1895


Campanella

3. La philosophie et la politique

Paul Lafargue


La philosophie et la politique

1

«Je naquis pour combattre trois grands maux, la Tyrannie, le Sophisme et l'Hypocrisie», dit Campanella dans un sonnet. Toute sa vie fut, en effet, un long combat contre la philosophie scolastique et contre Aristote, «le tyran des esprits». Il appartient avec Telesio, Giordano Bruno, Bacon, à cette phalange de vigoureux génies qui jouèrent un rôle dans ce mouvement si troublé et si confus, mais si vibrant d'enthousiasme et d'élan pour le renouvellement de l'esprit humain et son affranchissement du dogmatisme philosophique et théologique et des discussions de l'Ecole, aussi vaines que subtiles et aussi interminables qu'inextricables : si elles assouplissaient le cerveau par la fatigante gymnastique intellectuelle à laquelle elles le soumettaient, et l'obligeaient à acquérir ces merveilleuses qualités d'analyse et de critique qui devaient se manifester si brillamment au XVII° siècle, elles l'énervaient et le rendaient indifférent à la réalité sensible. L'habitude de raisonner, au lieu de recourir à l'observation et à l'expérience, était devenue une seconde nature et il fallut des siècles pour s'en débarrasser ; même au XVII° siècle, quand Harvey annonça son admirable découverte des lois de la circulation du sang, que Vésale, Servet et d'autres anatomistes n'avaient fait qu'entrevoir, on opposait à la démonstration palpable du phénomène, l'autorité d'Aristote, de Galien et d'Avicenne, des raisonnements philosophiques et des arguments théologiques indiscutables [11].

Aristote était rendu responsable de cette déplorable maladie raisonnante, parce qu'obligé, ainsi que les penseurs de l'antiquité, de philosopher alors que les sciences naissaient à peine et que plusieurs même n'étaient pas soupçonnées, il n'avait pas assez de matériaux pour concevoir et expliquer l'univers ; mais comprenant que les phénomènes étaient régis par des lois nécessaires, il cherchait à les découvrir à priori par voie de déduction en partant de quelques principes. Les Pythagoriciens, par exemple, dont les théories mystiques sur les nombres eurent une si funeste influence sur Campanella, considéraient les nombres comme les seuls principes stables et intelligibles, comme les essences immanentes des choses ; ils voyaient en eux, non pas un moyen d'exprimer les lois de l'Univers, mais comme les principes nécessaires de ces lois ; en connaissant les propriétés occultes des nombres, on arriverait à pouvoir découvrir les lois du monde physique et moral.

Les penseurs du Moyen-Âge n'avaient également à l'usage de leurs conceptions intellectuelles, que des sciences aussi rudimentaires ; de plus, la direction officielle de la pensée était sous le contrôle de l'église, qui réprouvait le monde, le considérant comme la terre d'exil, la vallée des larmes et qui condamnait les sciences physiques comme l'œuvre de Satan : ils étaient donc obligés, par des nécessités plus impérieuses encore, de se servir de la même méthode de penser. Ils n'avaient pas besoin d'Aristote pour n'employer que la méthode déductive et pour réduire la science à l'art de raisonner; il leur fournit, il est vrai, le syllogisme déductif, mais ce sont les scolastiques qui proclamèrent qu'un syllogisme régulier était l'unique mesure de l'évidence. D'ailleurs, ils ne connaissaient qu'imparfaitement et incomplètement les œuvres du philosophe de Stagyre par les traductions et les commentaires des Arabes ; ce n'est qu'après la prise de Constantinople par Mahomet II, en 1453, et à la suite de l'émigration des savants byzantins, que l'étude des textes grecs fut mise en honneur : auparavant, quand on rencontrait un mot grec, dans un texte latin, on le passait sans façon en disant : «C'est du grec, on ne le lit pas». Dans les écoles du XV° siècle, on ne faisait usage que de traductions faites sur les traductions arabes : les professeurs avaient quelques manuels de philosophie péripatéticienne qu'ils mettaient entre les mains des élèves et les paraphrasaient : au XIII° siècle, enseigner la grammaire, l'arithmétique et la philosophie, se disait : legere in philosophia.

