Toutchapsky ; l’Union de Moscou, par Vannovsky ; celle de Iékatérinovslav, par Pétroussévitch ; le Bund, par Moutnik, Kramer et Kossovsky (ces deux derniers, que j’ai connus personnellement, sont maintenant des menchéviks de droite enragés).

 Telle était la composition de ce premier congrès, qui s’efforça de constituer le parti et, à cet effet, élut un C.C., désigna la rédaction de l’organe central et lança un appel [3] composé, comme je l’ai dit, par P. Strouvé. Je me bornerai à un ou deux extraits.

 Caractérisant la situation internationale, à l’occasion du cinquantenaire de la révolution de 1848, Strouvé écrivait :

Il y a cinquante ans, les vagues de la révolution de 1848 déferlaient sur l’Europe. Pour la première fois, la classe ouvrière apparut comme une grande force historique. Grâce à elle la bourgeoisie réussit à abolir nombre de survivances féodales.

 Mais bientôt elle reconnut en son nouvel allié son ennemi le plus acharné et elle se jeta dans les bras de la réaction, en lui livrant et le prolétariat et la cause de la liberté. Mais il est déjà trop tard : la classe ouvrière, matée pour un temps, reparaissait sur la scène historique une douzaine d’années après, cette fois plus consciente et plus forte et prête à lutter pour son affranchissement total.

 Plus loin, décrivant la traîtrise de la bourgeoisie internationale et le rôle spécial de la bourgeoisie russe, Strouvé disait :

A mesure qu’on avance vers l’est de l’Europe (et la Russie est à l’est), la faiblesse, la poltronnie et la lâcheté politiques de la bourgeoisie ainsi que la nécessité pour le prolétariat de résoudre lui-même les questions culturelles et politiques apparaîssent de plus en plus clairement.

 On peut pardonner bien des choses à Pierre Strouvé pour ces lignes prophétiques qui, on l’a vu depuis, s’appliquaient à lui-même, à sa classe. Oui, plus on va vers l’est, plus la bourgeoisie devient, au point de vue politique, faible, peureuse et lâche. Cela, nul ne l’a démontré plus clairemnt que Strouvé.

L’ «Economisme »

Vers 1898, deux courants commencent à se dessiner non seulement dans la littérature, mais dans le mouvement ouvrier, dans le parti social-démocrate lui-même, qui d’ailleurs n’était pas encore complètement formé. L’un de ces courants reçut le nom d’économisme. Le conflit qui mit aux prises les économismes et les partisans de la lutte politique qu’étaient les marxistes révolutionnaires, se ramène essentiellement, lui aussi, à une divergence de vue sur le rôle, sur l’hégémonie du prolétariat dans la révolution. Depuis trente ans, cette question, dans des situations différentes et sous des formes diverses, est comme la pierre de touche des révolutionnaires. En 1917, elle nous mit, nous et les menchéviks, des deux côtés de la barricade. En 1895, elle ne suscita qu’une polémique littéraire, mais en 1898-1899, elle fut la cause d’une lutte violente dans le parti. Or, entre lles « économistes » et les représentants de la droite du marxisme légal, futurs fondateurs du parti menchévik, il existait une liaison idéologique incontestable. Tout s’enchaîne logiquement : de la droite du marxisme légal on passe naturellement, par l’économisme, au menchévisme, puis au liquidationnisme, ensuite au social-chauvinisme, et enfin à la réaction ouveerte. On ne peut se tromper impunément dans la question de l’hégémonie du prolétariat. Le premier faux pas entraîne fatalement la dégringolade jusqu’à l’abîme.

Sources de l’économisme

L’économisme apparût vers 1895, lorsque la social-démocratie commença à passer de l’action de cercle à l’agitation, au travail parmi les masses. Il y eut un temps où le parti, encore à l’état embryonnaire, se composait de cercles isolés et peu importants de propagandistes. Mais lorsque le mouvement commença à se développer et que les grèves s’étendirent sur toute la Russie, les révolutionnaires comprirent qu’ils avaient des tâches plus vastes, qu’ils ne pouvaient se borner à la propagande dans des cercles fermés, qu’il leur fallait travailler parmi les masses et s’efforcer, non seulement de rassembler des ouvriers isolés, mais d’organiser la classe ouvrière. Or, c’est à ce moment que naquit l’ « économisme ».

 Dès qu’on commença à organiser la masse des travailleurs, la lutte économique, les questions touchant immédiatement l’existence des ouvriers prirent naturellement une importance considérable. La propagande, à laquelle se bornaient les cercles, dut faire place à l’agitation, condition nécessaire du travail parmi les masses.

