1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères
ou « la Critique critique » personnifiée par M. Szeliga [1]
« Le mystère est maintenant devenu bien commun, le mystère de tous et de chacun. Ou bien c'est chez moi un art ou un instinct, ou alors je puis l'acheter comme j'achète une marchandise vénale. »
Quel est donc ce mystère qui est maintenant devenu le bien commun du monde ? Le mystère de l'absence de droit dans l'État, celui de la société cultivée, ou le mystère de la falsification des marchandises, ou le secret de fabrication de l'eau de Cologne, ou le mystère de la « Critique critique » ? Rien de tout cela, mais le mystère in abstracto, la catégorie du mystère !
M. Szeliga se propose de nous dépeindre les domestiques et le portier Pipelet avec sa femme comme incarnation du mystère absolu. Il veut fabriquer le domestique et le portier du « mystère ». Mais comment va-t-il s'y prendre pour dégringoler de la catégorie pure au « valet » qui « regarde par le trou de la serrure », et du mystère en tant que sujet absolu, trônant au-dessus des toits dans le ciel nébuleux de l'abstraction, au rez-de-chaussée où se trouve la loge du portier ?
Il commence par faire parcourir à la catégorie du mystère un procès spéculatif. Après que le mystère, par les moyens de l'avortement et de l'empoisonnement, est devenu le bien commun du monde, il n'est
« donc plus du tout l'état de la chose cachée et de la chose inaccessible en soi, mais le fait que la chose se dissimule, ou mieux encore [de mieux en mieux !] que je la dissimule, que je la rends inaccessible ».
En faisant ainsi passer le mystère absolu de l'essence au concept, du stade objectif, dans lequel il est l'état de la chose cachée lui-même, au stade subjectif, dans lequel il se cache, ou mieux encore « je le » cache, on ne nous fait pas avancer d'un pas. La difficulté semble au contraire grandir, puisque dans la tête et la poitrine de l'homme un mystère est plus inaccessible et plus caché qu'au fond de l'océan. C'est pourquoi M. Szeliga vient immédiatement au secours de son progrès spéculatif, par un progrès empirique.
« Ce sont les portes fermées [tiens ! tiens !] derrière lesquelles désormais [désormais !] le mystère est forgé, tissé, perpétré. »
« Désormais », M. Szeliga a métamorphosé le moi spéculatif du mystère en une réalité tout à fait empirique, tout à fait de bois, en une porte.
« Or, par là » [grâce à la porte fermée et non par le passage de l'essence fermée au concept] la possibilité m'est aussi donnée de le guetter, de l'épier, de l'espionner. »
Que l'on puisse guetter derrière des portes fermées, ce n'est nullement un « mystère » découvert par M. Szeliga. Il est même un proverbe de la Masse qui dit que les murs ont des oreilles. Ce qui constitue, en revanche, un mystère tout à fait critico-spéculatif, c'est que « désormais », après la descente aux Enfers par les bouges, après l'ascension dans la société cultivée après les miracles de Polidori, les mystères puissent se forger derrière et être épiés devant des portes fermées. Et c'est un mystère critique tout aussi grand que des portes fermées constituent une nécessité catégorique, non seulement pour forger, tisser et perpétrer des mystères combien n'y a-t-il pas de mystères forgés, tissés et perpétrés derrière des buissons ! - mais encore pour les espionner.
Après cette brillante passe d'armes dialectique, M. Szeliga en arrive naturellement de l'espionnage aux motifs de l'espionnage. Et il nous communique ce mystère que l'espionnage trouve sa raison dans le plaisir de faire le mal. Puis, du plaisir de faire le mal, il passe aux motifs de ce plaisir.
« Chacun, dit-il, veut être meilleur que son voisin, puisque non seulement il dissimule les ressorts de ses bonnes actions, mais qu'il cherche encore à plonger entièrement ses mauvaises actions dans une ombre impénétrable. »
Il faudrait inverser la phrase et dire : « Si chacun non content de tenir cachés les mobiles de ses bonnes actions essaie de plonger entièrement ses mauvaises actions dans une ombre impénétrable, c'est qu'il veut être meilleur que son voisin. »
Nous voilà prétendument arrivés du mystère qui se dissimule lui-même au moi dissimulant, du moi à la porte fermée, de la porte fermée à l'espionnage, de l'espionnage à la raison de l'espionnage : le plaisir de faire le mal, du plaisir de faire le mal au motif de ce plaisir : la volonté d'être meilleur. Et nous ne tarderons pas à connaître la joie de voir le domestique en arrêt devant la porte fermée. La volonté universelle d'être meilleur nous amène en effet directement à ceci : « chacun a le penchant de découvrir les mystères d'autrui », ce qui entraîne tout naturellement cette spirituelle remarque : « Ce sont les domestiques qui, à cet égard, sont le mieux placés.» Si M. Szeliga avait lu les mémoires ensevelis dans les archives de la police parisienne, les mémoires de Vidocq, le « Livre noir » [2], etc., il saurait que, dans cet ordre d'idées, la police est encore mieux placée que les domestiques «les mieux placés », que les domestiques ne sont utilisés par elle que pour les besognes grossières, qu'elle ne s'arrête ni devant la porte ni devant le négligé des maîtres, mais, sous les traits d'une femme galante, voire de l'épouse légitime, se glisse contre leur corps nu sous les draps de leur lit. Même dans le roman de Sue, un des personnages principaux n'est-il pas le mouchard Bras rouge [3] ?
