1936 |
La méthode du marxisme appliquée à l'analyse des pays où le Capital a été exproprié. |
La Révolution trahie
LA LUTTE POUR LE RENDEMENT DU TRAVAIL
Nous avons essayé de mettre le régime soviétique à l'épreuve sous l'angle de l'Etat. Nous pouvons faire de même sous l'angle de la circulation monétaire. Les deux problèmes de l'Etat et de l'argent ont plusieurs aspects communs parce qu'ils se réduisent tous les deux, en fin de compte, au problème entre tous les problèmes, celui du rendement du travail. La contrainte étatique et la contrainte monétaire appartiennent à l'héritage de la société divisée en classes qui ne peut déterminer les rapports entre les hommes qu'à l'aide de fétiches religieux ou laïcs, et qu'en mettant ces fétiches sous la protection du plus redoutable d'entre eux, l'Etat un grand couteau entre les dents. Dans la société communiste, l'Etat et l'argent auront disparu. Leur dépérissement progressif doit donc commencer en régime socialiste. On ne pourra parler de victoire réelle du socialisme qu'à partir du moment historique où l'Etat ne sera plus un Etat qu'à demi et où l'argent commencera à perdre sa puissance magique. Cela signifiera que le socialisme, se libérant des fétiches capitalistes, commence à établir des relations plus limpides, plus libres et plus dignes entre les hommes.
Les revendications d'"abolition" de l'argent, d'"abolition" du salariat ou d'"élimination" de l'Etat et de la famille, caractéristiques de l'anarchisme, ne peuvent présenter d'intérêt que comme modèles de la pensée mécaniste. L'argent ne saurait être arbitrairement "aboli", pas plus que l'Etat ou la famille ne sauraient être "éliminés", ils doivent épuiser leur mission historique, perdre leur signification et disparaître. Le fétichisme de l'argent ne recevra le coup de grâce que lorsque la croissance ininterrompue de la richesse sociale délivrera les bipèdes de leur avarice quant à toute minute supplémentaire de travail et de leur inquiétude humiliante quant à la taille des rations. En perdant son pouvoir d'apporter le bonheur et de jeter l'homme dans la poussière, l'argent se réduira à un moyen de comptabilité commode pour la statistique et le plan. Par la suite, on se passera probablement de cette sorte de quittance. Mais ce souci, nous pouvons l'abandonner à nos arrière-neveux, qui ne manqueront pas d'être plus intelligents que nous.
La nationalisation des moyens de production et du crédit, la mainmise des coopératives et de l'Etat sur le commerce intérieur, le monopole du commerce extérieur, la collectivisation de l'agriculture, la législation sur l'héritage supposent d'étroites limites à l'accumulation personnelle de l'argent et gênent la transformation de l'argent en capital privé (usuraire, commercial et industriel). Cette fonction de l'argent, liée à l'exploitation, n'est pourtant pas liquidée dès le début de la révolution prolétarienne, mais transférée, sous un nouvel aspect, à l'Etat commerçant, banquier et industriel universel. Par ailleurs, les fonctions plus élémentaires de l'argent, mesure de valeur, moyen de circulation et de paiement, sont conservées et acquièrent même un champ d'action plus large que celui qu'elles avaient en régime capitaliste.
La planification administrative a suffisamment révélé sa force et, en même temps, les limites de sa force. Un plan économique conçu a priori, surtout dans un pays arriéré de 170 millions d'habitants, souffrant de contradictions profondes entre la ville et la campagne, n'est pas un dogme immuable, mais une hypothèse de travail à vérifier et à transformer en cours d'exécution. On peut même énoncer cette règle: plus la directive administrative est "serrée de près" et plus la situation est gênante pour les dirigeants de l'économie. Deux leviers doivent servir à régler et à adapter le plan: un levier politique, créé par la participation réelle à la direction des masses intéressées, ce qui ne se conçoit pas sans démocratie soviétique; et un levier financier résultant de la vérification effective des calculs a priori au moyen d'un équivalent général, ce qui est impossible sans système monétaire stable.
