1924

Source : — BIBLIOTHEQUE COMMUNISTE ; G. ZINOVIEV ; Histoire du Parti Communiste Russe ; 1926 LIBRAIRIE DE L’HUMANITE 120 RUE LAFAYETTE PARIS

zinoviev

Grigori Zinoviev

Histoire du Parti Bolchevik

31 mars 1924

TROISIÈME CONFÉRENCE

Dans cette conférence j’étudierai la période qui va de 1898 à 1903, c’est-à-dire du premier au deuxième congrès de notre parti, et qui peut être considérée comme le prélude de la révolution de 1905.

Le mouvement estudiantin

J’ai parlé jusqu’à présent de la formation de la classe ouvrière et de l’élaboration de son parti. Je m’arrêterai maintenant à quelques autres phénomènes et, tout d’abord, au mouvement qui se développa parmi les étudiants, et dont j’indiquerai les grandes lignes.

Les troubles estudiantins précédèrent l’apparition du mouvement ouvrier de masse ainsi que les grandes grèves révolutionnaires. Vers 1895, on trouve déjà des étudiants marxistes. A cette époque, le mouvement ouvrier a pour lui la sympathie, non seulement des étudiants, mais de toute la société libérale. Dans les premières années du XXe siècle, le gouvernement tsariste commence à exercer des poursuites systématiques contre les étudiants qui, en grand nombre, passent alors à l’opposition, puis au parti des s.-r. Le mouvement estudiantin revêt alors un caractère politique très net, il s’élève à un degré supérieur. Ainsi, en tant que mouvement politique organisé, il n’apparaît qu’après le mouvement ouvrier, dont il est pour ainsi dire la répercution et dont il subit fortement l’influence. Mais il est juste de dire que, à son tour, il contribua puissamment pendant un certain temps au développement du mouvement ouvrier.

 L’étudiant d’aujourd’hui et celui d’autrefois sont tout à fait différents. Il fut un temps (de 1900 à 1905 surtout) où « étudiant » était synonyme de « révolutionnaire ». A cette époque, en effet, la plupart des élèves des établissements d’enseignement supérieur étaient pour la révolution, ou tout au moins dans l’opposition, et soutenaient le mouvement révolutionnaire des ouvriers. Nous avons maintenant peine à le croire, car, durant les dernières années de guerre civile, nous avons presque toujours vu l’étudiant de l’autre côté de la barricade. En 1923, la situation est quelque peu différente : on remarque une certaine évolution parmi les étudiants.

L’évolution des étudiants

Une observation attentive nous montre que l’évolution des étudiants s’est effectuée conformément à la dialectique de Hégel. Tout d’abord, les étudiants sont, dans l’ensemble, révolutionnaires et soutiennent les ouvriers ; c’est là la thèse. De 1917 à 1920, nous avons l’antithèse : le mouvement estudiantin est dirigé contre la classe ouvrière et la révolution. Aujourd’hui enfin, nous observons la synthèse : une partie importante des étudiants semble comprendre ses obligations envers les travailleurs et se rallie peu à peu à la révolution. Néanmoins, il faut se garder de simplifier à l’excès et se souvenir qu’une série d’autres facteurs ont également influé sur le mouvement estudiantin.

La première phase comprend les dernières années du XIXe et les premières années du XXe siècle. En masse, les étudiants soutenaient le mouvement ouvrier. L’autocratie les considérait, non sans raison, comme ses plus dangereux ennemis et quand ils passèrent de la théorie à l’action politique, le gouvernement tsariste commença à prendre des mesures contre eux.

Le mouvement académique d’alors était imprégné de l’esprit révolutionnaire. A l’époque de Vannosky et de Plehve, la revendication de l’autonomie de l’Université était une revendication révolutionnaire et, comme telle, méritait d’être soutenue. De nos jours le mot « académisme » désigne l’opposition sournoise des professeurs et des étudiants plus ou moins réactionnaire au pouvoir soviétiste, mais alors l’académisme était un mouvement dirigé contre l’autocratie tsariste.

Etroitement liée aux milieux libéraux et démocrates, la jeunesse estudiantine d’autrefois cherchait une force capable de briser l’autocratie. Et, de plus en plus, elle se rendait compte que cette force était le prolétariat. C’est pourquoi elle soutenait le mouvement ouvrier.

Lutte du tsarisme contre le mouvement des étudiants

Voyant les étudiants se rapprocher des ouvriers, le gouvernement du tsar les accabla de représailles. La plus stupide des mesures qu’il prit contre eux fut d’envoyer les récalcitrants comme simples soldats à l’armée. On les arrêtait par dizaines et par centaines dans les manifestations publiques ou dans les meetings. Cela ne fit que verser de l’huile sur le feu. Le mouvement s’élargit, grandit, et, en même temps, les étudiants jetés dans les casernes y allumèrent le mécontentement par leur propagande dans l’armée. Le terrorisme se développa considérablement et de nombreux attentats eurent lieu. L’étudiant Karpovitch tira un coup de revolver sur le ministre de l’Instruction publique, Bogoliépov ; puis ce fut Lagovsky qui chercha à tuer Pobiédonostsev. Bogoliépov fut remplacé par le général Vannovsky, qui se présenta avec son programme de « cordiale sollicitude », dont les étudiants ne firent que rire.

Les étudiants et les s.-r.

Les étudiants terroristes qui se lièrent par la suite aux s.-r. appartenaient alors pour la plupart au parti social-démocrate. Par leur tactique terroriste, les s.-r. attirèrent à eux deux groupes d’étudiants : d’une part, des hommes d’un grand courage et d’une absolue sincérité, comme Balmachov, Karpovitch et Sazonov, qu’une ardeur inconsidérée et le désir de suppléer à l’insuffisance du mouvement ouvrier de masse par l’action individuelle poussaient au terrorisme, et, d’autre part, des gens comme Savonkov chez lesquels dominait le goût des aventures et qui, inconsciemment ou non, étaient déjà plus ou moins hostile au mouvement ouvrier. (Savonkov se considéra pendant un certain temps comme social-démocrate.)

L’attitude des social-démocrates à l’égard du mouvement estudiantin

Pour la social-démocratie se posa alors la question de l’attitude envers le mouvement estudiantin. Les « économistes » devaient naturellement négliger ce mouvement qui, purement politique, n’avait, selon eux, rien de commun avec les problèmes économiques immédiats qu’avaient à résoudre les ouvriers. Mais les partisans de la lutte politique, la gauche social-démocrate révolutionnaire, avec Lénine et les futurs adeptes de l’iskra, surent en apprécier toute la valeur.

 Certes, Lénine et ses amis voyaient bien que le mouvement estudiantin n’était pas prolétarien, que c’était un phénomène temporaire et que l’heure viendrait où les étudiants se détourneraient des ouvriers. Il savait que la plupart des étudiants étaient de famille aisée et qu’ils combattaient non pas pour le socialisme et le communisme, mais pour la liberté politique et l’établissement de la démocratie bourgeoise. Mais ils estimaient que, pour atteindre son but, la classe ouvrière, force essentielle de la révolution, devait se faire des alliés de tous ceux qui étaient disposés à lutter contre l’autocratie. Marxistes révolutionnaires véritables, ils comprenaient qu’il faut savoir tirer parti de tout. Les étudiants étaient contre le tsarisme, il fallait les utiliser, les entraîner à la suite de la classe ouvrière, les guider, diriger leurs coups contre les bastions de l’autocratie.

