1908 |
Un texte publié pour la première fois en 1908, pour le vingt-cinquième anniversaire de la mort de K. Marx. |
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Nous avons examiné les travaux principaux de Marx et de son collaborateur Engels. Mais l’exposé de leur production serait incomplet si nous ne parlions pas de la synthèse de la théorie et de la pratique qui constitue un de ses aspects principaux.
Pour la pensée bourgeoise, ceci est une faiblesse de leur œuvre scientifique, devant laquelle, peut-être avec malveillance et incompréhension même, la science bourgeoise doit s’incliner. S’ils n’avaient été que ces théoriciens et des savants de cabinet, qui se seraient contentés d’exposer leurs théories en une langue incompréhensible pour le commun des mortels dans des in-folio inaccessibles, cela aurait encore pu passer. Mais le fait que leur science est née de la lutte et doit à son tour servir la lutte, la lutte contre l’ordre existant, cela a dû oblitérer leur impartialité et leur enlever leur honnêteté.
Cette misérable façon de considérer les choses ne permet de voir en un lutteur qu’un avocat, à qui sa science ne sert à rien d’autre qu’à lui fournir des arguments contre la partie adverse.
Personne n’a un plus grand besoin de vérité que le lutteur engagé dans une lutte terrible avec la perspective de ne résister que s’il connaît clairement sa situation et ses moyens d’action.
Les juges qui interprètent les lois de l’Etat peuvent être induits en erreur par les stratagèmes d’un avocassier habile. Il n’en est pas de même de la nécessité des lois naturelles que l’on peut connaître mais non duper ou corrompre.
Le lutteur qui se trouve dans cette situation puisera dans l’ardeur de la lutte un désir plus grand d’entière vérité. Et aussi le désir, non pas de conserver pour soi la vérité acquise, mais de la communiquer à ses compagnons de lutte.
Ainsi Engels écrivait entre 1845 et 1848, époque où lui et Marx acquirent leurs nouveaux résultats scientifiques, qu’ils n’avaient nullement l’intention « de chuchoter ces résultats dans de gros livres exclusivement réservés au monde savant ». Ils se mirent au contraire immédiatement en relation avec des organisations prolétariennes pour y faire de la propagande pour leurs conceptions et la tactique qui y correspond. Ils réussirent ainsi à gagner à leurs principes l’internationale « Union des Communistes », une des plus importantes parmi les associations prolétariennes révolutionnaires de l’époque, principes qui trouvèrent leur expression peu de semaines avant la révolution de février 1848 dans le Manifeste Communiste qui devait servir de « fil conducteur » au mouvement prolétarien de tous les pays.
La révolution appela Marx et Engels de Bruxelles, où ils séjournaient, d’abord à Paris, ensuite en Allemagne, où ils se consacrèrent un certain temps à la pratique révolutionnaire.
La chute de la révolution les contraignit, fort à contre-cœur, à partir de 1850, à se consacrer entièrement à la théorie. Mais lorsqu’au commencement des années 1860, le mouvement ouvrier reprit vie, Marx – Engels fut d’abord empêché pour des raisons personnelles – se remit immédiatement de toutes ses forces au travail pratique du mouvement.
Il entra dans l’ Association Internationale des Travailleurs , fondée en 1864 et qui devait devenir rapidement un épouvantail pour toute l’Europe bourgeoise.
Le ridicule esprit policier avec lequel même la démocratie bourgeoise soupçonne tout mouvement prolétarien, représente l’Internationale comme une monstrueuse société de conspiration qui s’était donné pour unique tâche l’organisation de troubles et de tentatives révolutionnaires. En réalité elle poursuivait ouvertement ses objectifs : la concentration de toutes les forces prolétariennes en une activité commune, mais propre, libérée de toute politique ou pensée bourgeoise, en vue de l’expropriation du capital et de la conquête de tous les instruments politiques et économiques des classes possédantes par le prolétariat. Le pas le plus important et le plus décisif dans cette voie, c’est la conquête de la puissance politique, mais l’émancipation économique des classes travailleuses est le bit final, « auquel tout mouvement politique comme simple moyen doit se subordonner ».
Comme moyen le plus approprié à l’accroissement de la puissance prolétarienne Marx considère l’organisation.