Le livre et non la nature était la réalité à étudier. Les philosophes scolastiques ne professaient qu'en interprétant Aristote. L'interprétation de la doctrine péripatéticienne était la seule occupation ; aussi, à force d'interprétations, il arrivait que les systèmes les plus opposés étaient recommandés sous le nom d'Aristote : tous les professeurs avaient la prétention d'être ses disciples fidèles. On trouvait tout dans Aristote, on faisait tout sortir de lui : il était avec la Sainte-Ecriture, l'Autorité. «Pourquoi, écrivait Bruno, au recteur de l'Université de Paris, invoquer toujours l'autorité ? Entre Platon et Aristote qui doit décider ? Le juge souverain du vrai, c'est l'évidence. Si l'évidence nous manque, si les sens et la raison se taisent, sachons retenir notre jugement et douter. L'autorité n'est pas hors de nous, elle est en nous-mêmes, c'est la lumière qui brille en nos âmes pour inspirer et diriger nos pensées».

Aristote, dont saint Thomas avait fait le pilier de l'Eglise (il s'était efforcé de démontrer la parfaite conformité du dogme catholique et de la doctrine péripatéticienne), devint le bouc émissaire des péchés de la scolastique : Postel accusa sa philosophie d'être la cause de toutes les erreurs et une source d’athéisme [12]. Bacon regretta qu'on n’ait pas détruit ses ouvrages. Joseph Martini étendit l'anathème à la logique, à la grammaire et à la mécanique, qu'il proposait de reléguer parmi les arts de deuxième ordre et d'affranchir la philosophie de leur pernicieux concours. «Ni la logique, ni la subtilité dialectique ne font partie de la philosophie», disait-il. Thomas Morus non plus n'avait nulle admiration pour les subtilités de l'école, et les Utopiens n'ont jamais pu comprendre les discussions sur les idées secondes et les universaux ; ils ignoraient également la sophistique et la dialectique.

Mais battre en brèche Aristote et la philosophie scolastique était une œuvre ardue, car il fallait présenter un nouveau système pour remplacer celui que l'on démolissait ; et dès qu'on sortait du rôle de critique et qu'on ne se bornait pas à indiquer l'application de la méthode expérimentale, on retombait fatalement dans les même erreurs que l'on combattait ; on était obligé d'improviser à priori une philosophie générale : c'était surtout chose dangereuse, car c'était s'attaquer à l'Eglise qui employait en guise d'arguments la torture et le bûcher. Marx dit, dans la préface du Capital : «l'Eglise officielle d'Angleterre pardonne bien plus facilement une attaque contre les 38 de ses 39 articles de foi, que contre un 39ème de ses revenus», parce qu'en critiquant les dogmes de l'Eglise anglicane, on ne porte pas atteinte à ses revenus ; mais il en allait autrement à cette époque ; on n'attaquait l'Eglise catholique au spirituel, que pour la dépouiller au temporel : la réforme religieuse n'était qu'un moyen pour arriver à la réforme économique.

