Pour les diverses mines, les villages miniers, dont David Hughes était propriétaire, il n´existait qu´une seule boutique de troc, si bien que le jour d´ouverture, la plupart des femmes étaient contraintes de faire des lieues à pied.
M. Hughes ne s´en tracassait guère. Cela revenait moins cher que d´avoir plusieurs boutiques de ce genre, avec chacune son gérant et ses employés, quoique ceux-ci fussent chichement payés. Pour arrondir leur paye, ils attribuaient aux denrées une valeur supérieure aux prix fixés et s´efforçaient ainsi de se faire un petit bénéfice.
Il n´y avait aucune espèce d´épicerie ou de magasin de vivres dans le village où se trouvait «la boutique Hughes» et, y en aurait-il eu, que les gens n´eussent pas été en mesure d´y acheter quoi que ce soit. Tous les ouvriers de la région travaillaient dans les puits. Leurs salaires étaient principalement payés en nature, et non en espèces. Les «bons» qu´ils recevaient ne pouvaient être troqués contre de la nourriture qu´en se fournissant à la boutique, propriété de leur patron.
Si les mineurs menaçaient de faire grève pour obtenir un meilleur salaire, M. Hughes cédait parfois et augmentait le montant des «bons», mais, en même temps, il élevait les prix des produits qu´il vendait, de sorte qu´on était pas plus avancé qu´auparavant. Et puis, M. Hughes arrivait à se renseigner: il recherchait les meneurs, ceux qui avaient poussé à la grève. Il les licenciait, les expulsant parfois de leurs logements.
Tout ceci, et bien plus encore, les garçons l´apprirent en allant de village en village avec le pharmacien. Ils allaient aussi dans d´autres vallées, où d´autres patrons possédaient les mines, ou bien se rendaient chez les métallurgistes des forges et les dockers de Newport, mais c´était partout la même histoire. Partout les ouvriers trimaient comme des bufs pour une poignée d´individus qui empochaient les bénéfices
Quelques semaines plus tard, ils revinrent à Ebbw et Abertillery et dans les villages dépendant de Hughes. Tapper paraissait faire ses tournées selon un plan bien organisé, mais les garçons ne le découvrirent jamais entièrement.
Parfois, il passait des jours entiers à parler à des hommes dans les auberges des hauts plateaux, sans vendre ni poudre ni potion. Et s´il soignait les gens, presque toujours il refusait d´être payé. C´était bien le plus étrange commerçant qu´ils n´eussent jamais connu.
Après deux ou trois séjours aux mêmes endroits, ils commençaient à reconnaître les visages et à lier connaissance. Ils virent une fois Gwen Thomas, qui leur dit d´un air farouche qu´elle avait été renvoyée parce qu´elle s´était plainte des conditions de travail dans la mine.
– De quoi se faire chartiste ! dit-elle avec colère, et les garçons sourirent en songeant à leur secret.
– Est-ce qu´on aurait dû lui dire que nous sommes chartistes ? demanda Owen à son camarade.
Tom pensait que non, ajoutant que les filles étaient incapables de se taire, et que, de toute façon, elle ne serait d´aucune utilité.
– Cependant, il se trouva que Gwen, elle, était destinée à être de la plus grande utilité pour la réalisation du projet qu´ils avaient conçu.
Ils la rencontrèrent à nouveau dans la foule massée autour de la porte fermée de la boutique de troc. Tapper était occupé ailleurs, et ils s´étaient éclipsés sans lui confier leur plan.
– Au cas où ça raterait avait dit Owen sans conviction.
Il était neuf heures passées, la porte aurait dû être ouverte depuis longtemps. Les femmes attendaient. Gwen était venue à la place de sa mère, afin de lui épargner les dix kilomètres aller et retour sur la route de la vallée.
– On est traité comme des animaux, dit-elle avec rage. Salut, vous deux, qu´est-ce que vous faites ici ?
– On jette un coup d´il, dit Owen d´un air dégagé. Que de monde !
Elle regarda autour d´eux.
– Oui. Quarante ou cinquante personnes et il y en aura deux fois plus avant que Sa Seigneurie daigne décrocher les volets.
– Tu t´imagines ! Et dire qu´il n´y a là que deux ou trois employés qui se moquent comme ça d´une centaine de personnes !
Tom était étonné, un peu méprisant.