 Remarquons à ce propos qu’entre « agitation » et « propagande » il y a une différence essentielle. Plékhanov l’a très bien saisie. « Donner beaucoup d’idées à un petit nombre d’individus, dit-il, c’est faire de la propagande ; donner une seule idée à un grand nombre de personnes, c’est faire de l’agitation. » Cette définition est devenue classique. Elle distingue exactement l’agitation de la propagande.

 Dans les cercles, on faisait de la propagande : on dévéloppait une foule d’idées, toute une philosophie à quelques personnes. Lorsque vint la période d’agitation, on s’efforça au contraire d’inculquer à de nombreux travailleurs une seule idée fondamentale : celle de la dépendance économique de la classe ouvrière.

Ainsi, la question économique acquit une importance considérable. L’une des premières œuvres de Lénine fut consacrée aux amendes [4], qu’on infligeait alors, à tout propos, aux ouvriers et ouvrières de Pétersbourg. Ces amendes, ces retenues exaspéraient l’ouvrier, auquel elles enlevaient le cinquième, et parfois le quart, de son salaire. Aussi était-ce un excellent moyen, pour toucher la masse, que de parler des amendes. Ce n’est pas sans raison non plus que les premières feuilles volantes de l’Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, écrites par Lénine (en partie pendant sa détention préventive, en partie lorsqu’il était en liberté), furent consacrées à la question de l’eau bouillante pour le thé ou à d’autres revendications concernant directement la vie de l’usine. En ce temps-là, la plupart des ouvriers qui venaient de la campagne étaient complètement illettrés et ne songeaient ni à protester, ni à s’organiser contre les patrons. Pour les toucher, pour les tirer de leur torpeur, il était absolument nécessaire de leur parler de questions simples, élémentaires. C’est pourquoi les marxistes s’attachaient tant alors aux problèmes économiques.

 Mais il se produisit à ce propos une déviation, comme on en observe fréquemment dans le développement des partis. Tout en soulignant très justement l’importance du facteur économique, ceux des militants qui en fait n’étaient pour nous que des compagnons temporaires, les futurs menchéviks, déformèrent l’idée de l’économisme. Les ouvriers, selon eux, ne devaient s’intéresser qu’aux questions purement économiques. Tout le reste ne les regardait pas, ils ne le comprenaient pas et il ne fallait leur parler que de ce qui touchait directement, c’est-à-dire de leurs revendications économiques.

Evidemment, dans la suite, quand le mouvement aurait atteint un degré plus élévé, on pourrait leur parler ouvertement du renversement du tsarisme. Mais pour le moment on n’en était encore qu’au stade économique. De là la « théorie des stades » des économistes, ainsi que le mot « économisme » lui-même. On se mit à appeler ainsi non pas les spécialistes de la science économique, mais ceux qui démontraient qu’avec les ouvriers il ne fallait parler que de l’eau bouillante pour le thé, des amendes, etc. Les économistes les plus conséquents en vinrent même à nier la nécessité de la lutte contre l’autocratie. L’ouvrier, disaient-ils, ne comprendra pas ; nous ne ferons que l’effrayer si nous venons à lui en ce moment avec le mot d’ordre : « A bas l’autocratie ! » Développant et approfondissant leur point de vue, ils en arrivèrent à préconiser une division du travail d’après laquelle la bourgeoisie libérale devait s’occuper de la politique et les ouvriers de la lutte pour les améliorations économiques.

Les représentants de l’économisme

Parmi les dirigeants de cette tendance, je citerai entre autres Prokopovitch et Kouskova, qui alors adhéraient à la social-démocratie et collaboraient à la presse marxiste légale. (Comme Strouvé, beaucoup d’intellectuels radicaux, qui formèrent plus tard un parti bourgeois, appartenaient en ce temps-là à la social-démocratie, ou gravitaient autour d’elle en cherchant à se faire passer pour des représentants de la classe ouvrière). Prokopovitch et Kouskova soutenaient qu’il ne convenait pas aux ouvriers de se mêler de politique, que c’était là l’affaire des libéraux et de l’opposition bourgeoise. Les ouvriers, selon eux, devaient se borner aux revendications économiques (augmentation des salaires, réduction de la journée de travail, etc…). Dans leur lutte contre Plékhanov et Lénine, Prokopovitch et Kouskova se posaient en amis véritables des ouvriers et en représentants de la vraie politique de classe. Les vrais amis des ouvriers, disaient-ils, c’est nous, économistes. Vous songez au renversement du tsarisme, à la lutte politique révolutionnaire. Ce n’est pas là l’affaire des ouvriers. Vous voulez imposer aux prolétaires des tâches bourgeoises-démocratiques. Nous, au contraire, nous leur disons : « Pour le moment, vous avez autre chose à faire qu’à vous occuper de politique ; songez plutôt à votre eau bouillante, à votre salaire, à votre journée de travail ».