Le rôle de l'argent dans l'économie soviétique, loin d'être fini, doit encore se développer à fond. L'époque transitoire entre le capitalisme et le socialisme, considérée dans son entier, exige non la diminution de la circulation des marchandises, mais bien son extrême élargissement. Toutes les branches de l'industrie se transforment et grandissent, il s'en crée sans cesse de nouvelles et toutes doivent, quantitativement comme qualitativement, déterminer réciproquement leurs situations. La liquidation simultanée de l'économie rurale, qui produisait pour consommer sur place, et de la famille fermée signifient l'entrée dans la circulation sociale et, dès lors, dans la circulation monétaire, de toute l'énergie de travail qui se dépensait auparavant dans les limites de la ferme ou dans les murs de l'habitation. Pour la première fois dans l'histoire, tous les produits et tous les services peuvent être échangés les uns contre les autres.
D'autre part, une édification socialiste couronnée de succès ne se conçoit pas sans intégration dans le système planifié de l'intérêt personnel immédiat, de l'égoïsme du producteur et du consommateur, facteurs qui ne peuvent se manifester utilement que s'ils disposent de ce moyen coutumier, sûr et souple, l'argent. L'augmentation du rendement du travail et l'amélioration de la qualité de la production sont absolument impossibles sans un étalon de mesure pénétrant librement dans tous les pores de l'économie, c'est-à-dire sans une ferme unité monétaire. Il ressort clairement de là que, dans l'économie transitoire comme en régime capitaliste, la seule monnaie véritable est celle qui se base sur l'or. Toute autre monnaie ne sera qu'un succédané. Il est vrai que l'Etat soviétique est le maître à la fois des masses de marchandises et des organes d'émission. Mais cela ne change rien: les manipulations administratives concernant les prix fixés des marchandises ne créent nullement une unité monétaire stable et n'y suppléent pas davantage, ni pour le commerce intérieur ni, à plus forte raison, pour le commerce extérieur.
Privé d'une base propre, c'est-à-dire d'une base-or, le système monétaire de l'U.R.S.S., comme celui de divers pays capitalistes, est nécessairement un système fermé; le rouble n'existe pas pour le marché mondial. Si l'U.R.S.S. peut supporter les désavantages d'un système de ce genre beaucoup mieux que l'Allemagne ou l'Italie, c'est en partie grâce au monopole du commerce extérieur et principalement grâce aux richesses naturelles du pays: seules ces richesses lui permettent de ne pas étouffer dans les tenailles de l'autarcie. Mais la tâche historique n'est pas de ne point étouffer, elle est de créer, en face des plus hautes acquisitions du marché mondial, une puissante économie tout à fait rationnelle assurant le meilleur emploi du temps, et dès lors l'essor le plus élevé de la culture.
L'économie soviétique est précisément celle qui, traversant d'incessantes révolutions techniques et des expériences grandioses, a le plus besoin d'une constante vérification au moyen d'un étalon fixe de valeur. En théorie, on ne peut douter que, si l'U.R.S.S. avait disposé d'un rouble-or, le résultat des plans quinquennaux eût été infiniment meilleur qu'à présent; mais on ne saurait juger de ce qui fait défaut. Ne faisons pourtant pas de pauvreté vertu, car cela nous mènerait à de nouvelles pertes et à de nouvelles erreurs économiques.
L'histoire du système monétaire soviétique est, en même temps que celle des
difficultés économiques, des succès et des échecs, celle des zigzags de la pensée
bureaucratique.
