1941

Maurice Lime

Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 8

1941

8

 

Les jours suivants, Lucien vagabonde à travers Paris, ne revenant à Billancourt que pour ses réunions et ses rencontres avec Marthe. Aussi longtemps qu'il lui restera un sou, il n'ira pas s'enfermer en usine. Mais bientôt, il en a assez de courir tout seul les cinémas et les musées. Tous ses amis travaillent ; Félix même, encouragé par lui, avait accepté une place comme décolleteur. Ainsi donc l'usine c'est le bagne, mais dehors c'est l'ennui ; décidément, il n'y a que la révolution pour les tirer de là, en donnant au travail son intérêt et sa dignité.

A plusieurs reprises et sous divers prétextes, Lucien est monté vers le pavillon du vieux Fernand où, chaque fois, on le reçoit à bras ouverts. Son prestige de militant comble l'écart des années et tous les deux, de plain pied, se sentent copains.

Bien qu'elle réfrène l'ardeur militante de son fils, la mère de la maison aussi admire Lucien et le donne ainsi, inconsciemment, en exemple au jeune Robert. Seule Aline a changé d'attitude. Elle est à présent aussi réservée qu'elle avait été libre au début. Mais à sa façon de s'attarder près de lui, de l'écouter parler, Lucien comprend que c'est le contraire de l'indifférence.

Tard dans la soirée, il rentre, heureux d'une pression de main, se moquant de lui-même :

« Alors te voilà amoureux  ! Toi qui ne veux pas t'attacher, pas te marier. Ce n'est pas sérieux. Tu vas rendre cette gosse malheureuse, elle n'est pas faite pour la lutte ; arrête les frais avant qu'il soit trop tard. »

Mais ses désirs se regimbent :

« Pourquoi n'aurait-elle pas sa part de difficultés. Parce qu'elle est douce et gentille  ? Ce n'est pas une raison. Elle est d'une famille de militants, elle sait ce que c'est. Tu as bien le courage de vivre ta vie, pourquoi être si craintif pour les autres  ? »

Mais finalement, il décide quand même d'interrompre ses visites chez le vieux Fernand et de charger un autre copain d'assurer la liaison. D'ailleurs Robert se débrouille déjà parfaitement avec la machine à polycopier.

‘Trois jours plus tard, son remplaçant lui transmet un mot du vieux Fernand l'invitant pour le soir même. Par l'intermédiaire d'un ancien copain, contremaître dans l'usine où travaille son fils, il lui a trouvé une place.


Dans l'atelier d'études d'aviation, on prépare l'épreuve de résistance d'un prototype de chasse récemment terminé. Lentement, les ouvriers sortent des carlingues, ou de dessous les grandes ailes métalliques à moitié entôlées d'un bombardier, pour se diriger vers le fond du hall où l'opération aura lieu. Le bel appareil renversé sens dessus dessous, les ailes et le fuselage libres, est maintenu ainsi prêt au sacrifice, par une armature de poutres et de gros fers en U. Les ailes d'abord, le fuselage ensuite, seront chargés jusqu'à ce que rupture s'ensuive, pour contrôler si la limite de résistance déterminée par le bureau d'étude est exacte. Précaution nécessaire. Plus d'un pilote d'essai paya de sa vie une aile cassée dans un rétablissement trop brutal.

Près de la grande porte du hall, le frère jumeau du prototype condamné n'attend plus que les résultats de l'épreuve pour prendre le départ vers le terrain d'envol.

A l'intérieur de la carlingue de cet avion, trois ouvriers travaillent à poser encore quelques accessoires.

– Passe-moi la chignole que je place un dernier rivet, demande Lucien.

Robert lui passe la machine à percer.

– Eh bien, tu l'aimes le travail  !

– Eh oui  ! j'en avais tellement marre de rester à l'assurance que je suis tout heureux de bosser.

Le troisième, qui pose le support d'une mitrailleuse, se moque de lui :

– Je m'en passerais, tu peux prendre ma part, si tu veux.

Et il rejette en arrière sa crinière. C'est cette tignasse et ses sandales à lanières qui lui ont valu le sobriquet de « prophète ».

