1908 |
Un texte publié pour la première fois en 1908, pour le vingt-cinquième anniversaire de la mort de K. Marx. |
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Ce fut son point de vue révolutionnaire prolétarien qui permit à Marx de fonder l’unité des sciences. Mais lorsque nous parlons de Marx, nous ne devons jamais oublier que cette œuvre fut accomplie en même temps par Frédéric Engels, un penseur de valeur égale et que, sans la collaboration étroite de ces deux hommes, la nouvelle conception matérialiste de l’Histoire et la nouvelle conception historique ou dialectique du monde n’auraient pu d’un seul coup se présenter d’une manière à la fois si achevée et si générale.
Engels arriva par une autre voie que Marx à cette conception. Marx était le fils d’un homme de loi et se destina d’abord à la carrière judiciaire, puis, plus tard, à la carrière universitaire. Il étudia le droit, la philosophie et l’Histoire et ne s’attacha aux études économiques que lorsqu’il ressentit amèrement qu’elles lui manquaient.
A Paris, il étudia l’économie, l’histoire de la Révolution et le socialisme, et le grand penseur Saint-Simon semble avoir eu sur lui une énorme influence. Ces études le menèrent à l’idée que ce ne sont ni la loi ni l’Etat qui font la société, mais au contraire que la société qui naît du processus économique fait la loi et l’Etat selon ses besoins.
Engels, par contre, était le fils d’un industriel. Il reçut les premiers fondements de son savoir, non pas au gymnase, mais à l’école moyenne, où il apprit à penser selon les méthodes des sciences naturelles. Il entra ensuite dans le commerce et exerça l’économie pratiquement et théoriquement à Manchester, au centre du capitalisme anglais où son père possédait une fabrique.
Venant de l’Allemagne, où il s’était familiarisé avec la philosophie hégélienne, il sut approfondir la science économique qu’il trouva à son arrivée en Angleterre. Son attention fut surtout attirée par l’histoire économique. Nulle part ailleurs, vers les années 40 du XIX° siècle, la lutte de classe prolétarienne n’était si développée, sa liaison avec l’évolution capitaliste si évidente, qu’en Angleterre.
Ainsi Engels arriva en même temps que Marx, mais par un autre chemin, au seuil de la même conception matérialiste de l’Histoire. Si l’un y est arrivé par le chemin des anciennes sciences psychologiques, c’est-à-dire le droit, l’éthique, l’histoire économique, l’ethnologie et par les sciences naturelles, c’est dans la Révolution, dans le socialisme qu’ils se rencontrèrent. C’est la concordance de leurs idées qui les rapprocha immédiatement lorsqu’ils entrèrent en relations personnelles en 1844, à Paris. L’identité des idées fit bientôt place à une communion complète et à une collaboration où il est impossible de dire ce que chacun a apporté. Certainement Marx était le plus éminent des deux et personne ne l’a reconnu avec moins d’envie et même plus joyeusement qu’Engels lui-même. Leur manière de penser s’appela d’ailleurs marxiste, du nom même de Marx. Mais Marx n’aurait pu produire ce qu’il a produit sans Engels, de qui il apprit dans une mesure formidable – d’ailleurs l’inverse est vrai également. Chacun d’eux s’éleva par sa collaboration avec l’autre et arriva ainsi à un élargissement de ses vues et à une universalité qu’il n’aurait pu conquérir lui seul. Marx serait venu sans Engels, comme Engels sans Marx, à la conception matérialiste de l’Histoire, mais leur évolution aurait été plus lente parce que les erreurs auraient été plus nombreuses. Marx était le penseur le plus profond et Engels le plus audacieux. Chez Marx la force d’abstraction était plus développée, c’est-à-dire le don de découvrir ce qui est général dans la confusion des phénomènes particuliers ; chez Engels, c’était l’esprit de combinaison qui prédominait, c’est-à-dire la capacité de reconstituer, à l’aide d’observations particulières, l’ensemble d’un phénomène.
Chez Marx, la capacité de critique et d’auto-critique était plus vigoureuse ; elle mettait un frein à l’audace de sa pensée et l’incitait à avancer prudemment en éprouvant continuellement le sol, tandis qu’Engels, l’esprit tout rempli de la joie fière que lui donnaient ses vues grandioses, s’enthousiasmait vite et planait au-dessus des plus grandes difficultés.
Parmi les nombreuses suggestions que Marx reçut d’Engels, il en est une particulièrement importante.
Marx s’éleva formidablement parce qu’il domina la façon de penser allemande et qu’il l’enrichit de pensée française. Engels, d’autre part, le familiarisa avec la pensée anglaise.
Dès lors sa pensée prit tout son essor. Rien de plus erroné que de considérer le marxisme comme purement allemand. Il fut, dès son début, international.
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