1921

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1921

Alfred Rosmer

IV : L’Internationale syndicale rouge tient son Congrès constitutif

Pour des raisons d’un autre ordre, le Congrès de l’Internationale syndicale rouge s’ouvrit dans des conditions favorables. Le travail préparatoire qui s’était étendu sur l’année écoulée avait eu pour objet la réalisation du programme fixé lors de la constitution du Conseil international provisoire : unir dans une seule Internationale les organisations syndicales déjà en mesure d’adhérer en bloc et les minorités des syndicats réformistes groupées sur le principe de l’adhésion ; les progrès constants de ces minorités - elles n’avaient cessé de grandir en nombre et en influence - permettaient d’espérer qu’elles seraient bientôt capables de vaincre la résistance des chefs réformistes et d’amener l’organisation entière à la nouvelle Internationale syndicale.

Il en fut tout autrement. Peu après le 2e Congrès de l’Internationale communiste, Pestaña, délégué de la Confédération nationale du Travail (C.N.T.) à ce congrès, et Armando Borghi, secrétaire de l’Union syndicale italienne, s’éloignèrent de la 3e Internationale ; leurs critiques du régime soviétique devinrent progressivement plus acerbes. Or, ces deux organisations avaient voté l’adhésion à la 3e Internationale ; sans elles, sans les éléments syndicalistes révolutionnaires qu’elles représentaient, une place importante resterait vide. Mais ce n’était pas tout. Comme il était inévitable, l’attitude de Pestaña et de Borghi eut une sérieuse répercussion dans les milieux syndicalistes de tous les pays, particulièrement en France. La question des rapports entre l’Internationale communiste et l’Internationale syndicale rouge, et celle des rapports entre le parti et les syndicats passèrent au premier plan ; on ne discuta plus que de cela, et on en discuta interminablement, comme s’il s’agissait de savoir qui, du parti ou du syndicat ferait la loi à l’autre. Cependant, déjà avant la guerre, en France par exemple, la Confédération générale du Travail avait accepté de se rencontrer avec le Parti socialiste, d’organiser conjointement avec lui de grandes démonstrations nationales et internationales quand la guerre menaçait. Pendant la guerre un contact amical s’était établi spontanément entre les minorités socialistes et syndicalistes, et aussi avec les anarchistes, lorsque les directions de la C.G.T. et du Parti socialiste se rallièrent à la politique belliciste du gouvernement. Il y avait eu la Conférence de Zimmerwald, puis ce Comité pour la reprise des relations internationales où se rencontraient socialistes, syndicalistes, anarchistes pour un commun travail sur un même programme. On était donc en droit de penser que si cette question des rapports entre parti politique et syndicats offrait encore des difficultés, il serait possible de les surmonter.

Contrairement à ces prévisions optimistes, elle se présentait fort mal. Au cours des discussions et controverses, on avait lancé l’expression de “ liaison organique ” des deux Internationales, et c’est autour de cette formule que les polémiques tournaient. En France, de soi-disant “ syndicalistes purs ” lui donnèrent la signification d’une subordination des syndicats au parti, absolument inacceptable pour les syndicalistes révolutionnaires. Ils se trouvaient alors placés par hasard à la direction de la minorité syndicaliste et ils composèrent pour le congrès une délégation où les diverses tendances minoritaires étaient représentées, mais qui partait avec le mandat formel de s’opposer à toute proposition préconisant la “ liaison organique ”.

Dans l’ordre du jour que nous avions établi pour le congrès, la question des rapports entre les deux Internationales figurait en bonne place ; le rapporteur désigné était Zinoviev et je devais faire un co-rapport. Bien que nos conclusions n’eussent pas différé essentiellement, nous aurions abordé la question de manière différente. Je trouvais qu’on parlait trop des “ préjugés syndicalistes ” et pas toujours avec intelligence, et je me proposais de rappeler que ces “ préjugés ” n’avaient pas empêché des syndicalistes d’être au premier rang dans la résistance à la guerre et dans la défense de la Révolution d’Octobre. Un changement in extremis devint nécessaire. Zinoviev, qui avait montré peu de clairvoyance quand, aux portes de Petrograd, éclatait le soulèvement de soulèvement de Cronstadt n’avait pas mieux compris l’évolution qui se développait dans les milieux syndicalistes ; il ne s’aperçut qu’à la veille du congrès qu’il n’y rencontrait que peu de sympathie ; à tort ou à raison les syndicalistes ne l’aimaient pas. Il décida en conséquence d’abandonner son rapport et de se retirer du congrès. En me communiquant cette décision, Losovsky me dit : “ Au lieu de deux rapports il n’y en aura qu’un, le vôtre. ” Je répondis que c’était impossible ; ce serait ruiner d’un coup mon travail personnel, rendre vains les efforts que je comptais faire pour arriver à une conciliation de points de vue qui n’étaient pas tellement différents et ne devaient pas, en tous cas, empêcher la cohabitation dans une même Internationale ; on devait trouver les bases d’une collaboration entre les hommes venus d’horizons politiques différents, mais également dévoués à la révolution et au communisme. Mais Losovsky insista, me mena devant Tom Mann et Trotsky qu’il avait informés, et c’était des trois à qui serait le plus insistant. Je dus m’incliner.