– Je ne tiens pas à avoir une indigestion, répond Lucien sur le ton de plaisanterie à froid des conversations d'atelier. Il pousse un juron de douleur ; le foret avait passé au travers de la tôle et il s'était heurté la main à une traverse.

– Ta blessure te fait toujours mal, compatit Robert.

– Oh, ce n'est rien. Mais je me demande ce que ce maudit toubib a pu me mettre dessus, pour que cela ait mis si longtemps à se refermer.

– C'est celui qui a été arrêté comme médecin marron  ? demande le prophète.

– Non, le mien a été interné comme fou. C'est la coco qui lui a tapé sur le système.

– C'est rassurant, fait Robert.

Tous les trois rient.

Par la trappe du fond, le grand Boeler apparaît :

– Alors, vous ne venez pas nous aider à porter les sacs de sable  ? demande-t-il en souriant.

Il est chef d'équipe, mais travaille comme les autres, et tous le considèrent comme un copain.

– Pour casser ces sales engins, je serai toujours là. Le prophète dit cela en plaisantant, mais les autres savent qu'il le pense pour de bon.

Toujours en souriant, le grand Boeler répond :

– T'es bien content de gagner ta vie avec ces sales engins.

– Malheureusement ; mais je vais bientôt vous laisser tomber ; j'ai une autre place en vue.

Voilà que sincèrement le grand s'attriste de perdre un compagnon.

– Tu ne devrais pas nous quitter pour cela ; que tu le fasses, ou un autre, cela revient au même et en attendant le désarmement général, il en faut bien de ces engins pour nous défendre.

– C'est une question de conscience, répond le prophète. Si personne n'y travaillait, il n'y aurait plus de guerre. D'ailleurs moi, je n'ai rien à défendre  : que le patron soit français, ou allemand, je m'en fous.

– T'es d'accord avec nous, alors, cherche à le coincer Lucien qui, la veille, avait eu une discussion passionnée avec ce libertaire.

Il veut se rattraper, regrettant aussitôt de s'être découvert devant le grand Boeler, mais quelqu'un grimpe sur l'escabeau et crie d'en haut :

– On n'attend plus que vous, les tire-au-flanc.

C'est le lèche-cul de l'équipe, l'ancien garagiste mis en faillite, qui, à peine arrivé ici, fait du zèle dans l'espoir de passer chef.

– Ta gueule, lui crie le prophète.

Puis quand l'autre est reparti précipitamment, pour ne pas avoir d'histoires avec ce demi-fou, il s'adresse à Lucien :

– Tu vois, ce qui me dégoûte dans votre régime, c'est qu'on sera encore commandés par ces crétins-là. Ils lécheront les bottes aux nouveaux maîtres comme à ceux d'aujourd'hui.

Haussant les épaules, Lucien réplique :

– Si on se laisse faire  !

– Et dire que c'est moi qui ai fait embaucher ce con-là  ! regrette Robert.

Un à un, ils se glissent hors de la carlingue et vont prendre place dans la file des copains qui entassent, sur la carlingue du prototype condamné, sac de sable sur sac de sable. Les ingénieurs dirigent les travaux, en présence de civils d'allure militaire. Les ouvriers les regardent de travers et les obligent à se déplacer chaque fois qu'ils peuvent le faire. La charge s'accumule et la carcasse tient toujours. Dans les intervalles pendant lesquels les techniciens font leurs calculs, Lucien continue la discussion avec le prophète.

Il apprend ainsi, à son grand étonnement, que le grand Boeler est un conseiller municipal socialiste et que, toujours souriant, il aurait déclaré au prophète que Lucien, vu la façon dont il discutait, ne tarderait pas à laisser tomber le parti.

– Ça, par exemple, s'esclaffe Lucien, j'espère plutôt l'amener à notre cellule, et toi avec.

– Ce jour-là j'aurai un coup de soleil. Je ne suis pas comme ce gosse que tu as rendu dingo depuis que tu es là.

Il indique Robert, en discussion avec un autre jeune, tout en maniant eux aussi leurs sacs de sable.

Lucien sourit. S'il n'arrive pas un coup dur, il espère bien, d'ici peu, avoir la plus forte cellule du rayon.