 En somme, les économistes sincères, quoique profondément dévoués à la classe ouvrière, en méconnaissaient totalement le rôle dirigeant. Quant aux idéologues comme Kouskova, Prokopovitch et consorts, ce n’étaient que des démocrates bourgeois déguisés en socialistes, en amis de la classe ouvrière.

 La politique des iskristes, adversaires de l’économisme, ne consistait nullement à laisser de côté les questions de salaire, de la journée de travail. Lénine et l’Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière voulaient élever les salaires et améliorer le sort des ouvriers. Mais là ne s’arrêtaient pas leurs revendications. Ils voulaient que l’ouvrier dirigeât l’Etat, qu’il en fut le maître. Il n’est pas de question, disaient-ils, qui n’intéresse la classe ouvrière ; la question de l’autocratie tsariste, en particulier, la touche directement. Mais nous sommes, ajoutaient-ils, pour l’hégémonie du prolétariat, et nous ne permettrons pas qu’on maintienne les ouvriers dans le cloaque des petites revendications économiques. Ainsi parlaient les adversaires des économistes.

 Prokopovitch et Kouskova étaient soutenus en Russie par quelques groupes et notamment par celui de la Rabotchaïa Muisl, journal illégal paraissant en 1896 à Saint-Pétersbourg sous la direction de Takhtariev, auteur de recherches historiques sur le mouvement ouvrier. La Rabotchaïa Muisl exerçait alors une grande influence dans les cercles pétersbourgeois. Avec la collaboration de Lokhov-Olkhine et du Finlandais Kok, elle défendait énergiquement le point de vue de Prokopovitch et de Kouskova.

 Plékhanov, le premier, engagea la bataille contre l’économisme. Dans un opuscule intitulé Vade-mecum, il attaqua vigoureusement les idées de Prokopovitch et Kouskova et porta des coups très durs à la Rabotchaïa Muisl. Il démontra que ceux qui voulaient limiter l’action des ouvriers au domaine économique et empêcher le prolétariat de s’occuper de politique n’étaient pas des chefs ouvriers.

 Lénine, lui aussi, se dressa contre les économistes. D’un village perdu de Sibérie (Iermakovskoïé) où il était alors exilé, il leur adressa une réponse remarquable, qu’il avait soumise préalablement à une assemblée de déportés politiques qui l’avaient approuvée et signée. Il est à noter à ce propos que, contrairement à Plékhanov, Lénine cherchait toujours à agir collectivement et à donner à ses interventions un caractère organisé. Sa réplique fit le tour des cercles ouvriers. Editée en une brochure intitulée : Les problèmes de la social-démocratie russe, elle parut à l’étranger, avec une préface d’Axelrold, qui est aujourd’hui passé au menchévisme, mais qui, il y a vingt ans, ne tarissait pas d’éloges sur la perspicacité de Lénine. Dans son ouvrage, ce dernier posait nettement la question de l’hégémonie du prolétariat et livrait bataille sur toute la ligne aux économistes, adversaires de cette idée.

 Les économistes furent définitivement battus vers 1902. Mais, entre 1898 et 1901, ils dominèrent les esprits. Leur doctrine fit alors courir un très grand danger au mouvement ouvrier, car elle était extrêmement séduisante pour les prolétaires inexpérimentés, qu’elle eût pu aisément dévoyer. Et si Plékhanov et Lénine ne l’avaient combattue, le mouvement ouvrier eût peut-être été pendant de longues années sous l’influence de l’économisme, c’est-à-dire de l’opportunisme.