La restauration du rouble en 1922-24, en connexion avec le passage à la Nep, est
indissolublement liée à la restauration des "normes du droit bourgeois" dans
le domaine de la répartition des articles de consommation. Le tchervonietz fut l'objet
des attentions du gouvernement tant que l'on s'orienta sur le fermier. Au contraire,
toutes les écluses de l'inflation furent ouvertes pendant la première période
quinquennale. De 0,7 milliard de roubles au début de 1925, la somme totale des émissions
passe au début de 1928 au chiffre relativement modeste de 1,7 milliard, égalant à peu
près la circulation de papier-monnaie de l'empire à la veille de la guerre, mais
évidemment sans l'ancienne base métallique. Plus loin, la courbe de l'inflation donne
d'année en année les sautes fébriles que voici: 2 2,8 4,3 5,5
8,4! Le dernier chiffre, 8,4 milliards de roubles, est atteint au début de 1933.
Puis commencent des années de réflexion et de retraite: 6,69 7,7 7,9
milliards (1935).
Le rouble de 1924, officiellement coté à 13 francs, tombe en novembre 1935 à 3 francs, soit moins du quart, presque au niveau du franc français après la guerre. Les deux cotes, l'ancienne et la nouvelle, sont très conventionnelles; le pouvoir d'achat du rouble, confronté aux prix mondiaux, n'atteint probablement pas 1 franc 50. Mais l'importance de la dévaluation montre déjà quelle fut la glissade vertigineuse de la devise soviétique jusqu'en 1934.
Au plus fort de son aventurisme économique, Staline promit d'envoyer la Nep, c'est-à-dire le marché, "au diable". Toute la presse parla, comme en 1918, de la substitution définitive à la vente-achat d'une "répartition socialiste directe"; dont la carte de vivres était le signe extérieur. L'inflation fut catégoriquement niée comme un phénomène étranger, de façon générale, au système soviétique. "La stabilité de la devise soviétique, disait Staline en janvier 1933, est avant tout assurée par les énormes quantités de marchandises que l'Etat possède et met en circulation aux prix fixés." Bien que cet aphorisme énigmatique n'ait été ni développé ni commenté (et, en partie, pour cette raison même), il devint la loi fondamentale de la théorie monétaire soviétique, plus exactement, de la négation de l'inflation. Le tchervonietz n'était plus désormais un équivalent général, il n'était que l'ombre générale d'une "énorme" quantité de marchandises, ce qui lui permit de s'allonger et de se raccourcir comme toute ombre. Si cette doctrine consolante avait un sens, ce n'était que celui-ci: la monnaie soviétique avait cessé d'être une monnaie; elle n'était plus une mesure de valeur; les "prix stables" étaient fixés par le gouvernement; le tchervonietz n'était plus que le signe conventionnel de l'économie planifiée, une sorte de carte de répartition universelle; en un mot, le socialisme avait vaincu "définitivement et sans retour".
Les idées les plus utopiques du communisme de guerre reparaissaient sur une base économique nouvelle, un peu plus élevée, il est vrai, mais, hélas! encore tout à fait insuffisante pour la liquidation de l'argent. Dans les milieux dirigeants, l'opinion prévalut tout à fait que l'inflation n'est pas à craindre dans une économie planifiée. Ce qui revient à peu près à dire qu'une voie d'eau n'est pas dangereuse à bord, du moment qu'on possède un compas. En réalité, l'inflation de la monnaie, conduisant inévitablement à celle du crédit, substitue des valeurs fictives aux valeurs réelles et dévore de l'intérieur l'économie planifiée.
Inutile de dire que l'inflation signifiait le prélèvement d'un impôt extrêmement lourd sur les masses laborieuses. Quant à ses avantages pour le socialisme, ils sont plus que douteux. L'appareil de la production continuait, il est vrai, à croître rapidement, mais l'efficacité économique des vastes entreprises nouvellement construites était appréciée d'après les critères de la statistique et non d'après ceux de l'économie. Commandant au rouble, c'est-à-dire lui donnant arbitrairement divers pouvoirs d'achat dans les diverses couches de la population, la bureaucratie se priva d'un instrument indispensable à la mesure objective de ses propres succès et insuccès. En l'absence de comptabilité exacte, absence masquée sur le papier par les combinaisons du "rouble conventionnel", on en arrivait en réalité à la perte du stimulant individuel, au bas rendement du travail et à une qualité plus basse encore des marchandises.