Les sacs de sable s'amoncellent toujours, sans que l'avion paraisse plier. Les copains commencent à en avoir assez. C'est incroyable ce qu'un pareil « zinc » peut supporter. Ils doivent maintenant monter sur des échafaudages pour pouvoir déposer leurs sacs. Un claquement sec ; le fuselage cède subitement, jusqu'à ce que la queue, piteusement, touche terre. La limite de résistance vient d'être dépassée ; un des longerons de la carlingue a dû céder. Dans un nuage de poussière les sacs dégringolent. L'essai est largement satisfaisant.

– Voilà tout notre boulot de foutu, dit le prophète.

– Ça servira pour les autres, lui répond Lucien.

Le chargement des ailes commence. Faisant bande à part, les chefs discutent. Au début, ils avaient été affairés ; leur énervement trahissait la crainte que, par suite d'un vice de fabrication, l'appareil puisse céder avant la limite théorique. Les voilà maintenant d'une gaieté nerveuse ; chaque sac ajoute à leur fierté ; devant ces officiers en civil, ils sont fiers des calculs des bureaux, fiers du travail de leurs ouvriers et se découvrent subitement une certaine affection pour eux.

L'ambiance de fête gagne. En passant, certains ouvriers échangent des appréciations avec leur contremaître.

– Regarde, l'autre lèche-cul.

Lucien suit le regard du prophète.

Un petit homme crasseux discute avec les chefs en s'efforçant de trouver l'attitude « juste » entre la basse servilité et une certaine intimité de collègues. C'est encore l'ex-garagiste.

– Faut-il que ça lui pèse d'être ouvrier.

– Il croit peut-être s'élever en devenant garde-chiourme.


Son nouveau travail donne une certaine satisfaction à Lucien parce que, comme tout travail d'étude, il laisse place à l'initiative dans l'exécution. Parfois, Lucien se surprend à rêver qu'une fois au courant de la construction d'un avion, il demandera son déplacement sur un camp d'aviation et qui sait, un jour il deviendra pilote. Pilote  ! Quel merveilleux métier  !

Après cela, il se raille d'autant plus amèrement.

Pilote  ? Et après. Tu ferais un métier casse-gueule, pour qui  ? Pour le capital encore. Pauvre type, il t'en faut peu pour t'inciter à la désertion.

Du coup, il se remet avec d'autant plus d'acharnement à son travail de propagandiste. Ses efforts viennent d'aboutir à un premier succès.

Dans l'arrière-salle d'un bistrot de la rue Thiers, six ouvriers sont assis devant leur verre vide. L'un d'eux fait, à mi-voix, un exposé. C'est la nouvelle cellule de Lucien.

Robert écoute son grand copain avec ferveur. Lucien est en train de résumer ce qu'il lui a enseigné ces semaines passées.

Depuis qu'ils travaillent ensemble, les journées qui auparavant lui semblaient désespérément monotones s'envolent. Souvent, quand le soir il réfléchit à ces problèmes passionnants de l'évolution des sociétés, dont il ne soupçonnait même pas l'existence, et qu'un obstacle inattendu l'arrête, l'envie le prend d'être au lendemain matin pour soumettre le cas à son ami.

Se sentant trop faible politiquement, il avait d'abord hésité à adhérer au parti ; mais l'insistance de Lucien et l'envie d'être plus souvent avec lui avaient fini par vaincre sa timidité. Il s'efforcera d'être à la hauteur  !

Le chaudronnier assis à côté de Robert est beaucoup moins enthousiaste. C'est Adrien qui l'a amené, sans même se donner la peine de lui expliquer exactement le but de la réunion. Ou peut-être Adrien lui a-t-il expliqué et qu'il ne l'a pas saisi. En tant que lecteur du journal du parti, impossible de se défiler ; d'autant plus qu'Adrien est un râleur et qu'il n'aurait pas manqué une occasion de lui reprocher sa défaillance. Tout ce que le copain du montage leur raconte sur la crise et les dangers de guerre est très juste, il le sait, c'était écrit dans le journal ; mais ce n'est pas eux qui pourront y changer quelque chose.

