1895


Campanella

3. La philosophie et la politique

Paul Lafargue


La philosophie et la politique

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Campanella, ainsi que Postel et d'autres penseurs du XVI° siècle, croyait en l'unité du genre humain et pensait quelle se réaliserait en unissant sous un même pouvoir tous les peuples de l'univers : il exprimait, sans le savoir, d'une manière philosophique, l'impérieux besoin économique de la Bourgeoisie capitaliste de son temps. En effet, elle ne pouvait se développer économiquement et politiquement qu'à la condition de détruire l'autonomie des villes et des provinces pour élever sur leurs ruines les unités nationales, qui n'ont achevé leur constitution que de nos jours ; – de renverser les barrières locales et provinciales qui entravaient et empêchaient même la libre circulation des marchandises ; – d'abolir les privilèges locaux et corporatifs qui s'opposaient à l'établissement de l'industrie manufacturière ; – d'imposer aux rois et aux seigneurs féodaux qui battaient monnaie et la falsifiaient, le respect de la valeur de l'argent et de l'or ; – et d'établir une unification des poids et des mesures, dont la variabilité gênait les échanges d'une localité à une autre.

Les Juifs qui reliaient les peuples d'Asie, d'Afrique et d'Europe par les liens d'un commerce très étendu, devaient être les premiers à refléter dans leur philosophie ce besoin économique : leur commerce international leur imposait la tâche d'initiateurs idéologiques. Le Panthéisme et la transmigration des Ames de la Kabbale ne sont que des expressions métaphysiques de la valeur des marchandises et de leur échange. – La valeur, ainsi que l'Etre qui vit dans toute chose créée, est incorporé dans tout ce qui se vend et s'achète ; toute marchandise possède une quantité déterminée de valeur, comme toute chose animée ou inanimée participe à des degrés divers aux attributs de l'Etre. La valeur d'une marchandise transmigre dans une autre, puisque dans une marchandise revit la valeur de la matière première et des instruments qui ont concouru à sa production. Toutes les marchandises bien que différentes de qualité expriment cependant leur valeur, différente en quantité, dans l'argent, qui devient la marchandise par excellence, celle qui personnifie l'unité des marchandises. Marx a démontré que l'échange capitaliste débute par l'argent pour aboutir à !argent, mais à !argent avec un incrément : la théosophie de la Kabbale part de l'unité, le 1er Séphiroth, pour aboutir avec le 10ème Séphiroth à l'unité complexe, puisqu'il accumule les attributs des neuf Séphiroths précédents.

Le Moyen-Âge avait eu deux unités politiques : la hiérarchie féodale, qui reliait par des devoirs et des droits réciproques, depuis le serf jusqu'au roi, tous les membres d'une société dans un même pays ; et la hiérarchie catholique, qui ne comprenait dans son cadre qu'un nombre restreint d'individus, mais qui était plus générale et s'étendait sur toutes les nations de la chrétienté. Les deux unités entrèrent en lutte pour la domination. Les papes et leurs docteurs s'attaquèrent à la tête de l'organisation féodale, à la royauté, que Grégoire VII déclarait «née du diable et inventée par l'orgueil humain». Au-dessus des pouvoirs de la terre, tous passagers et périssables, saint Thomas élève la puissance spirituelle du Pape, qu'il proclame au nom de la philosophie et de l'Evangile le souverain des peuples et des rois et l'arbitre de leurs différends.

Campanella, qui était un moine dominicain, au lieu de chercher à satisfaire ce besoin d'unité qui travaillait les sociétés européennes, par l'organisation d'un ordre politique nouveau, reporte ses regards en arrière et rêve de relever l'autorité papale, battus en brèche de tous les côtés. Ainsi que saint Thomas, il démontre dans sa Monarchia Messiae, au nom de la philosophie humaine et divine, les droits du Souverain Pontife à la domination de toute la terre. L'unité de religion devait amener l'unité du genre humain, pensait Postel ; elle avait trois ennemis à combattre, les Juifs, les Mahométans et les Idolâtres ; il prétendait les convertir à l'Evangile par l'apostolat et les seules forces de la raison. Campanella, appartenant à un ordre religieux qui avait fourni des chefs à l'inquisition, ne reculait pas devant l'emploi de la force pour réduire les protestants et les mahométans, qui empêchaient l'établissement de l'unité théocratique d'où devait découler l'unité du genre humain. Il exhorta les souverains à extirper l'hérésie par la violence et conseilla aux papes de lever des troupes contre les protestants.