Les marxistes révolutionnaires et les étudiants

Ainsi, loin de négliger les étudiants, les marxistes révolutionnaires, les futurs bolchéviks, accordèrent à leur mouvement beaucoup d’attention. C’est un fait important pour l’intelligence de certaines particularités caractéristiques du bolchévisme. Dans la période prérévolutionnaire, les bolchéviks s’entendaient souvent reprocher l’intérêt soi-disant excessif qu’ils portaient aux libéraux et à l’opposition bourgeoise : étudiants, zemstvos, Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, etc... Les menchéviks exploitaient notre attitude et se posaient en amis véritables du prolétariat. Nous n’avons rien à voir, disaient-ils, avec les revendications des assemblées provinciales ou des étudiants. Notre cause est purement ouvrière, le mouvement ouvrier seul nous intéresse. Fréquemment, ils accusaient Lénine de trop se rapprocher soi-disant de l’opposition bourgeoise, des libéraux, des étudiants, etc…

La tactique des bolchéviks par rapport aux étudiants

Mais si le bolchévisme, dès sa naissance, s’intéressa aux moindres manifestations de l’opposition révolutionnaire dirigée contre le tsarisme, s’il tendit la main à n’importe quel groupe, pourvu qu’il marchât contre l’autocratie, ce ne fut pas pour adapter son programme à celui des libéraux bourgeois. Dans sa tactique, il resta fidèle à ses principes. Arborant ouvertement son programme maximum (renversement de la bourgeoisie), il considérait que, pour l’accomplir, il fallait avant tout abattre le tsar et, à cet effet, utiliser tout courant hostile à l’autocratie. C’est pourquoi, attribuant à la classe ouvrière le rôle dirigeant, les bolchéviks déclaraient que les travailleurs, loin de négliger le mouvement des étudiants ou des libéraux, pousseraient à son développement. Cela ne les empêchait pas d’ailleurs de mettre les ouvriers en garde contre leurs alliés provisoires. Attention ! disaient-ils, les étudiants aujourd’hui vous soutiennent ; les libéraux aujourd’hui attaquent le tsar. Mais demain, le tsar renversé, ils se tourneront contre vous, car ils auront obtenu tout ce qu’ils veulent : la liberté politique.

 Ainsi, le bolchévisme avait un double problème à résoudre : d’une part, constituer un parti de classe pour mener la lutte jusqu’à la victoire complète du socialisme ; de l’autre, utiliser toute force dirigée contre le tsarisme, en particulier les étudiants, les libéraux et l’opposition bourgeoise. De là, à l’égard des étudiants, une différence d’attitude très nette vers 1898 entre les « économistes » (futurs menchéviks) [1] et les partisans de la lutte politique (futurs bolchéviks).

L’Union de libération et l’Union des s.-r.

A ce moment, d’ailleurs, le mouvement libéral commençait à se manifester également dans d’autres milieux. L’Union de libération était en train de se créer. Elle avait pour chefs Milioukov, Kouskova, Strouvé, Prokopovitch, Bogoutcharsky et d’autres hommes politiques qui, au début, appartenaient à la social-démocratie, mais avaient de fortes attaches avec les libéraux. L’Union des s.-r. se constitua dans les dernières années du dix-neuvième siècle. Dans la première période de leur existence, ces deux groupes attirèrent à eux une partie des éléments qui jusqu’alors avaient sympatisé à la social-démocratie.

 Cependant, le mouvement ouvrier croissait assez rapidement. Le nombre des grèves augmentait. A partir de 1895 environ on commença, dans une série de villes, à fêter le 1er mai, et la célébration de cette journée du travailleur prit d’année en année plus d’extention. Le mouvement se développait en somme contre les économistes, qui se traînaient péniblement à sa remorque et représentaient l’arrièregarde, les traînards. Ce n’est pas sans raison que Lénine, dans Que faire ? les a appelés les « suiveurs » et que Plékhanov, dans son Vade-mecum, a dit qu’ils ne voyaient que le « postérieur » du mouvement ouvrier.

Effervescence ouvrière à Pétersbourg et dans d’autres villes

Une fois commencé, le mouvement ouvrier se développa rapidement, entraînant des masses de plus en plus considérables. L’année 1901 fut particulièrement orageuse, surtout à Saint-Pétersbourg, où l’effervescence révolutionnaire, en dépit des économistes et de leur programme, croissait de jour en jour. A l’occasion du 1er mai, de violentes émeutes éclatèrent dans le quartier de Viborg, où eurent lieu des bagarres sanglantes, et même de véritables combats de rues. Une manifestation d’étudiants soutenue par les ouvriers (principalement par ceux de l’usine Oboukhovo) provoqua également des désordres qui aboutirent à une bataille en règle avec la police et la troupe. Cette affaire, qu’on appela la « défense d’Oboukhovo » et à laquelle participèrent plusieurs milliers d’ouvriers, suscita la plus vive effervescence dans la capitale. Mais si la lutte revêtit un caractère particulièrement acharné à Saint-Pétersbourg, elle fut également très vive à Moscou et à Kiev, où étudiants et ouvriers descendirent dans la rue pour manifester à l’occasion du 1er mai.

Lettres d’ouvriers

Dans les archives du mouvement, on trouve des fragments de « lettres à la rédaction » envoyés par les ouvriers et ouvrières d’alors aux journaux illégaux. Voici ce qu’écrivait une ouvrière après l’échauffourée du quartier de Viborg :

… Vous ne savez pas ce que cela nous fait de la peine à moi et à tous. Ah ! Comme on aurait voulu aller jusqu’à la perspective Nevski ou en pleine ville ! C’est si triste de mourir comme des chiens, dans un coin, sans que personne vous voie. Et voici ce que je veux encore vous dire : quoiqu’ils aient pris beaucoup de nos chefs – peut-être même tous – nous tiendrons bon.

 L’ouvrier B remarque :

C’est dommage que nous n’ayons pas eu de drapeau. Une autre fois, nous aurons aussi un drapeau, et on se procurera des révolvers.

 Ces lettres, Lénine et son groupe faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour les découvrir ; ils s’en servaient dans leur lutte contre les « économistes » et les publiaient afin de prouver que les ouvriers d’avant-garde ne voulaient pas seulement des augmentations de salaires, qu’ils avaient conscience de la nécessité de descendre dans la rue, de se procurer des revolvers et de livrer bataille à la police tsariste. C’est avec une grande joie que Lénine fit imprimer le passage suivant de la lettre d’un ouvrier d’un faubourg de la capitale :

Je l’ai montré [2] à beaucoup de camarades et on se l’est arraché. Je l’aime beaucoup plus que la Muisl [3], bien qu’il ne contienne rien qui nous touche directement. Dans l’iskra, au moins, on parle de notre cause, de la cause de toute la Russie, qu’on ne peut évaluer en copecks ou ramener à des heures de travail. Le peuple peut maintenant facilement s’enflammer ; le feu couve, il ne faut qu’une étincelle pour provoquer l’incendie. Ah ! Que c’est bien dit : De l’étincelle jaillira la flamme [4]. Autrefois, une grève était un événement. A présent, tout le monde voit qu’une grève, ce n’est rien : il faut maintenant s’emparer de la liberté, la conquérir en risquant sa vie. Maintenant, il ne s’agit plus de caisses d’assurance, de cercles, ni même de brochures : il faut nous apprendre à aller au combat et à combattre.

Le Journal l’ « iskra » (l’Etincelle)

C’est alors que se crée l’iskra, qui, dès sa parution, publie des lettres dans le genre de celles que nous venons de citer. Les léninistes s’emparaient de ces déclarations des travailleurs pour montrer que l’ouvrier avancé ne se bornait déjà plus à la lutte économique, qu’il voulait apprendre à se battre, à renverser l’autocratie par les armes : autrement dit, qu’il voulait la constitution d’un vrai parti révolutionnaire qui aidât la classe ouvrière à jouer son rôle de chef de la lutte révolutionnaire.

 Comment se fonda l’iskra ?

 Sa peine terminée, Lénine qui avait été condamné à la déportation revint de Sibérie avec Martov, Potressov et quelques autres militants partageant ses idées. A Saint-Pétesbourg, lui et ses amis s’abouchèrent avec Vera Ivanovna Zassoulitch, qui avait participé à la fondation du Groupe de l’Emancipation du Travail. Par elle, ils entrèrent en rapport avec ce groupe, dont le centre était à Genève et avec lequel Lénine d’ailleurs avait été en relation. Pendant sa déportation déjà, Lénine avait eu l’idée de fonder un journal pour toute la Russie et il avait communiqué son plan à Martov et à Potressov dans les lettres qu’il leur écrivait.