Telesio fut un de ceux qui ouvrit la lutte contre Aristote. «Nous admirons Telesio, dit Bacon, nous le reconnaissons comme un ami de la vérité et comme le premier des hommes nouveaux, Novorum hominem primus» [13]. «Cet égorgeur de la doctrine péripatéticienne» qui reprochait à Aristote de ne s'adresser qu'à la raison et non à l'expérience, qui critiquait justement la philosophie scolastique de ce quelle ne cherchait la science que dans les livres et non dans la nature et qui recommandait l'étude des êtres réels, entia realia, et «l'intuition des choses et de leurs forces», était obligé d'emprunter à la physique de Parménide, les principes du chaud et du froid ; on ne pouvait échapper à Aristote que pour adopter les doctrines d'un autre philosophe de l'antiquité. Il transformait ces principes en entités métaphysiques, incorporelles, l'un, la chaleur était un principe céleste, source de mouvement et de vie, et l'autre, le froid, un principe terrestre, cause d'immobilité et de mort ; il concevait l'univers comme le résultat de la lutte de ces deux principes pour dominer la matière, la base des corps et le principe purement passif. Du combat du Soleil et de la Terre naissaient les choses de second ordre, comme dit Campanella dans son hymne au Soleil du Printemps ; mais comme il était trop dangereux de déposséder Dieu de toute fonction dans la création, il lui laissa la formation de l'homme [14]. En dépit de cette concession nécessaire, Telesio fut accusé d'hérésie et, pour se faire oublier, il quitta Naples et alla vivre dans la retraite à Cosenza, alors que Campanella y étudiait la philosophie dans le couvent des Dominicains : ses maîtres, quoique professant une partie des idées de Telesio, lui défendirent de le visiter, sans doute à cause des dangers que présentait la fréquentation d'un hérétique.

Il fallait un courage de la trempe de celui de Campanella et de Giordano Bruno pour entreprendre et mener jusqu'au bout la lutte contre la philosophie régnante. Bruno, après avoir passé six ans dans les Plombs de Denise, et deux ans dans les prisons du Saint-Office de Rome, répondit fièrement aux inquisiteurs qui lui demandaient de racheter sa vie par une abjuration : «Vous êtes plus épouvantés de prononcer ma sentence, que moi de l'entendre.» Il avait depuis longtemps fait le sacrifice de sa vie ; il dit, dans un sonnet, qui retrace les angoisses de ces indomptables héros de la pensée :

«Depuis que j'ai ouvert mes ailes au désir de la gloire, plus je vois l'espace sous mes pieds, plus je me livre au vent rapide qui m'emporte et plus je méprise le monde en montant au ciel.
«... Je sais que je me briserai contre terre, comme le fils de Dédale, mais quelle vie vaudra ma mort ?
«J'entends dans les airs la voix de mon propre cœur qui me dit : Où m'emportes-tu, téméraire ? Replies tes ailes, car une trop grande audace est rarement impunie.
«Je lui réponds : pourquoi craindre une telle fin ! Traversons courageusement les nues et mourons satisfaits, si le ciel nous destine une mort illustre».

Telesio fut le premier maître qui souffla la révolte dans l'âme de Campanella ; il repoussa les enseignements des livres de l'Ecole pour demander sa philosophie à la nature.

«Tous les livres que contient le monde, dit-il dans un sonnet, ne sauraient rassasier mon avidité profonde ; combien en ai-je dévoré ? Et pourtant je meurs faute d'aliments.
«L'étude de l'univers me nourrit plus substantiellement et de plus en plus ma faim augmente. Désirant et cherchant, je tourne en tous sens et plus je comprends et plus j'ignore».

Le tempérament fougueux de Campanella le portait à l'exagération ; le peu de confiance dans les enseignements philosophiques des manuels de l'Ecole lui fit perdre la foi dans les récits historiques des livres ; il avoue, dans sa Poétique, avoir douté de l'existence de Charlemagne parce qu'il n'en avait eu connaissance que par les narrations des ouvrages d'histoire. Avant de croire à ce qu'il avait lu dans «les œuvres de Platon, de Pline, de Galien, de l'école stoïcienne et de Telesio, écrit-il dans son De libris propriis, je résolus de comparer ces écrits au grand livre de la nature, et de vérifier la fidélité de la copie sur l'autographe authentique». Il dit encore, dans un sonnet :

«Le monde est le livre dans lequel l'intelligence éternelle écrivit ses propres pensées, c'est le temple vivant qu'elle orna tout entier de statues vivantes, dans lequel elle peignit ses actes et son image ;
«... Mais nous, âmes attachées aux livres et aux temples morts, copies infidèles du livre vivant, nous les lui préférons».

