1921

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1921

Alfred Rosmer

III : Lénine expose la Nouvelle Politique Economique (NEP) au IIIe Congrès de l’Internationale communiste

Le 3e Congrès de l’Internationale communiste fut convoqué pour le 22 juin 1921, à Moscou. Le congrès constitutif de l’Internationale syndicale rouge devait se tenir dans le même temps. Au cours de l’année écoulée depuis le 2e congrès, les événements d’importance n’avaient pas manqué. De nouveaux partis communistes s’étaient constitués ou développés selon la tactique et les règles adoptées par l’Internationale. Où en étaient-ils ? le congrès ne manquerait pas d’en discuter ; mais le débat qui certainement dominerait tous les autres serait celui consacré au mouvement de Mars en Allemagne [27]. Son échec, plus encore sa nature et son développement, avaient provoqué de profonds remous, surtout dans la section allemande, comme il était naturel, mais aussi dans les autres sections de l’Internationale communiste. À l’Internationale syndicale rouge, le congrès s’annonçait difficile ; parmi les syndicalistes et les anarcho-syndicalistes, aussi bien chez ceux qui avaient adhéré formellement que chez les sympathisants, on pouvait noter un éloignement marqué, toutes sortes de réserves, même de la méfiance. De plus, la République des soviets telle qu’elle était au début de l’été 1921, quand le souvenir de Cronstadt était encore vif, et à la veille de changements sérieux dans la politique économique - propres à alimenter les critiques de droite et de gauche - n’offrirait certainement pas aux délégués un tableau de nature à dissiper les doutes et à vaincre les méfiances. Je ne sais si Zinoviev ignorait tout cela ou s’il voulait l’ignorer : il décida de demander à toutes les sections de l’Internationale et aux organisations syndicales d’envoyer des délégations nombreuses. Et après avoir pris cette décision dont on put tôt mesurer les conséquences, il ne se soucia pas de les loger. Quand les premiers délégués arrivèrent on n’avait à peu près rien prévu ; les camarades chargés de l’hébergement se trouvaient dans une situation ridicule ; ils me demandèrent d’intervenir auprès de Trotsky - toujours l’ultime ressource.

Mais si je voyais la nécessité et l’urgence de mesures rapides, je refusais d’importuner Trotsky avec cette histoire de logement des délégués ; je savais combien il était soucieux de ne pas empiéter sur le domaine de ses camarades, surtout quand il s’agissait de “ vieux bolchéviks ” du genre de Zinoviev qui supportaient mal l’ascendant qu’il avait pris. Cependant le temps pressait ; j’acceptai de lui exposer la situation. Comme je l’avais prévu, sa première réaction fut le refus ; je m’y attendais trop pour en être surpris ; néanmoins l’affaire le préoccupait, il me posa quelques questions, finalement décida de téléphoner à Zinoviev. Celui-ci, surpris d’apprendre des difficultés qu’il ignorait, consentit d’assez bonne grâce à la formation d’une commission que présiderait Skliansky, l’adjoint de Trotsky à la Guerre. Avec Skliansky, on pouvait être sûr que les choses seraient menées rondement ; les locaux furent aménagés, du matériel rassemblé ; les délégués purent être logés à leur arrivée.

Un incident minuscule, non dénué pourtant de signification, se produisit avec la délégation française. Pour la commodité de leur travail, on avait décidé de loger tous les délégués, et eux seuls, à Lux. À Paris on avait adjoint à la délégation une traductrice ; un des délégués l’avait accaparée en cours de route, et il prétendait en outre prendre un journaliste américain avec lui - une vraie suite comme on voit : il connaissait la règle adoptée mais elle n’était pas pour des hommes comme lui. Furieux de la tranquille résistance à laquelle il se heurtait, il en appela à diverses “ autorités ”... (le journaliste américain, c’était Lewis Gannett, alors rédacteur à l’hebdomadaire libéral The Nation, et aujourd’hui critique littéraire du New York Herald Tribune).

À la tête de la délégation française se trouvaient Fernand Loriot et Boris Souvarine ; ils venaient d’être libérés, après une incarcération de dix mois à la prison de la Santé, inculpés de “ complot contre la sûreté de l’Etat ”. Le gouvernement avait choisi, dans chaque groupement communiste ou sympathisant, les deux militants les plus en vue ; les accusés avaient été au nombre de dix ; pour les syndicalistes c’étaient Monatte et Monmousseau ; le jury les avait déclarés non coupables.