C’est en Sibérie également qu’il avait commencé à combattre l’économisme. De retour dans la capitale, il se mit à rassembler des sympatisants. Il en trouva dans toutes les villes où se développait le mouvement prolétarien. Il rechercha principalement les ouvriers avec qui il avait fondé en 1895 l’Union de lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière. Il entra également en relation avec les ouvriers de Moscou. D’accord avec Martov et Potressov, il arriva à la conclusion que, pour combattre efficacement les économistes et constituer un parti prolétarien révolutionnaire, il était nécessaire de fonder un journal politique qui toucherait toute la Russie.

Peu après, en 1900, eut lieu à Pskov une conférence illégale à laquelle assistaient Lénine, Martov, Potressov et deux militants locaux : Stepan et Loubov Radtchenko. Strouvé et Tougane-Baranovsky y vinrent également. Ils se proposaient de fonder un organe libéral bourgeois, la Libération, et comme ils ne voulaient pas rompre avec le mouvement ouvrier, ils cherchaient à réaliser une sorte de coalition entre les libéraux illégaux d’alors et les social-démocrates illégaux.

A la conférence de Pskov, on décida de publier le journal l’iskra, et Lénine partit pour l’étranger avec Potressov pour mettre cette décision à exécution. En décembre 1900 parut à Munich le premier numéro de l’iskra, qui joua un rôle important dans l’histoire de la révolution, et particulièrement dans celle du parti communiste. Cet organe, en effet, fut le directeur spirituel de toute une génération et contribua considérablement à l’organisation politique et à la consolidation du parti.

 Dans la situation d’alors, un journal panrusse édité régulièrement à l’étranger et à l’abri des poursuites judiciaires avait une importance considérable. En Russie, les journaux locaux et les cercles révolutionnaires étaient fermés à chaque instant. Les nouveaux cercles qui surgissaient ne pouvaient profiter de l’expérience des anciens, dont tous les membres étaient arrêtés. Il fallait un journal qui fut comme un centre idéologique et qui permit de conserver la tradition révolutionnaire. Le journal panrusse conçu par Lénine devait donner des mots d’ordre identiques à tout moment, grouper les militants et servir de noyau à l’organisation d’un parti illégal. Ainsi l’existence d’un organe permanent jouissant d’une haute autorité et auquel chaque groupe ou cellule pouvait s’adresser à tout instant revêtait une importance particulière dans les conditions d’alors.

Rôle de l’« iskra »

Le rôle de l’iskra ne fut certainement pas moindre, peut-être même plus grand, que celui de la Zviezda (l’Etoile) et de la Pravda en 1910-1912. De même que la Pravda dans la période prérévolutionnaire, mais sur une plus petite échelle, l’iskra mit en mouvement une couche déterminée d’ouvriers et de révolutionnaires. La Pravda donna naissance à toute une génération de pravdistes, l’iskra à toute une génération d’iskristes.

 Evidemment, il y a entre ces journaux une différence. La Zviezda et la Pravda étaient des journaux légaux, dont le but principal était moins l’organisation que l’agitation et la propagande. Néanmoins elles eurent une immense importance et, à une autre époque que celle de l’iskra, contribuèrent considérablement à l’organisation du prolétariat.

 L’iskra paraissait sous la direction de Plékhanov, Lénine, Martov, Axelrod, Potressov et Zassoulitch. De ces six militants, cinq devaient plus tard tourner au menchévisme. Mais Lénine eut un si grand rôle dans le journal que celui-ci fut bientôt, et à juste titre, qualifié d’organe « léninien ».

Orientation et idées de l’iskra »

Avant tout, l’iskra entreprit une croisade contre les économistes, qui tentaient de mutiler le mouvement ouvrier. Elle les moqua, ridiculisa leur dessein de restreindre le mouvement ouvrier aux revendications économiques pacifiques. Son idée directrice était celle de l’hégémonie du prolétariat. Elle affirmait que le prolétariat serait la classe libératrice, la force fondamentale de la révolution.

 Puis l’iskra entreprit la lutte contre les s.-r., que dès 1901, elle commença à appeler les social-réactionnaires. Pourtant, à cette époque, les s.-r. n’étaient encore connus que par leurs gestes terroristes et il était difficile de percevoir le caractère réactionnaire de leur parti. Mais la vision pénétrante de Lénine et des rédacteurs de l’iskra avait déjà discerné en eux les futurs représentants des koulaks petits-bourgeois. La campagne de l’iskra provoqua cependant une vive colère parmi les narodniki et un certain nombre d’ouvriers, qui estimaient qu’au lieu de se quereller il fallait faire front unique contre l’autocratie. Sous le joug du tsarisme, les ouvriers se disaient ordinairement que tous les révolutionnaires, indépendamment des partis et des divergences d’opinion, devaient s’unir étroitement et leur enseigner comment combattre le tsarisme. Ainsi, l’iskra avait une double tâche à remplir : d’une part, rassembler sous la conduite des ouvriers et utiliser tous les courants d’opposition plus ou moins révolutionnaires (étudiants, libéraux, zemtsi [5] et s.-r.) et, d’autre part, tout en posant les bases d’un parti indépendant purement prolétarien, batailler contre les libéraux et les s.-r. et démasquer leur idéologie petite-bourgeoise.

 Enfin l’iskra engagea la campagne pour la création d’une organisation politique centralisée, unique, du prolétariat de toute la Russie.

Activité littéraire et pratique de l’« iskra »

De nos jours, l’idée d’une telle organisation semble élémentaire. Mais en 1900-1901, les révolutionnnaires étaient habitués à se confiner chacun dans son petit cercle et personne ne songeait à une organisation panrusse, personne ne voyait que, seule, une telle organisation permettrait le succès ni ne comprenait quelle force énorme il fallait mettre en mouvement pour obtenir un résultat. L’idée d’un parti centralisé, d’une organisation politique panrusse du prolétariat, était entièrement nouvelle et très difficile à faire accepter et à réaliser. Le journal ne se contenta pas de la prêcher dans ses colonnes ; il créa un groupe spécial (les iskristes) dans lequel entrèrent 100 à 150 des révolutionnaires les plus éminents de ce temps, qui s’attachèrent à réaliser les plans que Lénine et Plékhanov développaient dans l’iskra.

Les partisans de « Libération » et l’« iskra »

Mais, au début, il y avait également à l’iskra des gens plus ou moins en dehors du camp ouvrier. Il était nécessaire, en effet, d’exploiter contre l’autocratie le mouvement des libéraux et des s.-r. Je rapporterai à ce sujet, d’après Martov, un époside caractéristique.

 Comme je l’ai dit, des gens comme Strouvé et TouganeBaranovsky tournèrent quelques temps autour de l’iskra. Bien mieux : au début, le prince Obolensky y collaborait et sympatisait au parti social-démocrate. Un an après sa fondation, en 1902, l’iskra déploya nettement son drapeau politique et soutint vigoureusement l’idée de l’hégémonie du prolétariat. Obolensky écrivit alors d’Orel à l’iskra : « Je crois qu’il est temps pour nous de renoncer à l’hégémonie dans le mouvement libérateur. » Engagé dans cette voie, il ne tarda pas à rompre avec l’iskra. Son départ marqua la rupture du dernier lien existant encore entre l’iskra et les révolutionnaires libéraux, qui pouvaient au début espérer faire bloc avec les Iskristes.

 Cet épisode est extrêmement curieux. Il est significatif que des gens comme Strouvé, Tougane-Baranovsky, le prince Obolensky, aient pu si longtemps graviter autour du parti ouvrier. C’est là un fait qui peut sembler aujourd’hui incompréhensible, et qui pourtant était inévitable. Et Lénine eut parfaitement raison d’utiliser (aussi longtemps qu’il le fallut) Strouvé, Tougane-Baranovsky et Obolensky. Il fallait, disait-il, savoir tirer parti de tout et Obolensky pouvait rendre des services. La classe ouvrière était alors obligée de se terrer, elle était hors la loi, ses agitateurs et propagandistes n’avaient pas de refuge et étaient sans le sou. Au contraire, les libéraux, qui haïssaient le tsarisme à leur manière, avaient des relations étendues. Il était donc rationnel de se servir d’eux, tant qu’on pouvait en tirer quelque chose.