Etudier la nature était le cri général. «La philosophie est écrite dans le grand livre de la nature» proclamait Galilée. C'était par un semblable retour à la nature que se manifesta la littérature romantique que Rousseau inaugura au XVIII° siècle. Le mouvement littéraire était une protestation contre la vie artificielle de la société aristocratique, comme le mouvement philosophique était une révolte contre la domination dogmatique de l'Eglise.

Il fallait se faire de l'univers et de la création une autre idée que celle enseignée par la religion chrétienne.

La terre, cette vallée de larmes du catholicisme, où le démon tendait par milliers ses pièges pour faire choir la faible chair des saints, paraissait à Bruno rayonnante de beauté ; la vie lui semblait aimable, la nature admirable dans ses œuvres les plus chétives et prodigieuse dans sa puissance. «Le monde, déclarait hardiment Telesio, est la vraie image statuesque de Dieu, Mundum esse Dei veram statuam». «La nature est Dieu matérialisé dans les choses, Natura est Deus in rebus», disait Bruno. Ainsi que les hommes primitifs, Campanella animait toute la Nature : «L'univers est un animal grand et parfait, dit-il dans un sonnet, statue de Dieu faite à son image... Nous, nous sommes des êtres imparfaits, une misérable famille, qui vivons et habitons dans le ventre du monde... Nous sommes à la Terre, qui est un grand animal, dans un plus grand encore, ce que sont les vermines à notre corps qu'elles rongent».

Reprenant et complétant les idées de Telesio, Campanella dote tous les corps et tous les êtres, même ceux qui paraissent inertes et insensibles, d'une sensibilité proportionnée aux besoins de leur conservation. Les astres, les éléments, les plantes vivent d'une vie sensible ; les cadavres pareillement, car la mort n'est que relative. Les animaux sont doués d'intelligence et raisonnent ; il prétend qu'ils ont un langage intelligible pour eux. Enfin Dieu vit dans tous les êtres et dans toutes les choses de l'Univers, qui est sa vivante image, esse Dei vivam statuam [15]. «Dieu est uni à l'univers, comme un artiste intérieur, qui le façonne, comme une substance qui le soutient», disait Bruno. Postel pensait que l'Univers était animé par une âme générale : Mens universi.

La matière était éternelle. Elle ne pouvait être ni diminuée, ni augmentée dans sa totalité, affirmait Telesio ; – elle devait se transformer, pensait Postel, car par sa nature elle ne saurait être exterminée, et il faut qu'elle arrive au repos absolu. Bruno, la tête la plus lucide de ces penseurs, n'admettait qu'un principe, la matière, et qu'une cause, le moteur ; toute chose était constituée par la matière et la force. Le matérialisme d'Héraclite renaissait.

Les théories philosophiques et les idées mystiques qui fermentaient dans les têtes des penseurs avaient été répandues par les ouvrages des philosophes grecs, qui, imprimés et traduits, étaient lus et étudiés avec ardeur et par la Kabbale, qui enthousiasma le XVI° siècle.


Campanella, alors qu'il étudiait la philosophie dans le couvent des dominicains de Cosenza, fit la connaissance d'un vieux rabbin qui lui révéla les sciences occultes, l'astrologie, la magie et l'alchimie et l'initia à la Kabbale. Ce livre mystérieux qui n'était communiqué que de vive voix et sous le sceau du secret à quelques disciples influa puissamment sur la pensée du moyen-âge. Il fut enseigné à Pic de la Mirandole, Cornelius Agrippa, Paracelse, Robert Fludd, Van Helmond, Bruno et à bien d'autres : il est probable que saint Thomas y puisa une partie de ses idées philosophiques, et sans doute, c'est pour payer une dette de reconnaissance qu'il se fit le défenseur des juifs dont il vantait les services rendus à la science, à la philosophie et au commerce.

