1908 |
Un texte publié pour la première fois en 1908, pour le vingt-cinquième anniversaire de la mort de K. Marx. |
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Trois nations représentaient, au XIXe siècle, la civilisation moderne. Seul celui qui s’était assimilé l’esprit de toutes les trios, et qui était ainsi armé de toutes les acquisitions de son siècle, pouvait produire l’immense travail que fournit Marx.
La synthèse de la pensée de ces trois nations, où chacune d’elles a perdu son aspect unilatéral, constitue le point de départ de la contribution historique de Marx et de Engels.
Le capitalisme, comme nous l’avons mentionné plus haut, était, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, beaucoup plus développé en Angleterre que dans n’importe quel pays. Ce développement était dû avant tout à la situation géographique de cette puissance, situation qui lui permit de tirer des avantages appréciables de la politique coloniale de conquête et de pillage à laquelle s’épuisèrent les Etats européens limitrophes de l’océan Atlantique.
Grâce à sa situation insulaire, elle n’avait pas besoin d’entretenir une forte armée permanente, elle pouvait consacrer tous ses moyens à sa flotte et conquérir, sans épuisement, la maîtrise des mers. De plus, sa richesse en charbon et en fer lui permettait de consacrer les richesses acquises par la politique coloniale au développement d’une grande industrie capitaliste qui à son tour, par la domination des mers, conquérait le marché mondial. Avant le développement des chemins de fer, la marche ne pouvait s’ouvrir pour les marchandises de grande consommation que par les voies maritimes.
Pour cette raison, il fut possible d’étudier en Angleterre plutôt qu’ailleurs non seulement le capitalisme et ses tendances, mais aussi, comme nous l’avons indiqué, la lutte prolétarienne de classe que ses tendances provoquèrent. Nulle part non plus, la science du mode de production capitaliste, l’économie politique, n’était aussi prospère. Il en était de même, grâce au commerce mondial, de l’histoire économique et de l’ethnologie. Mieux que n’importe où ailleurs, on pouvait apprendre en Angleterre ce que serait l’époque à venir. On pouvait connaître aussi, grâce aux nouvelles sciences psychologiques, les lois de l’évolution sociale qui régissent toutes les époques, et ainsi constituer l’unité des sciences naturelles et psychologiques.
Mais l’Angleterre n’offrait à cette fin que le matériel, et non la méthode d’investigation.
C’est précisément parce que le capitalisme s’est développé plus tôt en Angleterre qu’ailleurs que la bourgeoisie y est arrivée à la direction de la Société avant que la féodalité n’eût abdiqué complètement dans le domaine politique, économique et spirituel et que la bourgeoisie y a conquis une complète indépendance. La politique coloniale elle-même, qui stimulait le capitalisme, donna aussi aux seigneurs féodaux de nouvelles forces.
De plus, pour des raisons déjà mentionnées, l’armée permanente en Angleterre n’atteignit pas un grand développement, ce qui empêcha l’établissement d’un fort pouvoir politique centralisé.
La bureaucratie demeura faible et l’administration autonome des classes régnantes resta puissante à côté d’elle. Les luttes de classe ne se concentrèrent donc pas, mais au contraire s’éparpillèrent. Il en résulta un esprit de compromis entre le passé et le présent qui pénétra toute la vie et toute la pensée. Les penseurs et les champions des classes nouvelles ne se dressèrent pas formellement contre le christianisme, l’aristocratie et la monarchie ; leurs partis ne rédigèrent pas de grands programmes. Ils ne tentèrent pas de penser leurs idées jusqu’au bout, ils préférèrent lutter pour telles mesures isolées suggérées par l’actualité plutôt que pour des programmes d’ensemble. L’étroitesse d’esprit et le conservatisme, la surévaluation du travail de détail en politique comme en science, l’abstention de toute velléité d’acquisition d’un large horizon pénétrèrent toutes les classes.
En France, la situation était toute différente. Ce pays était économiquement plus arriéré, ses industries capitalistes étaient avant tout des industries de luxe, la petite bourgeoisie était prédominante. Mais le ton était donné par la petite bourgeoisie de Paris.
Jusqu’à l’introduction des chemins de fer, de grandes villes d’au moins un demi-million d’habitants, comme Paris, n’étaient pas nombreuses et jouaient un rôle tout différent de celui qui leur est dévolu actuellement.
Avant l’établissement des chemins de fer qui permirent les transports de grandes masses d’hommes, les armées ne pouvaient qu’être de peu d’importance : elles étaient dispersées dans le pays, impossible à rassembler rapidement et leur armement ne mettait pas les masses populaires en un tel état d’infériorité qu’actuellement. Aussi, longtemps avant la Révolution, les Parisiens se distinguèrent par leur opiniâtreté à arracher par des soulèvements armés répétés des concessions au gouvernement.