Le mal prit, dès la première période quinquennale, des proportions menaçantes. En juillet 1931, Staline formula ses célèbres "six conditions", dont le but était de diminuer le prix de revient. Ces "conditions" (salaire conforme au rendement individuel du travail, calcul du prix de revient, etc.) n'avaient rien de nouveau: les "normes du droit bourgeois" dataient du début de la Nep et avaient été développées au XIIe congrès du parti, au commencement de 1923. Staline ne s'y heurta qu'en 1931, sous l'empire de l'efficacité décroissante des investissements dans l'industrie. Pendant les deux années suivantes, il ne parut presque pas un article dans la presse soviétique qui n'invoquât la puissance salvatrice des "conditions". Or, l'inflation continuant, les maladies qu'elle engendrait ne se prêtaient naturellement pas au traitement. Les sévères mesures de répression prises contre les saboteurs ne donnaient pas plus de résultats.
Il semble aujourd'hui presque invraisemblable que la bureaucratie ait, tout en déclarant la guerre à l'"anonymat" et à l'"égalitarisme" dans le travail, c'est-à-dire au travail moyen payé d'un salaire "moyen" égal pour tous, envoyé "au diable" la Nep, en d'autres termes l'évaluation monétaire des marchandises, y compris la force de travail. Rétablissant d'une main les "normes bourgeoises", elle détruisait de l'autre le seul instrument utile. La substitution des "magasins réservés" au commerce et le chaos des prix faisaient nécessairement disparaître toute correspondance entre le travail individuel et le salaire individuel; et le stimulant de l'intérêt personnel était tué chez l'ouvrier.
Les prescriptions les plus sévères concernant les calculs économiques, la qualité des produits, le prix de revient, le rendement du travail se balançaient dans le vide. Ce qui n'empêchait nullement les dirigeants d'imputer tous les échecs à la non-exécution intentionnelle des six recettes de Staline. L'allusion la plus prudente à l'inflation devenait un crime. Les autorités faisaient preuve de la même bonne foi en accusant parfois les maîtres d'école de négliger les règles de l'hygiène tout en leur défendant d'invoquer le manque de savon.
La question des destinées du tchervonietz avait été au premier plan dans la lutte des fractions du parti bolchevique. La plate-forme de l'opposition (1927) exigeait "la stabilité absolue de l'unité monétaire". Cette revendication demeura un leitmotiv pendant les années suivantes. "Arrêter d'une main de fer l'inflation", écrivait l'organe de l'opposition à l'étranger en 1932, "et rétablir une ferme unité monétaire", même au prix d'une "réduction hardie des investissements de capitaux..." Les apologistes de l'"allure de tortue" et les superindustrialisateurs semblaient avoir interverti les rôles. Répondant à la fanfaronnade du marché "envoyé au diable", l'opposition recommandait à la commission du plan de faire placarder chez elle que "l'inflation est la syphilis de l'économie planifiée".
Dans l'agriculture, l'inflation eut des conséquences non moins graves.
Au temps où la politique à l'égard du paysan favorisait le koulak, on supposait que la
transformation socialiste de l'agriculture, sur les bases de la Nep, se ferait en des
dizaines d'années par la coopération. Embrassant l'un après l'autre les domaines du
stockage, de la vente, du crédit, la coopération devait à la fin socialiser la
production. Le tout s'appelait le "plan de coopération de Lénine". La
réalité suivit, nous le savons, un chemin tout à fait différent, plutôt opposé,
celui de l'expropriation par la force et de la collectivisation intégrale. Il ne fut plus
question de la socialisation progressive des diverses fonctions économiques au fur et à
mesure que les ressources matérielles et culturelles la rendraient possible. La
collectivisation se fit comme s'il s'était agi d'établir immédiatement le régime
communiste dans l'agriculture.