La délégation française se chargea de compliquer ma tâche. Je comptais parmi ses membres des amis excellents et pleinement d’accord avec ma position et les vues que je voulais défendre, mais ils n’étaient pas la majorité ni les plus bruyants bien qu’ils fussent les plus qualifiés. Les autres, forts de ce qu’ils considéraient être le mandat impératif de la délégation, choisirent comme porte-parole un anarchiste versatile et fantaisiste, et un homme jusqu’alors inconnu qui se sacra lui-même théoricien du syndicalisme révolutionnaire. Pour commencer ils soulevèrent eux aussi une question de procédure : ils entendaient que le problème des rapports entre les deux Internationales fût d’abord discuté au congrès de l’Internationale communiste. Singulière attitude d’hommes qui prétendaient vouloir ignorer les partis politiques. Comme on passa outre à leurs prétentions, ils se retirèrent. Ils répétaient la scène que la délégation du Parti venait de jouer au congrès de l’Internationale communiste. C’était donc une manie chez les Français ! Il s’agissait en vérité d’autre chose, mais je ne m’en aperçus moi-même que plus tard ; j’en parlerai plus loin [30].

L’immense majorité du congrès commençait à trouver les Français bien insupportables, et quand ces “ syndicalistes purs ” voulurent se poser en mentors, faire la leçon aux délégués, formuler doctoralement les vrais principes de l’action syndicale, le congrès se fâcha. “ Vous parlez toujours de grève générale, leur cria-t-on, mais vous ne la faites jamais ; c’est nous qui la faisons. ” À cela, ils n’avaient rien à répondre ; les ouvriers français n’avaient à leur actif dans cette période agitée d’après-guerre que deux grandes grèves de cheminots, la seconde devant déclencher une grève générale de solidarité que Jouhaux et les dirigeants de la C.G.T. avaient eu tout loisir de saboter. Et à leur passif restait inscrite la honteuse dérobade du 21 juillet 1919 [31]. Ceux des anciens social-démocrates qui avaient gardé une certaine animosité à l’égard des syndicalistes s’élevèrent contre ce qu’ils appelèrent l’attitude intolérable des Français ; l’un d’eux, le Bulgare Dimitrov - c’était son premier séjour à Moscou et le premier congrès auquel il participait - demanda simplement leur exclusion du congrès.

Par contre, la délégation syndicaliste espagnole m’apporta un grand réconfort. Elle comprenait quatre membres, jeunes, ardents, enthousiastes, personnellement très sympathiques, Nin et Maurin venaient de Catalogne, Arlandis de Valence, et Jesus Ibañez de Biscaye. Ils avaient le mandat de la Confédération nationale du Travail (C.N.T.). Pestaña avait été arrêté en Italie, il n’était pas rentré en Espagne ; la C.N.T. envoyait cette délégation mais elle réservait sa décision ; elle ne se prononcerait définitivement qu’après le congrès, sur son rapport. J’eus l’agréable surprise de constater que leur position était la mienne, celle que j’avais défendue devant le congrès ; seul, Arlandis, facilement influençable, se laissait parfois entraîner par les “ syndicalistes purs ” et nous causait quelque ennui ; il devait finir membre du Parti et stalinien - comme Pestaña finit directeur d’un “ parti syndicaliste ” fondé par lui-même. Les anarchistes avaient adjoint à la délégation un cinquième membre, G. Leval ; on le vit peu ; il se sépara tout de suite des autres délégués pour faire bloc avec les adversaires de l’adhésion.

Losovsky me soumit le texte de la résolution qui devait être la conclusion de ces pénibles débats ; il portait déjà la signature de tous les membres du Bureau, Tom Mann y compris. Un des paragraphes préconisait la “ liaison organique ” des partis politiques et des syndicats. C’était la riposte à l’attitude irritante des “ syndicalistes purs ” de la délégation française ; en d’autres circonstances, j’aurais certainement réussi à faire prévaloir un texte moins rigide ; celui-ci pouvait paraître inutilement et dangereusement provocant ; il apportait à Jouhaux et aux autres leaders réformistes une arme contre la minorité qu’ils ne manqueraient pas d’utiliser ; c’était pour mes amis et moi parfaitement clair ; mais tout ce que je pus obtenir c’est qu’on ne fît pas de la liaison organique une obligation absolue, qu’on la recommandât seulement comme “ hautement désirable ”.

Malgré ce fâcheux débat et le temps qu’il fit perdre, le congrès put épuiser son ordre du jour et faire travail utile. Il élabora un programme d’ensemble et étudia de manière approfondie les questions de tactique pour la double lutte : la défense contre l’offensive capitaliste, la bourgeoisie cherchant à reprendre les réformes qu’elle avait acceptées quand elle craignait la révolution ; et l’action à mener pour contrecarrer la volonté de scission des leaders réformistes. Le chômage revêtait dans certains pays un aspect nouveau par ses dimensions exceptionnelles et une tendance à devenir permanent ; des masses imposantes d’ouvriers ne trouvaient plus de place dans leur industrie ; il fallait maintenir les liens qui les unissaient, dans le syndicat, à leurs camarades encore au travail.