Ce qui choque « désormais » M. Szeliga chez les domestiques, c'est qu'ils ne sont pas assez « désintéressés ». Cette réserve critique lui ouvre la voie conduisant au concierge Pipelet et à sa femme.
« La situation de portier procure par contre cette relative indépendance qui permet de déverser sur les mystères de la maison une raillerie libre, détachée, quoique grossière et blessante. »
Dès l'abord, cette construction spéculative du portier se heurte à une grande difficulté : c'est que dans un très grand nombre d'immeubles parisiens, domestique et portier, pour une partie des locataires, ne font qu'un.
Les faits suivants permettront de juger avec quelle fantaisie critique l'auteur décrit la situation relativement indépendante et détachée du portier. Le portier parisien est le représentant et le mouchard du propriétaire. D'ordinaire, ce n'est pas le propriétaire qui le paie, ce sont les locataires. Du fait de cette situation précaire, il joint bien souvent à son emploi officiel le métier de commissionnaire. Sous la Terreur, l'Empire et la Restauration, les portiers étaient les agents principaux de la police secrète. C'est ainsi, par exemple, que le général Foy [4] était surveillé par son portier, qui subtilisait les lettres qui lui étaient adressées et les remettait à un agent de police posté dans le voisinage, qui les lisait. (Voir FROMENT : La Police dévoilée). Aussi les termes : « portier » et « épicier » sont-ils des injures, et le portier lui-même veut qu'on l'appelle « concierge ».
Eugène Sue est tellement loin de nous présenter Mme Pipelet comme une personne « détachée » et sans malice que, bien au contraire, elle escroque immédiatement Rodolphe en lui faisant de la monnaie; elle lui recommande un escroc, la prêteuse sur gages qui habite l'immeuble; elle lui dépeint Rigolette comme une connaissance qui peut devenir agréable; elle se moque du Commandant parce qu'il paie mal et qu'il marchande avec elle (dans son dépit, elle l'appelle « commandant de deux liards » - ça t'apprendra à ne donner que douze francs par mots pour ton ménage ») , parce qu'il a la « petitesse » d'avoir lil sur son bois, etc. Elle donne elle-même la raison de son attitude « indépendante » : le commandant ne la paie que douze francs par mois [5].
Chez M. Szeliga, « Anastasie Pipelet est en quelque sorte chargée d'ouvrir le feu dans la petite guerre contre le mystère ».
Chez Eugène Sue, Anastasie Pipelet représente la portière parisienne. Il entend « dramatiser la concierge peinte de main de maître par M. Henry Monnier [6] ». Mais M. Szeliga ne peut s'empêcher de métamorphoser une des qualités de Mme Pipelet, la « médisance », en une entité particulière, puis Mme Pipelet en représentante de cette entité.
« Son mari », continue M. Szeliga, « le portier Alfred Pipelet, fait le pendant, mais n'est pas décrit avec le même bonheur ». Pour le consoler de ce malheur, M. Szeliga en fait également une allégorie. Il représentera le côté « objectif » du mystère, le « mystère en tant que raillerie ».
« Le mystère auquel il succombe est une raillerie, un tour qu'on lui joue [7]. »
Bien mieux, dans sa miséricorde infinie, la dialectique divine mue ce « vieillard malheureux, tombé en enfance » en « homme fort », au sens métaphysique du mot, en faisant de lui un moment très digne, très heureux et très décisif dans le procès vital du mystère absolu. La victoire sur Pipelet est « la défaite la plus décisive du mystère ». « Un homme plus avisé, un homme brave ne serait pas dupe de ce tour. »
Notes
[1] SZELIGA est le pseudonyme littéraire du Jeune-hégélien Franz Zychlin von Zychlinski (1816-1900). Collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung et des Norddeutsche Blätter (Feuilles de l'Allemagne du Nord) de Bruno Bauer, il sera très souvent pris à partie par Marx non seulement dans La Sainte Famille, mais aussi dans L'Idéologie allemande.
[2] VIDOCQ (1775-1857), criminel et indicateur de police, devenu ensuite chef de la Sûreté. On lui attribue les Mémoires de Vidocq, dont il est question ici.
[3] Bras rouge, personnage des Mystères de Paris, sinistre complice de La Chouette et du Maître d'École.
[4] Foy (1775-1825) : général français de l'Empire, élu député libéral sous la Restauration; ses funérailles furent l'occasion d'une grande manifestation.
[5] Dans la maison dont Mme Pipelet est concierge cohabitent curieusement gens du peuple comme l'artisan Morel et Rigolette, gens du monde comme le Commandant, qui n'est autre qu'un noble déguisé venu cacher ici des rendez-vous amoureux, et Rodolphe, qui a loué ici une chambre sous un faux nom. Par ce procédé, Eugène Sue imbrique artificiellement le destin de personnages que leur appartenance à des classes sociales très différentes devait tenir à l'écart les uns des autres. Il utilisera aussi à cette fin d'autres procédés, tels que les visites de charité que les grandes dames font aux prostituées dans leur prison.
[6] MONNIER Henry, (1797-1878) : caricaturiste et dramaturge français, créateur du célèbre « Joseph Prudhomme ».
[7] Cabrion, sorte de bouffon, qui joue à Pipelet une série de bons tours.