Avant l’introduction de l’obligation scolaire, de l’amélioration des postes par l’utilisation du chemin de fer et du télégraphe, et de la diffusion des journaux quotidiens dans les campagnes, la supériorité et par conséquent l’influence intellectuelle de la population des grandes villes sur l’ensemble du pays étaient extraordinairement grandes.
Le compagnonnage représentait pour la masse des gens sans instruction la seule possibilité de se former au point de vue politique et esthétique, voire scientifique. Combien plus grande était cette possibilité pour la grande ville que dans les petites villes de province et les villages ! Tous ceux qui avaient de l’esprit en France partaient pour Paris. Tout ce qui se faisait à Paris était l’œuvre d’un esprit supérieur.
C’est cette population spirituelle, pétillante et courageuse, qui vit l’effondrement total du pouvoir de l’Etat et des classes régnantes.
Les mêmes causes qui, en France, contrecarraient l’évolution économique poussaient à la ruine de la féodalité et de l’Etat. D’abord la politique coloniale coûta à ce dernier un sacrifice formidable, brisant sa puissance militaire et financière et activant la ruine de nombreux paysans et plus encore des aristocrates. L’Etat, la noblesse et l’Eglise, qui avaient fait banqueroute politiquement et moralement et – sauf l’Eglise – financièrement, surent néanmoins exercer à l’extrême leur oppression, grâce à l’abolition des organisations populaires et à la puissance du gouvernement. Ce dernier disposait, en effet, de l’armée permanente et d’une administration importante qu’il avait centralisée entre ses mains. Cette situation entraîna finalement cette catastrophe colossale que nous connaissons sous le nom de grande Révolution française. Pendant cette période, les petits bourgeois et les prolétaires de Paris dominèrent la France et firent front à l’Europe.
Précédemment déjà, l’opposition aiguë et toujours croissante des besoins de la masse du peuple conduite par la bourgeoisie libérale et des besoins des nobles et du clergé protégés par les pouvoirs de l’Etat mena à la critique la plus radicale des idées antérieures. La guerre fut déclarée à toute autorité traditionnelle. Le matérialisme et l’athéisme, simples marottes d’une noblesse déchue en Angleterre et rapidement disparues du reste après la victoire de la bourgeoisie, représentaient au contraire en France le mode de penser des réformateurs les plus audacieux et des classes nouvelles. Si en Angleterre les causes économiques des antagonistes et des luttes de furent manifestes, en France révolutionnaire, par contre, on put le plus clairement voir que toute lutte de classe est une lutte pour le pouvoir politique. On peut constater en France aussi que la tache d’un grand parti politique ne se résoud pas à l’application de quelques réformes, mais qu’elle doit être la conquête du pouvoir politique, et que, d’autre part, cette conquête par une classe opprimée entraîne toujours une modification du mécanisme social.
Si en Angleterre, dans la première moitié du XIX° siècle, c’était la science économique qui était la plus avancée, en France c’était la pensée politique ; si l’Angleterre était régie par l’esprit de compromis, la France l’était par celui du radicalisme ; si en Angleterre le travail de détail de la lente construction organique prédominait, en France c’était celui que nécessite l’ardeur révolutionnaire.
La pensée audacieuse et radicale pour qui rien n’était sacré, qui poursuivait toute idée jusqu’au bout sans égards et sans inquiétude pour les conséquences, précéda l’action audacieuse et radicale. Mais si brillants et si séduisants que furent les résultats de cette pensée et de cette action, les défauts de ces avantages se développèrent également. Plein d’impatience, on ne prit pas le temps de se préparer à atteindre les buts les plus extrêmes. Plein de ferveur à conquérir d’un élan révolutionnaire la forteresse de l’Etat, on négligea le travail préliminaire d’investissement. Et cette poussée pour arriver aux plus hautes vérités entraîna rapidement à des conclusions hâtives et mit à la place de la recherche patiente le goût des idées spirituelles et improvisées. La tendance à vouloir enfermer dans quelques formules et quelques grands mots la plénitude infinie de la vie se fit jour.
Au prosaïsme britannique s’opposa l’ivresse phraséologie gauloise.
La situation en Allemagne était encore différente.
Le capitalisme y était encore moins développé qu’en France, parce que l’Allemagne était presque complètement coupée de l’océan Atlantique, la grande route des échanges du commerce mondial de l’Europe, et parce qu’elle ne se remettait, de ce fait, que lentement des horribles dévastations de la guerre de Trente ans. Bien plus encore que la France, l’Aallemagne était un pays petit-bourgeois, et de plus un pays sans fort pouvoir politique central. Divisée en un grand nombre de petits Etats, elle n’avait pas de grande capitale et la vie des petites villes et des petits Etats rendait sa peu nombreuse petite bourgeoisie faible et lâche. L’effondrement final de la féodalité ne fut pas le fait d’un soulèvement intérieur, mais d’une invasion de l’extérieur. Ce ne sont pas les bourgeois allemands, mais au contraire les soldats français qui balayèrent la féodalité des parties les plus importantes de l’Allemagne.
