1941

Maurice Lime

Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 9

1941

9

 

Au comité, pendant que Gabriel fait un rapport sur le prochain congrès, Lucien passe un mot à Yvonne.

« Est–ce que tu peux venir ce soir  ? »

Elle parait hésiter. Aurait–il trop tardé  ? C'est une bonne copine ; si elle lui refuse c'est de bon coeur qu'il lui accorde cette petite victoire d'amour–propre d'avoir pris l'initiative de la rupture.

Avec animation, elle griffonne une réponse et en lui retournant le papier, jette un regard d'écolière en faute sur les autres copains qui écoutent Gabriel.

« Je t'attends après la réunion. »

La sentir faible, malgré elle, la lui rend plus proche. Mais pourquoi avoir renoué, alors qu'il ne se sent pas fortement attiré vers elle  ? Recherche d'une compensation à cause d'Aline  ? Tristesse d'une solitude qu'on ressent comme la sienne  ?


Il avait décidé de parler à Marthe de sa nouvelle liaison, non parce qu'il se sentait obligé de passer au rapport, mais comme on s'ouvre à un copain ; aussi pour ne pas sembler cacher quelque chose.

– Tu crois donc que je n'avais pas vu qu'elle tournait autour de toi, depuis le temps que ça dure.

Il y a de l'animosité contre l'intruse dans sa voix. Lucien en est désagréablement surpris. Naïvement, il avait compté sur Marthe, qu'il croyait au-dessus de la jalousie, pour opérer un rapprochement entre les deux femmes.

– Il me semble que tu es mal placée pour faire une scène de jalousie.

– Moi, jalouse  ! Je ne suis pas jalouse, mais je ne peux pas la voir, ton intellectuelle. Et camarade Lucien par ci, et camarade Lucien par là ; toujours dans l'intérêt du parti, bien entendu. Alors que moi je ne suis qu'une demi militante, et encore une femelle. Oh, elle ne me l'a pas dit, mais je sais qu'elle le pense.

– Ecoute Marthe, j'avais espéré que nous pourrions faire un groupe de bons copains ; mais si c'est pour se démoraliser avec des histoires pareilles, n'en parlons plus. Tu as toujours fait ce que bon te semblait ; je ne me suis jamais permis de critiquer tes amis ; alors fais-en autant pour moi.


Ce n'était vraiment pas le moment de perdre de l'énergie avec des histoires sentimentales. Dans « Les Cahiers du Bolchevisme » venait de paraître une « étude » dans laquelle on leur attribuait tout à fait gratuitement une position politique ridicule. Toute demande de rectification était restée vaine ; la direction du parti voulait les discréditer.

– Camarade Lucien, je te présente un camarade du Centre qui voudrait te parler, le camarade Paul.

Le gros permanent a pris un air presque solennel pour lui annoncer cela.

L'inconnu est un grand gaillard, à la figure osseuse, aux sourcils barrés. Sans savoir pourquoi, Lucien est convaincu que c'est un camarade du « service illégal ».

Depuis peu seulement, Lucien se rend compte de l'ampleur de ce « service » dirigé directement par le Centre sous le contrôle jaloux de Moscou. Créé primitivement pour assurer la transmission de documents compromettants, le travail révolutionnaire dans l'armée, voire même l'exécution de mouchards, le « service » avait fini par devenir une véritable organisation dans le parti, se servant de lui plutôt que le servant. Quiconque voulait trop en savoir devenait suspect.

Que peut bien lui vouloir cet inconnu  ?

Serait-ce pour Bernard  ? Non pourtant, ses trois mois de prison ne valent pas la peine qu'on monte un coup pour le sortir de là.

D'abord, ils discutent en général ; de part et d'autre ils se soupèsent. Enfin l'autre aborde le sujet. Sortant de sa poche la motion que Lucien a fait voter au comité, il lui demande avec un peu d'impatience.

– Alors, à ton avis, toute la direction est pourrie.