« les prolétaires possèdent un élément du succès », dit-il, dans l’ Adresse Inaugurale , « le nombre. Mais le nombre n’a un grand poids que lorsqu’il est groupé en une organisation et conduit à un but précis ».
Sans but, pas d’organisation. Le but commun seul peut unir les différents individus en une organisation commune. D’un autre côté, la diversité des buts est une cause de division comme la communauté du but amène l’union.
Précisément à cause de l’importance de l’organisation pour le prolétariat, tout dépend du genre de but qu’on lui assigne. Ce but est de plus grande signification pratique. Rien de moins pratique que cette façon de voir qui semble d’un si grand réalisme politique : le mouvement est tout, le but n’est rien. Est-ce l’organisation n’est donc rien et le mouvement inorganisé tout ?
Déjà avant Marx des socialistes assignèrent des buts au prolétariat. Mais ceux-ci provoquèrent le sectarisme, et divisèrent les prolétaires parce que chacun de ces socialistes mettait l’accent sur la manière spéciale qu’il avait trouvée de résoudre le problème social. Autant de solutions, autant de sectes.
Marx ne donna pas de solution particulière. Il s’opposa à toutes les mises en demeure d’être « positif » et d’exposer en détail les mesures à prendre, par lesquelles on émanciperait le prolétariat. Il ne proposa à l’Internationale que ce but général de l’organisation, que tout prolétaire pouvait adopter : la libération économique de sa classe ; et le chemin qu’il montrait pour y arriver était celui que l’instinct de classe du prolétaire indiquait : la lutte de classe politique et économique.
Avant tout ce fut la forme syndicaliste de l’organisation que Marx propagea dans l’Internationale ; elle apparut comme la forme d’organisation qui pouvait le plus rapidement possible réunir de grandes masses d’une manière durable. Dans les syndicats, il vit également les cadres du parti ouvrier. Sa pénétration de l’esprit de la lutte des classes et sa compréhension des conditions, grâce auxquelles l’expropriation de la classe capitaliste et la libération du prolétariat étaient possibles, n’agirent pas moins activement que le développement de l’organisation syndicale elle-même.
Il eut de fortes oppositions à vaincre, précisément chez les travailleurs les plus avancés, qui étaient encore pénétrés de l’esprit des anciens socialistes et qui appréciaient peu les syndicats, parce que ceux-ci ne touchaient pas au salariat. Il leur parurent comme une déviation de la bonne méthode, qu’ils voyaient dans la fondation d’organisations dans lesquelles le salariat était directement vaincu, comme dans les coopératives de production. Si, malgré tout, l’organisation syndicale fit de rapides progrès sur le continent européen à partir de la deuxième moitié des années 60, elle le doit avant tout à l’Internationale et à l’influence que Marx exerça sur elle et par elle.
Les syndicats n’étaient pas pour Marx un but en soi, mais seulement le moyen de mener la lutte de classe contre l’ordre capitaliste. Il s’opposa de la manière la plus énergique aux chefs de syndicats qui essayèrent de détourner les syndicats de ce but – que ce fût pour des raisons étroitement personnelles ou pour des considérations purement syndicales, notamment contre les fonctionnaires syndicaux qui commencèrent à tricher avec les libéraux.
En général, aussi indulgent et tolérant que Marx était envers les masses prolétariennes, aussi sévère était-il pour ceux qui se présentaient comme leurs chefs. Ceci fut surtout vrai pour les théoriciens.
Dans l’organisation prolétarienne était bienvenu, pour Marx, tout prolétaire qui se présentait avec l’intention honnête de participer à la lutte de classe quelles que fussent les conceptions que le nouvel adhérent prônait, les motifs d’action théoriques qui le menaient, ou les arguments qu’il employait ; qu’il fût athée ou chrétien, proudhonien, blanquiste, weitlingien ou lassalien, qu’il comprît la théorie de la valeur ou qu’il la tînt pour superfétatoire. Naturellement, il ne lui était pas indifférent d’avoir affaire avec des ouvriers aux conceptions claires ou pleins de confusion. Il considérait comme un devoir important de les éclairer, mais il aurait tenu pour erroné de repousser des travailleurs parce qu’ils pensaient d’une manière confuse, et de les écarter de l’organisation. Il mettait toute sa confiance dans la puissance des contradictions de classes et dans la logique de la lutte de classe qui devait mener chaque prolétaire dans la bonne voie du moment qu’il avait adhéré à une organisation qui servait une véritable lutte de classe prolétarienne.