Le centre de l’économisme à l’étranger

Nous voyons, par l’exemple du marxisme légal et illégal (l’économisme était illégal : poursuivi par le tsarisme, il était obligé de publié la plupart de ses journaux et tracts à l’étranger), comment s’exerçait l’influence de la bourgeoisie libérale, qui souvent réussissait à s’infiltrer dans le parti ouvrier même et s’efforçait d’y introduire l’opportunisme. Les libéraux opéraient tantôt sur le terrain littéraire, comme Strouvé (Remarques critiques) ou Tougane-Baranovsky, tantôt sur celui de l’organisation, par l’intermédiaire de certains économistes qui avaient fondé à l’étranger l’Union des social-démocrates russes et y éditaient Rabotché Diélo. A la rédaction de ce journal, dont la diffusion était considérable, collaboraient des représentants éminents du mouvement ouvrier comme Martinov, (plus tard menchévik déclaré, récemment rallié aux bolchéviks), Akimov-Makhonietz, Ivaninine et Kritchevsky. Retranchés à l’étranger, ils y avaient créé un centre d’émigrés, ce qui ne les empêchait pas d’avoir en Russie des journaux, des cercles et des comités illégaux. Ils travaillaient à pousser le mouvement ouvrier vers la droite, vers une politique modérée, et à inculquer à l’ouvrier le seul soucis de ses intérêts économiques. Leur idéologie, peu compliquée, présentait un grand danger : l’ouvrier, selon eux, devait « rester à sa place », ne pas s’occuper de politique, s’attacher uniquement à améliorer sa situation au point de vue corporatif et laisser les libéraux faire le reste. Ces idées, évidemment, étaient exposées sous une forme habile, et d’ailleurs souvent avec sincérité, car des hommes comme Martinov, Téplov, Akimov-Makhonietz ou même Takhtariev, croyaient fermement être dans le vrai. L’économisme était, le le répète, extrêmement dangereux, car il pouvait séduire les masses inexpérimentées, qui y voyaient un remède à leur pénible situation matérielle. S’il avait réussi à prendre le dessus, la révolution aurait peut-être été considérablement retardée et le prolétariat n’aurait pu y jouer un rôle indépendant.

Le rôle de la classe ouvrière selon l’économisme et selon le bolchévisme

Pour son malheur, l’autocratie ne pouvait, même si elle en avait compris la nécessité, fournir un large appui à la tendance économiste dans le mouvement ouvrier. Il était impossible alors à l’économisme de s’implanter profondément en Russie. En effet le tsarisme, la police des Romanov ne se gênaient guère avec les grévistes. Un usinier dont les ouvriers se mettaient en grève n’avait qu’à donner un coup de téléphone, et immédiatement le gouvernement envoyait une compagnie de cosaques ou un bataillon d’infanterie pour mettre les grévistes à la raison. Le tsarisme ne pouvait agir autrement. Aussi la liaison entre la lutte économique et la lutte politique était-elle non seulement inévitable, mais évidente pour chaque ouvrier gréviste.

 Les économistes ne reconnaissaient pas le rôle dirigeant du prolétariat. Qu’est-ce donc, à votre avis, que la classe ouvrière ? nous disaient-ils. Un messie ? – Nous n’aimons pas ces termes de Messie et de messianisme, répondions-nous, mais nous acceptons le sens qu’on leur donne. Oui, la classe ouvrière est un Messie, son rôle est messianique, car elle est la classe qui libérera le monde entier. Les ouvriers n’ont rien à perdre que leurs chaînes ; ils ne possèdent rien, ils vendent leur travail. Eux seuls sont intéressés à la reconstruction de la société sur des bases nouvelles ; eux seuls sont capables d’entraîner à leur suite les paysans contre la bourgeoisie. Nous évitons les termes quelque peu mystiques de « Messie » et de « messianisme », auxquels nous préférons l’expression scientifique : « hégémonie prolétarienne ». Nous entendons par là que le prolétariat ne se contente pas d’une augmentation de salaire ou d’une réduction quelconque de la journée de travail, mais qu’il proclame : « Je suis le maître. Je produis des richesses pour le capitalisme. Mais celui-ci m’a créé pour sa perte. Je travaille pour lui aujourd’hui comme un esclave qu’il loue, mais l’heure viendra où les expropriateurs seront expropriés, où la classe ouvrière s’emparera du pouvoir. »

L’hégémonie du prolétariat, c’est le pouvoir aux soviets

Hégémonie du prolétariat, cela signifie actuellement dictature du prolétariat entraînant la paysannerie à sa suite, pouvoir des soviets. Pouvoir à la classe ouvrière, c’est là la déduction logique de l’idée de l’hégémonie du prolétariat. Ce mot d’ordre s’est élaboré des années durant, à travers d’innonbrables épreuves, au cours d’une lutte acharnée non seulement contre l’autocratie et les cadets, non seulement contre la bourgeoisie et les narodniki, mais encore contre la droite du marxisme légal, contre l’économisme, et enfin contre le menchévisme lui-même.

 Voilà pourquoi la doctrine de l’hégémonie du prolétariat est le fond même du bolchévisme, un des éléments essentiels de son armature. Et tout communiste conscient doit la méditer, s’il veut comprendre l’histoire de notre parti.

Notes

[1] Liberté du peuple

[2] L’organisation en question prit ce nom après l’arrestation du groupe des dékabristes qui eut lieu en décembre 1895

[3] On trouvera le texte de cet appel dans l’Annexe au présent ouvrage

[4] Cette œuvre, publiée en brochure, est intitulée : Des amendes

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