Ce qui eut pour conséquence, outre la destruction de plus de la moitié du cheptel, un fait plus grave encore: l'indifférence complète des kolkhoziens pour l'avoir socialisé et pour les résultats de leur propre travail. Le gouvernement opéra une retraite désordonnée. Les paysans eurent de nouveau des poules, des porcs, des moutons, des vaches à titre privé. Ils reçurent des parcelles voisines de leurs habitations. Le film de la collectivisation se déroula en sens inverse.
Par ce rétablissement des entreprises individuelles, le gouvernement acceptait un compromis, payant une sorte de rançon aux tendances individualistes du paysan. Les kolkhozes subsistaient; dès lors, cette régression pouvait à première vue paraître secondaire. A la vérité, il serait difficile de surestimer sa portée. Si l'on néglige l'aristocratie du kolkhoze, les besoins quotidiens du paysan moyen sont pour le moment couverts dans une mesure plus grande par son travail "pour lui-même" que par sa participation au kolkhoze. Il arrive souvent que le revenu de sa parcelle individuelle, surtout s'il se livre à une culture technique, à l'horticulture ou à l'élevage, soit deux ou trois fois plus élevé que son salaire dans l'entreprise collective. Ce fait, attesté par la presse soviétique, fait ressortir avec vigueur d'une part le gaspillage tout à fait barbare de la force de travail de dizaines de millions d'hommes et, plus encore, de femmes, dans des cultures naines, et de l'autre le rendement très bas du travail dans les kolkhozes.
Pour relever la grande agriculture collective, il fallut de nouveau parler au paysan un langage qu'il pût entendre, revenir, en d'autres termes, de l'impôt en nature au commerce, rouvrir les marchés, bref redemander au diable la Nep mise prématurément à sa disposition. Le passage à une comptabilité monétaire plus ou moins stable devint ainsi la condition nécessaire du développement ultérieur de l'agriculture.
La sage chouette, on le sait, prend son vol après le coucher du soleil. Ainsi la théorie du système "socialiste" de l'argent n'acquit sa pleine signification qu'au crépuscule des illusions de l'inflation. Des professeurs obéissants avaient réussi à bâtir sur les paroles de Staline toute une théorie selon laquelle le prix soviétique, contrairement à celui du marché, était exclusivement dicté par le plan ou par des directives; ce n'était pas une catégorie économique, mais une catégorie administrative destinée à mieux servir la nouvelle répartition du revenu national dans l'intérêt du socialisme. Ces professeurs oubliaient d'expliquer comment on peut "diriger" les prix sans connaître le prix de revient réel, et comment on peut calculer ce prix si tous les prix, au lieu d'exprimer la quantité de travail socialement nécessaire à la production des articles, expriment la volonté de la bureaucratie. En effet, le gouvernement disposait, pour une nouvelle répartition du revenu national, de leviers aussi puissants que les impôts, le budget et le système du crédit. D'après le budget des dépenses de 1936, plus de 37,6 milliards sont consacrés directement aux diverses branches de l'économie; d'autres milliards y vont indirectement. Les mécaniciens du budget et du crédit suffisent parfaitement à la répartition planifiée du revenu national. Pour ce qui est des prix, ils serviront d'autant mieux la cause du socialisme qu'ils exprimeront plus honnêtement les rapports économiques d'aujourd'hui.
L'expérience a déjà dit son mot décisif là-dessus. Le prix "directif" n'a pas acquis dans la vie l'aspect impressionnant qu'il possédait dans les livres savants. Des prix de plusieurs catégories étaient établis pour une seule marchandise. Dans leurs larges interstices se casaient librement toutes les sortes de spéculation, de favoritisme, de parasitisme et autres vices, et ce plutôt à titre de règle que d'exception. Le tchervonietz lui-même qui devait être l'ombre stable de prix fermes ne fut plus que l'ombre de lui-même.