– Où cela est-il écrit  ? riposte Lucien, candide.

– Camarade, tu n'es pas un nouveau, tu es un vieux membre du Parti ; tu sais donc ce que tu fais. Si à la conférence régionale qui va avoir lieu en vue du congrès, tu défends une pareille position, je t'avertis que cela risque de t'attirer de sérieux ennuis.

– Camarade, répond Lucien en prenant le ton mesuré de l'autre, j'estime que dans l'intérêt du Parti et du Prolétariat, je dois faire mon devoir, quoi qu'il arrive.

Changeant de tactique, le camarade Paul reprend d'un ton amical :

– Je vois que tu es un camarade sérieux. La direction du Parti tient beaucoup à la réussite de la conférence régionale de Paris et pour cela voudrait éviter les discussions stériles. Il y aura ensuite au congrès, comme tu l'as vu d'après le matériel publié, un sérieux tournant dans la ligne politique qui, j'espère, vous donnera satisfaction. Dans le comité régional aussi il y aura du changement ; tu y as certainement ta place. Donc votre lutte n'aurait plus de sens.

Faut–il accepter ce marché  ? Que diront les copains  ? Du même ton mesuré, Lucien répond :

– Une discussion à fond est nécessaire pour liquider toutes les conneries qu'on nous a fait faire au nom de la radicalisation des masses. Quant à moi, je ne cherche pas le poste, et si jamais j'en accepte un, ce ne sera que régulièrement élu.

L'autre plie la motion et la met en poche ; ses lèvres minces ont pris une expression de cruauté alors que dans ses yeux luit une colère froide. Le gros permanent a un geste comme pour dire :

« Voilà ce que je t'avais dit ». Après un moment de silence, l'inconnu reprend  :

– Dommage, vois-tu, de gaspiller ainsi des énergies. A Nîmes aussi, nous avions un copain actif comme toi, qui n'était jamais d'accord. Un jour il a disparu.

– Mais qu'est-ce qu'il est devenu  ?

– On ne sait pas.

– Alors quoi, vous n'avez pas cherché à savoir ; et si c'est la police qui l'a fait disparaître  ?

– Nous supposions plutôt qu'il était d'accord avec eux.

Maintenant seulement, Lucien saisit pleinement la menace, tellement il lui semblait incroyable que ce camarade ait pu espérer l'intimider par un moyen aussi grossier.

– Ah bien, fait-il, ne sachant trop quoi dire, mais sa décision de bagarrer à fond était devenue irrévocable.


D'autres camarades étant arrivés, la conversation tourne court. Lecomte, toujours bien informé, leur annonce :

– La salle du bas a été louée par notre groupe théâtral.

– On va voir leur répétition  ?

– S'ils nous laissent entrer.

Décors poussiéreux ; déclamations interrompues, protestations.

– Tu ne restes pas, Lucien  ?

– Non, j'ai à faire.

Il venait de croiser les yeux noirs d'Aline, nouvelle adhérente du groupe.


– C'est non  ? demande Yvonne.

– C'est non, répond tranquillement Lucien qui, dans un recoin de la permanence, s'arrange une couchette avec des paquets de vieilles affiches.

Elle le connaît suffisamment maintenant pour savoir qu'il est inutile d'insister ; il se croirait déshonoré de faiblir pour une question de bien-être. C'est une gloire pour lui de s'entraîner à la dure. Depuis des semaines qu'elle essaye de l'apprivoiser, chaque fois au nom de ses principes, il lui échappe. En ce moment, il est sans argent ; l'assurance refuse de le payer et il n'a pas encore gagné assez dans sa nouvelle place pour s'en sortir ; il vit presque exclusivement de tomates crues et de pain, mais son orgueil ne veut pas se plier à recevoir quelque chose d'elle.

– Tiens, voilà l'oreiller. Il jette en riant un paquet de journaux, puis s'étendant sur sa couchette :

– Mais c'est parfait. Les ressorts ne font aucun bruit ; pas comme dans mon ancienne chambre. Il n'y a que pour mon revolver que je n'ai pas encore trouvé une cachette commode.