 Mais s’il est remarquable que des gens comme Obolensky aient pu tourner autour de notre parti, leur rupture avec lui est plus intéressante encore. Pourquoi se produisit-elle ? Fut-ce pour de légers désaccord ? Non ; mais pour une idée fondamentale. Obolensky disait : « Je crois qu’il est temps pour nous de renoncer à l’hégémonie dans le mouvement libérateur. » En d’autres termes : il est temps que l’ouvrier renonce à la direction de la révolution ; il ne doit être qu’une force auxiliaire. Qu’il traîne le char de la révolution ; messieurs les libéraux, eux, tiendront les rênes. C’est à eux de définir le but, le programme et la tactique du mouvement révolutionnaire.

 Quand les Obolensky, Strouvé et consorts se furent convaincus que l’iskra ne prêterait pas la main à leur dessein, ils déclarèrent : C’est bien, nous nous en allons. Evidemment, il ne restait plus à Lénine et à ses amis qu’à leur souhaiter bon voyage.

Succès et influence de l’« iskra »

L’iskra, en tant qu’organisation et surtout que journal, réussit à conquérir les comités ouvriers dans nombre de villes, et tout d’abord à Saint-Pétersbourg.

 L’ouvrage de Lénine : Que faire ?, paru au printemps de 1902, eut également une grande influence. Il donnait le bilan de deux années de travail de l’iskra. Il devint le livre de chevet, l’évangile de tous les marxistes militants. C’est en 1903 seulement que les menchéviks, voyant les déductions qu’on en tirait, se mirent à le combattre. L’idée principale de Que faire ? était la même que celle de l’iskra : l’hégémonie du prolétariat. En outre, l’auteur y posait avec force la question du primitivisme et des révolutionnaires professionnels.

Le primitivisme

Lénine donna le nom de primitivisme à la pratique mesquine des cercles isolés, repliés sur eux-mêmes. Il critiquait et raillait les révolutionnaires d’alors qui se félicitaient de l’existence d’un cercle dans telle ville, de deux cercles dans telle autre. Tout cela, disait-il, c’est du bricolage, de l’éparpillement. Ce qu’il nous faut, c’est un travail révolutionnaire à l’échelle de la grande production industrielle. Il faut en finir avec le primitivisme, l’éparpillement. Dans les années où l’on ne pouvait rien faire d’autre, c’est fort bien. Mais aujourd’hui, la masse est en effervescence, les ouvriers et les ouvrières nous écrivent qu’ils veulent la lutte, ils demandent qu’on leur apprenne à « aller au combat » ; dans les grèves, comme celle du textile, on voit trente mille hommes en mouvement ; le quartier de Viborg est le théâtre de véritables batailles ; les étudiants mêmes, les fils à papa, descendent par milliers dans la rue et se battent sans armes contre la police à cheval du tsar. Aujourd’hui, borner son action aux cercles, c’est s’occuper de détails, de misères, alors qu’il nous faut un mouvement révolutionnaire qui touche les usines. Ce qu’il nous faut, c’est un parti révolutionnaire panrusse et, dans ce parti, une division du travail telle que chacun sache ce qu’il a à faire et quelles sont ses obligations.

 C’est à ce propos de cette « division du travail » surtout que la droite attaque Lénine, auquel elle reprochait de vouloir transformer les révolutionnaires en rouages inconscients et, par là de rabaisser leur mission. Mais Lénine répondait avec raison, qu’accomplir sa fonction de rouage d’un grand parti révolutionnaire poursuivant des buts mondiaux, ce n’était point déchoir. Et, partant de là, il demandait la formation d’un groupe, d’une corporation, pour ainsi dire, de révolutionnaires professionnels, c’est-à-dire de gens dont la seule occupation serait de travailler à la révolution.

Les révolutionnaires professionnels

Des années durant, les menchéviks, eux aussi, combattirent l’idée de Lénine, affirmant que les « révolutionnaires professionnels » deviendraient une caste fermée, qui se détacherait de plus en plus des masses et dégénérerait en un clan de conspirateurs. Lénine leur répondait par une vérité très simple. Contre nous, disait-il, nous avons le colosse de l’autocratie, avec son appareil formé au cours de trois siècles d’exercice du pouvoir. Contre nous, nous avons toute la vieille Russie, avec ses savants, ses écoles, sa presse. Notre mouvement ouvrier, au contraire, n’en est qu’à ses premiers pas. Si nous voulons enthousiasmer la masse ouvrière, réunir en une seule grande flamme les feux isolés qui brûlent çà et là, il nous faut disposer d’un appareil exceptionnel, presque merveilleux. Et pour cela, il est indispensable que des hommes réellement dévoués à la classe ouvrière soient groupés par nous en une organisation de révolutionnaires professionnels, c’est-à-dire de gens qui ne s’occuperont que de servir la révolution et qui, grâce à une division rationnelle du travail, sauront, dans l’illégalité, dans les circonstances les plus pénibles, manœuvrer en tacticiens consommés et entretenir le mouvement.

Importance du travail des révolutionnaires professionnels pour le parti

Lénine dut livrer de rudes combats pour faire triompher son idée de l’organisation des révolutionnaires professionnels. Alors, entièrement nouvelle, cette idée, en effet, semblait à beaucoup le fruit du délir. Mais Lénine avait vu juste, et la réalisation de son idée eut les conséquences les plus heureuses pour le parti. En effet, c’est de ce groupe de révolutionnaires professionnels, fondé il y a une vingtaine d’années, que sont sortis presque entièrement les cadres qui assument aujourd’hui la direction de notre parti, et même de l’Etat. Les vieux militants du P.C.R. sont très peu nombreux (10 000 seulement de nos membres actuels ont adhéré avant 1917), mais, grâce à leur expérience révolutionnaire, ils jouissent d’un prestige et d’une autorité considérables et constituent le ciment qui soude notre parti en un bloc solide. Ces dix mille hommes, c’est la glorieuse phalange des révolutionnaires professionnels, qui n’ont cessé de combattre pour la révolution sans connaître d’autre occupation. Jetés en prison, ils reprenaient, sitôt libérés, leur travail révolutionnaire, comme l’ouvrier qui rentre le soir de l’usine pour y retourner le lendemain matin.

 Les pages de Que faire ? consacrés à l’organisation des révolutionnaires professionnels produisirent une impression très forte et eurent une grande influence. Décrivant le mouvement des premières années du XXe siècle, un membre du Bund, partisan du menchévisme, et qui n’approuvait ni l’organisation des révolutionnaires professionnels, ni la lutte contre le primitivisme, ni la division du travail dans le parti, écrivait récemment : « Souvent je me surprenais à penser qu’il serait beau de ressembler, ne fût-ce que de loin, à ce révolutionnaire idéal décrit par Lénine dans Que faire ? »

 Après avoir lu Que faire ? les meilleurs des menchéviks, quoique adversaire de Lénine, ne pouvaient s’empêcher de reconnaître la vérité révolutionnaire grandiose et vivifiante qui émanait des pages de ce livre.

Destruction de l’organisation de l’ « iskra à Kiev »

Cependant, l’organisation de l’iskra continuait de grandir. Se rendant compte qu’elle devenait le foyer révolutionnaire le plus influent et qu’elle éveillait tout le mouvement à une nouvelle vie, le gouvernement tsariste l’accabla d’une série de mesures répressives. En février 1901, à Kiev, centre important pour l’iskra, les autorités détruisirent l’organisation locale et en arrêtèrent les dirigeants. Parmi ces derniers, je citerai Baumann, bolchévik résolu, tué en 1905 à Moscou ; V. Krokmal, plus tard menchévik enragé (président du Préparlement dispersé dans les journées d’Octobre, il fut plusieurs fois, dans la suite, arrêté à Pétrograd par notre Guépéou pour son activité contre-révolutionnaire) ; Bassovsky (qui a disparu de la scène révolutionnaire) ; Blumfeld, ouvrier typographe qui avait composé clandestinement l’iskra à Leipzig, puis à Munich et qui, après le deuxième congrès, devint menchévik ; Litvinov, actuellement vice-commissaire aux Affaires étrangères, et Pianitski, bolchévik travaillant aujourd’hui au Comintern.

