1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères
ou « la Critique critique » personnifiée par M. Szeliga [1]
« Le mystère, en tant que mystère de la société cultivée, passe, il est vrai, de l'opposition extérieure à la sphère intérieure. Néanmoins le grand monde a, lui aussi, ses cercles exclusifs où il conserve la relique. Il est en quelque sorte la chapelle de ce saint des saints. Mais pour les gens restés sur le parvis, c'est la chapelle qui constitue elle-même le mystère. Dans sa position exclusive, la culture est donc pour le peuple... ce que la grossièreté est pour l'homme cultivé. »
Il est vrai néanmoins aussi en quelque sorte mais donc voilà les crochets magiques qui réunissent les chaînons du développement spéculatif. M. Szeliga a fait passer le mystère de la sphère des apaches dans la haute volée. Il lui faut maintenant construire le mystère en vertu duquel le monde élégant possède ses cercles exclusifs et les mystères de ces cercles sont des mystères pour le peuple. Pour cette construction, les crochets magiques dont nous avons parlé ne suffisent pas; il faut métamorphoser un cercle en chapelle, et métamorphoser le monde non aristocratique en parvis de cette chapelle. Voici un nouveau mystère pour Paris : toutes les sphères de la société bourgeoise ne forment qu'un parvis de la chapelle de la haute volée.
M. Szeliga vise deux buts : faire que le mystère qui s'est incarné dans le cercle exclusif de la haute volée devienne le « bien commun du monde »; faire du notaire Jacques Ferrand un chaînon vivant du mystère. Voici comment il procède :
« La culture ne peut ni ne veut faire entrer encore dans sa sphère tous les ordres de la société et toutes les inégalités. Seuls le christianisme et la morale sont capables de fonder sur cette terre des royaumes universels. »
Aux yeux de M. Szeliga, la culture, la civilisation se confondent avec la culture aristocratique. C'est pourquoi il ne peut voir que l'industrie et le commerce fondent de tout autres royaumes universels que le christianisme et la morale, le bonheur familial et la prospérité bourgeoise. Mais comment en arrivons-nous au notaire Jacques Ferrand ? C'est très simple.
M. Szeliga métamorphose le christianisme en une qualité individuelle, la « dévotion », et la morale en une autre qualité individuelle, « l'honnêteté ». Il réunit ces deux qualités en un seul individu, qu'il baptise Jacques Ferrand, parce que Jacques Ferrand ne possède pas ces deux qualités, mais les simule. Jacques Ferrand est, dès lors, le « mystère de l'honnêteté et de la dévotion ». Le « testament » de Ferrand est au contraire « le mystère de la dévotion et de l'honnêteté apparentes »; ce n'est donc plus le mystère de la dévotion et de l'honnêteté mêmes. Pour pouvoir ériger ce testament en mystère, la Critique critique était obligée de proclamer que la dévotion et l'honnêteté apparentes étaient le mystère de ce testament et non pas inversement que ce testament était le mystère de l'honnêteté apparente.
Tandis que le notariat de Paris voyait dans Jacques Ferrand une pasquinade amère dirigée contre lui et obtenait de la censure théâtrale que ce personnage ne figurât plus dans les Mystères de Paris portés à la scène, la Critique critique, au même instant où elle « part en guerre contre la fantasmagorie des concepts », voit dans un notaire parisien non pas un notaire parisien, mais la religion et la morale, l'honnêteté et la dévotion. Le procès du notaire Lehon aurait dû l'édifier. La position que le notaire occupe dans le roman d'Eugène Sue va exactement de pair avec sa position officielle.
« Les notaires sont au temporel ce qu'au spirituel sont les curés; ils sont les dépositaires de nos secrets. » (MONTEIL : Hist[oire] des Français des div[ers] États, tome IX, p. 37 [2].)