La Kabbale était d'origine divine, puisque la première partie, le Sepher iecirah, c'est-à-dire, le livre de la création, fut révélée à Adam par un ange dont on sait le nom : elle contenait toute la sagesse. Reuchlin et les Kabbalistes affirmaient qu'elle avait inspiré tous les sages de l'antiquité, particulièrement les Pythagoriciens, qui lui avaient emprunté la transmigration des âmes et leurs théories sur les nombres : mais il est plus probable qu'elle est un résumé des théories philosophiques recueillies un peu partout par les Juifs répandus dans le monde antique, transformées par le génie israélite et embrouillées par le mysticisme religieux de l'Egypte et de l'Asie. La Kabbale forme le plus extraordinaire et le plus confus mélange des plus hautes idées philosophiques avec les puérilités et les rêves fantasques de l'occultisme : elle enseigne à trouver à l'aide de combinaisons de lettres, ayant une valeur numérique, le sens mystique de la Bible, caché sous son sens littéral ; elle révèle l'art de faire agir les puissances supérieures sur le monde inférieur et de produire des effets surnaturels : Jésus Christ avait accompli ses miracles à laide des mystères de la Kabbale.

Les modernes qui ont eu le courage d'étudier ce fouillis inextricable, dégagent un panthéisme philosophique, qui se rattache à la famille des spéculations idéalistes, identifiant et subordonnant les lois qui régissent les phénomènes du monde matériel, ordo et connexio rerum, aux règles logiques d'après lesquelles s'enchaînent les phénomènes de l'esprit, ordo et connexio idearum ; expliquant la création de l'Univers par une évolution successive de l'Etre, Hegel dirait de l'Idée, et affirmant que rien n'existe en dehors de l'Etre et de ses diverses manifestations, ou émanations selon l'expression de la Kabbale.

L'Etre virtuel, appelé En-Soph, tant qu'il reste infini, indéterminé et avant d'avoir produit l'Univers, ou ce qui est le même, avant d'avoir revêtu aucune forme et imposé aucune mesure à son infinitude, n'est rien ; en hébreu ain, nihil. «L'Etre en soi n'est rien de déterminé, il est même en dehors de ce que dans le langage humain, on nomme quelque chose», dit Zo-har, la deuxième partie de la Kabbale. L'Etre infini s'ignore lui-même, il est comme s'il n'existait pas, il est le Non-Etre ; il n'a ni sagesse, ni puissance, ni aucun autre attribut, car un attribut suppose une distinction, par conséquent une limite.

L'Etre pour prendre possession de lui-même et sortir de son indétermination se manifeste d'abord à lui-même comme Pensée et comme Verbe : comme Pensée par les dix Sephiroths, les dix premiers chiffres, symbole de l'abstrait ; comme Verbe par les vingt-deux lettres de l'alphabet hébreu, éléments du langage, qui, avec les dix Sephiroths, sont les trente-deux voies de la Sagesse.

La première émanation ou premier Sephiroth, nommée Diadème ou Couronne est l'Etre fini, déterminé, opposé à l'Etre infini, indéterminé. Son nom dans la Bible, signifie : Je suis ; cette première manifestation de l'infini est la concentration extrême ; son symbole est le point mathématique et la lettre la plus petite de l'alphabet hébreu, la lettre lod, qui par sa forme rappelle le point mathématique et est le signe du nombre dix. Ces symboles apprennent que l'Etre déterminé est l'unité première, le commencement et la fin de toute chose, car le point mathématique est le commencement de la ligne, qui est le commencement des surfaces et puis des solides, et le nombre dix est la fin de toute numération. La concentration de l'Etre déterminé est si extrême qu'on ne peut lui distinguer aucun attribut, aussi est-il nommé également le Non-Etre : c'est avec ce Non-Etre et non pas avec le Néant que le monde a été fait.