Cette unification du genre humain qu'il demandait à la domination papale, il croyait qu'elle était en train de se réaliser par l'entremise de sa mortelle ennemie, la monarchie espagnole. Il était dans les prisons du roi d'Espagne, quand il écrivit son célèbre traité De Monarchica Hispanica, qui, dès son apparition, fut traduite en Allemagne et en Angleterre. «Le jour où se réalisera cette unité du genre humain n'est pas loin, dit-il : il est annoncé et prédit à chaque page de l'histoire du XVI° siècle. L'immense accroissement de la monarchie espagnole est l'œuvre de Dieu : il a choisi et marqué du sceau divin le plus religieux des peuples d'Europe pour le faire servir à ses vues providentielles ; il lui a donné les clefs du Nouveau Monde, afin que partout où luit le soleil la religion du Christ ait ses solennités et ses sacrifices. Le roi catholique doit réunir l'univers entier sous sa loi ; son titre n'est plus un vain mot : le Crucifix d'une main et l'épée de l'autre, il faut qu'il combatte le protestantisme et l'islamisme jusqu'à les faire disparaître de la face de la terre, car sa mission est d'amener le triomphe de l'Eglise en écrasant ses ennemis et en posant le pied sur leurs têtes ; nouveau Cyrus il doit mettre fin à cette nouvelle captivité de Babylone». Ce n'était pas le triomphe de l'Eglise, mais celui de la bourgeoisie capitaliste que les événements préparaient.

Mais cette unité religieuse et politique que Campanella n'hésitait pas de demander à la force, il ne la désirait que pour faire cesser la discorde et pour établir la paix et le bonheur sur la terre. Durant sa longue et douloureuse vie, il tendit son activité vers un but, l'établissement du communisme. Tout jeune, à 32 ans, il prêcha et organisa sa révolte pour la réaliser ; emprisonné et torturé, mais toujours invaincu, il conspira du fond de son cachot avec le duc d'Ossuna et se consola de ses malheurs en rêvant son utopie ; redevenu libre, il écrit La Cité du Soleil.

Emporté par l'enthousiasme pour son idée, comme Fourier qui voulait convoquer à Aix-la-Chapelle un congrès de rois et de capitalistes pour leur faire adopter son Phalanstère, Campanella croit que la description de sa République philosophique convertira les peuples de la Terre. Il prédit sa venue dans un sonnet :

«Si l'heureux âge d'or exista jadis, pourquoi n'existerait-il pas de nouveau ? Puisque toute chose qui a été revient à sa source après avoir suivi son cours.»
«... Si dans ce qui est utile, si dans le bonheur et la morale, les hommes mettaient tout en commun, ainsi que je le vois et l'enseigne, le monde serait un Paradis.»

Dans un autre sonnet, il prophétise :

«Alors, vous pourrez prier et demander avec instance que ce temps arrive où la volonté divine sera accomplie sur la terre...
«... Car les poètes verront un âge qui surpassera tous les autres, comme for surpasse tous les métaux.
«... Alors, les philosophes verront cette République parfaite, décrite par eux et qui n'a pas encore existé sur la terre.»

Aucune déception ne put ébranler sa foi profonde et ardente : jusqu'au dernier jour de sa vie, il poursuit son rêve utopique. «A la honte des impies, dit-il, dans le traité théologique, Atheismus triumphatus, j'attends sur terre un prélude du Paradis, un siècle d'or plein de bonheur, duquel seront exclus les incrédules qui se moquent de la foi.»


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