«Les chartistes tiennent la moitié de la ville. Ils sont sept ou huit mille», écrivait un journaliste pris de panique.
Malgré le revers subi plus tôt dans la journée, le soir, la cause n´était pas encore perdue. Une autre entreprise ferme et hardie aurait soulevé tout le Pays de Galles.
Mais à Newport, quoi qu´on en dise, les soldats avaient eu le dessus. Les mineurs s´étaient retirés dans les collines, et la population de la ville, bien que favorable aux chartistes, fut intimidée par l´étalage des forces adverses. Les corps des tués qui gisaient encore dans la cour d´écurie étaient un funeste avertissement.
Cependant, l´agitation populaire demeurait grande dans le Sud du Pays de Galles. Aussi, les autorités prenaient-elles leurs précautions. A Monmouth, l´ancienne porte du Monnow Bridge avait été fermée et fortifiée. Ses tours vénérables, construites jadis contre les flèches galloises, étaient percées de fentes où pointaient maintenant des carabines.
Les chartistes de Merthyr avaient marché sur Brecon: quatre cents soldats dépêchés sur la route avaient paralysé leur action.
A Glamorgan, on avait mobilisé la milice, et les portes de Cardiff étaient gardées par des canons confiés aux marins.
A Pontypool, où n´existait pas de garnison, les chartistes avaient un moment tenu la ville, mais leur triomphe ne dura pas. Ils ne formaient qu´un petit îlot victorieux au milieu d´un océan de défaite et d´oppression.
D´autres troupes arrivaient d´Angleterre. Le 10ème régiment de hussards de Bristol volait au secours de Monmouth. Huit compagnies du 45ème régiment étaient mandées de Winchester. Woolwich dépêchait des canons.
Jamais, depuis le règne d´Edouard 1er, au XIIIe siècle, le Pays de Galles n´avait paru si manifestement une province conquise.
– Pourquoi les chartistes ne font-ils pas quelque chose ? se lamentait Owen, étendu dans les bruyères à côté de Tom, en regardant haineusement une troupe de soldats qui avançait sur la route, en contrebas. Que fait ton précieux Birmingham qui promettait tant ?
Tom ne répondit pas. Il n´y avait rien à dire. Pourtant, on ne pouvait guère accuser Birmingham.
Groupés sur la place principale de la cité des Midlands, ces chartistes pleins d´enthousiasme avaient attendu la malle-poste qu´ils étaient sûrs de ne voir jamais arriver. Et puis, quelle déception ! La malle-poste était arrivée, apportant avec elle les nouvelles de la défaite de Newport. Avant qu´ils aient pu se ressaisir et modifier leur ligne de conduite, les autorités avaient frappé, arrêtant tous les hommes capables de diriger le soulèvement de la ville.
Et le Nord, le rude Nord, où des milliers de fileurs, de tisserands, de mineurs avaient permis tant d´espoir ?
Trahis par des dirigeants timides, retenus par des esprits hésitants, ils avaient laissé passer le moment d´agir.
La cavalerie et les canons aussi les avaient impressionnés. Et c´était Napier qui commandait en chef, Napier, qui se déclarait chartiste à demi, qui admettait le bien-fondé des revendications mais qui ajoutait que le premier devoir d´un soldat était d´obéir
Owen poussa des cris:
– Quels imbéciles ! Si Napier est chartiste, pourquoi ne dirige-t-il pas ses troupes sur Westminster ? Ses soldats le suivront.
– Ils sont pires que des imbéciles, quelquefois, marmotta Tom. Jamais je n´oublierai la place de Newport. Des bouchers !
– Je me demande ce qui est arrivé à nos amis, dit Owen tristement.
Tous leurs meilleurs compagnons avaient disparu. Norris était mort, Shell était mort, Williams, Frost et d´autres se cachaient, leurs têtes étaient mises à prix. Harry Frost était prisonnier. Quant au Docteur et à Beniowski, personne ne semblait rien savoir à leur sujet.
Les garçons se terraient dans la cabane d´un berger ami, attendant que les événements s´apaisent. Ils gardaient l´espoir d´un nouveau soulèvement et d´un succès chartiste. Où que ce soit, ils étaient décidés à voler à l´appel de la rébellion, à l´aider de toutes leurs forces.
Puis, un soir, ils entendirent le craquement de roues familières, le clip clap de sabots bien connus. Ils coururent à la porte et, bien sûr, Tapper, Bucéphale et la vieille charrette se détachaient contre le couchant.