Du sein de celle unité, petite et indivisible comme l'atome, émanent parallèlement deux Sephiroths, la Sagesse, principe masculin, et l'Intelligence, principe féminin, qui engendrent la Science ; ainsi se trouve formée la première trinité indivisible. De l'Intelligence émanent la Grâce ou la Puissance et la Justice ou la Grandeur, qui se combinent pour engendrer la Beauté ; et la deuxième trinité est formée. De la Beauté émanent le Triomphe et la Gloire, qui engendrent le dixième Sephiroth, en qui se concentrent toutes les forces des autres Sephiroths, comme le nombre dix renferme les neuf premiers chiffres ; il a pour symbole le Phallus.

L'Etre, après s'être engendré lui-même, procède de la même manière à la génération des autres Etres : il se manifeste par une série continue d'émanations découlant les unes des autres, autrement dit par une série de modes d'existences décroissantes, comme des forces émanant les unes des autres et s'affaiblissant graduellement dans la même proportion qu'elles s'éloignent du point d'origine.

La création matérielle reproduit la création idéale des Sephiroths : d'un côté l'Univers, l'extrêmement étendu et grand, le macrocosme et de l'autre, l'extrêmement concentré, l'homme, le microcosme, qui résume toute la création : par son âme il participe à tous les attributs de l'Etre ; par son corps il répète tout ce qui existe dans le macrocosme. Paracelse, qui dans le domaine médical luttait contre Avicenne et la doctrine Galénique et qui s'inspirait de la Kabbale disait : «Il n'y a point de membre de l'homme qui ne corresponde à un élément, à une plante, à une intelligence, à une mesure et à une raison de l'archétype».

Le mouvement d'expansion de l'Etre, qui aboutit à la création de l'Univers et à celle de l'homme, sera suivi par un mouvement inverse de concentration de l'Etre en lui-même, but définitif de toutes choses.

L'identification de l'Etre avec la création fait que la Kabbale a de la création une autre vue que le Gnosticisme, la philosophie d'Alexandrie et le mysticisme hindou et chrétien, qui considèrent la génération des êtres comme une déchéance, le monde comme une malédiction, la vie comme un supplice, à laquelle les hommes sont attachés sans but et sans raison par des génies malfaisants. La création pour la Kabbale est au contraire une manifestation de la Bonté et de la Grandeur de l'Etre ; elle est un acte d'amour, une bénédiction. Rien n'est absolument mauvais, rien n'est maudit pour toujours, pas même Satan. L'enfer doit disparaître et se transformer en un lieu de délices ; la vie sera alors une fête continuelle, un sabbat sans fin.


La métaphysique de Campanella se ressent de la Kabbale.

L'Etre infini débute dans sa carrière par se reconnaître lui-même en engendrant le premier Sephiroth : Je suis. Campanella commence par se déterminer : Ce dont je suis certain, c'est que je suis, dit-il. Descartes devait dire : Je pense, donc je suis[16]. L'âme humaine participant aux attributs de l'Etre, il n'a qu'à s'adresser à sa conscience pour les trouver, après avoir affirmé son existence, il constate qu'il peut, qu'il sait et qu'il veut. Ces trois activités sont les trois attributs fondamentaux ou primalitates de l'Etre, qui sont la virtualité ou possibilité, – potentia ; la Science – sapientia ; la sympathie – amor. Les attributs opposés, l'impossibilité ou l'impuissance, impotentia, la non science, insipientia, l'antipathie, odium metaphysicum, appartiennent non pas au Néant, qui ne peut exister en soi, mais au Non-Etre, qui circonscrit toutes choses et est attaché à eux. Ce Non-Etre est l'Etre infini de la Kabbale. Toutes les choses créées, les hommes, comme les animaux, les plantes et les objets inanimés participent, à des degrés divers aux trois primalitates, que seul l'Etre possède dans leur unité ; c'est lui qui les communique à tout ce qui existe ; et toutes choses n'existent que parce qu'il renferme une parcelle des trois primalitates, une parcelle de l'Etre. L'Etre est donc dans tout ; il est tout, comme le Non-Etre est autour de tout, il n'est rien.