 Comme on le voit, à cette époque l’iskra groupait des hommes parmi lesquels le bolchévisme trouva ses meilleurs chefs et le menchévisme quelques-uns de ses représentants les plus notoires.

L’année 1902

En avril 1902, on tenta de nouveau de réunir une conférence panrusse. Une conférence, à demi-réussie, se tint à Biélostok. En même temps que les futurs bolchéviks, les futurs menchéviks y furent représentés, et parmi eux le fameux Dan.

 Le 4 avril 1902, Balmachov tua Sipiaguine, qui fut remplacé par Plehve. C’était alors l’apogée du mouvement estudiantin, qui s’appuyait encore sur les ouvriers et les social-démocrates, mais qui bientôt commença à s’en éloigner et à dévier vers le socialisme-révolutionnaire. Le mouvement ouvrier était également très important. C’est alors qu’eut lieu la célèbre manifestation ouvrière de Nijni-Novgorod, qui entraîna l’arrestation de nombreux camarades et aboutit à un grand procès judiciaire où furent impliqués entre autres Zalomov et Denissov. A l’audience, Dénissov, qui est actuellement un des plus anciens membres de notre parti, prononça un discours véritablement héroïque, qui fut commenté avec enthousiasme par la population de Nijni-Novgorod et lu ensuite dans une série de villes russes.

Evénements de Rostov

Enfin, en novembre 1902, survinrent les événements de Rostov. Toute l’année 1902 avait été fertile en grèves, surtout dans le sud de la Russie. En novembre, un puissant mouvement , économique au début, semblait-il, puis politique, éclata à Rostov. Un grand meeting rassembla près de 40 000 hommes que la police ne put disperser. Quelques jours durant, ce fut une série ininterrompue de meetings, au cours desquels les manifestants prononcèrent des discours enflammés, inspirés de l’iskra. Le mouvement était dirigé par l’ouvrier bolchévik I. Stasky et le camarade Goussiev, qui travaille actuellement à la Commission centrale de contrôle et qui était alors membre du comité de Rostov.

 Les événements de Rostov marquèrent la défaite définitive des économistes. Les mouvements de Nijni-Novgorod, de l’usine Oboukhovo, du quartier de Viborg, de Rostov-sur-Don, étaient visiblement des mouvements politiques qui n’avaient rien de commun avec l’économisme et par lesquels les ouvriers s’affirmaient comme les futurs dirigeants de la révolution.

Le premier Comité central

Tous ces faits servirent de base à la préparation du deuxième congrès de notre parti. Après les arrestations de Kiev et les évasions de plusieurs bolchéviks emprisonnés dans cette ville, l’iskra fonda son comité d’organisation, qui, à vrai dire, fut alors le premier comité central. Ce comité comprenait Krzizanovski, Alexandrova, qui devait passer plus tard au menchévisme, Lengnik, qui travaille maintenant à la Commission centrale de contrôle, Krassikov, un des principaux collaborateurs du commissariat de la Justice, Krasnoukha et Lévine, qui représentaient, l’un, le comité pétersbourgeois, l’autre, l’organisation de l’Ouvrier du Sud, Rozanov (arrêté en 1920 pour l’affaire du « Centre National ») et enfin Portnoï, représentant du Bund. La plupart de ces militants, aujourd’hui bolchéviks, étaient les proches amis de Lénine, qui, de l’étranger, dirigeait l’organisation du travail.

Projet de programme du parti

Le comité d’organisation devait convoquer un congrès panrusse chargé d’établir les bases du parti d’après le programme élaboré par l’iskra. Cette dernière publia un projet de programme composé en collaboration avec la rédaction de la Zaria (l’Aurore), organe théorique édité à l’étranger par le groupe de Plékhanov et de Lénine. L’avant-projet de programme avait été composé à Munich et toute la rédaction de l’iskra y avait collaboré. Au début, Lénine et Plékhanov s’étaient séparés par des divergences de vues essentielles, mais en fin de compte ils étaient arrivés à un accord et, au deuxième congrès du parti, ils soutinrent exactement les mêmes thèses dans toutes les quetions de programme.

 Une grande partie de ce projet, qui était surtout l’œuvre de Plékhanov et de Lénine, a passé dans le programme actuel du P.C.R. (Il s’agit de la partie théorique, avec les thèses sur le développement du capitalisme, la concentration du capital, la formation du prolétariat, la mainmise du prolétariat sur le pouvoir.) Vers 1903, le projet était prêt et le Comité d’organisation réunit le congrès.

 Cependant, çà et là, brillaient les éclairs de la lutte révolutionnaire. En 1902, une série d’émeutes paysannes, durement réprimées par Stolypine, éclatèrent dans le gouvernement de Saratov. Elles montrèrent que la masse rurale commençait à se réveiller de sa torpeur et à suivre l’exemple donné par la classe ouvrière, qui avait mis en branle les étudiants et la bourgeoisie libérale. En outre, des terroristes isolés, comme Karpovitch, Balmachov et Hirsh Lekert, tiraient sur des représentants de l’administration tsariste. Dans plusieurs villes il se produisait des bagarres entre manifestants et la police.

Le 2ème congrès du parti

Ainsi le deuxième congrès se déroula dans une atmosphère d’orage. Commencé à Bruxelles, il dut, devant les obstacles apportés par les autorités belges, être transféré à Londres, où il se termina. Il réunit une soixantaine de délégués, dont quarante-huit avec voix délibérative. Parmi ces délégués citons entre autres : Schottmann, du comité de Saint-Pétersbourg (actuellement dans la commune carélienne) ; Lydia Makhnovietz, « économiste » notoire, également du comité de Saint-Pétersbourg, dont elle représentait la droite ; N. Baumann, du comité de Moscou. L’ « Union du Nord de la Russie » avait comme délégués Lydia Knitovitch, qui milita longtemps à Pétrograd où est elle est morte en 1921, et Stopani, bolchévik éminent, fondateur du mouvement ouvrier à Bakou. Le comité d’Oufa était représenté par Makhine et Léonov ; celui de Kiev, par Krassikov ; celui de Toula, par Dantri Oulianov, frère de Lénine et actuellement militant communiste ; celui d’Odessa, par Zemliatchka ; celui du Don, par Goussiev (maintenant bolchévik) et le menchévik Lokermann ; celui de Saratov, par Galkine et Liadov, tous deux maintenant bolchéviks ; celui de Kharkov, par Lévina et Nikolaïev. Le menchévik Panine représentait l’Union de Crimée et son confrère Machinsky celle du Donetz. Quant à l’Union de Sibérie, elle avait comme délégués le docteur Mandelberg, menchévik, membre de la deuxième douma, et Trotsky, qui, à la fin du congrès, lorsque des désaccords surgirent entre bolchéviks et les menchéviks, se rangea du côté de ces derniers. Le comité de Batoum, par Boddane Knouniantz, qui fut membre du premier soviet ouvrier en 1905 et passa aux menchéviks lors de la contre-révolution ; celui de Tiflis, par Topouridzé. Les délégués du Bund étaient Kramer, Eisenstadt, Portnoï, Lieber, Medem et Kossovsky, tous menchéviks. Enfin Lénine représentait l’organisation des iskristes à l’étranger, et Martov la rédaction. Plékhanov, Axelrod, Deutch et d’autres assistaient également au congrès.

Composition sociale du parti vers 1903

Quelques mots sur la composition sociale du parti à cette époque. Au deuxième congrès, comme d’ailleurs dans les comités, la majorité n’était pas formée d’ouvriers. C’est là un fait important pour l’intelligence de notre polémique actuelle sur la composition sociale du P.C. On raisonne parfois de façon simpliste. Après avoir consulté la statistique et noté le nombre d’ouvriers, de paysans et d’employés dans le parti, on conclut que le parti n’est pas ouvrier parce que les ouvriers n’y ont pas la majorité absolue. En réalité, il est des organisations purement ouvrières par leur effectif et dont la politique cependant n’est pas révolutionnaire, n’est pas pénétrée d’esprit prolétarien. La composition sociale d’un parti n’est pas l’unique critérium de sa nature ; c’est un élément important, mais il y en a d’autres.