Certes, les grands succès de la bourgeoisie ascendante en Allemagne et en France stimulèrent aussi la bourgeoisie allemande, mais le désir d’action de ses éléments les plus énergiques et les plus intelligents ne put se réaliser dans aucun des domaines qu’avait conquis la bourgeoisie de l’Europe occidentale. Ils ne pouvaient ni fonder ni diriger de grandes entreprises commerciales et industrielles, ni intervenir dans les parlements et dans une presse toute puissante sur les destins de l’Etat, ni commander des flottes et des armées. La réalité était pour cette bourgeoisie désespérante et il ne lui restait plus que l’évasion dans la pensée pure et la transfiguration de la réalité par l’art, où elle se jeta à corps perdu et où elle créa de grandes choses.
Ici, le peuple allemand surpassa la France et l’Angleterre. Tandis que celles-ci produisaient Fox, Pitt et Burke, un Mirabeau, un Danton, un Robespierre, un Nelson et un Napoléon, l’Allemagne donna un Schiller, un Goëthe, Kant, Fichte et Hegel.
La pensée était l’occupation la plus élevée des grands Allemands, l’idée se présentait à eux comme maîtresse du monde, la révolution de la pensée comme moyen de révolutionner le monde. Plus la réalité était étroite et misérable, plus la pensée essayait de s’élever au-dessus d’elle, de dépasser ses limites et de saisir tout l’infini.
Tandis que les Anglais concevaient les meilleures méthodes pour perfectionner leurs flottes et leur industrie, les Français pour assurer la victoire de leurs armées et de leurs insurrections, les Allemands imaginèrent les meilleures méthodes pour l’avancement de la pensée et de la recherche intellectuelle.
Mais ces résultats, comme ceux de la France et de l’Angleterre, n’étaient pas sans désavantage pour la théorie comme pour la pratique. L’éloignement de la réalité produisit une ignorance du monde et une surévaluation de l’importance des idées, auxquelles on attribua une vie et une force en soi, indépendantes de la tête des hommes qui les créaient et qui avaient à les réaliser. On se contentait d’avoir des théories justes et on négligeait de lutter pour conquérir la puissance nécessaire afin de les appliquer. Si profonde que fut la philosophie allemande, si méthodique que devint la science allemande, si enthousiaste que fut l’idéalisme allemand, si majestueuses que furent les œuvres qu’ils accomplirent, ils ne cachaient pas moins une indicible impuissance à agir et un renoncement absolu à toute lutte pour le pouvoir.
L’idéal allemand fut bien plus sublime que l’idéal français ou même que l’idéal anglais, mais on ne fit pas un pas pour s’en approcher. On déclarait d’avance l’idéal était inaccessible.
Les Allemands, longtemps, ne surent se débarrasser de l’idéalisme inactif, comme les anglais du conservatisme et les Français de la phraséologie extrémiste.
Le développement de la grande industrie a finalement fait disparaître cet idéalisme pour le remplacer par un esprit belliqueux. Auparavant, il avait trouvé un réactif dans l’influence de l’esprit français après la Révolution.
L’Allemagne lui est redevable de quelques-uns de ses plus grands esprits. Souvenons-nous que Henri Heine et Ferdinand Lassalle unissent la pensée française révolutionnaire à la méthode philosophique allemande.
Mais le résultat fut plus important encore lorsque cette union se compléta de la science économique anglaise. C’est cette synthèse que nous devons aux travaux d’Engels et de Marx.
Ils reconnurent que l’économie et la politique, le travail de détail de l’organisation et l’ardeur révolutionnaire se conditionnaient l’un l’autre ; que le travail de détail est stérile sans le but essentiel qui en est à la fois le stimulant et la raison ; que ce but est imprécis sans le travail de détail préalable, qui seul donne la capacité de lutte nécessaire pour l’atteindre. Ils reconnurent également qu’un tel objectif ne peut naître du simple besoin révolutionnaire ; qu’il doit être dégagé des illusions et de l’enivrement, par l’application consciencieuse des méthodes de recherche scientifique, et qu’il doit être à l’unisson de l’ensemble du savoir de l’humanité. Ils reconnurent de plus que l’économie est le fondement de l’évolution sociale, et qu’elle comprend les lois qui régissent nécessairement cette évolution.
L’Angleterre leur donna la plus grande partie de la documentation économique qu’ils utilisèrent et la philosophie allemande la meilleure méthode pour en déduire l’objectif de l’évolution sociale contemporaine ; la Révolution française leur démontra de la manière la plus claire la nécessité de conquérir la puissance et notamment le pouvoir politique pour arriver au but.
C’est ainsi qu’ils créèrent le socialisme scientifique moderne par la fusion de tout ce que la pensée anglaise, la pensée française et la pensée allemande avaient de grand et de fertile.
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