L'Etre, d'après la Kabbale, après avoir créé l’Univers par des émanations successives, doit se concentrer en lui-même et tout absorber ; aussi Campanella, après avoir établi le principe et la loi du développement du monde, découvre les symptômes de sa maladie, de sa décrépitude et de sa mort, mais cette mort sera la condition d'une nouvelle vie, ainsi que l'avait enseigné Anaximandre et les philosophes de l'Ecole Ionienne. Tout doit naître, mourir pour renaître. Postel allait jusqu'à assigner au monde une durée de 6000 ans. Cette manière de concevoir le monde comme accomplissant une évolution ascendante, devant être suivie par une autre évolution descendante, amena cet étrange illuminé, encore plus mystique que Campanella, et dont l'érudition étonna son époque qui abondait en érudits, à découvrir une des lois de l'histoire, que Hegel devait redécouvrir : Toutes les révolutions et tous les événements historiques, disait Postel, quelque déraisonnables, contradictoires, dénués de sens et de but qu'ils paraissent, ne sont pas inutiles, car ils tendent vers un but déterminé, l'unité du genre humain, qui devait se faire par l'unité de religion. – Un seul fait cependant, admettait-il, ne rentrait pas dans le cadre de cette évolution, c'était la propagation du Coran.

De même que l'Etre évoluait dans le monde, de même l'esprit humain évoluait dans la connaissance du monde ; Campanella entreprit de donner la marche de cette évolution par une classification des sciences. Il les classa d'après leur objet, tandis que Bacon les rangeait d'après un point de vue plus vague et plus arbitraire, d'après leur sujet, c'est-à-dire d'après les diverses facultés intellectuelles qui concourent à leur formation. Il les divisa en sciences divines – théologie, et en science humaine, -micrologie et au-dessus se place la Métaphysique, qui embrasse les principes communs à ces deux classes de sciences. La Micrologie se subdivise en deux grandes branches : la Science naturelle, qui comprend cinq sciences spéciales : la Médecine, la Géométrie, la Cosmographie, l'Astronomie et l'Astrologie ; et la Science morale, qui comprend également cinq sciences spéciales : l'Ethique, la Politique, l'Economique, la Rhétorique et la Poétique. Parmi les sciences appliquées il classe la Magie, qu'il divise en magie naturelle, magie angélique et magie diabolique.

Campanella ainsi que la plupart de ses contemporains croyait fermement dans l'Astrologie : s'il a échappé au bûcher des hérétiques et s'il a rencontré parmi les papes, les rois et leurs ministres des amis dévoués qui l'ont protégé contre la haine des Jésuites et la colère du gouvernement espagnol, il le doit seulement à sa réputation d'astrologue. Il a parsemé tous ses ouvrages de divagations astrologiques et a écrit un volume en six livres, où il prétend avoir écarté les superstitions des Arabes et des Juifs et démontré philosophiquement la vérité de l'astrologie en s'appuyant sur saint Thomas et les Saintes-Ecritures.

