1924

En 1924, Trotsky publie ce texte, qui tire les premiers enseignements d'Octobre. Sa publication est évidemment liée au combat qui s'est engagé en Russie face à la montée de la bureaucratie. Ces "leçons" seront d'ailleurs à l'origine de la première campagne anti-trotskyste menée en URSS.


Les leçons d'Octobre

Léon Trotsky

La conférence d'avril

Le discours de Lénine à la gare de Finlande sur le caractère socialiste de la révolution russe fut, pour beaucoup de dirigeants du Parti, comme une bombe. La polémique entre Lénine et les partisans du "parachèvement de la révolution démocratique" commença dès le premier jour.

La démonstration armée d'avril, où retentit le mot d'ordre : “A bas le Gouvernement Provisoire !”, fut l'occasion d'un conflit aigu. Elle fournit à certains représentants de la droite le prétexte d'accuser Lénine de blanquisme : le renversement du Gouvernement Provisoire, soutenu alors par la majorité du soviet, ne pouvait soi-disant être obtenu qu'en tournant la volonté de la majorité des travailleurs. Formellement, il pouvait sembler que le reproche n'était pas dénué de fondement; en réalité, il n'y avait pas l'ombre de blanquisme dans la politique de Lénine en avril. Toute la question pour lui consistait à savoir dans quelle mesure les Soviets continuaient de refléter l'état d'esprit véritable des masses et à déterminer si le Parti ne se trompait pas en s'orientant sur eux. La manifestation d'avril, qui avait été "plus gauche" qu'il ne convenait, était une reconnaissance destinée à vérifier l'état d'esprit des masses et les rapports entre ces dernières et la majorité du soviet. Elle montre la nécessité d'un long travail de préparation. Au début de mai, Lénine blâma sé­vèrement les matelots de Cronstadt, qui, dans leur fougue, étaient allés trop loin et avaient déclaré ne pas reconnaître le Gouverne­ment Provisoire.

Les adversaires de la lutte pour le pouvoir abordaient tout autrement la question. A la Conférence d'avril du Parti, Kame­nev exposait ses plaintes : "Dans le n° 19 de la Pravda,des camarades (il s'agit évidemment de Lénine. L.T.) avaient pro­posé une résolution sur le renversement du Gouvernement Pro­visoire, résolution imprimée avant la dernière crise, mais ils l'ont rejetée ensuite comme susceptible d'introduire la désorga­nisation et empreinte de l'esprit d'aventure. On le voit, les cama­rades en question ont appris quelque chose pendant cette crise. La résolution proposée (c'est-à-dire la résolution proposée par Lénine à la Conférence. L.T.) répète cette faute." Cette façon de poser la question est significative au plus haut point. La reconnaissance une fois effectuée, Lénine retira le mot d'ordre du renversement immédiat du Gouvernement Provisoire, mais il le retira temporairement, pour des semaines ou des mois, selon que l'indignation des masses contre les conciliateurs croîtrait plus ou moins rapidement. L'opposition, elle, considérait ce mot d'or­dre comme une faute. Le recul provisoire de Lénine ne compor­tait pas la moindre modification de sa ligne. Lénine ne se basait pas sur le fait que la révolution démocratique n'était pas encore terminée, mais uniquement sur le fait que la masse était encore incapable de renverser le gouvernement provisoire et qu'il fallait la rendre au plus vite capable de l'abattre.

Toute la conférence d'avril du parti fut consacrée à cette question essentielle : allons-nous à la conquête du pouvoir pour réaliser la révolution socialiste, ou aidons-nous à parachever la révolution démocratique ? Par malheur, le compte rendu de cette conférence n'est pas encore imprimé; pourtant, il n'y a peut-être pas dans l'histoire de notre parti de congrès qui ait eu une im­portance aussi grande, aussi directe pour le sort de la révolution.

Lutte irréductible contre le défensisme et les défensistes, conquête de la majorité dans les Soviets, renversement du gou­vernement provisoire par l'intermédiaire des Soviets, politique révolutionnaire de paix, programme de révolution socialiste à l'intérieur et de révolution internationale à l'extérieur : telle est la plate-forme de Lénine. Comme on le sait l'opposition était pour le parachèvement de la révolution démocratique au moyen d'une pression sur le Gouvernement Provisoire, les soviets de­vant rester des organes de "contrôle” sur le pouvoir bourgeois. De là une attitude beaucoup plus conciliante à l'égard du défen­sisme.

Un des adversaires de Lénine déclarait à la conférence d'avril : "Nous parlons des soviets ouvriers et soldats comme de centres organisateurs de nos forces et du pouvoir... Leur nom seul montre qu'ils sont un bloc des forces petites-bourgeoises et prolétarien­nes auquel s'impose la nécessité d'achever les tâches démocrati­ques bourgeoises. Si la révolution démocratique bourgeoise est terminée, ce bloc ne pourrait exister... et le prolétariat mènerait la lutte révolutionnaire contre lui... Néanmoins, nous reconnais­sons ces soviets comme des centres d'organisation de nos forces... Ainsi, la révolution bourgeoise n'est pas encore close, elle n'a pas donné toute sa mesure et nous devons reconnaître que si elle était entièrement terminée, le pouvoir passerait aux mains du prolétariat." (Discours de Kamenev).