– Pourquoi est-ce que vous ne les forcez pas à vous servir ? reprit-il.
Près d´eux, une femme rit durement.
– Pour qui est-ce que tu nous prends, mon petit gars, pour des boxeurs ? Ils n´oseraient pas nous traiter de cette façon si nos hommes étaient là. Mais comme ça
Elle haussa les épaules, résignée.
– Le gérant est bâti comme un taureau. Et si une femme pousse un peu trop sur le comptoir, il n´hésite pas à cogner
– C´est une honte ! s´écria Tom, indigné.
Soudain, Gwen lui saisit le bras, le visage rouge d´excitation.
– Si vous deux, les gars, vous vous mettiez à notre tête, chuchota-t-elle, je suis sûre que les femmes
Elle baissa encore le ton de sa voix. Elle venait d´avoir une idée toute proche du projet que les deux garçons mûrissaient depuis des semaines. Ils échangèrent leurs pensées à la hâte.
– C´est plus facile pour vous, termina-t-elle. Si l´une de nous se fait remarquer à la tête des autres, ça veut dire le renvoi de nos hommes. Mais vous, vous n´avez pas votre famille ici, elle ne risque rien !
Pour ce qui est de ça, laisse-nous faire !
D´accord.
Et elle s´éloigna dans la foule, lançant un mot ici et là parmi les filles de son village.
Un nonchalant grincement de verrous et de barreaux à l´intérieur de la boutique annonça qu´elle allait s´ouvrir. Owen comprit qu´il fallait agir tout de suite ou pas du tout. Il tremblait de peur, mais il fit un effort pour se dominer. Il sauta sur un petit mur qui longeait la maison.
Ecoutez-moi ! cria-t-il.
Personne ne l´avait remarqué. Les langues poursuivaient leur caquet, et pas une tête ne se tourna vers lui. Il essaya encore une fois, plus fort, avec plus de fermeté dans la voix.
Ecoutez-moi, toutes !
Cette fois-ci, elles se retournèrent.
C´est le gamin du docteur !
Il va faire un discours, pour sûr.
C´est un des chartistes !
Les Gallois ne peuvent résister au plaisir d´écouter un orateur. Les bavardages cessèrent et les femmes se rassemblèrent autour de lui. Leurs sourires montraient qu´il avait en tout cas toute leur bienveillance.
Je ne sais pas faire de discours, cria-t-il, les gratifiant en retour d´un grand sourire heureux. Je ne suis pas bien vieux. Presque toutes, vous avez l´âge de ma mère
– Et de te fesser ! grinça d´une voix perçante une vieille sorcière d´environ quatre-vingt-dix ans, mais le reste de l´auditoire noya d´un rire la suite de ses interruptions.
– Je veux vous parler de cette boutique de troc: on vous vole
– Nous savons tout ça ! cria une femme plus jeune. Que pouvons-nous y faire ?
Je vais vous le dire !
Owen s´arrêta. Devant lui, mais derrière la foule, il voyait un homme énorme, bâton en main, encadré dans la porte ouverte de la boutique. Il lui fallut du courage pour continuer, mais il n´eut pas d´hésitation.
– On vous a volé avec ce système depuis des années. C´est à votre tour de prendre un tout petit peu de ce que vous avez payé et que vous n´avez jamais eu !
– C´est vrai ! s´écria Gwen, voyant que les femmes hésitaient et avaient besoin d´être poussées dans la bonne direction. Qu´en pensez-vous, les filles ?
– A bas les boutiques de troc ! hurla quelqu´un tout à coup, et les autres reprirent le cri.
A bas les boutiques de troc !
Owen martelait du poing la paume de son autre main, pour souligner et amplifier chaque mot. Le grondement montait vers lui comme une mer déchaînée.
C´était le bon moment. Il le comprit. Le feu était allumé. Brûlerait-il ? Il sauta à bas du mur et se dirigea à grandes enjambées vers la porte, la foule des femmes sur ses talons.
De quoi, de quoi ?
Le gérant barrait l´entrée de son corps épais; derrière lui, on apercevait ses employés, un peu pâles.
– Nous voulons une ration gratuite de marchandises, dit Owen.
Ah, vraiment ?
L´homme ricana désagréablement, et poursuivit:
Et au nom de quoi ?
Au nom de la Charte du Peuple !
– C´est ça ! cria Gwen aux femmes derrière elle, et à nouveau le cri fut repris.