Paul Levi, qui avait conduit la délégation allemande au 2e congrès, n’était plus là ; il avait été exclu pour avoir critiqué, de manière inadmissible, le mouvement de Mars qu’il qualifiait de “ putsch ”. Clara Zetkin ne l’avait pas suivi ; elle était demeurée au Parti communiste mais sa critique n’était guère moins sévère. Bien que Trotsky eût été chargé du rapport principal sur “  La crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l’Internationale communiste ”, le congrès, dominé par cette affaire allemande, tourna autour de la tactique de l’Internationale communiste ; en fait, les deux questions étaient étroitement liées.

Au début de l’année, Trotsky avait reçu la visite de Béla Kun, venu précisément pour l’entretenir de la tactique que, selon lui, l’Internationale devait adopter. Il était absolument nécessaire et pressant, dit-il, de s’engager à fond dans une tactique systématique d’offensive, mettant en jeu toutes les ressources dont pouvait disposer la République des soviets. Les régimes bourgeois, surtout celui de l’Allemagne, sont encore débiles ; c’est le moment de les attaquer sans relâche, par des séries de soulèvements, de grèves, d’insurrections ; plus tard, il sera trop tard. Telle était sa thèse. Trotsky la réfuta plutôt brutalement ; il avait été stupéfait de l’entendre énoncer. Il eut beau rappeler à son interlocuteur qu’une vérité élémentaire de l’action révolutionnaire c’est qu’on ne déclenche pas une insurrection quand on veut, à tout prix, qu’un mouvement engagé à contre-sens ou dans des circonstances non favorables peut avoir des conséquences funestes pour la classe ouvrière - il ne l’avait pas convaincu. Par contre, Béla Kun avait gagné à ses vues des militants importants de plusieurs sections de l’Internationale, notamment de l’allemande et de l’italienne.

Pour comprendre la signification du mouvement de Mars et ses conséquences, qui furent sérieuses, il faut avoir présent à l’esprit la rébellion militaire qui avait eu lieu une année auparavant, au mois de mars 1920, connue sous le nom de Kapp-Lüttwitz putsch, ou plus simplement de Kapputsch. Une partie des membres de l’Etat-Major général s’étaient alors alliés aux “ corps francs ” - formés d’anciens officiers allemands licenciés par suite de la réduction des effectifs imposée par le traité de Versailles - et avaient projeté de porter un coup décisif à la République de Weimar. Les deux principaux dirigeants du mouvement étaient le général von Lüttwitz et le haut fonctionnaire Kapp. Le 10 mars, Lüttwitz signifie un ultimatum au président Ebert : le président doit remplacer immédiatement le gouvernement socialiste par un gouvernement d’ “ experts neutres ” c’est-à-dire d’anciens hauts fonctionnaires de l’Empire ; le Reichstag doit être dissous ; Ebert doit se retirer ; le nouveau président sera désigné par un plébiscite. Enfin les conjurés offrent de faire Noske - le chef socialiste qui a réprimé férocement les insurrections ouvrières de novembre 1919 - dictateur. L’ultimatum ayant été rejeté, des forces armées sont dirigées sur Berlin le 13 mars. Ebert fait appeler les généraux von Seeckt et Schleicher ; ils se dérobent, ne veulent pas marcher contre les rebelles. Le gouvernement s’enfuit à Dresde, puis à Stuttgart.

C’est, semble-t-il, le président de la Confédération générale du Travail, Karl Legien, qui fut, en ces circonstances graves, le plus clairvoyant, celui qui perçut le mieux le danger et les moyens de briser la rébellion. Bien qu’il se soit toujours montré des plus modérés et des plus prudents, il n’hésite pas à proclamer la grève générale, cette arme suprême de la classe ouvrière qu’il avait toujours condamnée. Il constitue un Comité général de grève avec des représentants de toutes les organisations ouvrières, y compris les communistes. Cette première grève générale est un coup de maître ; l’économie allemande se trouve d’un coup entièrement paralysée ; la vie est suspendue dans tout le pays. Les rebelles, déconcertés par cette riposte qu’ils n’ont pas prévue, sont contraints d’abandonner dès le troisième jour.