«Les astres, dit-il, exercent une influence sur la nature : ainsi les plantes ne sauraient fleurir si le soleil ne les échauffait. La température est l'effet des causes universelles, c'est-à-dire célestes : c'est pourquoi nous sommes soumis dans toutes nos actions à l'influence du ciel». Combinant cette constatation de faits, indéniables aux théories de la Kabbale qui font du microcosme, – l'homme – un résumé et une répétition du macrocosme, – l'univers – il établit des correspondances entre les destinées humaines et le cours des astres, qui sont la cause du mal et des messagers de Dieu ; «la fin du monde sera, dit-il, annoncée par des signes dans le soleil et les étoiles». Postel prétendait qu'on trouve «écrit dans les cieux en caractères hébreux, par l'arrangement des étoiles, tout ce qui est dans la nature». – Les 22 lettres de l'alphabet hébreu, combinées aux dix premiers nombres formaient, d'après la Kabbale, les 32 voies de la sagesse.


Notes

11 Les récits de Marco Polo, le premier européen qui ait pénétré en Chine et au Japon, ne cadrant pas avec les affirmations d'Aristote, étaient considérées comme une œuvre d'imagination : Campanella les connaissait, à en juger par certains passages de la Cité du Soleil.
Les discussions philosophiques étaient arrivées à dépasser en puérilité les tours de force oratoires des rhéteurs de la décadence gréco-latine, qui prenaient pour thème de leurs discours philosophiques, la mouche, la barbe, etc. Plus le sujet était insignifiant, plus on prouvait son talent en le traitant. Dans les écoles du Moyen-Âge, on discutait gravement si Adam avait un nombril ; si les saints ressuscitaient avec des boyaux, s'il y avait des excréments au Paradis, etc. Rabelais se moque plaisamment de ces disputes scolastiques, en faisant deux ivrognes se quereller pour savoir si c'était le besoin ou le désir de boire qui se manifestait le premier ; on avait disputé très sérieusement pour déterminer si c'était la poule ou l'œuf qui avait précédé. – Les esprits les plus élevés ne dédaignaient pas ces occupations intellectuelles. Albert le Grand et Saint-Thomas d'Aquin ont agité les questions suivantes : Pourquoi Jésus-Christ n'a pas été hermaphrodite ? Pourquoi il n'a pas pris le sexe féminin ? – Le sujet avait une importance religieuse, car la Bible rapporte que Jéhovah fit l'homme à son image, et le fit mâle et femelle, par conséquent le Dieu de la Genèse est hermaphrodite, et Jésus, pour conserver le caractère de la famille, devait l'être également.

12 Eversio falsorum Aristotelis dogmatum. Paris, 1542.

13 Campanella lui consacre un sonnet qui débute ainsi : «Telesio, les traits de ton carquois ont détruit la troupe des sophistes, tu as mis en déroute le tyran des esprits (Aristote), tu as affranchi la vérité».

14 De Nature rerum juxta propria pnncipia , 1565.

15 De Sensu rerum et magia, Iib. IV, Pars mirabilis occultae philosophiae ubi demonstratur mundum esse Dei vivam statuam. Paris, 1637. L'ouvrage est dédié à Richelieu.

16 Vico se moque agréablement du «dogmatisme du grand méditateur» qui exige que «l'initié aux mystères de sa philosophie se purifie non seulement des croyances apprises, ou comme on dit des préjugés que depuis l'enfance il a conçus par les sens, mais encore de toutes les vérités que les autres sciences lui ont enseignées», pour pouvoir débuter comme l'Etre de la Kabbale, par le fameux : Je suis.
«Descartes, continue Vico, nous fait voir la vérité première dans le Je pense, donc je suis. Mais le Sosie de Plaute est amené par Mercure qui avait pris sa forme à douter de sa propre existence et ses méditations le conduisent également à acquiescer à cette vérité première : Certes quand je l'envisage pense-t-il, et que je reconnais ma figure, c'est comme si je me regardais dans un miroir, il est bien semblable à moi ; même chapeau, même habit, tout pareil à moi, même jambe, taille, cheveux, nez, dents, lèvres, mâchoires, menton, barbe, cou ; tout en un mot ; si le dos est couvert de cicatrices, c'est le plus ressemblant des ressemblances ; mais pourtant quand je pense, je suis bien certainement comme j'ai toujours été».


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