Le notaire est le confesseur laïque. C'est un puritain de profession; or, Shakespeare nous dit que « l'honnêteté n'est pas puritaine [3] » : c'est en même temps un entremetteur à toutes fins, l'homme qui combine les intrigues et dirige les coteries bourgeoises.
Avec le notaire Ferrand, dont tout le mystère réside dans son hypocrisie et sa profession de notaire, nous n'avons, semble-t-il, pas avancé d'un pas. Mais écoutons la suite !
« Si l'hypocrisie est, chez le notaire, affaire de pleine conscience et chez Mme Roland [4], pour ainsi dire, instinct, il y a, entre eux, la grande masse de ceux qui ne peuvent trouver la clef du mystère, mais éprouvent le besoin involontaire de la chercher. Ce n'est donc pas la superstition qui conduit gens de la haute société et gens du peuple dans le sinistre logis du charlatan Bradamanti (abbé Polidori [5]), non, c'est la recherche du mystère; ils veulent se justifier aux yeux du monde. »
« Gens de la haute société et gens du peuple » n'affluent pas chez Polidori pour découvrir un mystère déterminé qui les justifie aux yeux du monde; ce qu'ils viennent chercher, c'est le mystère par excellence, le mystère, sujet absolu, pour être justifiés aux yeux du monde, comme si pour fendre du bois on cherchait non pas une hache, mais l'outil in abstracto [6].
Tous les mystères de Polidori se ramènent à ceci : il possède une drogue pour faire avorter les femmes enceintes et un poison pour faire passer de vie à trépas. Dans sa fureur spéculative, M. Szeliga fait recourir l' « assassin » au poison de Polidori, « parce qu'il ne veut pas être un assassin, mais être estimé, aimé, honoré », comme si, dans un assassinat, il s'agissait d'estime, d'amour, d'honneur, et non de sauver sa tête ! Ce qui préoccupe l'assassin critique, ce n'est pas sa tète, c'est « le mystère ». Puisque tout le monde ne saurait assassiner ni être en état de grossesse irrégulière, comment Polidori devra-t-il s'y prendre pour mettre chacun en possession souhaitée du mystère ? Il faut croire que M. Szeliga confond le charlatan Polidori avec le savant Polydorus Virgilius, qui vivait au XVIIe siècle, et qui, loin de découvrir des mystères, a essayé de faire de l'histoire des découvreurs de mystères, des inventeurs, le « bien commun du monde ». (Voir : Polidori Virgilii Liber de rerum inventoribus, Lugduni MD CCVI.)
Le mystère, le mystère absolu, tel qu'il s'établit en fin de compte, comme « bien commun du monde», c'est donc le secret d'avorter et d'empoisonner. Le mystère ne pouvait se muer plus adroitement en « bien commun du monde » qu'en se métamorphosant en mystères qui ne sont mystères pour personne.
Notes
[1] SZELIGA est le pseudonyme littéraire du Jeune-hégélien Franz Zychlin von Zychlinski (1816-1900). Collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung et des Norddeutsche Blätter (Feuilles de l'Allemagne du Nord) de Bruno Bauer, il sera très souvent pris à partie par Marx non seulement dans La Sainte Famille, mais aussi dans L'Idéologie allemande.
[2] La citation en français dans le texte.
[3] SHAKESPEARE : Tout est bien qui finit bien, acte I sc. 3.
[4] Mme Roland, personnage des Mystères de Paris, belle-mère hypocrite de Mme d'Harville qui l'accuse d'avoir tué sa mère, avec l'aide de Polidori, par ambition et cupidité. (Première partie,ch. XVI.)
[5] Polidori, personnage des Mystères de Paris, charlatan italien, agent secret... du notaire. Apparaît tantôt sous l'aspect d'un abbé, tantôt sous celui d'un médecin redoutable et inquiétant; ses déguisements successifs font penser à ceux de Vautrin dans Splendeurs et misère des courtisanes de Balzac.
[6] Dans l'abstrait, en général.