Le souvenir de ce mouvement grandiose, de cette mobilisation générale des prolétaires qui avait maîtrisé si promptement la tentative de coup d’Etat de la haute armée, alliée aux hommes du Hohenzollern, resta très vivant dans la conscience des ouvriers ; il domina pour un temps la politique allemande. Précisément à cause de cela, l’action de Mars, dispersée, peu claire, inquiétante, se soldant par un humiliant échec, donna l’impression d’un mouvement artificiel, mal préparé, mal conduit. Le foyer d’origine avait été le bassin houiller de Mansfeld, dans l’Allemagne centrale, où régnait une agitation permanente ; c’était une condition favorable pour y déclencher une grève générale, et elle y fut en effet effective ; mais elle ne fut que partielle à Chemnitz, en Thuringe et en Saxe ; des bombes avaient éclaté dans plusieurs villes - Breslau, Halle ; d’autres attentats projetés reçurent un commencement d’exécution. Le mouvement avortait. Les représailles furent dures.

L’échec de ce mouvement d’un caractère insolite permit aux journaux bourgeois et à la presse social-démocrate d’affirmer dès le premier jour, mais sans preuves, qu’il avait été imposé et était dirigé de Moscou. Mais ils ne furent pas les seuls. Certains dirigeants du Parti communiste le pensaient aussi ; parmi eux, Paul Levi et Clara Zetkin. Levi le qualifia d’action anarchiste, inspirée de Bakounine non de Marx. Des amis de Levi, Malzahn et Paul Neumann, dirigeants du syndicat des métaux de Berlin, s’étaient opposés à des grèves de solidarité. Hors d’Allemagne, on trouvait des communistes non moins empressés à dénoncer ce qu’ils appelaient une intervention intolérable de l’Internationale communiste ; on en trouvait à la direction même du Parti communiste français, et aussi en Tchécoslovaquie.

Jusqu’au 3e Congrès de l’Internationale communiste - il était convoqué pour le 22 juin - de furieuses polémiques mirent aux prises les dirigeants du Parti communiste allemand ; la plupart d’entre eux revendiquaient fièrement le rôle joué par le Parti, exigeaient l’exclusion des opposants. Paul Levi attaqua publiquement et fut exclu ; Clara Zetkin se tut et accepta d’aller à Moscou conférer avec Lénine et Trotsky dont on savait qu’ils n’étaient pas du tout disposés à approuver sans réserves la tactique responsable de ce mouvement aventureux. Les conversations et discussions d’avant-congrès révélèrent qu’ils trouveraient devant eux une très forte opposition. Peut-être seraient-ils mis en minorité. La délégation allemande, systématisant et généralisant sa tactique de Mars, préconisait l’ “ offensive révolutionnaire ”. Elle était certaine de recevoir l’appui des Polonais, des Autrichiens, des Italiens. Mais Lénine et Trotsky, entièrement d’accord sur la résistance inflexible qu’il convenait d’opposer à une stratégie funeste pour le mouvement ouvrier, acceptèrent de faire figure de “ droitiers ”, et même le risque de voir une majorité au congrès se prononcer contre eux.