La fatigue de la journée de travail ressort, le sommeil le prend par les jambes et lui bouche les yeux ; quel supplice  ! Il aurait dû prendre du café au lieu de bière ; maintenant il n'ose pas déranger la réunion. La crise, la guerre, le chômage, son boulot... faudra qu'il « recuise » l'avant du capot avant de le « tirer »... Nom de Dieu  ! Il avait piqué du nez, il se rassoit bien. La prochaine fois Adrien pourra y aller tout seul.

Adrien, lui, est bien réveillé ; même énervé. Lucien parle beaucoup trop longuement à son gré ; incroyable le bagout de ce type du montage, d'habitude si renfermé. Qu'il se dépêche, les autres aussi ont quelque chose à dire.

Au bout de la table, un homme d'à peine 45 ans, mais qui fait vieux parmi ces jeunes, se roule posément une cigarette de « gris ». C'est Pillot, le tourneur. A la main droite, il lui manque trois doigts et l'épaule gauche, labourée par un éclat d'obus, penche fortement. Ça lui rappelle son jeune temps d'être là, parmi cette nouvelle relève pleine de foi. Ancien militant de la quatorzième section, il n'a pas pardonné à la 2ème Internationale son effondrement devant la guerre. Maintenant, il n'a plus confiance en grand chose; puis il y a la femme, les gosses et… la pêche. Il est venu pour ne pas décourager ces jeunes.

Lucien conclut  :

– Avant de vous demander votre adhésion, nous allons discuter les points qui auraient pu rester dans l'ombre.

Enfin, Adrien peut se libérer. Lucien l'écoute patiemment. Autant il peut être hargneux vis-à-vis des bureaucrates, autant il est compréhensif vis-à-vis d'un ouvrier, même quand celui-ci l'attaque injustement. Tout à l'heure, il proposera Adrien comme secrétaire. L'amour-propre de celui-ci s'en trouvera flatté ; c'est ainsi que l'on tient les hommes.

Quand le râleur a fini, un beau gars, un peu bouffi, qui jusque-là n'avait rien dit, se produit dans un petit discours avec effet de tribune ; dans l'atmosphère plutôt fraîche de cette première prise de contact, cela sonne affreusement faux. Chez eux, ils ont toujours été à gauche par tradition. Sa mère est « organisée » aux Femmes contre la guerre.

Lucien se garde bien de sourire. Pour le moment, il s'agit de les agglomérer, la lutte se chargera du reste.

Quelqu'un pousse la porte vitrée ; la phrase reste en suspens, tous se retournent. C'est Citard, une belle serviette de cuir sous le bras.

L'attaque menée par Lucien contre lui au bureau du rayon a échoué sur les manœuvres du permanent. Celui-ci avait exigé que l'affaire soit transmise pour enquête impartiale à la Région ; le témoignage d'un rival jaloux, il s'agissait de Félix, n'étant pas suffisant pour accabler un vieux militant ; de toute façon, les histoires de femmes étaient à régler en dehors du parti, sinon il y aurait beaucoup à dire sur les mœurs du secrétaire du rayon. Lucien s'était emporté :

– C'est comme en politique, la prostitution commence quand on le fait pour de l'argent.

Les camarades du Comité, effrayés des complications qui s'annonçaient, avaient voté le renvoi de l'affaire devant la Région.

En attendant que l'affaire soit terminée, le permanent avait pris Citard comme auxiliaire, soi-disant pour le mettre à l'épreuve. En réalité, il s'appuyait sur lui pour combattre l'opposition du rayon et l'enquête était enterrée.

Lucien doit le présenter aux copains comme le représentant de la Région. L'autre déballe ses papiers. Impressionnés, tous l'écoutent attentivement ; ça, au moins, c'est un orateur. Même le chaudronnier ne dort plus.

Citard sort toute la série des mots d'ordre  :

Faire une réunion publique de l'usine ; prévoir une manifestation contre la nouvelle loi des assurances sociales ; organiser des débrayages en liant les grands mots d'ordre politiques, tels que la défense de l'U.R.S.S., aux petites revendications journalières.

Lucien a en poche une résolution votée par l'écrasante majorité du comité de rayon qui condamne cette folle politique d'aventures, dont le seul résultat est de discréditer le parti et de livrer les militants de base à la répression. Impossible de la mettre en discussion ici ; on l'accuserait d'avoir combattu la politique du parti devant des inorganisés.