Il fallut de nouveau changer brusquement d'orientation, cette fois en raison des difficultés nées de succès économiques. L'année 1935 débuta avec la suppression des cartes de pain; les cartes de vivres furent supprimées pour les autres produits en octobre, les cartes de ravitaillement en articles de première nécessité disparurent vers janvier 1936. Les relations économiques des travailleurs des villes et des campagnes avec l'Etat revenaient au langage monétaire. Le rouble se révélait un moyen d'action de la population sur les plans économiques, à commencer par la qualité et la quantité des articles de consommation. L'économie soviétique ne peut être rationalisée d'aucune autre façon.
Le président de la commission du plan déclarait en décembre 1935: "Le système actuel des rapports entre les banques et l'économie doit être révisé et les banques sont appelées à exercer effectivement le contrôle par le rouble." Ainsi succombaient les superstitions du plan administratif et les illusions du prix administratif. Si l'approche du socialisme signifie dans la sphère de l'argent le rapprochement du rouble et de la carte de répartition, il faudrait considérer les réformes de 1935 comme éloignant le socialisme. Mais cette appréciation serait grossièrement erronée. L'élimination de la carte par le rouble n'est que le renoncement à une fiction et la franche reconnaissance de la nécessité de créer les bases premières du socialisme en revenant aux méthodes bourgeoises de répartition.
A la session du comité exécutif central des Soviets de janvier 1935, le commissaire
du peuple aux finances déclarait: "Le rouble soviétique est plus ferme qu'aucune
autre devise au monde." On aurait tort de ne voir là qu'une fanfaronnade. Le budget
de l'U.R.S.S. donne chaque année un excédent des recettes sur les dépenses. Le commerce
extérieur, peu important, il est vrai, a une balance positive. La réserve d'or de la
Banque du rouble dépasse aujourd'hui le milliard.
L'extraction de l'or augmente rapidement; sous ce rapport, l'U.R.S.S. compte avoir la
première place dans le monde en 1936. L'accroissement de la circulation des marchandises
est devenu considérable depuis la renaissance du marché. L'inflation est pratiquement
arrêtée depuis 1934. Les éléments d'une certaine stabilisation du rouble sont donnés.
La déclaration du commissaire aux finances doit néanmoins être expliquée par une
certaine inflation d'optimisme. Si le rouble soviétique trouve un puissant appui en
l'essor général de l'économie, le prix de revient excessif de la production est son
talon d'Achille. Il ne deviendra la plus stable unité monétaire du monde que lorsque le
rendement du travail soviétique dépassera le niveau mondial, c'est-à-dire lorsqu'il lui
faudra penser à mourir.
Du point de vue technique, le rouble est encore moins en mesure de prétendre à la parité. Avec une réserve d'or de plus d'un milliard, le pays a près de huit milliards-papier en circulation; la couverture n'est donc que de 12,5%. L'or de la Banque d'Etat est en ce moment bien plus une réserve intangible pour le cas de guerre que la base du système monétaire. Sans doute le recours à l'étalon-or, pour donner plus de précision aux plans économiques et simplifier les relations avec l'étranger, n'est-il pas exclu en théorie, dans une phase plus avancée de l'évolution. Avant d'expirer, le système monétaire peut recouvrer une fois encore l'éclat de l'or pur. Ce problème, en tout cas, ne se pose pas pour demain.
Il ne peut pas être question de la parité-or dans un avenir rapproché. Mais dans la mesure où le gouvernement, formant une réserve d'or, s'efforce d'augmenter le pourcentage, fût-il théorique, de la couverture, dans la mesure où les émissions sont limitées pour des raisons objectives indépendantes de la volonté de la bureaucratie, le rouble soviétique peut acquérir une stabilité au moins relative. Les avantages en seraient énormes. En renonçant désormais fermement à l'inflation, le système monétaire, bien que privé des avantages de la parité-or, contribuerait certainement à panser bien des plaies profondes résultant pour l'organisme économique du subjectivisme bureaucratique des années antérieures.