Le mouvement de Mars avait été pour Béla Kun un cuisant échec ; il n’ignorait pas que la délégation russe l’attaquerait sans merci, et Lénine plus encore que Trotsky ; il avait trouvé, pour sa théorie détestable, des oreilles complaisantes en Allemagne, dans les deux partis communistes pour une fois d’accord, mais il restait l’initiateur et le principal responsable de cette tactique d’ “ offensive révolutionnaire ”. Cependant il se savait des appuis et il prépara sa défense. Dans cette période il vint me voir assez souvent - nous n’avions d’ordinaire que des rapports espacés - l’Humanité en main, me demandant des précisions sur des hommes, sur des articles, sur des faits. Sa manœuvre, qu’il me laissa le soin de deviner, était de neutraliser par avance, ou tout au moins d’embarrasser les délégués enclins à le condamner - et il n’ignorait pas que les Français seraient de ceux-là ; il rassemblait des arguments contre eux. Il s’empressait auprès des délégués à leur arrivée, et il réussit à mobiliser contre le Parti communiste français et contre l’Humanité ceux du Luxembourg - dont le porte-parole était Ed. Reiland, fondateur et animateur du Parti - et de Belgique, communistes excellents qui n’étaient pas des partisans de l’ “ offensive ” mais ne manquaient pas de griefs à l’égard de leur grand voisin et ignoraient complètement les desseins de Béla Kun. Ils eurent l’occasion d’intervenir au cours d’un Comité exécutif élargi qu’on avait décidé de réunir tant étaient déjà nombreux les délégués. Or, la délégation française était venue avec l’idée bien arrêtée d’exiger de l’Exécutif des explications complètes au sujet des événements d’Allemagne ; les uns avaient été alarmés par une action aux mobiles suspects, tandis que les opportunistes, ceux qui se trouvaient dans l’Internationale malgré eux, étaient heureux d’avoir une occasion de dénoncer une prétendue immixtion de l’Internationale dans la vie de la section allemande ; pareilles pratiques, si on ne les dénonçait pas, seraient une menace pour toutes les autres. Les interventions de deux partis numériquement faibles les irritèrent et furent pour eux une raison de plus de persister dans leurs exigences.

Avant la discussion générale, il y eut un sérieux accrochage. Les débats s’étaient ouverts comme de coutume par le rapport de Zinoviev sur l’activité de l’Internationale pendant l’année écoulée ; des délégués intervenaient, discutaient, expliquaient, répondaient aux critiques, et, en conclusion, le rapport était approuvé. Mais, ainsi que je l’ai dit, la délégation française arrivait très excitée ; elle était persuadée que le mouvement de Mars avait été ordonné par la direction de l’Internationale ; elle voulait que celle-ci s’expliquât, rendît des comptes, tout de suite, avant toutes choses ; c’est par cela qu’il fallait commencer. Elle refusait d’approuver le rapport. Ce fut d’abord de la stupeur. Pareille prétention, le ton sur lequel elle était formulée, étaient tellement hors de proportion avec le prestige et l’autorité - assez minces - dont jouissait le Parti communiste français dans l’Internationale. De plus, elle était absurde ; chacun savait que le mouvement de Mars serait discuté à fond, provoquerait d’amples débats. C’est ce que Zinoviev expliqua. Les Français s’entêtèrent ; les Allemands leur dirent des choses désagréables ; Radek se fâcha, traitant incidemment le Parti communiste français de social-démocrate, d’opportuniste... Là-dessus la délégation française déclara qu’elle se retirait, et elle quitta la salle du congrès. C’était ridicule ; Radek était un délégué comme les autres, et comme les autres il avait le droit d’exprimer son opinion, droit considéré alors légitime et nécessaire. Pendant la suspension de séance, je croisai Zinoviev. “ Vos amis se croient au Parlement, me dit-il ; ils sont bien ennuyeux avec leurs questions de procédure. - Mais je n’y suis pour rien, et n’y peux rien, répondis-je ; ils ne me consultent pas avant de faire leurs bêtises. ” La délégation semblait être venue avec un mandat extravagant mais précis à l’égard de la direction de l’Internationale et elle craignait que ma participation à cette direction ne l’empêchât de pénétrer les secrets de l’Internationale - si secrets il y avait. Je la laissais manœuvrer à son aise ; le congrès de l’Internationale syndicale rouge me donnait bien assez de soucis et suffisait bien à m’occuper.

Quand, plus tard, le congrès aborda le fond, la délégation allemande soumit au congrès et défendit avec âpreté la thèse qu’elle avait élaborée sur l’ “ offensive révolutionnaire ”. Il fallait, disait-elle, tenir la masse en alerte, combattre la passivité dans laquelle elle était tentée de se laisser aller par des actions plus ou moins imposées mais répétées. Cette thèse n’était pas nouvelle pour Trotsky ; c’était celle que Béla Kun était venu lui exposer et qu’il avait énergiquement repoussée, comme je l’ai rapporté dans les pages qui précèdent. Mais l’événement montra qu’elle n’était pas particulière à Béla Kun ; elle avait des partisans nombreux dans presque toutes les sections de l’Internationale. La chaleur et l’insistance que des hommes comme Thalheimer mirent à la défendre ; le fait que Parti communiste allemand et Parti communiste ouvrier allemand rarement d’accord l’étaient entièrement là-dessus ; l’appui qu’elle trouvait dans les délégations d’importantes sections, suffisaient à prouver qu’il ne s’agissait pas d’une théorie de circonstance, fabriquée après coup pour masquer à la fois un échec et une intervention du dehors [28].

