1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères
ou « la Critique critique » personnifiée par M. Szeliga [1]
Après nous avoir promenés à travers les bas-fonds de la société, par exemple à travers les bouges d'apaches, Eugène Sue nous transporte dans la haute volée, à un bal du quartier Saint-Germain [2].
Voici comment M. Szeliga construit cette transition :
« Le mystère cherche à se soustraire à l'examen à l'aide d'un... tour de langage, il était jusqu'ici l'énigme absolue, l'insaisissable, échappant à toute emprise, le négatif, et il s'opposait ainsi au vrai, au réel, au positif. Maintenant, il s'y insinue pour en constituer le contenu invisible. Mais il renonce, par là même, à la possibilité [3] absolue d'être compris. »
« Le mystère », qui, jusqu'ici, s'opposait au « vrai », au « réel », au « positif », c'est-à-dire au droit et à la culture, « s'y insinue maintenant », autrement dit, il s'introduit dans la zone de la culture. Que la « haute volée » soit l'unique sphère de culture, c'est un mystère, sinon de Paris, du moins pour Paris. M. Szeliga ne passe pas des mystères du monde des apaches aux mystères de la société aristocratique, non, c'est « le mystère » qui devient le « contenu invisible» de la société cultivée, son essence propre. Ce n'est pas un « nouveau tour de langage » de M. Szeliga pour pouvoir amorcer un nouvel examen : c'est « le mystère » qui opère ce « nouveau tour » pour se soustraire à l'examen.
Avant de suivre réellement Eugène Sue là où son cur le mène, c'est-à-dire au bal aristocratique, M. Szeliga utilise encore les tours de langage hypocrites de la spéculation, qui procède à des constructions a priori.
« Certes on peut prévoir quel habitacle solide le mystère choisira pour s'y dissimuler. Et en effet, l'on dirait qu'on a affaire à une impénétrabilité insurmontable... qu'on peut s'attendre par suite à ce que, en général... pourtant, une nouvelle tentative d'en extraire le noyau est ici indispensable. »
Bref, M. Szeliga en est arrivé à ce point que
« le sujet métaphysique, le mystère prend des allures dégagées, pleines de désinvolture et de coquetterie. »
Pour métamorphoser la société aristocratique en « mystère » M. Szeliga se livre à quelques réflexions sur la «culture ». Il prête à la société aristocratique toute une série de qualités que personne ne pensait y rencontrer; mais cela lui permet de découvrir ce «mystère » : elle n'a aucune des qualités en question. Il donne aussitôt cette découverte pour le « mystère» de la société cultivée. C'est ainsi que M. Szeliga se pose par exemple les questions suivantes : « La raison universelle (la logique spéculative ?) constitue-t-elle le fond des « conversations de la société » ? Est-ce « uniquement le rythme et l'ampleur de l'amour » qui font de la société « un tout harmonieux » ? Est-ce que « ce que nous appelons la culture générale est la forme du général, de l'éternel, de l'idéal » ? En d'autres termes, ce que nous appelons culture est-il un fruit de l'imagination [4] métaphysique ? Après avoir posé ses questions, il est facile à M. Szeliga de prophétiser a priori : « On peut s'attendre d'ailleurs... à ce que la réponse soit négative ».
Dans le roman d'Eugène Sue, on passe des bas-fonds au grand monde, comme dans tous les romans. Les déguisements de Rodolphe, prince de Gerolstein, le conduisent dans les couches inférieures de la société, tandis que son rang lui ouvre l'accès des cercles supérieurs. Lorsqu'il se rend au bal aristocratique, ce ne sont d'ailleurs nullement les contrastes du monde actuel qui font l'objet de ses réflexions; ce sont ses propres travestissements contrastés qui lui paraissent piquants. Il révèle à sa suite très docile combien il se trouve lui-même intéressant dans ces diverses situations.