– Lucien, d'après tes principes mêmes de solidarité entre copains, tu devrais accepter une aide comme quelque chose de normal. Et puisque pour toi, les copines sont des copains, tu n'as aucune raison de me refuser.

Surpris d'être attaqué sur son propre terrain, il se rassoit :

– Oh oui, évidemment. Mais avec toi, le cas est spécial. Je ne veux pas être domestiqué ; comme ça je viendrai pour toi et non pour trouver un lit. Quant au reste, je ne suis pas anémié.

– D'ailleurs, tu le sais, ajoute-t-il consciemment insolent.

– J'espère que tes principes te permettront au moins d'accepter une couverture  ?

– Si tu en as une de trop, je veux bien.

– T'es un gosse, un grand gosse.

Elle ressent de l'irritation contre lui et pourtant se demande si ce n'est pas à cause de son caractère intraitable qu'elle s'est tellement attachée à lui.

Combien elle aurait été heureuse de l'aider, de se priver même pour lui ; mais il ne voulait pas de dette de reconnaissance ; il préférait lui gâter l'appétit avec l'idée de son pain et de ses tomates.

Je ne veux pas que tu t'attaches à moi, lui avait-il dit, parce que les chaînes morales sont aussi lourdes que les autres ; ce sont d'ailleurs les seules qui tiennent avec des individus comme nous.

S'il tombait malade. Peut-être qu'alors il se laisserait soigner par elle ; qu'enfin elle aurait sa place chez lui ; qu'elle pourrait se dévouer.

L'autre ne s'occuperait pas beaucoup d'un malade, trop occupée qu'elle est à se faire valoir devant les camarades.

– Pourquoi t'es-tu fâché avec ton ami Gabriel  ?

– Pourquoi poses-tu cette question  ?

Maintenant, elle est sûre que c'est à cause de l'autre.

– Bien, tu passeras chercher ta couverture  ?

– Entendu.

Dans l'escalier du grenier, elle rencontre Gabriel.

– Lucien est en haut  ?

– Oui. Gabriel, je voudrais...

Elle ne sait plus quoi lui dire ; elle aurait voulu lui demander de faire quelque chose pour Lucien, lui dire qu'on ne pouvait pas le laisser comme ça ; Lucien l'écouterait peut-être plus qu'elle et enfin elle aurait voulu savoir ce qu'il y avait eu entre eux. Mais si jamais Lucien apprenait qu'elle se mêlait de ses affaires... d'ailleurs elle n'avait aucun droit de le faire.

Gabriel, d'un air gêné, attend toujours ce qu'elle va bien lui dire. Des reproches  ? Il se les était faits lui-même. Comment chose aussi navrante avait-elle pu arriver  ? Cela lui était maintenant incompréhensible.

L'air embarrassé de ce grand gaillard l'intimide encore plus.

– Je t'en parlerai une autre fois. Elle lui serre hâtivement la main et part.

Gabriel s'assoit sur la table :

– Je te cherchais.

– Comme tu vois, j'installe mon campement au « quartier général », répond Lucien affectant un air dégagé.

– Pourquoi es-tu parti comme ça, sans rien me dire  ? Il lève ses yeux bleus vers son vieux copain ; quoi, je sais bien que j'ai tort, mais enfin toi, l'ancien, fallait pas prendre ça en mal.

Mais la blessure de Lucien est trop récente.

– Je n'aime pas gêner les gens, dit–il la gorge serrée.

Il ne peut pas discuter de ce qui vient d'arriver ; c'est une trahison à leur amitié dont s'est rendu coupable Gabriel.

Depuis quinze jours, Lucien était sans domicile. Comme il était tout naturel, Gabriel l'avait invité à venir habiter chez lui en attendant qu'il ait gagné assez pour se louer une chambre.