Les thèses sur la tactique soumises au congrès et qui furent rapportées par Radek reconnaissaient que le mouvement de Mars était un pas en avant fait par le parti communiste depuis son unification avec la majorité des Indépendants, mais elle insistait ensuite sur la nécessité de baser les actions sur une étude sérieuse de la situation, de les préparer minutieusement ; l’offensive n’était pas toujours et dans tous les cas la juste tactique. La délégation allemande et ses alliés n’en étaient pas satisfaits. Ils exigeaient que le congrès reconnût que le mouvement de Mars avait été une action de masse imposée à la classe ouvrière par les provocations patronales et gouvernementales : que le Parti en avait assumé la direction et s’était courageusement acquitté de son rôle ; qu’il avait ainsi affirmé sa capacité de guider la classe ouvrière dans ses luttes jusqu’à la révolution.

C’est ce que Trotsky déclarait ne pouvoir leur accorder. Pour établir que la nécessaire étude préalable de la situation n’avait pas été sérieusement faite, il lui suffit de puiser dans les interventions des tenants de l’offensive. L’un avait affirmé qu’en Mars la situation était claire et tendue à l’extrême : les réparations, la menace d’occupation de la Ruhr, la question de la Haute-Silésie, la crise économique et le chômage, les grèves, la rendaient exceptionnellement favorable. Pour un autre, la situation était des plus confuse ; les ouvriers se désintéressaient de la Haute-Silésie, les syndicats “ étaient contre nous ” ; le degré de passivité des ouvriers était incroyable ; il était donc nécessaire de les secouer par une initiative révolutionnaire. Un troisième était d’accord sur l’ “ incroyable passivité ” et d’accord aussi sur la conclusion qu’en avait tirée le précédent : “ il fallait foncer à tout prix ”. Après cela, conclut Trotsky, quand vous nous demandez ici une approbation totale, renonçant à toute discussion et analyse des faits, vous devez comprendre qu’il nous est impossible de vous la donner. Votre préoccupation dominante est de pouvoir rentrer en Allemagne avec une résolution excluant même l’apparence d’une critique. Vous voulez être couverts par l’Internationale devant la masse du Parti. Mais la critique surgit, d’elle-même de vos propres déclarations quand, après avoir parlé d’une épaisse muraille de passivité, d’une stagnation générale, vous vous écriez : “ Donc, en avant ! ” C’est le devoir de l’Internationale communiste de mettre ses sections en garde contre des mouvements artificiellement provoqués. Le Congrès doit dire aux ouvriers allemands qu’une faute a été commise et que la tentative faite par le Parti d’assumer le rôle dirigeant dans un grand mouvement de masse n’a pas été heureuse. ”

Aux Italiens qui, pour appuyer la tactique de l’ “ offensive ”, disaient : “ Maintenant nous sommes libres ; nous nous sommes débarrassés des chefs réformistes ; nous pouvons remplir nos tâches ; nous sommes en mesure d’engager des actions de masse ”, Trotsky répondit : “ Il n’y a pas dans le monde que les opportunistes. Vous les avez éliminés de vos rangs, c’est bien. Mais il y a la société capitaliste ; la police, l’armée, des conditions économiques précises, un monde complexe... Nous devons nous montrer capables d’unir le froid langage des statistiques à la volonté passionnée de la violence révolutionnaire. ”

Pas très bien accueillies sur l’heure, ces vérités fondamentales ne tardèrent pas à s’imposer, et leur rappel porta des fruits. Dans une étude sur La lutte de classe en Allemagne pendant l’année 1922, Thalheimer écrivait à propos de l’action de Mars : “ Engagée par l’avant-garde, elle ne fut qu’une escarmouche, une anticipation sur la bataille que peut seule livrer la classe ouvrière tout entière. Elle se termina par la défaite et l’affaiblissement momentané des éléments d’avant-garde. La majorité de la classe ouvrière n’était pas encore prête... même pour des buts immédiats et bien définis. La vague de combat alla en s’affaiblissant. Le capitalisme et ses partisans dans la classe ouvrière voulurent profiter de leur victoire. Ils cherchèrent à discréditer et à isoler les éléments d’avant-garde au sein du prolétariat..., dirigeant leur offensive contre la journée de huit heures, les salaires, le droit de grève... Le Parti communiste, après avoir reconnu que l’action de Mars était prématurée, s’est ressaisi et a engagé une autre action. ” (Annuaire du Travail, pp. 363-364.)

Le débat sur le mouvement de Mars, pour important qu’il fût, n’était qu’une illustration du thème que Trotsky avait développé dans son grand rapport sur “ La crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l’Internationale communiste ”. L’analyse approfondie à laquelle il s’était livré avait fait ressortir clairement les caractéristiques de la situation présente. “ L’Allemagne de 1921 ne ressemble pas à celle de 1918 ”, avait déclaré un bon observateur des choses d’Allemagne. En France, le Temps pouvait affirmer que “ les crises à venir seront surmontées ”. En conclusion de cette analyse, il disait : “ L’histoire a accordé à la bourgeoisie un délai durant lequel elle pourra souffler... Le triomphe du prolétariat au lendemain de la guerre avait été une possibilité historique ; elle ne s’est pas réalisée. La bourgeoisie a montré qu’elle sait profiter des faiblesses de la classe ouvrière... Les perspectives restent, au fond, profondément révolutionnaires : la situation redeviendra pour nous plus favorable ; en même temps elle devient plus complexe. La victoire ne nous sera pas acquise automatiquement. Nous devons mettre à profit cette période de stabilisation relative pour étendre notre influence dans la classe ouvrière, en gagner la majorité avant que surgissent des événements décisifs. ”

Les partisans de l’offensive avaient apporté non sans vivacité, leurs critiques. Qu’ils fussent Allemands, Hongrois, Polonais, Italiens, ils manifestaient la même impatience juvénile mais dangereuse par des paroles de ce genre : c’est l’épée au poing et non avec des statistiques que nous ferons la révolution... nous n’avons pas à démontrer que la révolution est nécessaire mais à la faire... depuis la NEP, la Russie soviétique peut jouer le rôle de soupape de sûreté pour le capitalisme... Thalheimer reprochait à Trotsky de “ mettre l’énergie révolutionnaire du prolétariat en réserve ” [29].

Trotsky répondit à chacun d’eux par des explications et des précisions nouvelles, concluant comme il le fit dans la question sur la tactique. Au cours de son exposé, il avait insisté sur le fait capital, mais alors généralement inaperçu, ou nié, du rôle prépondérant assumé désormais par l’Amérique dans les relations internationales : elle a pris, souligna-t-il, la place occupée jusqu’alors par l’Angleterre, “ le dollar est devenu le “ souverain ” du marché mondial ”.


Le 7 juillet, Lénine soumit son rapport sur “ La situation intérieure de la Russie soviétique et les tâches du Parti communiste russe ”. Il avait préparé, pour le congrès, une brochure dans laquelle, sous le titre L’Impôt alimentaire, il reprenait plusieurs de ses articles écrits à différentes époques ; consacrés, entre autres, au régime qu’il dénommait “ capitalisme d’Etat ”, antichambre, disait-il, du régime socialiste. Au printemps de 1918, il avait écrit, sur le même sujet, une importante brochure, Les tâches principales d’aujourd’hui, dont il rappelait des passages significatifs :

“ Dans la situation actuelle, le capitalisme d’Etat serait, dans notre République des soviets, un grand pas en avant... Il ne s’est encore trouvé personne, je pense, qui, au sujet de l’économie de la Russie en ait nié le caractère transitoire. Aucun communiste non plus n’a nié que l’expression “ République socialiste des soviets ” traduise simplement la volonté du pouvoir des soviets de réaliser le socialisme et non le fait que les relations économiques actuelles sont des relations socialistes. Que signifie donc ce mot “ passage ” ? Est-ce que, en ce qui concerne l’économie, cela ne signifie pas que dans le régime actuel sont contenus à la fois des éléments du capitalisme et du socialisme ? Tout le monde répondra naturellement par l’affirmative. Mais tous ceux qui reconnaissent cela ne sont pas en mesure de distinguer les divers éléments. Or c’est précisément de cela qu’il s’agit. On peut distinguer les types suivants :
Economie patriarcale, qui est au plus haut degré une économie naturelle ;
Economie paysanne marchande (elle englobe les paysans qui vendent le blé) ;
Capitalisme privé ;
Capitalisme d’Etat ;
Socialisme.
La Russie comprend à la fois ces divers types économiques et sociaux. C’est ce qui constitue son originalité... Le capitalisme d’Etat serait un grand progrès ; cela vaut la peine de payer pour acquérir de l’expérience, car ce qui est le plus important pour la classe ouvrière c’est de triompher du désordre, de la désorganisation qui nous anéantiront si nous n’en venons pas à bout. C’est pourquoi ce n’est pas aller à la défaite que de payer un tribut important au capitalisme d’Etat ; c’est au contraire préparer la voie au socialisme. C’est là un fait incontestable. Le capitalisme d’Etat correspond donc à une organisation économique beaucoup plus avancée que la nôtre... Il ne présente aucun danger dans un pays où le pouvoir est aux mains des ouvriers et des paysans pauvres. Pour éclairer davantage encore la question, nous allons donner un exemple concret de capitalisme d’Etat : l’Allemagne. Nous avons ici “ le dernier mot ” de la technique capitaliste moderne dans un Etat féodalo-capitaliste. Qu’on mette à la place de cet Etat, un Etat d’une autre structure sociale, un Etat prolétarien, et nous aurons des conditions rendant possible le socialisme. ”

La NEP était une retraite, Lénine ne songeait pas à le nier, mais c’était une retraite qui ramenait la Russie dans la voie où elle s’était engagée délibérément, si la guerre civile ne l’avait pas contrainte de se résigner aux mesures diverses qui constituèrent ce qu’on appela “ communisme de guerre ”. Les délégués avaient eu la possibilité de se familiariser avec ces définitions et explications. Lénine n’eut donc plus qu’à souligner les principes qui avaient présidé à l’élaboration des tâches du Parti communiste.

“ Nous avons toujours considéré, dit-il, que notre Révolution était une avant-garde en Europe ; nous avons compté sur la révolution mondiale et, en conséquence, envisagé comme notre tâche historique la préparation de cette révolution. La conscience des masses révolutionnaires est restée au-dessous de cet espoir ; elle a été incapable de déclencher ailleurs la révolution ; cependant elle a été finalement assez forte pour interdire à la bourgeoisie de nous attaquer. ”
“ Il y a déjà quelques leçons à tirer de nos expériences. Elles ont montré que les paysans, de par leur essence même, ne peuvent exister que sous la direction de la bourgeoisie ou sous celle du prolétariat. L’alliance que le prolétariat a contractée avec les paysans est de caractère purement militaire ; les paysans soutiennent les ouvriers avant tout parce que, derrière les Blancs, ils aperçoivent les anciens propriétaires, impatients de retrouver leurs domaines. Le prolétariat a donné la terre aux paysans, car là même où des paysans avaient chassé les propriétaires et s’étaient installés sur leurs terres, au début de la Révolution, c’est seulement grâce à l’insurrection d’Octobre qu’ils purent conserver ce que leurs soulèvements spontanés leur avaient donné. En revanche, les paysans devaient fournir les produits alimentaires pour le ravitaillement des villes : c’était la réquisition. Avec la fin de la guerre civile, une situation nouvelle surgit qui comportait de nouvelles tâches ; la nouvelle politique économique a été élaborée en fonction de leur réalisation. ”

Répondant aux critiques qu’avaient formulées plusieurs délégués, Lénine s’en prit plus particulièrement à Terracini qui, à la formule “ conquête de la majorité de la classe ouvrière ”, avait opposé le rôle des minorités agissantes et repris la thèse des “ offensivistes ” en faveur d’actions sans cesse répétées. “ Le congrès, dit-il, devrait se prononcer catégoriquement contre ces enfantillages de gauche. Terracini dit que nous, bolcheviks, nous n’étions pas nombreux en Octobre. C’est vrai ; mais nous avions gagné la majorité des soviets ouvriers et paysans, et la moitié au moins de l’armée était avec nous. La condition préalable de notre victoire, ce fut dix millions d’ouvriers et de paysans en armes. ”