 L’organisation de l’iskra et nos comités d’alors étaient formés surtout d’étudiants et, en partie, de révolutionnaires professionnels. Les ouvriers, comme Babouchkine et Schottmann, étaient peu nombreux ; aussi n’étaient-ils pas en majorité au deuxième congrès qui jeta les bases du parti. Néanmoins, l’organisation de l’iskra, qui fut en somme la première organisation bolchéviste, joua un grand rôle dans la révolution. Composée de révolutionnaires professionnels dirigés par Lénine, elle sût entraîner les masses ouvrières à sa suite et exprimer les aspirations du prolétariat. Quoique la plupart de ses membres ne fussent pas des ouvriers, elle était, par son esprit, l’émanation même de la classe ouvrière.

Polémique avec le « Bund »

Mais revenons au deuxième congrès, où se produisit le schisme entre bolchéviks et menchéviks. La première divergence surgit à propos de la question nationale, qui fut soulevée par le Bund. Tout en rendant hommage à l’héroïsme des ouvriers et des artisans juifs, qui, dans la nuit de la réaction, s’élancèrent les premiers au combat, il faut dire cependant que leur organisation était entachée de menchévisme et de nationalisme. Ainsi, au deuxième congrès, le Bund exigeait qu’on le considérât comme « l’unique représentant de tout le prolétariat juif vivant en Russie ». Il ne voulait pas tenir compte du fait que le prolétariat juif était disséminé dans tout le pays et que, par suite, il était plus rationnel pour les ouvriers juifs (comme les Finnois, les Estonniens, etc.) d’adhérer aux organisations des localités où ils étaient fixés. Les iskristes ne pouvaient consentir à morceler leur organisation en fractions nationales, car déjà ils se considéraient comme un parti international. Ils reconnaissaient uniquement aux ouvriers le droit d’avoir leurs organisations auxiliaires et leurs groupes spéciaux, d’éditer des journaux dans leur langue, etc. Mais le Bund, dévoilant le chauvinisme dont il devait faire preuve plus tard, repoussa catégoriquement ce point de vue et revendiqua la séparation des ouvriers par nationalités avec des partis distincts. Selon lui, le parti devait être organisé d’après le principe du fédéralisme ; autrement dit, les différents partis ouvriers nationaux devaient être unis en une fédération. Il va de soi qu’avec une telle organisation il ne pouvait être question du centralisme prolétarien véritable, sans lequel, comme l’a montré l’expérience de la révolution, le prolétariat n’aurait pu remporter la victoire. Ce conflit, qui semblait ne porter que sur l’organisation, décelait en réalité un désaccord politique important, qui contenait en germe toutes les futures discussions sur la question nationale et l’internationalisme.

 Les iskristes, avec Lénine et Martov, combattirent vigoureusement le Bund. Mais les futurs menchéviks et les futurs bundistes, sentant leur communauté d’idée sur quelques autres questions fondamentales, commencèrent à se rapprocher au cours même du congrès. Néanmoins ce rapprochement ne fut que partiel ; le Bund se sépara du parti et quitta le congrès

Discussion sur le 1er paragraphe du statut du parti (conditions d’adhésion)

Un deuxième conflit, non moins grave, surgit au sujet du premier paragraphe du statut concernant les obligations des membres du parti. D’après Lénine, ne pouvait être membre du parti que celui qui participait à l’une de ses organisations, remplissait ses obligations, payait ses cotisations, observait la discipline, etc. Pour Martov, au contraire, il suffisait de travailler sous le contrôle du parti et d’aider d’une façon quelconque ses organisations pour être considéré comme membre du parti. Au premier abord, il semblait à beaucoup de délégués que cette discussion ne portait que sur des mots et qu’elle n’avait pas grande importance. En réalité, ce n’était point là une controverse littéraire : il s’agissait de savoir ce que devait être le parti.

 Au début de cet ouvrage nous avons déjà démontré que la discussion sur le premier paragraphe du statut entre les futurs bolchéviks et les futurs menchéviks était au fond une discussion sur le rôle du parti prolétarien dans la révolution.

 Si l’ouvrier veut être membre du parti, disait Lénine, il doit entrer dans une cellule, travailler dans une organisation du parti, et cela n’est point pour l’effrayer. L’observation de cette condition nous donnera un parti qui ne sera pas une masse friable, mais une organisation fortement cimentée, composée de prolétaires authentiques. Martov, Axelrod et les autres menchéviks en jugeaient autrement. « Nous vivons, disaient-ils, en un temps d’illégalité, où l’adhésion au parti n’est pas sans danger. L’ouvrier, peut-être, viendra à nous, mais l’étudiant, le professeur, le petit fonctionnaire ne voudront pas être membres d’une organisation illégale et se trouver sous le contrôle d’une cellule. C’est pourquoi, si nous adoptons, en ce qui concerne les obligations de nos membres, une formule plus large, si nous disons que peuvent entrer dans le parti tous ceux qui lui apportent leur collaboration et travaillent sous le contrôle, sans être obligés pour cela d’entrer dans les cellules et les organisations, nous rallierons les étudiants, les professeurs et les petits fonctionnaires. »

 Lénine combattit énergiquement ce point de vue. « Votre projet, disait-il menace de ruiner le parti. Ce qu’il nous faut dans le parti, ce n’est pas des étudiants, des professeurs et des petits fonctionnaires, mais des ouvriers. Nous sommes prêts à utiliser le mouvement des étudiants et des professeurs, nous ne refusons pas les services du prince Obolensky, du sérénissime Pierre Strouvé et de tous ceux que nous rencontrons sur notre chemin. Mais nous devons nous rappeler que la classe dirigeante est le prolétariat et que son parti doit être prolétarien. »

 Ainsi, le conflit ne portait pas sur des formules, mais sur une question vitale ; il s’agissait de savoir si notre parti serait un parti ouvrier, prolétarien, révolutionnaire, ou s’il deviendrait ce que devint plus tard la social-démocratie allemande qui, en absorbant les éléments les plus hétérogènes, gonfla d’une façon invraisemblable et, au moment de la guerre, creva honteusement. La proposition de Martov et d’Axelrod nous réservait le sort du parti des s.-r. qui, en acceptant tout le monde dans ses rangs, s’enfla en 1917 au point que les révolutionnaires isolés disparaissaient dans la masse des démocrates bourgeois.

 En 1903, le sens de la discussion sur le premier paragraphe du statut était loin d’être clair pour tous ceux qui participaient à la controverse. Maintenant seulement nous nous rendons nettement compte qu’il s’agissait au fond de savoir si le parti devait être l’avant-garde véritable de la classe ouvrière et réaliser la dictature du prolétariat, s’il devait être rigoureusement centralisé, homogène, coulé d’un seul bloc ou devenir un magma de fractions et de tendances, une organisation où tous les courants auraient des droits égaux, un club de discussions sempiternelles. L’idéal des menchéviks et de certains conciliateurs était précisément de faire du parti un conglomérat de tendances. Les bolchéviks, au contraire, par le truchement de Lénine, posèrent au deuxième congrès la question du rôle du parti de la même façon qu’ils la posent maintenant.