Peut-être même le prestige de la serviette de Citard et de son titre de représentant de la Région feraient voter les copains pour la politique la plus « révolutionnaire », quitte à tout abandonner quand ils auraient réfléchi aux conséquences de leur vote.

Prudemment, pour ne pas jeter bas la cellule qu'il avait eu tant de mal à réunir, Lucien cherche à faire repousser pour plus tard la réunion publique. Aigre-doux, Citard s'obstine.

Une folle envie d'abattre par la force cette obstruction sournoise s'empare de Lucien. En de pareils moments, il voudrait avoir à commander sans réplique, en militaire, sauvagement. Malgré lui, sa voix s'altère.

Puis, la honte lui vient de tels sentiments. Il est heureux que la vie ne l'ait jamais mis à un poste omnipotent ; il aurait pu être entraîné à commettre de ces actes qui vous donnent des regrets pour le restant de la vie.

Robert, qui avait mieux saisi que les autres ce qui se passait entre les deux hommes, intervint à son tour pour appuyer la proposition de son ami. L'émotion de prendre la parole hache ses phrases ; il rougit, mais exprime quand même bien ce qu'il veut dire.

Le mutilé, posément, l'approuve. Citard, à bonne école, avec quelques phrases creuses, bat en retraite.

En sortant, Robert, menant son vélo par la main, accompagne son ami un bout de chemin.

– Dis Lucien, ce Citard ne m'est pas sympathique.

D'une voix dure, Lucien esquive :

– Dans le parti, on ne doit pas juger d'après ses impulsions.

De nouveau, Robert rougit, mais se tait.

Ils se quittent tristes tous les deux.


En arrivant à l'hôtel, Lucien ne trouve pas sa clef dans son casier. Police  ? Veulent-ils l'inculper avec Bernard  ? Peut-être l'ont-ils forcé à l'accuser  ? Il hésite. Non, Bernard ne céderait jamais. La patronne, assise dans la cuisine, s'était penchée pour voir qui entrait. Elle répond avec un sourire entendu à son salut. Ce n'est donc pas cela. Serait-ce Marthe  ! Depuis plusieurs jours il ne l'a pas vue ; pris par ses réunions, il n'avait pas eu le temps d'aller la voir ; de son côté, on aurait dit qu'elle le négligeait. C'est la lune de miel avec Gabriel.

Sous la porte, la lumière filtre.

Une femme est dans le lit, un livre ouvert posé sur la couverture, en train de fumer : la camarade Yvonne.

Surpris, Lucien regarde le réveil; il n'est que dix heures.

– Non, ce n'est pas le métro. Elle sourit, mais son accent étranger, ressortant plus fortement, trahit son émotion.

– Je ne te gêne pas, tu n'attends plus personne  ?

– Non, pas aujourd'hui.

Sans demander plus d'explications, Lucien fait sa toilette, comme d'habitude, le torse nu. Elle le regarde faire ; ses muscles fortement marqués glissent sous la peau bronzée.

– Tu fais une exhibition  ?

– Pourquoi, ça te dérange  ? Chez toi on ne se lave donc pas  ?

– Ton copain Félix est venu ; il t'a pris ta chemise bleue.

Croyant deviner qu'elle est étonnée de ces mœurs, il attaque moqueur :

– Ce n'est pas « ma » chemise, pas plus que j'ai « ma » femme ; j'en ai le droit d'usage, c'est tout.

– Et tu les prêtes aux copains, riposte-t-elle. C'est une pointe à propos de Marthe ; au comité de rayon les mauvaises langues ont dû marcher bon train.

– Pour les chemises, les copains se servent ; quant aux femmes, elles se chargent bien de se prêter elles-mêmes.

– Tu voudrais peut-être jouer au pacha, fait-elle, en éteignant sa cigarette dans une soucoupe placée sur la table de nuit.

– Oh non  ! t'as bien vu que ce n'était pas mon genre ; pour moi, la femme c'est un copain qui fait ce qu'elle veut, mais qui me laisse aussi faire ce qui me plaît.

Il s'était allongé à côté d'elle. La lampe qu'il s'était installée pour pouvoir lire au lit vacille au dessus d'eux, ravivant et éteignant les cheveux roux d'Yvonne. Ce soir, il la trouve presque belle.