Toutes se pressaient en avant, agitant leurs poings en l´air et réclamant la Charte.
– Et si je ne suis pas d´accord ? s´enquit le gérant, balançant son bâton pensivement.
Nous prendrons ce qui nous appartient.
-Ah, c´est ça la musique, hein ?
Le ton de l´homme changea brusquement.
Alors, attrape-moi ça pour ta sale Charte !
Son bras s´éleva et le bâton retomba avec une force terrible.
Mais Owen s´était baissé et le bâton fendit le vide. Tom plongea dans les jambes de l´homme, et tous les trois roulèrent à terre.
– Je flanquerai la police à vos trousses ! haletait le colosse en se débattant pour se relever. Holà, Evan, va chercher mon pistolet. Je vais les calmer !
A cet instant, le succès de l´affaire oscilla dans la balance. Un des employés s´était élancé pour secourir son maître, l´autre avait disparu à la recherche de l´arme. Entendant le mot «pistolet», les femmes avaient reculées d´un pas, effrayées. Encore quelques minutes et tout échouait lamentablement.
– Qui a peur de son vieux joujou de pistolet ? lança audacieusement Gwen.
Elle bondit en avant et sa large main s´abattit sur la mâchoire de l´employé avec une force dont plus d´un garçon eût été fier. Comme il titubait, d´autres femmes se jetèrent sur lui, le frappant du poing. Réussissant enfin à se dégager, il se précipita dans l´intérieur de la boutique.
Les femmes le poursuivirent et, rencontrant l´autre employé, elles arrachèrent le pistolet de ses mains tremblantes et le mirent en fuite. Ni l´un ni l´autre ne réapparurent jusqu´à ce que tout fût terminé.
Le gérant était d´une autre trempe. Il se libéra finalement de l´étreinte des deux garçons et voulut saisir son bâton, mais d´un coup de pied, Tom l´avait déjà projeté au loin.
Plusieurs femmes passèrent en courant, leurs paniers remplis de farine, de lard et d´autres denrées pleins comme ils ne l´avaient jamais été. Le gérant était partagé entre l´envie féroce de se venger des garçons, et la peur de perdre son stock de marchandises, peur accrue par la crainte que lui inspirait son patron. Il se détourna en grondant une menace, leur promettant le pire, et fonça dans l´intérieur.
Là, son regard horrifié découvrit un spectacle sans nom. Gwen se tenait derrière le comptoir avec plusieurs jeunes femmes. Sortant les marchandises des rayons et des placards aussi vite qu´elles le pouvaient, elles les distribuaient aux autres femmes qui les entassaient dans leurs sacs et leurs paniers.
C´est du vol ! tonna le gérant. Je vais
Le reste de sa phrase se perdit: un sac de farine de six livres s´abattit sur sa tête, éclata et le recouvrit de son contenu, le transformant en bonhomme de neige.
– Attendez un peu marmonnait-il en s´étouffant avec la farine.
Et voilà vos ufs pourris !
Elles se mirent à le bombarder. Il essaya de se protéger, mais il était assailli de tous côtés. Il se débattait comme un forcené, mais la boutique se vidait à présent, et la place ne manquait pas pour esquiver ses coups. De plus, il était à moitié aveuglé par la farine et les ufs.
Finalement, il traversa leur barrage en trombe et s´enfuit dans la rue. Essayant d´essuyer le masque gluant collé à sa figure, il courait sur la route à toutes jambes.
Il est parti chercher le magistrat !
L´alerte fut donnée. Tout le monde savait ce que ça voulait dire. Le magistrat était M. Hughes lui-même
– Ils ne peuvent rien contre nous si nous nous tenons les coudes, dit Gwen d´un air de défi. Nous pouvons toutes juger que nous n´y étions pas. Pourvu que nous cachions les marchandises.
La foule s´éparpilla comme par magie, laissant la boutique vide, aussi vide que l´étaient les étagères et les coffres. D´un bout à l´autre de la vallée, ce soir, il y aurait des estomacs pleins à l´heure du souper.
J´entends des chevaux, dit Tom avec précipitation.
– On ferait de décamper, dit Owen, à moins que tu ne meures d´envie de voir l´intérieur d´une prison !
– Et les deux garçons disparurent une seconde à peine avant que le magistrat n´eût tourné au galop le coin de la rue.