 Le congrès n’avait pas une idée très nette de cette question, entièrement nouvelle pour lui, et qui, d’ailleurs, se compliquait encore du fait de l’illégalité du parti. Même les militants les plus intelligeants, comme Plékhanov, ne se rendaient pas bien compte de l’importance de cette discussion. Plékhanov prononça un discours mi-plaisant, mi-sérieux où il disait : Quand on entend Lénine, on est disposé à lui donné raison ; quand c’est Martov qui parle, il semble également très près de la vérité. Visiblement il voulait concilier les deux parties. Mais Lénine resta ferme sur ses positions, et il y eut un combat acharné. En fin de compte, la victoire resta à Martov, qui, grâce à une insignifiante majorité, fit adopter la formule menchéviste. Le congrès décida donc que dans le parti pouvait entrer quiconque lui apportait sa collaboration et travaillait sous son contrôle. Cette décision, en ouvrant les portes toutes grandes aux éléments non-prolétariens, aurait, à coup sûr, été funeste à notre parti si la vie elle-même n’y avait, par la suite, apporté des modifications. Décrivant plus tard la tenue du congrès, Martov disait : Je remportai la victoire, mais Lénine réussit bientôt, par l’adjonction de quelques points, à écorner tellement ma formule qu’en fin de compte il n’en resta presque rien.

 Ce conflit provoqué par le premier paragraphe du statut est extrêmement instructif, car il montre que deux partis existaient déjà dans notre parti, de même que dans le cadre du marxisme légal coesxistèrent un certain temps deux philosophies différentes.

Le conflit sur la question de l’attitude à l’égard des libéraux

Le troisième différend fut encore plus important et plus sérieux : il porta sur la question de l’attitude à l’égard des libéraux.

 En ce temps, la bourgeoisie libérale, qui avait repris de l’influence et avait un journal à elle, commença à montrer les dents à la classe ouvrière. Dans les dernières années du XIXe siècle, l’autocratie était encore son principal ennemi. Mais en 1903, quand les rapports sociaux commencèrent à se préciser, particulièrement après les grèves du Sud et les événements de Rostov, lorsque les ouvriers commencèrent à prendre la direction du mouvement et à mettre en avant les intérêts spéciaux de leur classe, les libéraux leur firent grise mine et, tout en continuant de combattre le tsarisme, menèrent contre eux une lutte sournoise. Leur instinct de classe leur disait que, tôt ou tard, ils se heurteraient dans une bataille décisive à la classe ouvrière, au parti ouvrier.

 C’est pourquoi la question de l’attitude à observer à leur égard se posa devant le deuxième congrès. Voyant que les libéraux s’organisaient et montraient les dents, Lénine, qui avait recommandé autrefois de les utiliser, déclara : Oui, nous nous servirons des libéraux contre le tsar, mais en même temps nous devons dire à la classe ouvrière que la bourgeoisie libérale s’organise, qu’elle constitue son parti, qu’elle devient de plus en plus contre-révolutionnaire, qu’elle marchera contre les ouvriers et s’opposera au parachèvement de la révolution. C’est pourquoi, tant qu’elle combat le tsar, nous devons la soutenir, mais nous ne devons pas oublier qu’elle est notre ennemie.

 En d’autres termes, c’est au deuxième congrès que fut formulée clairement et exactement pour la première fois la question de l’attitude à l’égard de la bourgeoisie, question qui devait amener plus tard la rupture définitive avec les menchéviks. Ces derniers, par l’intermédiaire de Martov, Potressov et quelques autres, proposèrent de marcher avec les libéraux, à condition qu’ils se prononçassent nettement pour le suffrage universel. Cette condition était soi-disant une pierre de touche infaillible, et ceux des libéraux qui l’accepteraient sans réserve montreraient par là qu’ils n’étaient pas des contre-révolutionnaires. Mais la façon dont les menchéviks posaient le problème montraient qu’ils voulaient non pas se servir de la bourgeoisie, mais marcher la main dans la main avec elle ; c’est pourquoi ils lui faisaient une offre acceptable.

 Lénine et Plékhanov critiquèrent âprement cette proposition, montrant que la fameuse pierre de touche ne servirait à rien. Le libéral, disaient-ils, acceptera aujourd’hui n’importe quelle condition, et demain il nous roulera. Il faut enseigner aux ouvriers la méfiance à l’égard de la démocratie bourgeoise et non pas leur suggérer l’idée naïve qu’il serait possible à certaines conditions de s’entendre avec la bourgeoisie libérale, qui veut tout simplement se servir d’eux dans sa lutte contre l’autocratie.

En 1903, trois forces fondamentales étaient en présence : l’autocratie tsariste, la classe ouvrière et la bourgeoisie libérale. La classe ouvrière disait : Servons-nous contre le tsar de la bourgeoisie libérale, et après nous nous attaquerons à elle. La bourgeoisie libérale disait : Servons-nous des ouvriers contre le tsar, et après nous leur casserons les reins. Les choses étant ainsi, il est clair que l’attitude envers les libéraux était une question capitale, qui devait prédéterminer notre tactique pour toute une période.

Mais le congrès ne compris pas toute l’importance de la question. Et comme Martov, qui avait combattu de longues années la main dans la main avec Lénine, jouissait d’une grande popularité et de la confiance du parti, le congrès rendit un jugement à la Salomon. Il adopta les deux résolutions à un nombre presque égal de voix, estimant qu’elles n’étaient pas contradictoires. On voit à quel point les désaccords étaient alors imprécis.

Outre les trois désaccords que nous venons de mentionner, il y en eut d’autres, mais de moindre importance. Ainsi, dans la question de la structure du parti, Lénine était pour la centralisation rigoureuse, alors que les menchéviks défendaient, quoique timidement encore, la décentralisation, le principe fédératif, l’autonomie.

Conflit au sujet de la composition de la rédaction de l’ « iskra »

Il s’éleva également une querelle au sujet de la rédaction de l’iskra, composée alors de Plékhanov, Lénine, Martov, Potressov, Axelrod et Zassoulitch. Le congrès se trouvant divisé sur plusieurs questions fondamentales, Lénine déclara qu’il fallait former une rédaction exprimant l’opinion de la majorité et il proposa Plékhanov, Martov et lui. Dans cette combinaison, Martov aurait été mis en minorité. Mais la réorganisation proposée par Lénine était également dirigée en partie contre Plékhanov. Jusqu’au deuxième congrès le Groupe de l’Emancipation du Travail avait constamment voté avec Plékhanov, qui de la sorte avait toujours trois voix assurées (celles d’Axelrod, de Zassoulitch et la sienne). Lénine voulait une organisation de la rédaction où la solution des questions litigieuses ne dépendit pas de l’humeur ou du caprice de Plékhanov. Jusqu’alors il n’avait pas eu de désaccords sérieux avec Martov, qui l’avait aidé à préparer le congrès. Mais la proposition de Lénine blessa profondément Axelrod, Zassoulitch et Potressov, qui se voyaient écartés de la rédaction de l’iskra. Elle déchaîna une véritable tempête dans l’assemblée, on la considéra presque comme un sacrilège à l’égard des anciens membres éprouvés du parti, et Martov, voyant qu’il serait en minorité dans la nouvelle rédaction, refusa d’y entrer. La plupart de ses partisans l’approuvèrent. Le congrès ne put rien faire. A la fin, on s’en tint à Plékhanov et à Lénine, et cette décision passa, me semble-t-il, par 25 voix contre 23.

 C’est à partir de ce moment qu’on commença à employer pour les deux fractions de notre parti les termes de « bolchéviks » (majoritaires) et « menchéviks » (minoritaires). Comme on le sait, pendant la révolution, on donna souvent un sens erroné à ces mots. Beaucoup de gens considéraient alors que les bolchéviks étaient ceux qui voulaient obtenir le plus possible et les menchéviks ceux dont les prétentions étaient moindres [6]. En réalité, ces mots naquirent au deuxième congrès, quand la majorité (en russe : bolchinstvo, d’où « bolchéviks » vota pour la rédaction Plékhanov-Lénine, alors que la minorité (en russe : menchinstvo, d’où « menchéviks ») se prononça contre elle.

 Le deuxième congrès donna à la rédaction le droit de coopter de nouveaux membres. Nous verrons plus loin quel fut le résultat de cette décision.

Conflit sur le programme du Parti

Enfin, il y eut encore au congrès un conflit sur le programme du parti. Il convient de s’y arrêter, car Plékhanov en l’occurrence défendit énergiquement l’idée de l’hégémonie du prolétariat.