– T'es un drôle de type. Elle lui passe une main caressante sur la joue.

Après un court silence :

– Cela ne t'intéresserait pas de savoir comment il se fait que je suis ici  ?

– J'attends que tu aies envie de me le dire.

Lucien est devenu doux. Devant son geste de confiance d'être venue quand même chez lui, il se sent le devoir d'écarter tout ce qui pourrait la blesser.

Après avoir tourné la clef, il éteint la lumière et la prend dans ses bras presque fraternellement.

Mais, ce corps brûlant qui l'épouse réveille en lui la poussée du mâle. Pourquoi faire tant d'histoires alors que tous deux savent ce qu'ils veulent  ? Sans mot dire, il se munit de préservatifs à portée de sa main, dans la table de nuit. Une résistance à peine esquissée, simple réflexe, et avec un petit gémissement plaintif, elle cède à la puissance du rut qui bientôt lui arrache les lamentations de la jouissance, bien avant qu'il ait fini.

Quand il revient s'étendre, elle met la tête sur son épaule. Il la laisse faire, mais n'a plus envie de la caresser.

Dans la chambre voisine, quelqu'un entre, une gosse trotte et à travers la mince cloison ils entendent la mère s'énerver :

– Je te défends de courir, Monique, tu entends.

L'enfant revient lentement et doit essayer d'obtenir une caresse, mais la mère excédée la rabroue.

– Ah  ! Laisse-moi.

Effrayée, Yvonne chuchote :

– Mais on entend tout chez toi.

Lucien rit :

– C'est parfois drôle.

– Mais alors...

– Et après  ? Personne ne te connaît.

Elle se rassure un peu, mais n'ose plus parler à voix haute.

La mère à côté s'est calmée et on entend le babillage de la gosse, sans comprendre ce qu'elle dit.

Yvonne se tournant dans l'obscurité dit comme on parle d'un beau rêve :

– Je suis venue pour avoir un gosse.

– Quoi ?

– Je veux un gosse de toi, répète-t-elle, oh  ! ce n'est pas parce que je suis folle d'amour pour toi, mais simplement parce que tu es sain et intelligent et que je veux un beau gosse.

– Mais tu ne me demandes pas si je suis d'accord.

– Qu'est-ce que ça peut te faire  ? Si je veux avoir un enfant pour moi, ça me regarde.

Logiquement, il n'y a rien à répondre là-dessus ; dans la discussion, elle est plus forte que Marthe. Evidemment, pour sa liberté formelle, il n'y a rien à craindre, mais est-ce que « moralement » il se sentira encore libre ; pourra-t-il laisser cette femelle affronter toute seule la lutte pour la vie avec un gosse à lui sur les bras ? L'instinct du mâle protecteur lui rend cette idée insupportable.

Ne trouvant pas la réponse directe, il attaque de biais, la voix forcée :

– Une militante ne peut avoir un gosse ; quand il nous faudra rentrer dans l'illégalité... et même sans ça, les réunions, le chômage  ! Non, ce n'est pas possible.

Dans la chambre obscure, ils se taisent tous les deux. On entend toujours la gosse d'à côté raconter des histoires fantaisistes à sa maman qui répond à peine.

Des larmes tombent sur son épaule ; Lucien ne veut pas céder à sa pitié, est révolté par cette irruption dans le domaine de ses sentiments qu'il croyait bien protégé. Il se sent pris en traître ; ce n'est tout de même pas parce qu'elle est venue chez lui, qu'il est forcé de s'attacher à elle par un gosse. Les bourgeois ont-ils raison, la femme est-elle inférieure et ne comprend-elle pas le don complet de soi à une cause ?

A côté, le mari vient d'arriver, et aussitôt une dispute tellement violente s'élève que tous deux écoutent malgré eux.

– Alors je ne peux même plus faire une belote avec les copains  ? Voilà trois dimanches que je travaille et je n'aurais pas le droit de prendre une heure...

Agressive, elle coupe :

– Mais alors, dis-le où ce que tu étais, et avec qui  ! Dis-le  !

L'homme ne répond pas.

– Mais dis-le donc  ! La voix est aiguë, près des larmes.