"A l'économie de temps, dit Marx, se réduit en définitive toute l'économie", c'est-à-dire la lutte de l'homme contre la nature à tous les degrés de civilisation. Réduite à sa base primordiale, l'histoire n'est que la poursuite de l'économie du temps de travail. Le socialisme ne pourrait se justifier par la seule suppression de l'exploitation; il faut qu'il assure à la société une plus grande économie de temps que le capitalisme. Si cette condition n'était pas remplie, l'abolition de l'exploitation ne serait qu'un épisode dramatique dépourvu d'avenir. La première expérience historique des méthodes socialistes a montré combien vastes sont leurs possibilités. Mais l'économie soviétique est encore loin d'avoir appris à tirer parti du temps, cette matière première la plus précieuse de la civilisation. L'importation de la technique, principal moyen de l'économie de temps, ne donne pas encore sur le terrain soviétique les résultats qui sont normalement les siens dans sa patrie capitaliste. Sur ce point, décisif pour la civilisation entière, le socialisme n'a pas encore vaincu. Il a prouvé qu'il peut et doit vaincre. Il n'a pas vaincu à ce jour. Toutes les affirmations contraires ne sont que fruits de l'ignorance ou du charlatanisme.
Molotov, qui rendons-lui cette justice se dégage parfois un peu plus de la phrase rituelle que les autres leaders soviétiques, disait en janvier 1936, à la session de l'Exécutif: "Le niveau moyen du rendement du travail... chez nous, est encore sensiblement inférieur à ce qu'il est en Amérique et en Europe." Il eût fallu préciser: ce niveau est trois, cinq et jusqu'à dix fois inférieur à ce qu'il est en Europe et en Amérique, ce qui fait que le prix de revient est chez nous beaucoup plus élevé. Dans le même discours, Molotov fait cet aveu plus général: "Le niveau moyen de culture de nos ouvriers est encore inférieur à celui des ouvriers de divers pays capitalistes." Il faudrait ajouter: leur condition matérielle moyenne l'est aussi. Il est superflu de souligner l'impitoyable rigueur avec laquelle ces paroles lucides, prononcées incidemment, réfutent les vantardises d'innombrables personnages officiels et les douceâtres digressions d'"amis" étrangers!
La lutte pour l'augmentation du rendement du travail, jointe au souci de la défense, constitue le contenu essentiel de l'activité du gouvernement soviétique. Aux diverses étapes de l'évolution de l'U.R.S.S., cette lutte a revêtu diverses formes. Les méthodes des "brigades de choc" appliquées pendant l'exécution du premier plan quinquennal et au début du deuxième, étaient fondées sur l'agitation, l'exemple personnel, la pression administrative et toutes espèces d'encouragements et de privilèges accordés aux groupes. Les tentatives pour établir une sorte de travail aux pièces sur les bases des "six conditions" de 1931 se heurtèrent à une monnaie fantôme et à la diversité des prix. Le système de la répartition étatique des produits substitua, à la souple différenciation des rémunérations du travail, des "primes" qui signifiaient en réalité l'arbitraire bureaucratique. La chasse aux privilèges faisait entrer dans les rangs des travailleurs de choc, en nombre grandissant, les débrouillards forts de certaines protections. Le système entier finit par se trouver en contradiction avec les buts qu'il se proposait.
Seuls la suppression des cartes de ravitaillement, le début de la stabilisation du rouble et de l'unification des prix permirent le travail aux pièces ou à la tâche. Le mouvement Stakhanov succéda sur cette base aux brigades de choc. Ayant en vue le rouble qui acquiert une importance plus réelle, les ouvriers se montrent plus attentifs à leurs machines et tirent un meilleur parti de leur temps. Le mouvement Stakhanov se réduit dans une très grande mesure à l'intensification du travail et même à la prolongation de la journée de travail: les stakhanovistes mettent leurs établis et leurs outils en ordre, préparent les matières premières, donnent (les brigadiers) leurs instructions aux brigades en dehors du temps du travail. De la journée de sept heures, il ne reste souvent que le nom.