L'inconsistance de ce raisonnement est évidente : en effet, la révolution ne sera jamais tout à fait terminée tant que le pouvoir ne passera pas en d'autres mains. L'auteur du discours précité ignore l'axe véritable de la révolution : il ne déduit pas les tâches du parti du groupement réel des forces de classe, mais d'une définition formelle de la révolution considérée comme bourgeoise ou démocratique-bourgeoise. Selon lui, il faut faire bloc avec la petite bourgeoisie et exercer un contrôle sur le pouvoir bourgeois tant que la révolution bourgeoise ne sera pas parachevée. C'est Ià un schéma nettement menchevik. En limitant doctrinairement les tâches de la révolution par l'appellation de cette dernière révolution “bourgeoise", on devait fatalement arriver à la politique de contrôle sur le Gouvernement Provisoire, à la reven­dication d'un programme de paix sans annexions, etc... Par parachèvement de la révolution démocratique, on sous-entendait la réalisation d'une série de réformes par l'intermédiaire de la Constituante, où le parti bolchevik devait jouer le rôle d'aile gauche. Le mot d'ordre : "Tout le pouvoir aux soviets” perdait ainsi tout contenu réel. C'est que, plus logique que ses camarades de l'opposition, Noguine déclara à la conférence d'avril : "Au cours de l'évolution, les attributions les plus importantes des so­viets disparaissent, une série de leurs fonctions administratives sont transmises aux municipalités, aux zemstvos, etc... Considérons le développement ultérieur de l'organisation étatique : nous ne pouvons nier qu'il y aura une Assemblée Constituante et, à sa suite, un Parlement. Il en résulte que, progressivement, les soviets seront déchargés de leurs principales fonctions; mais cela ne veut pas dire qu'ils terminent honteusement leur existence. Ils ne feront que transmettre leurs fonctions. Ce n'est pas avec les soviets du type actuel que la république-commune sera chez nous".

Enfin, un troisième opposant aborda la question du point de vue maturité de la Russie pour le socialisme "Pouvons-nous, en arborant le mot d'ordre de la révolution prolétarienne, compter sur l'appui des masses ? Non, car la Russie est le pays le plus petit-bourgeois d'Europe. Si le parti adopte la plate-forme de la révolution socialiste, il se transformera en un cercle de propa­gandistes. C'est de l'Occident que doit être déclenchée la révo­lution... Où se lèvera le soleil de la révolution socialiste ? Etant donné l'état de choses qui règne chez nous, le milieu petit-bour­geois, j'estime que ce n'est pas à nous de prendre l'initiative de la révolution socialiste. Nous n'avons pas les forces nécessaires à cet effet; en outre les conditions objectives font défaut. En Oc­cident, la question de la révolution socialiste se pose à peu près de la même façon que, chez nous, celle du renversement du tsarisme.”

A la conférence d'avril, tous les adversaires de Lénine n'al­laient pas jusqu'aux conclusions de Noguine, mais tous, par la logique des choses, ils furent forcés de les accepter quelques mois plus tard, à la veille d'octobre. Diriger la révolution proléta­rienne ou se borner au rôle d'opposition dans le Parlement bour­geois : telle était l'alternative dans laquelle se trouvait placé notre parti. La deuxième position était menchevique ou, plus exac­tement c'était la position que les mencheviks furent forcés d'aban­donner après la révolution de février. En effet, pendant des an­nées, les leaders mencheviques avaient affirmé que la révolution future serait bourgeoise, que le gouvernement d'une révolution bourgeoise ne pouvait accomplir que les tâches de la bourgeoisie, que la social-démocratie ne pouvait assumer les tâches de la démocratie bourgeoise et devrait, “tout en poussant la bourgeoisie vers la gauche”, se confiner dans le rôle d'opposi­tion. Martynov, en particulier, ne s'était pas lassé de développer ce thème. La révolution de février amena bientôt les menche­viks à participer au gouvernement. De leur position de principe ces derniers ne conservèrent que la thèse portant que le prolé­tariat ne devait pas s'emparer du pouvoir. Ainsi, ceux des bolcheviks qui condamnaient le ministérialisme menchevik tout en s'élevant contre la prise du pouvoir par le prolétariat, se re­tranchaient dans les positions pré-révolutionnaires des menche­viks.

La révolution provoqua des déplacements politiques dans deux sens : les droites devinrent cadets et les cadets, républicains (déplacement vers la gauche); les s.-r. et les mencheviks de­vinrent parti bourgeois dirigeant (déplacement vers la droite). C'est par des moyens de ce genre que la société bourgeoise tente de créer une nouvelle ossature pour son pouvoir, sa stabilité et son ordre.

Mais alors que les mencheviks abandonnent leur socialisme for­mel pour la démocratie vulgaire, la droite des bolcheviks passe au socialisme formel, c'est-à-dire à la position qu'occupaient, la veille encore, les mencheviks.

Le même regroupement se produisit dans la question de la guerre. A l'exception de quelques doctrinaires, la bourgeoisie (qui d'ailleurs n'espérait plus guère la victoire militaire) adopta la formule : "Ni annexions, ni contribution". Les mencheviks et les s.-r. zimmerwaldiens, qui avaient critiqué les socialistes fran­çais parce qu'ils défendaient leur patrie républicaine bourgeoise, devinrent des défensistes dès qu'ils se sentirent en république bourgeoise : de la position internationaliste passive, ils pas­sèrent au patriotisme actif. En même temps, la droite bolche­vique glissa à l'internationalisme passif de "pression" sur le Gouvernement Provisoire, en vue d'une paix démocratique “sans annexions, ni contribution". De la sorte, la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie se disloque théoriquement et politiquement à la conférence d'avril et fait apparaître deux points de vue opposés : le point de vue démocratique, masqué par des restrictions socialistes formelles, et le point de vue social-révolutionnaire ou point de vue bolche­vique véritable.


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