– Tu profites que je suis bon garçon ; merde  ! je suis majeur ; je suis quand même encore libre de mes actes...

– Mais réponds donc à ma question  !

Puis s'énervant après la gosse qui, terrorisée, s'était sans doute accrochée à elle, on entend résonner deux claques et un peu après seulement les hurlements de la môme.

L'homme s'empare de l'enfant :

– En voilà assez  ! tonne-t-il, puis, plus doux :

– Ne pleure pas, Monique, ne pleure pas.

Mais la femme n'en reprend que plus fort ; la voix asséchée par l'indignation et la jalousie, elle crie :

– Ah oui  ! En voilà assez  ! Monsieur va courir les putains, et pendant ce temps on me laisse là à me morfondre ; on ne pense pas à la gosse, alors ; on veut des jeunes sans doute ; mais qui c'est qui m'a esquintée avec les fausses couches  ? Qui  ? Monsieur ne voulait pas prendre de précautions, je n'avais qu'à me débrouiller, andouille que j'étais ; et maintenant que je suis vidée comme un lapin, Monsieur veut me laisser. Ah  ! Non, ça ne se passera pas comme ça...

– Assez  ! hurle-t-il, ou ça finira mal.

Le patron de l'hôtel intervient ; peu à peu, les voisins rentrent chez eux, une à une les portes du couloir se referment, le calme se rétablit. De temps en temps, on entend à côté des sanglots étouffés.

L'homme doit chercher à la consoler, mais, tout bas elle s'en défend :

– Laisse-moi.

Lucien et Yvonne s'étaient assis :

– Tu vois, c'est surtout la gosse qui les retient ensemble.

– Vous les hommes, vous ne comprenez pas les femmes.

– Allons, ne fais pas la romantique.

– Ce n'est pas du romantisme, vous ne comprenez pas les femmes, parce que les femmes sont faites autrement que vous. Les femmes sont faites pour avoir des enfants. Notre sacrifice est beaucoup plus grand que le vôtre. Tandis que vous, une fois finie votre petite affaire... c'est fini.

Elle n'avait pas trop su comment conclure sa phrase. Lucien rit, mais au fond de lui ressent un malaise. Elle vient de le troubler avec des problèmes qu'il ne s'était posés que du côté mâle.

– Alors, c'est oui  ? demande-t-elle.

– Ah  ! Non, je ne marche pas, sursaute-t-il.

– Bien, alors c'est non, fait-elle résignée ; mais Lucien a l'inquiétante impression qu'elle ne se tient pas pour battue.

– Maintenant, pour que tu ne te fasses pas trop d'illusions, je vais te raconter pourquoi je suis venue coucher avec toi.

– Ah ! Oui, au fait, pourquoi ? s'exclame-t-i1, content de parler d'autre chose.

Feignant de ne pas voir son ironie, elle continue :

– Eh bien  ! Je suis venue te voir parce que j'avais besoin de toi comme contrepoison.

– Pas mal  !

– Oui, j'avais besoin de contrepoison parce que le lendemain que j'étais venue ici, j'avais été invitée à Meudon chez des amis qui y ont une propriété. J'y ai passé deux jours. Ce sont de bons sympathisants et souvent ils hébergent des copains illégaux. Il y avait justement dans la chambre à côté de la mienne un copain de l'I.C.

On a pas mal discuté. Un homme remarquable. Je n'avais pas pensé à fermer la porte de communication à clef et dans la nuit il est venu me violer. Je n'ai pas voulu crier à cause du poste qu'il occupe, pour ne pas faire du tort au parti devant les gens qui nous hébergeaient.

Mais maintenant je sens que je m'attache à lui ; c'était le premier homme, et comme je sais bien que pour lui ce n'est qu'une passade, je suis venue te trouver comme contrepoison. Et c'est pour être débarrassée des hommes que je veux avoir un gosse, ajoute-t-elle plus bas.

Elle se lève et commence à s'habiller.

– Mais, i1 n'y a plus de métro, s'interpose Lucien. Bien qu'il ne s'indigne pas du viol en question, étant convaincu que c'est elle-même qui l'avait provoqué, il n'a plus envie de rire.

– Ça ne fait rien, je prendrai un taxi.

– Reste.

– Non, pas aujourd'hui.

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