Mais il se comportait d’une manière différente vis-à-vis des gens qui vinrent au prolétariat comme professeurs et qui répandaient des conceptions propres à troubler la force et l’unité de cette lutte de classe. Vis-à-vis de tels éléments, il ne connaissait pas d’indulgence. Il s’opposa à eux en critique impitoyable, leurs intentions eussent-elles été les meilleures ; leur activité lui semblait en tout cas répréhensible – même lorsqu’il y avait des résultats et qu’elle ne s’exprimait pas en un pur gaspillage de forces.
Grâce à cela Marx fut toujours un des hommes les plus haïs ; haï non seulement de la bourgeoisie qui craignait en lui l’ennemi le plus dangereux, mais aussi de tous les sectaires, inventeurs, confusionnistes cultivés et autres éléments semblables dans le camp socialiste qui s’emportaient d’autant plus passionnément contre son « intolérance », son « autoritarisme », son « dogmatisme » et son « inquisition » qu’ils ressentaient douloureusement sa critique.
Avec ses conceptions, nous, marxistes, avons aussi repris cette position et nous en sommes fiers. Ce n’est que celui qui se sent le plus faible qui se plaint de « l’intolérance » d’une critique purement idéologique. Personne n’est plus durement, plus méchamment critiqué que Marx. Mais jusqu’ici il n’est encore jamais arrivé à un marxiste de chanter une complainte sur l’intolérance de nos adversaires d’idées. Pour cela, notre affaire est trop certaine.
Par contre, le découragement, qui parfois se manifeste dans les masses prolétariennes à la suite de querelles d’idées entre le marxisme et ses critiques, ne nous laisse pas indifférents. Ce découragement exprime un besoin tout à fait justifié : celui de l’unité du combat de classe et du groupement de tous les éléments prolétariens en une grande masse distincte, celui d’éviter des divisions qui pourraient affaiblir le prolétariat.
Les travailleurs connaissent très bien la force qu’ils puisent dans leur unité, ils l’apprécient plus que la clarté théorique et ils maudissent les discussions théoriques, lorsqu’elles menacent d’aller jusqu’à la division. Et cela avec raison, parce que le besoin de clarté théorique produirait le contraire de ce qu’il devrait donner s’il affaiblit la lutte de classe prolétarienne au lieu de la renforcer.
Un marxiste qui pousserait une divergence théorique jusqu’à la division d’une organisation de combat prolétarienne n’agirait pas d’une manière marxiste, c’est-à-dire dans le sens de la doctrine marxiste de la lutte de classe pour laquelle chaque pas en avant est plus important qu’une douzaine de programmes.
Marx et Engels ont exposé dans le Manifeste Communiste , au chapitre intitulé : « Prolétaires et Communistes », leur conception relative à la position que les marxistes devaient occuper dans les organisations prolétariennes. Les communistes étaient à peu près ce que nous appelons aujourd’hui les marxistes.
Dans ce chapitre, on peut lire ceci :
« Quelle est la position des communistes vis-à-vis des prolétaires pris en masse ?
Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers.
Ils n'ont point d'intérêts qui les séparent du prolétariat.
Ils ne proclament pas de principes sectaires sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier.
Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points :
- Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat.
- Dans les différentes phases evaluative de la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours et partout les intérêts du mouvement générale.
Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue, la plus avancée de chaque pays, la section qui anime toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence nette des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien.
Le but immédiat des communistes est le même que celui de toutes les fractions du prolétariat : organisation des prolétaires en classe, destruction de la suprématie bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
Les propostions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde.
Elles ne sont que l'expression, en termes généraux, des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique évoluant sous nos yeux. »
Depuis quatre-vingt-cinq ans [en 1933] que ceci fut écrit, plus d’une situation a changé, de sorte que ces phrases ne peuvent plus être appliquées à la lettre. En 1848, il n’y avait pas encore de grands partis ouvriers unitaires ayant des programmes généraux socialistes, et à côté de la théorie marxiste, il s’en trouvait d’autres, bien plus répandues.
Aujourd’hui il n’y a plus, chez le prolétaire militant, uni dans des partis de masse, qu’une seule théorie socialiste vivante : la théorie marxiste. Tous les membres des partis ouvriers ne sont pas marxistes, et encore moins ont-ils une solide formation marxiste. Mais parmi eux, ceux qui n’admettent pas la théorie marxiste n’ont point du tout de théorie propre. Ou bien ils contestent l’utilité d’une théorie ou d’un programme quelconque, ou bien ils brassent les bribes de la pensée pré-marxiste. Ce qui suffit pour les buts habituels d’agitation populaire, mais ce qui est insuffisant lorsqu’il s’agit de discerner dans la réalité des phénomènes nouveaux et inattendus. Précisément à cause de cette souplesse et de cette inconsistance dans cette position on ne peut faire un édifice qui défie toutes les tempêtes.
Le marxisme ne doit plus aujourd’hui se dresser contre d’autres conceptions socialistes. Ses critiques ne lui opposent pas d’autres idées, mais émettent seulement des doutes sur la nécessité d’une théorie en général ou du moins d’une théorie conséquente. On ne lui oppose plus dans le mouvement ouvrier que des expressions telles que « dogmatisme », « orthodoxie » et autres et non plus de nouveaux systèmes.
Ce n’est là pour nous, marxistes, qu’une raison de plus de ne pas vouloir enfermer le mouvement ouvrier dans une secte marxiste particulière qui se séparerait des autres couches du prolétariat militant. Comme Marx nous considérons, comme étant notre tâche, d’unir l’ensemble du prolétariat en un organisme de lutte. A l’intérieur de cet organisme, ce sera toujours notre but de rester « la partie la plus active et la plus avancée » qui « ait sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence nette des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien », c’est-à-dire que nous nous efforçons de fournir le maximum dans l’action pratique et dans l’étude théorique, qu’il est possible de fournir dans des circonstances données. Nous ne voulons avoir une situation spéciale de l’organisation générale du prolétariat groupé en parti de classe que par la supériorité de notre travail que nous assure la supériorité de notre point de vue marxiste. Le prolétariat, d’ailleurs, partout où il n’est pas pénétré de marxisme, est contraint par la force des choses à en prendre le chemin.
Il est très rare qu’un marxiste ou un groupe marxiste ait fait appel à la scission pour des divergences théoriques. Quand il y eut des divisions, ce furent toujours des divisions pour des raisons pratiques et non théoriques ; c’étaient toujours des divergences tactiques ou d’organisation qui les amenèrent et la théorie ne fut que le bouc émissaire chargé de tous les pêchés commis en la circonstance.
Marx n’a pas seulement montré théoriquement la voie par laquelle le prolétariat doit atteindre au plus vite son haut objectif, il a été aussi pratiquement de l’avant dans cette voie. Par son activité dans l’Internationale, il devint un guide pour toute notre activité pratique.
[Aujourd’hui encore l’opposition si profonde entre communistes et social-démocrates n’est pas théorique, mais pratique. Pour cette raison, nous n’en parlerons, ici, pas plus longtemps. Cette opposition est une opposition tactique et d’organisation, et non pas l’opposition du marxisme et de l’anti-marxisme, mais au contraire celle de la démocratie et de la dictature. A ce sujet, nous pouvons, nous social-démocrates, pleinement nous en référer à Marx, qui intervint dans les questions du parti et des syndicats en faveur de la démocratie la plus complété et dans celle de l’Etat en faveur de la république démocratique. (Paragraphe rajouté en 1933.) ]
Non seulement comme penseur, mais encore comme modèle, nous avons ici à commémorer Marx ou mieux, ce qui est plus dans son esprit, à l’étudier. Nous ne tirerons pas un profit moindre de l’histoire de son activité personnelle que de ses études théoriques.
Il ne fut pas seulement un modèle par son activité, par son intelligence supérieure, mais aussi par son audace, sa persévérance qui se mariaient avec la plus grande bonté, l’abnégation et la sérénité inébranlable.
Pour connaître son audace, il faut lire son procès qui se déroula à Cologne, le 9 février 1849, à cause de son appel à la résistance armée où il expose la nécessité d’une nouvelle révolution. Le soin vigilant qu’il montra, alors qu’il vivait lui-même dans la plus grande misère, pour ses compagnons, à qui il pensait toujours avant de penser à lui-même, notamment après l’effondrement de la révolution de 1848, comme après la chute de la Commune de Paris de 1871, témoigne de sa bonté et de son abnégation. Toute sa vie fut une chaîne ininterrompue d’épreuves, auxquelles seul un homme dont la persévérance et l’énergie dépassaient de beaucoup la mesure commune pour résister.
Des le début de son activité à la Rheinische Zeitung , en 1842, il fut pourchassé de pays en pays, jusqu’au moment où la Révolution de 1848 lui fit espérer la victoire. Par la défaite de la révolution, il se vit rejeté de nouveau dans la misère politique et personnelle, qui semblait d’autant plus sans espoir qu’en exil il était boycotté d’un côté par la démocratie bourgeoise, de l’autre par une partie des communistes mêmes qui le combattaient parce qu’il n’était, d’après eux, pas suffisamment révolutionnaire et que, de ses partisans, un grand nombre étaient enfermés pour de nombreuses années dans les forteresses prussiennes. Finalement vint une éclaircie, l’Internationale ; mais après peu d’années, elle disparut aussi à la suite de la chute de la Commune de Paris, et elle fut dissoute dans la confusion. Certes, l’Internationale avait accompli sa tâche de la manière la plus brillante, mais précisément à cause de cela les mouvements révolutionnaires des différents pays étaient devenus autonomes. Plus elle grandissait, plus l’Internationale avait besoin d’une forme d’organisation plus élastique, qui laissât plus de place aux différentes organisations nationales. Cependant, au même moment, les dirigeants des syndicats anglais qui voulaient marcher avec les libéraux se sentirent mal à l’aise à cause des tendances de la lutte de classe, alors que dans les pays latins l’anarchisme bakouninien se rebellait contre la participation des travailleurs à la politique : phénomènes qui poussèrent précisément alors le Conseil général de l’Internationale à l’application la plus rigoureuse de ses attributions centralisatrices, alors que le fédéralisme était plus nécessaire que jamais dans l’organisation.
Le fier navire conduit par Marx échoua sur cet écueil.
Ce fut une amère désillusion pour Marx. Certes, la brillante ascension de la social-démocratie allemande et le renforcement du mouvement révolutionnaire en Russie vinrent alors. Cependant la loi sur les socialistes mit bientôt fin à cette ascension brillante, et le terrorisme russe atteignit son point culminant en 1881. A partir de ce moment, il alla en déclinant.
Ainsi l’activité politique de Marx fut une chaîne ininterrompue d’insuccès et de désillusions, tout comme son activité scientifique. L’œuvre de sa vie, le Capital , de laquelle il avait espéré beaucoup, resta apparemment inaperçue et sans action. Même dans son propre parti, son œuvre ne fut que peu comprise jusqu’au commencement des années quatre-vingts.
Marx mourut juste au seuil du temps où les semailles qu’il avait prodiguées dans les périodes les plus arides devaient se lever. Il mourut au moment où le mouvement prolétarien s’étendit à toute l’Europe et se pénétra de l’esprit de Marx, se plaçant sur les fondements qu’il avait établis, ce qui donna une période d’essor victorieux au prolétariat.
Si décourageante qu’aurait été cette situ ation pour beaucoup d’hommes, elle n’enleva jamais à Marx son égalité d’humeur ni ses convictions. Il dépassa si fortement son milieu et vit si loin au-delà de celui-ci qu’il put apercevoir la terre promise que la grande masse de ses contemporains ne soupçonnaient même pas. Ce fut la grandeur de son œuvre scientifique, ce fut la profondeur de sa théorie, où il puisa le meilleur de sa force de caractère, où son énergie et ses convictions prirent racine, qui le mirent à l’abri de toute défaillance et de cette inégalité de sentiments qui fait passer de la jubilation d’aujourd‘hui au sombre pessimisme de demain.
Nous devons puiser également à cette source afin d’être certains que nous serons à la hauteur de notre tâche. Alors nous pourrons espérer atteindre notre but plus tôt qu’il ne l’aurait été autrement. La bannière de la délivrance du prolétariat et de l’humanité entière que Marx a déployée, qu’il brandit plus d’une génération avant nous, jamais abattu, jamais découragé par des attaques toujours renouvelées, cette bannière, les combattants qu’il a formés le planteront sur les ruines de la forteresse capitaliste.
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