Earl Browder, alors collaborateur de William Foster à la Trade Union Educational League, envoyé à Moscou pour représenter la Ligue au congrès, arriva plusieurs semaines avant l’ouverture et put ainsi participer aux réunions préparatoires où les délégués confrontaient leurs points de vue. Je ne le connaissais pas mais je connaissais bien Foster. Militant actif des I.W.W., il était venu en France pour étudier le mouvement syndicaliste révolutionnaire auquel les I.W.W. s’apparentaient. Il s’était lié avec les dirigeants de la C.G.T., en particulier avec Pierre Monatte qui l’aida, en outre, à apprendre un peu de français. Ce qu’il vit et apprit en France l’amena à modifier ses idées sur la tactique ; il acquit la conviction que l’activité et le dévouement dépensés dans les organisations des I.W.W. seraient employés avec plus de profit pour les ouvriers parmi les syndicats de l’American Federation of Labor, dont le réformisme pourrait être combattu avec plus d’efficacité du dedans que du dehors. Et c’est la conception qu’il défendit à son retour en Amérique.

Dans ces petites réunions, l’attitude de Browder me surprit. Il n’intervenait jamais que pour donner une approbation complète, en un minimum de mots, aux points de vue défendus par Losovsky ; ce n’étaient cependant pas ceux de sa Ligue, acquise au syndicalisme révolutionnaire. Je le lui fis remarquer à plusieurs reprises, essayant de provoquer une discussion, mais en vain ; il voulait visiblement s’en tenir à ces approbations qu’il ne prenait pas même la peine de motiver. Je compris par la suite que Foster l’avait envoyé en avant-coureur pour préparer le terrain. Le récent passé de Foster était assez lourd. Pendant la guerre, il était devenu pro-Alliès, avait fait de la propagande pour l’entrée de l’Amérique dans la guerre, et vendu des “ bons de la Liberté ”. Après la guerre il avait organisé, avec l’aide de l’A.F. of L., une grande grève des ouvriers des aciéries. Le patronat de la métallurgie était alors tout puissant ; il réussit non seulement à vaincre la résistance des ouvriers mais il obtint que des poursuites fussent engagées contre les “ meneurs ” de la grève. Foster avait été acquitté ; son attitude devant les juges avait manqué de fermeté au point de provoquer les railleries des leaders réformistes. Il ne vint à Moscou que plusieurs semaines après le congrès ; sa visite se signala par la discrétion... Avec le temps, Foster et celui que les militants américains désignent comme son “ office boy ” allaient devenir les chefs alternatifs du Parti communiste américain.

Parmi les délégués français de mes amis était Victor Godonnèche ; il avait été un des premiers adhérents du Comité de la 3e Internationale et en avait pris le secrétariat quand Pierre Monatte avait été arrêté et emprisonné pour “ complot ” ; après la scission syndicale il fut secrétaire adjoint de la Fédération du Livre de la Confédération générale du Travail Unitaire. Un après-midi qu’il venait seul au Kremlin, il s’entendit tout à coup interpellé : “ Français ? ” C’était Lénine qui, hâtant le pas, interrogeait pour engager la conversation. Le dialogue se poursuivit jusqu’à la salle du congrès où, avant d’entrer, Lénine retint un instant Godonnèche pour le questionner sur le mouvement ouvrier, lui demander ce qu’il pensait du congrès, quelles étaient ses impressions. Godonnèche vint me raconter ce qu’il considérait comme une extraordinaire aventure. La simplicité de Lénine, la cordialité de sa parole, le fait que la conversation s’était engagée et poursuivie comme entre deux camarades habitués à bavarder au hasard d’une rencontre, tout cela l’avait vivement impressionné. Pour de “ vieux Moscovites ” il n’y avait là rien d’extraordinaire, mais je pouvais comprendre l’émotion de mon ami quand il me faisait son récit ; il l’écrivit sur ma demande et c’est ici qu’il aurait sa place ; je l’avais conservé n’ayant pas eu l’occasion de le publier ; il a été détruit pendant la guerre, par l’occupant, avec beaucoup d’autres choses.


Notes

[30] Voir plus loin.

[31] À cette date devait avoir lieu une action internationale des travailleurs contre la politique d’intervention des Alliés et contre le soutien qu’ils donnaient aux généraux de la contre-révolution. En France et en Italie, la grève devait être générale. Sur menace de Clemenceau, Jouhaux et la direction de la C.G.T. capitulèrent. Les Italiens restèrent seuls, mais leur ordre de grève fut suivi dans tout le pays. Serrati ne manquait jamais de le rappeler aux Français qui le critiquaient.


Archives Trotsky Archives Lenine
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin