1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre V

1934

Le Fauteuil du Diable

 

– Eh bien, dit le pharmacien avec un sourire, alors qu´à leur tour, ils reprenaient la route, maintenant, vous savez le pire: si ça ne vous dit rien de rester avec moi, vous êtes libres de partir.

– Je ne comprends pas très bien, dit Owen. Qu´est-ce qu´il voulait dire ? Qu´est-ce que vous avez fait pour qu´il puisse vous menacer de la prison ?

– Je crois que je sais, intervint Tom. Est-ce que vous êtes chartiste ?

Tapper inclina la tête.

– Oui, murmura-t-il après un instant. Je suis chartiste.

Tom siffla doucement.

– Je vois.

– Moi pas ! s´exclama Owen avec impatience.

Dans sa petite vallée, loin des villes et des journaux, il n´avait jamais entendu ce mot-là.

Tapper expliqua.

Tu sais que le mineur et le paysan n´ont pas le droit de vote. Seuls les gens qui ont une certaine fortune peuvent entrer au Parlement. Et ce Parlement fait les lois auxquelles nous devons tous obéir. Ainsi, ce sont les riches qui établissent les lois qui leur conviennent. Les pauvres ont beau peiner et souffrir: ils ne peuvent pas les changer.

– Ca ne me semble pas juste, dit Owen. Si on n´a rien à dire pour faire les lois, pourquoi est-ce qu´on devrait y obéir ?

– C´est injuste.

– Maintenant, je comprends pourquoi on a tant de mal. Mais qu´est-ce que nous pouvons y faire ?

– Exiger nos droits ! Exiger du Parlement qu´il nous accorde une Charte qui fera de nous des vrais citoyens, et non plus les esclaves que nous sommes dans le fond.

La voix du pharmacien résonnait comme une cloche. Il étendit son bras en un geste éloquent vers la campagne qu´ils traversaient:

– Regardez… Qui produit la richesse du pays ? Qui remonte le charbon, coule le fer, tisse la toile, élève les troupeaux ? Est-ce la fillette qui est sur le trône ? Ou bien Monsieur David Hughes, le propriétaire des mines ? Non ! Ce sont les mineurs, les fondeurs, les tisserands, les paysans… Et pourtant, ils meurent de faim et ils n´ont pas le droit de vote, pas un seul suffrage pour demander que les choses changent.

– Je n´y connais pas grand chose, à toutes ces questions, dit Tom gauchement, mais il me semble que vous avez raison.

Ah ça, oui ! approuva Owen.

Le pharmacien, ravi, leur donna à chacun une tape dans le dos.

– Ce soir, vous allez voir quelque chose, leur promit-il, quelque chose qui vous convaincra mieux encore.

Il ne voulut pas en dire davantage. Il se contenta de hocher la tête, puis se mit à fredonner de nouveau l´air de la Marseillaise. Ils ne purent plus rien tirer de lui.

Ce soir-là, ils laissèrent Bucéphale et la charrette dans une autre grange de la lande, bien loin de la grand-route. Aidé des garçons, Tapper prépara le souper comme d´habitude. Et lorsqu´il fit presque nuit, ils partirent à pied.

– Attention où vous marchez, dit Tapper. Par endroits, le chemin est mauvais. Ca monte ferme.

Pour Owen lui-même, si accoutumé qu´il fût à parcourir les collines la nuit, cette course silencieuse à travers la lande avait quelque chose de fantastique. Tapper marchait en avant, silhouette estompée dans le crépuscule, et les garçons suivaient en file indienne.

La pente était raide. Le sommet de la montagne se dressait devant eux, à peine un peu plus sombre que le ciel sans étoiles. Une brise fraîche flottait à travers les bruyères, dans la nuit glissait le murmure des ruisseaux.

Tapper s´arrêta et se retourna:

– Là-haut, c´est le «Fauteuil du Diable», chuchota-t-il. On raconte qu´au temps passé, des femmes et des hommes dansaient nus au sommet de la montagne, au son d´une musique jouée par le diable.

Les garçons restèrent cloués sur place, la respiration coupée. Le pharmacien, sans autre commentaire, se remit en route.

Tout à coup, Owen fut certain qu´ils n´étaient plus seuls: un frisson glacé le parcourut. Le flanc obscur de la colline, qui auparavant semblait si vide et si désolé, paraissait peuplé maintenant de présences vagues. Le vent lui apportait des chuchotements qui ne venaient ni de l´herbe, ni de l´eau. Là où aucune maison ne s´élevait, brillaient de lointaines lumières. Elles s´éclipsaient, disparaissaient, puis réapparaissaient à nouveau, comme des feux follets.

«Ou… des esprits !» pensait Owen, en proie aux vieilles superstitions des Gallois. Il s´arrêta, paralysé de frayeur. Trébuchant sur une pierre, Tom buta contre lui.

Ce contact lui rendit un peu de sa raison. Il saisit le bras de son ami.

Regarde ! souffla-t-il.

Les lumières s´approchaient. Elles brillaient, rougeoyantes sur l´arête de la montagne. Elles ruisselaient sur la pente, flamme jaune et pourpre, ondoyant comme une impétueuse crinière de feu. Elles encerclaient maintenant le Fauteuil du Diable et une faible musique parvenait jusqu´à eux.

Venez !

La voix de Tapper flotta, lointaine, irréelle.

– Je n´irai pas plus loin, dit Owen avec obstination. Là-haut, il y a… il y a le diable lui-même !

– Ne sois pas bête, dit Tom. De toutes façons, il y en a autant derrière nous ! Nous ne pouvons pas rebrousser chemin.

Owen regarda par-dessus son épaule. Horrifié, il vit une autre rangée de lumières qui rampait lentement le long de la colline au-dessous d´eux. On aurait dit que sur toute la lande croissaient soudain des fleurs de feu.

Qu´est-ce que c´est ? Murmura-t-il.

Ne fait pas l´idiot. Ecoute.

Très loin, un groupe d´hommes chantaient:

Les peupliers dressent la tête

Sur les bruyères fièrement

Mais lorsque viendra la tempête

Ils connaîtront leur châtiment.

– Ce sont les chartistes ! s´écria Tom, rien que les chartistes !

Owen se sentit rougir. Il fut heureux de penser que l´obscurité cachait son visage.

Tapper les appelait. Ils escaladèrent rapidement la dernière pente.

C´est alors qu´ils virent quelle foule immense peuplait le sommet. Cà et là, des hommes tenaient des torches allumées aux reflets rougeoyants. Et, dans cette clarté étrange, qui n´eût été excusable de se croire face à des diables, devant ces légions de visages noircis de la poussière des mines ?

Emergeant de l´autre versant, un véritable cortège s´approchait. Un tambour et des fifres marchaient en tête, jouant les airs des chartistes. Derrière, venait une longue colonne d´hommes, allant par rangs de quatre, comme des soldats. Au loin, la colonne, gravissant la pente en lacets, ressemblait à un serpent de feu.

Tom et Owen grimpèrent sur un rocher pour mieux voir. Leur ami avait déjà disparu dans la foule après les avoir prévenus qu´ils les retrouveraient à la fin de la réunion.

A présent, plusieurs milliers de personnes étaient rassemblées. Un homme monta sur le grand rocher plat surnommé Fauteuil du Diable, et se mit à parler d´une voix vibrante. De temps à autres, un puissant grondement approbateur montait de la foule. Tantôt, on criait «bravo ! Bravo !», tantôt, la terre tremblait sous un martèlement enthousiaste.

Les garçons ne saisissaient que par bribes le sens des discours prononcés. Mais ce qu´ils comprirent, ce soir-là, les exalta et ils souhaitèrent de tout leur cœur s´engager parmi ces milliers d´hommes qui voulaient la Charte du Peuple.

– Que demandons-nous ? s´écria l´orateur. Le droit de vote pour tous, pour le mineur comme pour le propriétaire de la mine. Est-ce que ce n´est pas juste ?

Il y eut un tonnerre d´approbation.

– Et une indemnité pour les députés au Parlement… de sorte que les pauvres comme les riches puissent se permettre d´en faire partie…

– Oui, oui ! lança une voix. Qu´on envoie des ouvriers à Westminster !

– Nous demandons que le Parlement soit réélu chaque année…

Il détailla un par un les articles de la Charte, expliquant la nécessité de chacun d´eux.

Ca me paraît juste, chuchota Owen.

Pour sûr, ça l´est ! dit Tom.

Le discours s´acheva brusquement par ces mots:

– Compagnons, nous avons une belle surprise pour vous ce soir. Henry Vincent est ici !

Une ovation s´éleva de la foule dense. Une autre silhouette avait remplacé la première sur la plate-forme rocheuse, mais quelques minutes durant, les acclamations furent trop assourdissantes pour que l´homme pût commencer à parler. C´était Vincent, un des principaux chartistes et le plus populaire dans tout le Pays de Galles et les comtés de l´ouest.

Excellent orateur, il n´usait pourtant d´aucun artifice de langage pour émouvoir son auditoire. Avec simplicité, n´élevant guère la voix, il rappela les maux et les souffrances que l´on ne pourrait supprimer sans avoir obtenu le droit de vote.

Il parla des salaires de famine, des longues journées au fond des puits, où les explosions de grisou, les éboulements menaçaient à chaque instant la vie des hommes; il parla des prix exorbitants des denrées, que l´on devait se procurer dans les boutiques de troc, de cette nourriture parfois tout juste assez bonne pour les cochons.

– Et vos maisons, continua-t-il, en s´adressant aux femmes. Vos maisons: des taudis où croupissent les maladies, où l´infirmité vous guette. Si les mines ne vous tuent pas, ce sont les logements qui s'en chargent

Puis il leur dit ce que la Charte leur apporterait. Ils enverraient leurs propres représentants au Parlement, des hommes qui connaissent les privations qu´ils enduraient. Et le Parlement adopterait de nouvelles lois: il augmenterait les salaires, écourterait les journées de travail; il diminuerait les loyers et supprimerait à jamais le système détesté des boutiques de troc.

Nous demandons la justice, et rien que la justice, ajouta-t-il en ouvrant les bras d´un geste large. Mais le Gouvernement appelle cela une trahison ! Quand nous demandons nos droits, quand nous déclarons que nous les obtiendrons, fût-ce par la force, s´il le faut, on nous qualifie de traîtres ! Et quand nous disons aux soldats de ne pas tirer sur leurs frères, on appelle cela sédition ! Et pourtant, nous irons de l´avant, nous lutterons envers et contre tous, coûte que coûte, même si cela nous mène au bagne, même si cela nous conduit à la potence.

Les acclamations éclatèrent à nouveau, mais déjà Vincent sautait à bas du rocher et disparaissait. Le défilé se reforma et se mit en marche; d´un millier de gorges jaillit avec force l´hymne des chartistes. Par petits groupes, la foule se dispersa.

Owen et Tom attendaient que Tapper les rejoignît. Tous deux étaient trop émus pour parler. Passant auprès d´eux, un mineur confia à son compagnon:

– Les paroles, c´est très bien, mais ce que nous voulons, ce sont des actes.

Des actes… Ces mots frappèrent si vivement Owen qu´une idée lui vint, il entrevit à cet instant une audacieuse possibilité…

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