« Je trouve, dit-il, assez de piquant dans ces contrastes : un jour peintre en éventails, m'attablant dans un bouge de la rue aux Fèves; ce matin commis-marchand offrant un verre de cassis à Mme Pipelet [5], et ce soir... un des privilégiés, par la grâce de Dieu, qui règnent sur ce monde [6]. »
Une fois au bal, la Critique critique chante :
«J'en perdrais quasiment la raison, ma foi,
De ne voir que potentats autour de moi [7]! »
Elle s'épanche en tirades dithyrambiques :
« Voici l'éclat du soleil en pleine nuit; voici transportées par magie au cur de l'hiver la verdure printanière et la splendeur de l'été. Nous nous sentons immédiatement dans l'état d'âme où l'on croit au miracle de la présence divine dans le cur de l'homme, d'autant plus que la beauté et la grâce confirment l'impression que nous éprouvons de côtoyer des créatures idéales. » (!!!)
Pauvre pasteur de campagne, critique inexpérimenté, crédule ! Il faut ta naïveté critique pour se laisser transporter par une élégante salle de bal de Paris, « dans l'état d'âme » superstitieux qui fait croire au « miracle de la présence divine dans le cur de l'homme » et voir dans des lionnes de Paris [8] des « créatures idéales » toutes proches des anges en chair et en os !
Dans sa naïveté pleine d'onction, notre pasteur critique épie la conversation des deux « plus belles entre les belles », Clémence d'Harville et la comtesse Sarah Mac Gregor [9]. Devinez le secret qu'il espère ainsi « surprendre » :
« De quelle façon pourrons-nous devenir la providence d'enfants chéris, combler de bonheur un époux ! » « Nous écoutons... nous sommes surpris... nous n'en croyons pas nos oreilles ! »
Ce n'est pas sans éprouver secrètement quelque malin plaisir que nous constatons la déception de notre pasteur indiscret. Ces dames ne s'entretiennent ni de la « providence », ni du « comble du bonheur », ni de la « raison universelle »; tout au contraire, il s'agit « d'une infidélité que Mme d'Harville médite de faire à soir époux ».
Au sujet de l'une des dames, la comtesse Mac Gregor, on nous donne le naïf renseignement suivant :
« Elle était assez entreprenante pour devenir mère d'un enfant à la suite d'un mariage secret. »
Désagréablement impressionné par cet esprit d'entreprise de la comtesse, M. Szeliga lui dit son fait : « Nous constatons que la comtesse poursuit uniquement son avantage personnel et égoïste. » Bien plus, si elle atteint son but et qu'elle épouse le prince de Gerolstein, notre auteur ne s'en promet rien de bon : « Nous ne devons nullement nous attendre à ce qu'elle utilise sa nouvelle situation pour faire le bonheur des sujets du prince de Gerolstein. » Et c'est avec le « sérieux d'un beau caractère » que notre puritain termine son sermon :
« Sarah [la dame entreprenante] n'est d'ailleurs pas, croyez-le, une exception dans ces cercles brillants, bien qu'elle en constitue un sommet. »
D'ailleurs pas ! Bien que ! Et comment voulez-vous que le « sommet » d'un cercle ne soit pas une exception !
Au sujet du caractère de deux autres créatures idéales, la marquise d'Harville et la duchesse de Lucenay, nous apprenons
« que ces dames souffrent de ne pas connaître « la paix du cur ». N'ayant pas trouvé l'amour dans le mariage, elles le cherchent maintenant hors du mariage. Dans le mariage, l'amour est resté pour elles un mystère, que l'impulsion impérieuse de leur cur les pousse également à dévoiler. Ainsi elles s'adonnent donc à l'amour mystérieux. Ces « victimes » du « mariage sans amour » sont « involontairement poussées à ravaler l'amour lui-même à quelque chose d'externe, à ce qu'on appelle une liaison, et à considérer l'élément romantique, le mystère comme le cur même, la vie et l'essence de l'amour ».
Ce développement dialectique nous paraît présenter un très grand intérêt, d'autant qu'il est susceptible d'application universelle.
Par exemple, celui qui se trouve empêché de boire chez lui et éprouve cependant le besoin de boire cherchera « hors de chez lui l'objet » de son ivrognerie et s'adonnera « donc ainsi » à. l'ivrognerie mystérieuse. Il est même poussé à regarder le mystère comme un ingrédient essentiel du fait de boire, bien qu'il ne doive pas ravaler la boisson à un simple élément « externe », indifférent, pas plus que ces dames ne le font de l'amour. Aussi bien, si nous en croyons M. Szeliga lui-même, ce n'est pas l'amour, mais le mariage sans amour, qu'elles ravalent à ce qu'il est réellement, quelque chose d'externe, ce qu'on appelle une liaison.
Ensuite vient cette question : « Qu'est-ce que le « mystère » de l'amour ? »
Nous venions déjà de mettre sur pied l'idée que « le mystère » est l' « essence » de cette espèce d'amour, Comment sommes-nous amenés maintenant à rechercher le mystère du mystère, l'essence de l'essence ?
Et notre pasteur de déclamer :
« Ni les allées ombreuses au milieu des bosquets, ni le demi-jour naturel d'un clair de lune, ni celui qui est artificiellement produit par les tentures et les rideaux précieux, ni la musique tendre et troublante des harpes et des orgues, ni la puissance du fruit défendu, etc. »
Rideaux et tentures ! Une musique tendre et troublante ! Jusqu'aux orgues ! Que Monsieur le Pasteur oublie donc son temple ! Qui donc songerait à aller à un rendez-vous d'amour avec des orgues ?
« Tout cela [rideaux, tentures, orgues] n'est que le mystérieux. »
Mais alors le mystérieux n'est-il pas le « mystère » de l'amour mystérieux ? Eh non, pas du tout :
« Le mystère ici est l'élément excitant, enivrant, troublant, le pouvoir de la sensualité. »
La musique « tendre et troublante » fournissait déjà à notre pasteur l'élément de trouble. Si au lieu d'emporter des rideaux et des orgues, il était allé à son rendez-vous d'amour avec du bouillon de tortue et du champagne, il aurait eu aussi l'élément « excitant et enivrant ».
« Le pouvoir de la sensualité, déclare doctement le saint homme, nous nous refusons, il est vrai, à nous l'avouer à nous-mêmes, mais la sensualité n'exerce sur nous un empire si prodigieux que parce que nous la bannissons de nous-mêmes, et refusons de la reconnaître pour notre propre nature nature que nous serions alors à même de dompter, dès qu'elle essaiera de s'imposer aux dépens de la raison, de l'amour vrai, de la force de la volonté. »
À la manière de la théologie spéculative, le pasteur nous conseille de reconnaître la sensualité pour notre propre nature, afin d'être à même de la dompter par la suite, c'est-à-dire de reprendre cette reconnaissance. Il ne veut la dompter, il est vrai, que lorsqu'elle voudra s'imposer aux dépens de la raison car la force de volonté et l'amour par opposition à la sensualité ne sont que la force de volonté et l'amour de la raison. Fût-il non-spéculatif, tout chrétien reconnaît la sensualité, dans la mesure où elle ne s'impose pas aux dépens de la vraie raison, c'est-à-dire de la foi, de l'amour vrai, c'est-à-dire de l'amour de Dieu, de la vraie force de volonté, c'est-à-dire de la volonté en Jésus-Christ.
Notre pasteur nous dévoile immédiatement sa véritable opinion, quand il poursuit en ces termes :
« Si l'amour cesse d'être l'essentiel du mariage, de la moralité en général, c'est la sensualité qui devient le mystère de l'amour, de la moralité, de la société cultivée la sensualité dans son acception exclusive, où elle est le frémissement des nerfs, le torrent brûlant qui parcourt les veines, aussi bien que dans l'acception plus générale, où elle atteint à une apparence de force spirituelle, s'érige en appétit de domination, en ambition et soif de gloire... La comtesse Mac Gregor représente cette dernière acception « de la sensualité, en tant que mystère de la société cultivée. »
Le pasteur a touché juste. Pour dompter la sensualité, il est forcé de dompter avant tout les courants nerveux et la rapide circulation du sang. M. Szeliga se figure, dans l'acception « exclusive » du terme, que si la chaleur corporelle augmente, c'est parce que le sang est brûlant dans les veines; il ne sait pas que les animaux à sang chaud sont ainsi dénommés parce que la température de leur sang, à part quelques modifications insignifiantes, reste constante. Dès que les nerfs ne frémissent plus et que le sang ne brûle plus dans les veines, le corps pécheur, siège des appétits sensuels, tombe dans un calme plat, et les âmes peuvent à leur aise s'entretenir de la « raison universelle », de « l'amour vrai » et de la « morale pure ». Notre pasteur dégrade tellement la sensualité qu'il supprime précisément les éléments de l'amour sensuel qui l'exaltent : la circulation rapide du sang prouvant que l'homme n'aime pas avec un flegme insensible, les filets nerveux reliant le cerveau à l'organe qui est le siège principal de la sensualité. Il réduit le vrai amour sensuel à l'acte mécanique de la secretio seminis [10], et susurre, avec ce théologien allemand qui a acquis une triste célébrité : « Ce n'est point par amour sensuel ni par concupiscence charnelle, mais parce que le Seigneur a dit : croissez et multipliez [11]. »
Comparons maintenant cette construction spéculative avec le roman d'Eugène Sue. Ce n'est pas la sensualité qui est donnée pour le mystère de l'amour, ce sont les mystères, les aventures, les obstacles, les angoisses, les dangers et surtout l'attrait du fruit défendu.
« Pourquoi, nous dit l'auteur, beaucoup de femmes prennent-elles pourtant des hommes qui ne valent pas leurs maris ? Parce que le plus grand charme de l'amour est l'attrait affriandant du fruit défendu... Avancez que, en retranchant de cet amour les craintes, les angoisses, les difficultés, les mystères, les dangers, il ne reste rien ou peu de chose, c'est-à-dire l'amant... dans sa simplicité première... en un mot, ce serait toujours plus ou moins l'aventure de cet homme à qui l'on disait : Pourquoi n'épousez-vous donc pas cette veuve, votre maîtresse ? Hélas ! j'y ai bien pensé, répondit-il, mais alors je ne saurais plus où aller passer mes soirées [12]. »
Tandis que M. Szeliga déclare expressément que l'attrait du fruit défendu n'est pas le mystère de l'amour, Eugène Sue nous le donne non moins expressément pour « le plus grand charme de l'amour » et pour la raison des aventures amoureuses extra muros [13].
« La prohibition et la contrebande sont inséparables en amour comme en marchandise [14]. »
De même Eugène Sue, contrairement à son exégète spéculatif, affirme :
« Le penchant à la dissimulation et à la ruse, le goût pour les mystères et les intrigues sont une qualité essentielle, un penchant naturel et un instinct impérieux de la nature féminine. »
Ce qui gêne simplement M. Eugène Sue, c'est que ce penchant et ce goût soient dirigés contre le mariage. Il entend donner aux instincts de la nature féminine un emploi plus inoffensif, plus utile.
Tandis que M. Szeliga fait de la comtesse Mac Gregor le type de cette sensualité qui « atteint à une apparence de force spirituelle », Eugène Sue en fait un être de raison abstrait. Son « ambition » et son « orgueil », bien loin d'être des formes de la sensualité, sont les produits d'un entendement abstrait, entièrement indépendant de la sensualité. C'est pourquoi Eugène Sue remarque expressément :
« Les brûlantes aspirations de l'amour ne devaient jamais faire battre son sein glacé; aucune surprise du cur ou des sens ne devait jamais déranger les impitoyables calculs de cette femme rusée, égoïste et ambitieuse. »
Ce qui constitue le caractère essentiel de cette femme, c'est l'égoïsme de la raison abstraite, non soumise à l'action des sens sympathiques, et que le sang ne baigne pas. Aussi l'auteur nous dépeint en elle une âme « sèche et dure », un esprit «habile et méchant », un caractère « perfide » et aspect très significatif de l'être de raison abstrait « absolu », enfin une dissimulation « profonde ». Soit dit en passant : Eugène Sue propose à la vie de la comtesse des motivations aussi niaises que celles qu'il invente pour la plupart des caractères de son roman. Une vieille nourrice lui met dans l'idée qu'elle doit devenir une « tête couronnée ». Poussée par cette idée, elle part en voyage en vue « d'épouser une couronne ». Et elle commet finalement l'inconséquence de prendre un petit prince sérénissime d'Allemagne pour une « tête couronnée ».
Après ses expectorations contre la sensualité, notre saint homme critique se croit encore obligé de démontrer pourquoi c'est à l'occasion d'un bal qu'Eugène Sue nous introduit dans « la haute volée » : ce procédé se rencontre pourtant chez presque tous les romanciers français, tandis que les romanciers anglais introduisent plus fréquemment le lecteur dans le beau monde à l'occasion d'une partie de chasse ou d'une réunion dans un château à la campagne [15].
« Pour cette conception [celle de M. Szeliga !] il ne saurait être indifférent, ni [dans la construction de Szeliga] purement accidentel qu'Eugène Sue nous introduise dans le grand monde précisément lors d'un bal. »
Et voici la bride lâchée à la cavale qui trotte allégrement en direction de la nécessité, en passant par toute une série de conclusions qui rappellent le vieux Wolf [16].
« La danse est la manifestation la plus universelle de la sensualité en tant que mystère. Le contact direct, l'enlacement des deux sexes (?), déterminés par le couple, sont tolérés dans la danse, parce que, malgré les apparences et malgré la douce impression qui se fait réellement sentir à cette occasion [réellement, monsieur le Pasteur ?], ils ne sont pas considérés comme contact et enlacement sensuels » [mais probablement comme relevant de la raison universelle ?].
Et voici la conclusion, après laquelle on peut tirer l'échelle :
« En effet, si on les considérait en réalité comme tels, on ne verrait pas pourquoi la société ne montre pareille indulgence qu'à propos de la danse, alors qu'à l'inverse elle stigmatise et condamne si durement ces mêmes gestes qui, s'ils s'accomplissaient en tout autre lieu avec la même liberté, seraient considérés comme un manquement des plus impardonnables aux bonnes murs et à la pudeur, entraînant un opprobre et une réprobation impitoyable entre tous. »
Monsieur le Pasteur ne parle ni du cancan, ni de la polka, mais de la danse en général, de la catégorie de la danse, qui ne se danse nulle part, hormis sous son crâne critique. Qu'il prenne donc la peine d'observer une danse à la « Chaumière » à Paris, et son cur germano-chrétien sera révolté par cette hardiesse, cette franchise, cette pétulance gracieuse, cette musique du mouvement le plus sensuel qui soit. La « douce impression qui se fait réellement sentir » lui ferait « sentir » qu' « en effet on ne verrait pas pourquoi les danseurs eux-mêmes » non seulement ne pourraient pas, mais ne devraient pas, au moins à leurs propres yeux, être des hommes franchement sensuels. Cependant qu'à « l'inverse » ils font sur le spectateur l'impression édifiante d'une franche sensualité humaine, « ce qui, se produisant de façon identique en tout autre lieu», en Allemagne surtout, serait considéré « comme un manquement impardonnable », etc. !
Par amour pour l'essence de la danse, notre critique nous mène au bal. Mais il se heurte à une grande difficulté. À ce bal, on danse, certes, mais simplement en imagination. Eugène Sue, en effet, ne nous dit pas un mot de la danse. Il ne se mêle pas à la cohue des danseurs. Le bal n'est pour lui que l'occasion de réunir ses premiers rôles aristocratiques. Dans son désespoir, « la Critique » vient charitablement au secours du romancier, et sa propre « imagination » décrit avec aisance ce que l'on voit au bal, etc. Quand il dépeint les bouges d'apaches et parle argot, Eugène Sue, par décision critique, ne prend pas directement intérêt à la peinture de ces bouges et de cet argot; mais en revanche, la danse, que lui ne décrit pas et qui n'est décrite que par son critique « imaginatif », présente nécessairement pour lui un intérêt infini.
Poursuivons !
« En effet, le mystère du bon ton et du tact de la société le mystère de cette contre-nature extrême est le désir impatient d'un retour à la nature. Voilà pourquoi une figure comme celle de Cecily produit dans la société cultivée une impression aussi électrique et recueille des succès si extraordinaires. Pour elle, esclave ayant grandi au milieu d'esclaves, sans éducation, réduite aux seules ressources de sa nature, cette nature constitue son unique source de vie. Transplantée tout à coup à la Cour, soumise aux contraintes et aux coutumes de celle-ci, elle ne tarde pas à en percer le mystère... Dans cette sphère, qu'elle peut dominer sans restriction, puisque sa puissance, la puissance de sa nature, est considérée comme un énigmatique sortilège, Cecily ne peut manquer de se laisser aller à des égarements sans limites, alors qu'au temps où elle était encore esclave cette même nature lui enseignait à résister à toutes les propositions honteuses de son puissant maître et à rester fidèle à son amour. Cecily est le mystère dévoilé de la société cultivée. Les sens méprisés finissent par rompre les digues et se donnent tout à fait libre cours, etc. »
Le lecteur de M. Szeliga qui ne connaît pas le roman d'Eugène Sue croit forcément que Cecily est la lionne du bal en question. Or, dans le roman, elle se trouve en Allemagne, dans une maison de détention, pendant qu'on danse à Paris.
Tant qu'elle est esclave, Cecily reste fidèle au médecin noir David, parce qu'elle l'aime « passionnément» et que son maître, M. Willis [17], lui fait une cour « brutale ». Son passage à une vie de débauche est motivé de façon très simple. Transplantée dans le « monde européen », elle « rougit » d'être « mariée à un nègre ». Après son arrivée en Allemagne, elle est « sur-le-champ » dépravée par un mauvais sujet, et son « sang indien » l'emporte, ce sang que l'hypocrite Eugène Sue, par amour de la douce morale et du doux commerce, est forcé de définir comme une « perversité naturelle ».
Le mystère de Cecily, c'est d'être une métisse. Le mystère de sa sensualité, c'est l'ardeur des tropiques. Parny a célébré la métisse dans ses belles poésies à Éléonore [18]. Et plus de cent descriptions de voyage nous disent combien elle est dangereuse pour le matelot français.
« Cecily était le type incarné de la sensualité brûlante, qui ne s'allume qu'au feu des tropiques... Tout le monde a entendu parler de ces filles de couleur, pour ainsi dire mortelles aux Européens, de ces vampires enchanteurs qui, enivrant leur victime de séductions terribles.... ne lui laissent, selon l'énergique expression du pays, que ses larmes à boire, que son cur à ronger [19]. »
Ce n'est pas précisément sur les hommes d'éducation aristocratique, sur les blasés que Cecily produisait cet effet magique :
« Les femmes de l'espèce de Cecily exercent une action soudaine, une omnipotence magique sur les hommes de sensualité brutale tels que Jacques Ferrand [20]. »
Et depuis quand des hommes tels que Jacques Ferrand représentent-ils la société élégante ? Mais il fallait bien que la Critique critique fit de Cecily un moment du procès vital que parcourt le mystère absolu !
Notes
[1] SZELIGA est le pseudonyme littéraire du Jeune-hégélien Franz Zychlin von Zychlinski (1816-1900). Collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung et des Norddeutsche Blätter (Feuilles de l'Allemagne du Nord) de Bruno Bauer, il sera très souvent pris à partie par Marx non seulement dans La Sainte Famille, mais aussi dans L'Idéologie allemande.
[2] Dans Les Mystères de Paris, Rodolphe de Gerolstein, grand-duc allemand, se déguise en ouvrier et, en expiation d'une faute ancienne, il fréquente les bas-fonds de Paris, où il secourt des miséreux, sauve des âmes et venge des crimes. Cette intrigue permet à Eugène Sue d'évoquer successivement le monde de l'aristocratie et celui de la pègre.