 Plékhanov était un des principaux auteurs du programme du parti, que les « économistes », Martinov en tête, critiquaient vivement et auquel ils avaient proposé d’innombrables modifications. Le conflit s’éleva à propos de quelques questions essentielles, qui maintenant encore n’ont pas perdu de leur actualité. La première était celle du suffrage universel. Dans un de ses discours au congrès, Plékhanov formula son point de vue. Nous réclamons maintenant, dit-il, le suffrage universel, mais en tant que révolutionnaires, nous devons dire ouvertement que nous n’entendons pas en faire un fétiche. En effet, il est très possible que la classe ouvrière, après sa victoire, soit obligée pour un temps de priver du droit de vote son adversaire, la bourgoisie. L’intérêt de la révolution, voilà pour un révolutionnaire la loi suprême. Si, pour l’intérêt de la révolution, il faut dissoudre un parlement, même élu démocratiquement, nous n’hésiterons pas à le faire. Ces paroles provoquèrent l’indignation des futurs menchéviks.

 Les débats qui suivirent portèrent sur la question de la Constituante et sur la durée des pouvoirs du Parlement. Dans notre programme minimun, nous demandions la convocation du Parlement tous les deux ans, c’est-à-dire le plus souvent possible. Un des futurs menchéviks déclara qu’il serait plus démocratique encore de le convoquer tous les ans. Alors Plékhanov se leva et prononça un discours remarquable. Mes amis, dit-il, vous devez vous rendre compte que, pour un révolutionnaire, la question de la durée du mandat parlementaire est subordonnée à d’autres plus importantes. Si un parlement est avantageux pour la classe ouvrière, nous nous efforcerons évidemment de le prolonger. Mais s’il est contre la classe ouvrière, nous mettrons tout en œuvre pour le faire dissoudre le plus rapidement possible, s’il le faut.

 Ces paroles provoquèrent un tumulte indescriptible dans l’assemblée. Une partie des délégués éclata en applaudissements, l’autre se mis à siffler et à huer l’orateur. Le président rappela à l’ordre les délégués qui avaient sifflé, mais l’un d’eux, prenant une pose théâtrale, déclara : « Si, au congrès du parti ouvrier, de telles paroles se font entendre, mon devoir est de siffler ». Ironie du sort : cet homme n’était autre que Rozanov, militant remarquable qui, sous le nom de Martyne, travailla à Pétrograd, fut membre du P.C. et du C.C., mais qui finit par devenir en 1919 l’allié de Dénikine. Arrêté et condamné à mort pour avoir pris part au « Centre national », il fut ensuite gracié. Actuellement en liberté, il a, abandonné la politique.

Plékhanov et la peine de mort

Cet incident assez insignifiant était pourtant sympomatique : il reflétait le conflit entre la Montagne et la Gironde, entre les futurs bolchéviks et les menchéviks. Le deuxième congrès avait à trancher les questions fondamentales qui, dans la suite, eurent une importance décisive, séparèrent définitivement bolchéviks et menchéviks. Plékhanov était alors bolchévik, dans le meilleur sens du terme ; il s’enorgueillissait du surnom de « jacobin ». Lorsqu’on examina la question de la peine de mort et que les menchéviks se prononcèrent pour sa suppression, Plékhanov déclara : Suppression de la peine de mort ? Très bien. Mais je considère que quelques réserves s’imposent. Pensez-vous qu’on puisse laisser la vie à Nicolas II ? J’estime que, pour lui, la peine de mort doit être maintenue.

 Ces paroles furent une douche froide pour les menchéviks qui, déjà alors, raisonnaient en libéraux et pour lui toute effusion de sang était inadmissible. Les révolutionnaires véritables, au contraire, disaient : Tout dépend des circonstances ; en tout cas il n’y a rien de mal à supprimer un tyran comme Nicolas II. Quand Kérensky voulut rétablir la peine de mort pour les ouvriers et les soldats qui refusaient de se faire tuer sur le front pour les impérialistes, nous soulevâmes le peuple contre cette mesure. Mais quand il s’agissait de la peine de mort pour Nicolas II et les seigneurs terriens archi-réactionnaires, notre attitude devait être différente.

Plékhanov bolchévik

Dans toutes les questions litigieuses, comme le suffrage universel, le parlementarisme, la peine de mort, Plékhanov parla en vrai bolchévik, en protagoniste convaincu de l’hégémonie du prolétariat. Avant le congrès même il avait écrit dans l’iskra que notre social-démocratie se divisait en Montagne et en Gironde, que les menchéviks étaient les Girondins et qu’ils trahissaient la révolution ouvrière. Certains de nos militants ne connaissent que le Plékhanov des dernières années, le Plékhanov qui, au moment de la guerre, passa à l’ennemi. Pourtant, Plèkhanov est un des fondateurs du bolchévisme ; en 1903, il défendait les idées qui sont maintenant notre bien commun. Au deuxième congrès, il était avec Lénine et il entra au conseil du parti et à la rédaction de notre organe central comme représentant de la tendance léninienne.

Après le 2ème congrès

Le congrès se termina par une scission. Le Comité central fut élu par les seuls bolchéviks. Martov publia une brochure Le Parti en état de siège, où il portait d’innombrables accusations contre Lénine, auquel il reprochait notamment d’avoir outragé les militants les plus respectables. Les délégués menchéviks s’en allèrent en Russie et y fondèrent un « bureau » spécial, qui se mit immédiatement à boycotter le C.C. bolchévik. Plékhanov et Lénine restèrent seuls à assumer la publication de l’iskra, car, comme le disait Plékhanov, les généraux faisaient la grève générale. Les anciens collaborateurs de l’iskra, en effet, refusaient d’écrire dans un journal d’où étaient écartés Axelrod et Martov. Six numéros de l’iskra parurent sous la direction de Lénine et de Plékhanov. Celui-ci publia alors des articles où il enseignait la tactique des combats de rues ; marxistes érudit, il ne dédaignait d’apprendre aux militants et à la masse la façon de construire des barricades en prévision des collisions prochaines avec les gendarmes du tsar. Comme tous les bolchéviks, il pressentait l’imminence de la tempête révolutionnaire. Mais il ne persévéra malheureusement pas longtemps dans cette voie. Au bout de quelques mois, il lâcha ses positions. Il proposa à Lénine de faire revenir à la rédaction les « généraux grévistes », lui remontrant qu’à eux d’eux ils arriveraient à les tenir en main. Mais Lénine, intraitable comme toujours sur les questions de principe, démissionna de la rédaction. Resté seul, Plékhanov rappela les quatre anciens rédacteurs de l’iskra. La nouvelle iskra devint un organe menchéviste. Plékhanov , au début, tenta de retenir les « généraux », d’atténuer leurs déviations de droite, mais il fut entraîné de concession en concession, se résigna peu à peu et, en fin de compte, devint lui-même menchévik.

 Ainsi, à la fin de 1903, nous avions déjà deux groupes, deux organisations, l’embryon de deux partis. Le bolchévisme et le menchévisme apparaissaient comme deux courants idéologiques distincts. La première révolution devait leur donner leur forme définitive.

Notes

[1] Certes, tous les chefs des menchéviks n’avaient pas été auparavant des économistes : P. Axelrod, Zassoulitch, Martov, Potressov, Dan, D. Radichenko, Trotsky et autres n’appartenaient pas aux économistes. Mais, en se séparant au 2e congrès du noyau fondamental des iskristes et en s’engageant dans la voie du menchévisme, ils capitulèrent en fait devant l’économisme, car, idéologiquement et politiquement, le menchévisme n’était que la continuation de l’économisme dans une situation nouvelle

[2] Le premier numéro de l’iskra

[3] La Pensée ouvrière, organe des économistes

[4] L’iskra avait pour devise : « De l’étincelle jaillira la flamme », phrase tirée de la réponse des dékabrioles à Pouchkine

[5] Le mot « otzovisme » vient du mot russe « otziv », qui veut dire « rappel » (N. du Tr.)Membres des états provinciaux

[6] On faisait dériver « bolchévik » du mot russe « bolché », qui veut dire « plus » et « menchévik » du mot « menché » qui veut dire « moins » (N. du Tr.)

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