Pour la première fois, Lucien avait hésité à accepter quelque chose de son copain. Marthe ne pouvait plus recevoir chez elle ; les commères du quartier avaient fait des papotages. Elle s'en moquait, mais se sentait devoir certains ménagements à la famille de son mari qui avait été toujours très gentille avec elle. D'autre part, elle s'isolait de plus en plus avec Gabriel. A présent, Lucien se demandait si elle ne faisait pas exprès de le laisser seul juste au moment où il avait compté sur sa compagnie.

Il se trouvait alors doublement délaissé, perdant du même coup son copain et sa copine, mais si elle s'imaginait le faire caler ainsi, elle se trompait. La lutte contre ce qu'il nommait son amour-propre mal placé était néanmoins très dure et, sous l'allure sans-gêne de bonne camaraderie, sa susceptibilité était à fleur de peau.

Hier soir, cela avait tourné mal. Tous deux étaient arrivés après dîner ; Lucien, absorbé dans l'étude d'un important article de politique, les avait salués d'un simple signe de main.

Gabriel s'était mis à chercher parmi ses livres contre son habitude, il s'était énervé, avait renversé une pile de bouquins, puis avait continué à chercher en bougonnant.

– Tu cherches quelque chose  ?

– Le bouquin de psychologie que j'ai acheté hier.

– C'est moi qui l'ai. T'en avais un autre en mains, s'était excusé Lucien. Je l'ai oublié dans mon placard à l'usine ; demain je te l'amènerai.

Gabriel avait remis violemment la pile de livres en place, puis de mauvaise humeur s'était écrié :

– Toujours lui d'abord  !

Sans mot dire, Lucien s'était levé, avait pris sa casquette et son cuir, et était parti. Marthe l'avait appelé mais il ne s'était pas retourné.

La nuit étoilée était immense et les amis tellement rares. Il avait passé le pont de la Seine, puis après un grand détour était revenu, attiré inconsciemment par le pôle de sa vie, vers la permanence.

Des copains étaient en train de plier des journaux, avec un tract à l'intérieur, pour la vente à la criée du lendemain. Lucien leur avait donné un coup de main. Ce travail d'équipe l'avait consolé.

Après le départ des camarades qui croyaient qu'il avait encore un article à écrire, il était resté longtemps à fixer les poutres du grenier sans penser à rien ; puis avait éteint et s'était étendu sur la table, son manteau de cuir comme couverture. Ce matin sa décision était prise et l'insistance de Gabriel n'y changerait rien.

Citard arrive et, voyant les deux amis silencieux, il commence à fureter parmi les bouquins de la bibliothèque.

A voix basse, Gabriel fait une dernière tentative pour ramener Lucien. Celui-ci hoche la tête ; il y a certaines conditions dans lesquelles il ne faut pas placer l'animal humain, elles se trouvent au delà de sa «  limite de résistance ». Amicalement, il répond  :

– Je veux rester copain avec toi ; avec tous les deux. Alors il vaut mieux qu'on ne soit pas attachés ensemble à se gêner.

Marthe, qui avait attendu en bas la réponse, s'était impatientée Elle vient insister gentiment à son tour auprès de Lucien, mais celui-ci s'écarte.

– Allons, pas de comédie ; ce n'est pas le moment.

Gabriel se lève

– Si tu as besoin de quelque chose, fais-moi le plaisir.

Ils se serrent la main ; Lucien ne veut pas le vexer, mais il sent que ce n'est plus à lui qu'il s'adressera.

Mécontente de la tournure des événements, sans prendre garde à Citard qui s'occupe encore toujours au fond avec les bouquins, Marthe, nerveuse, attaque :

– Tu ne vas pas avec ta rouquine  ? Elle a de la place chez elle.

Assez vivement, Lucien répond :

– Je ne t'en demanderai pas la permission.

– T'aurais tort, je me passe bien de la tienne.

Il hausse les épaules sans répondre, arrêté par le sourire fielleux de cette canaille de Citard.

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