1895


Campanella

4. La Cité du Soleil

Paul Lafargue


La Cité du Soleil

L'Utopie de Campanella, la Cité du Soleil, écrite en latin, fait partie de la Philosophia realis, parue en 1620-1623 à Francfort, et réimprimée à Paris en 1637, deux ans avant sa mort ; elle se trouve à la suite de la troisième partie, la Politique. Sans entrer dans plus de détails bibliographiques, il est intéressant de mentionner qu'en pleine effervescence du socialisme utopique, il parut, à Paris, deux traductions françaises de la Civitas Solis, l'une en 1846, par Villegardelle, et l'autre en 1844, par Jules Rosset ; celle-ci précédée d'une notice biographique, par Mme Louise Colet. M. Morley a réuni, en 1885, en un volume intitulé Communautés idéales, la Vie de Lycurgue, de Plutarque ; l'Utopia, de Thomas Morus ; la Nouvelle Atlantide, de Bacon, et la Cité du Soleil, de Campanella, traduite, pour la première fois, en anglais, par Th. W. Halliday.

L'Utopie de Campanella est une des plus hardies, des plus complètes et des plus belles qui aient jamais été écrites : il embrasse, dans l'organisation de sa «République philosophique», tous les rapports sociaux des hommes entre eux et avec les femmes et les enfants, et il descend jusqu'aux moindres détails de la vie privée. Il aborde et résout avec la plus entière liberté d'esprit, les problèmes sociaux que posait son époque et que pose encore le XIX° siècle.

Utopia, de Thomas Morus, est l'œuvre d'un homme d'Etat qui a vécu au milieu des intrigues de cour ; il connaît la société qu'il critique spirituellement et que parfois il satirise amèrement. Il se révolte contre les barbares procédés de la justice, et il éprouve une grande pitié pour les maux qui accablaient les laboureurs, chassés des campagnes où ils étaient remplacés par des moutons, traqués dans les villes comme mendiants et pendus, sans merci, pour le moindre larcin ; et il était arrivé, par ses observations, à reconnaître que la propriété privée et la monnaie, étaient les causes des luttes, des vices et des misères des sociétés humaines. Mais le communisme que propose Morus est une restauration du passé ; il est un retour au communisme de la famille patriarcale des communautés de village, encore nombreuses à son époque, mais agrandi aux proportions d'une ville d'une quarantaine de mille habitants, reliée à d'autres villes semblables par une organisation fédérative. Morus n'a pas songé à modifier les relations des sexes ; la femme demeure dans sa position dépendante vis-à-vis de l'homme ; et le mari conserve tous ses droits, y compris celui de la battre pour lui inculquer les préceptes de la morale masculine.

Campanella, au contraire, ignore le monde ; dès l'enfance, il vit dans l'enceinte communiste d'un couvent, se livrant à toutes les hardiesses de la pensée métaphysique ; jeune encore, il est enfermé dans une prison et ne voit plus l'existence sociale de l'homme qu'à travers la prison, et une imagination généreuse et ardente, nourrie par les écrits des penseurs grecs et les récits des voyageurs, narrant les mœurs étranges des peuplades barbares et sauvages, récemment découvertes en Asie et en Amérique. Il construit sa cité idéale, tout d'une pièce, sans tenir compte d'aucune difficulté de réalisation, et il l'offre aux hommes avec la ferme conviction que les peuples n'auront qu'à la connaître pour la réaliser : tandis que Morus doute que même les réformes les plus urgentes qu'il met dans la bouche de son voyageur, retour d'Utopia, puissent jamais être appliquées. Le penseur anglais comprend que le communisme, dont il propose la restauration, est en train d'être détruit, et pour toujours, par les phénomènes économiques qui vont élaborer le moule d'une société individualiste, la plus individualiste qui n’ait jamais existé.

Il fallait être un idéaliste, ignorant les réalités du monde ambiant, comme l'était Campanella, pour s'illusionner au point de croire qu'il n'y avait qu'à concevoir une cité communiste pour que sa réalisation fut immédiatement possible. L'humanité devait fatalement passer par la phase individualiste qu'imposaient les phénomènes économiques et qui, en se développant, devaient se charger de démolir le moule individualiste qu'ils créaient et de préparer un nouveau moule communiste. De même que l'individualisme est né du communisme, de même le communisme naît de l'individualisme. Les hommes de pensée et d'action de notre temps ont pour mission d'étudier et de comprendre la marche des événements pour la hâter, et non de rêver des utopies, ainsi que les philistins le désirent : si ces messieurs ont besoin d'utopies pour se recréer, nous les renvoyons à I'œuvre géniale de Campanella, dont la lecture ne prendra pas beaucoup de leur temps précieux.

Nous aimerions à reproduire tout entière la Cité du Soleil, qui agite tant de questions variées en un si petit nombre de pages ; mais, nous devons nous borner à une simple analyse, que nous essayerons cependant de rendre suffisamment complète, pour que le lecteur ait une juste idée de la conception du monde que se faisait ce moine du XVI° siècle, car bien qu'il soit mort en 1639, c'est bien à ce siècle qu'il appartenait par la hardiesse de son génie et le mysticisme de son esprit.


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