Alexandra Kollontaï avait apporté la critique habituelle de l’Opposition ouvrière : place trop grande faite aux techniciens au détriment de l’initiative et des capacités de la classe ouvrière. Ce fut Trotsky qui lui répondit ; Lénine le lui avait demandé pour que fût marqué ainsi leur plein accord sur cette question comme sur celles que le congrès avait déjà discutées. “ Du point de vue des principes, dit-il, il est indéniable que la capacité et l’initiative du prolétariat sont plus que suffisantes, et que l’humanité sera profondément transformée grâce à elles. Mais nous n’avons jamais prétendu que la classe ouvrière soit capable dès sa prise de conscience de bâtir une société nouvelle. Ce qu’elle peut faire, c’est créer les conditions sociales et politiques préalables indispensables. De plus, par la saisie directe du pouvoir, elle est en mesure de trouver toutes les forces auxiliaires nécessaires. ”

Un long rapport sur “ la structure, les méthodes et l’action des partis communistes ”, présenté par l’Allemand Könen, fut discuté et approuvé dans l’indifférence des fins de congrès ; son but était d’aider, par des instructions très détaillées, les jeunes partis communistes dans leur tâche difficile ; ils comptaient beaucoup de dévouements et une ardente sincérité révolutionnaire animait la base ; l’insuffisance des cadres, leur inexpérience les empêchaient d’utiliser au mieux les forces dont ils disposaient. Cependant le rapporteur ne proposait rien de plus qu’une simple et servile copie du Parti communiste russe ; c’était une solution paresseuse ; elle esquivait les difficultés réelles, passait à côté des vrais problèmes. Elle ne pouvait être que nuisible, et Lénine devait la condamner au prochain congrès.


Ceux des délégués qui avaient participé au congrès précédent ne pouvaient s’empêcher de faire une constatation inquiétante ; de la ferveur révolutionnaire qui avait été son trait dominant, il ne restait plus grand-chose ; on sentait au contraire du doute et du scepticisme. Zinoviev avait voulu des délégations nombreuses et dans ces délégations on avait inclus des journalistes, des professeurs, des écrivains, dont certains disaient ouvertement qu’ils n’étaient pas communistes et n’étaient venus que pour étudier telle ou telle branche de l’activité soviétique. Les divergences qui s’étaient manifestées à propos de la tactique, les graves échecs de Pologne, d’Italie, d’Allemagne, favorisaient chez eux une sorte de dilettantisme qui, par des remarques, des observations faites d’un ton détaché et condescendant, contribuaient à créer une atmosphère d’aimable scepticisme ; ceux-là ne risquaient pas de se laisser entraîner par la passion révolutionnaire.


Notes

[27] Sur ce mouvement, voir plus loin dans cet ouvrage.

[28] Thalheimer resta d’ailleurs fidèle à Béla Kun, et plusieurs mois après le congrès il faisait publier cette note par la Correspondance internationale (4 janvier 1922) : “ Au 3e Congrès de l’Internationale communiste, les opinions de Béla Kun furent sévèrement critiquées par Lénine. Mais pour couper court à toutes les calomnies sur le caractère personnel de Béla Kun, Lénine crut devoir terminer les discussions en reconnaissant, expressément et sans réticence, l’intégrité personnelle, le courage et le dévouement révolutionnaire de Béla Kun et de ses amis. Il le fit au sein de la commission. ” Tout au long des débats, Lénine avait criblé Béla Kun de sarcasmes, “ bêtise de Béla Kun ”, “ sottise de Béla Kun ”, revenaient fréquemment sur ses lèvres.

[29] Deux années plus tard, Trotsky écrivait à propos de ces débats : “ Peut-être conviendrait-il de se rappeler le dissentiment capital qui se manifesta au moment du 3e congrès de l’Internationale communiste. Maintenant il est évident que le revirement obtenu sous la direction de Lénine, malgré la résistance acharnée d’une partie considérable, au début, de la majorité du congrès, sauva littéralement l’Internationale de l’écrasement et de la désagrégation dont elle était menacée dans la voie du “ gauchisme ” automatique. ” (Cours nouveau, p. 55.)


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