[3] Erreur de plume de Marx. Le texte qu'il cite donne ici, dans l'original : impossibilité : Unmöglichkeit.
[4] Jeu de mots difficilement traduisible entre Bildung : culture, et Einbildung : imagination (sich einbilden = s'imaginer quelque chose qui n'est pas).
[5] Mme Pipelet est, dans Les Mystères de Paris, le type de la concierge. Ce nom est devenu depuis un nom commun, ce qui atteste la popularité du roman d'Eugène Sue.
[6] Toute la citation en français dans le texte. Eugène Sue : Les Mystères de Paris, première partie, ch. XV.
[7] Marx parodie deux vers de Goethe :
J'en perds l'esprit, je crois,
De voir Monsieur Satan chez moi !
(Faust,
première partie, V. 2503-2504).
Ces vers sont prononcés par une sorcière en train de danser.
[8] Vers 1830-1840, « lion, lionne », se dit de jeunes gens riches, élégants, libres dans leurs murs, qui affectent une certaine originalité, et particulièrement font de grandes dépenses. (D'après Littré.)
[9] Personnages des Mystères de Paris. Cette scène se trouve au chapitre XVIII, deuxième partie. Nous retrouverons la marquise Clémence d'Harville au chapitre VIII, 5, de La Sainte Famille. La comtesse Sarah Mac Gregor a contracté un mariage secret avec Rodolphe; cf. Les Mystères de Paris, deuxième partie,ch. XII à XIV.
[10] Sécrétion séminale.
[11] Marx vise Luther. À propos de ce passage, Lénine note : « Quelques remarques fragmentaires contre la dégradation de la sensualité » (Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 21.)
[12] Toute cette citation en français dans le texte.
[13] Hors de chez soi.
[14] Citation de Charles FOURIER : Théorie de l'unité universelle, III, II, chap. III. Notons que Fourier a défendu l'égalité des droits entre l'homme et la femme. « Les nations les meilleures, écrit-il dans la Théorie des quatre mouvements, furent toujours celles qui accordèrent aux femmes le plus de liberté. »
[15] Exemples : dans La Maison Nucingen, roman de Balzac (1838), le jeune « dandy » Godefroid de Beaudenord noue une intrigue amoureuse au cours d'un bal donné par le banquier Nucingen; dans Le Père Goriot (1833), Mme de Bauséant, abandonnée par son amant, s'exile après avoir donné un bal qui sert de prétexte à Balzac pour décrire l'un des pôles de cette vie de Paris, dont la pension Vauquier est un autre lieu caractéristique.
[16] WOLF Christian (1679-1754) : philosophe allemand du « siècle des Lumières ». Professeur de mathématiques et de physique, puis de philosophie, morale et logique, il exerça, avant Kant, une action profonde en Allemagne. Son système de philosophie, englobant la logique, l'ontologie, la cosmologie, la psychologie, la théologie, le droit, la morale, l'économie, est une métaphysique plate et dogmatique, qui vulgarise Leibniz. La Critique de la raison pure (1770-1781) montra ce que cette pensée avait de sclérosé. Néanmoins, Wolf a joué un rôle de vulgarisateur du rationalisme. L'article Ontologie de l'Encyclopédie témoigne de son audience dans la première moitié du XVIIIe siècle.
[17] Cecily et David, personnages des Mystères de Paris. En arrachant ces deux esclaves noirs aux mauvais traitements d'un maître Cruel, M. Willis, Rodolphe se flatte de « jouer un peu le rôle de la Providence ». Ensuite il se servira d'eux comme instruments de sa « justice » : il fera de David le bourreau du maître d'école et de Cecily, celui de Jacques Ferrand.
[18] Vicomte de PARNY (1753-1814) : poète français.
[19] La citation est en français dans le texte. Eugène Sue, uvres complètes, 7e partie, ch. XIII.
[20] Jacques Ferrand, personnage des Mystères de Paris, qui unit l'avarice et l'hypocrisie à la luxure; sorte de Tartufe et d'Harpagon à la fois.