– Sur mon âme, ce sont les garçons !
Tapper laissa retomber les rênes, glissa de son siège et prit leurs mains, tandis que le cheval frottait, affectueusement ses naseaux contre leurs joues.
– Où étiez-vous ? Que se passe-t-il ? demanda Owen, certain que si quelque chose se préparait, le petit pharmacien était au courant.
Tapper eut un sourire grimaçant:
– Où j´étais ? J´étais de l´autre côté des collines, et très loin d´ici. A ton autre question, je répondrai qu´il se passe toujours quelque chose. Mais, pour l´instant, le travail reste souterrain et on ne peut guère se rendre compte de la situation.
– Dites tout de même ! insista Tom. Nous sommes ici depuis des semaines, et nous n´avons rien su, que les bruits qui courent. C´est vrai qu´ils ont pris monsieur Frost ? Qu´est-il arrivé à tous ceux que nous connaissions ?
Tapper ôta son chapeau et se laissa tomber sur un siège, d´un air las.
– Oui, finalement, ils ont eu Frost. Et, avec un ou deux autres, ils l´ont condamné à mort.
– A mort ! répétèrent les garçons, frappés d´horreur.
– Il est probable, dit Tapper d´un ton sarcastique, que Sa Majesté, dans sa grande clémence, et dans son infinie bonté, commuera les peines. Les prisonniers seront déportés en Australie à perpétuité !
– Et qu´est-ce qu´ils vont faire au maire de Newport ? demanda Owen. C´est lui qui a donné l´ordre de tirer. Tout ce sang versé, c´est de sa faute.
– Lui aussi sera traité comme il convient.
Le pharmacien rit sèchement.
– On va lui conférer la dignité de chevalier.
Owen soupira, dégoûté. Puis il demanda des nouvelles de leurs autres amis.
– Le jeune Harry a eu de la chance, dit Tapper. Ils l´ont libéré parce qu´il n´était qu´un enfant ! S´ils avaient su quel travail nos «enfants» ont fait pour le soulèvement, ils l´auraient également déporté.
– Et le commandant Beniowski ?
– Ils ne l´attraperont pas pas plus qu´ils ne m´auront moi-même. Nous sommes de trop vieux renards. Nous courrons encore.
– Mais alors tout est fini ! dit Tom avec abattement.
Tapper se leva, et, le prenant par les épaules, il le secoua amicalement. La cabane était obscure à présent, et dans la lumière rouge du couchant qui rayonnait par la fenêtre, l´on ne voyait que la tête du vieil homme. Un instant, il fit penser aux prophètes des temps anciens.
– Ce n´est jamais fini, dit-il solennellement. Jamais. Il ne faut pas voir ça comme une aventure singulière de votre vie. C´est une partie de l´immense combat le seul qui valu jamais la peine le combat des travailleurs pour la liberté. Nous ne vaincrons peut-être pas en notre temps, un siècle peut s´écouler avant que nous ne vainquions. On nous donnera peut-être ce que nous demandons aujourd´hui. Et nous découvrirons peut-être alors que nous sommes plus loin que jamais de ce que nous voulons.
– Et que voulons-nous ? dit Owen, en retenant son souffle.
Tapper se détourna du couchant, ses yeux étincelaient.
– Le monde, dit-il. Le monde, et toutes ses splendeurs pour les partager entre tous et en jouir dans la paix.
– Et maintenant, que devons-nous faire ?
– Vivre, pour lutter encore. Aller, et répandre la croyance en l´homme. Si vous en avez envie, venez avec moi. Je pars vers le nord. Je ne sais pas comment nous vivrons, mais nous nous débrouillerons.
– Je viens, dit Owen.
– Moi aussi.
Dehors, Bucéphale hennissait. Tapper courut à la porte.
– Voilà une troupe de hussards, dit-il. Je ne crois pas que nous les attendrons.
La route de la lande déroulait ses boucles vers le Nord, dans le crépuscule d´hiver. Cà et là, le dernier reflet du couchant brillait dans les mares.
Les hussards les dépassèrent au galop, mais ils ne remarquèrent pas l´ombre mince des chartistes en fuite.
Sombre et désolées, les Montagnes Noires s´étendaient devant eux. Sombres et noires comme ces temps tragiques, comme les années à venir, tout un siècle, avec son chômage, ses famines, ses martyrs, ses guerres.
Cependant, lentement et laborieusement, une petite charrette gravissait les hauteurs, allait de l´avant.