Le secret du travail aux pièces, ce système de surexploitation sans contrainte visible, les administrateurs soviétiques ne l'ont pas inventé. Marx le considérait comme "correspondant le mieux au monde capitaliste de la production". Les ouvriers accueillirent cette innovation sans sympathie et même avec une hostilité fort nette; il eût été anormal de s'attendre de leur part à une autre attitude. La participation de véritables socialistes enthousiastes au mouvement Stakhanov n'est cependant pas contestable. Il est malaisé de dire de combien ils l'emportent sur les arrivistes et les bluffeurs. La masse des ouvriers aborde la nouvelle rétribution du travail du point de vue du rouble et est fréquemment obligée de constater que le rouble s'est amenuisé.
Bien que le retour du gouvernement soviétique au travail aux pièces après la "victoire définitive et sans retour du socialisme" puisse à première vue paraître une retraite, il faut en réalité répéter ici ce qui a été dit de la réhabilitation du rouble: il ne s'agit pas d'un renoncement au socialisme, mais de l'abandon de grossières illusions. La forme du salaire est simplement mieux adaptée aux ressources réelles du pays: "Jamais le droit ne peut s'élever au-dessus du régime économique."
Mais les milieux dirigeants de l'U.R.S.S. ne peuvent plus se passer du camouflage social. Le président de la commission du plan, Méjlaouk, proclamait à la session de l'Exécutif de 1936 que "le rouble devient le seul et le véritable moyen de réaliser le principe socialiste(!) de la rémunération du travail". Si tout était royal dans les vieilles monarchies, tout, jusqu'aux vespasiennes, il n'en faut pas conclure que tout devient socialiste par la force des choses dans l'Etat ouvrier. Le rouble est le "seul et véritable moyen" d'appliquer le principe capitaliste de la rémunération du travail, fût-ce sur la base des formes socialistes de la propriété; nous connaissons déjà cette contradiction. Pour justifier le nouveau mythe du travail aux pièces "socialiste", Mejlaouk ajoute: "Le principe fondamental du socialisme c'est que chacun travaille selon ses capacités et est payé selon le travail fourni." En vérité, ces messieurs ne se gênent pas avec la théorie! Quand le rythme du travail est déterminé par la chasse au rouble, les gens ne travaillent pas selon leurs "capacités", c'est-à-dire selon l'état de leurs muscles et de leurs nerfs, ils se font violence. Cette méthode ne peut être justifiée à la rigueur qu'en invoquant la dure nécessité; en faire le "principe fondamental du socialisme", c'est fouler aux pieds les idéals d'une culture nouvelle et plus haute, afin de les enfoncer dans la boue coutumière du capitalisme.
Staline fait dans cette voie un autre pas en avant quand il présente le mouvement Stalkhanov comme "préparant les conditions de la transition du socialisme au communisme". Le lecteur voit maintenant combien il importait de donner des définitions scientifiques des notions dont on se sert en U.R.S.S. à des fins d'utilité administrative. Le socialisme, phase inférieure du communisme, exige sans doute le maintien d'un contrôle rigoureux des mesures du travail et de la consommation, mais il suppose en tout cas des formes plus humaines de contrôle que celles qu'inventa le génie exploiteur du capital. Or nous voyous en U.R.S.S. un matériel humain arriéré impitoyablement dressé à l'usage de la technique empruntée au capitalisme. Dans la lutte pour les normes européennes et américaines, les méthodes classiques de l'exploitation, telles que le salaire aux pièces, sont appliquées sous des formes si brutales et si nues que les syndicats réformistes eux-mêmes ne pourraient pas les tolérer dans les pays bourgeois. La remarque que les ouvriers de l'U.R.S.S. travaillent "pour leur propre compte" n'est justifiée que dans la perspective de l'histoire et à la condition, dirons-nous, anticipant sur notre sujet, qu'ils ne se laissent pas juguler par une bureaucratie toute-puissante. En tout cas, la propriété étatique des moyens de production ne transforme pas le fumier en or et n'entoure pas d'une auréole de sainteté le sweating system, le système de la sueur, qui épuise la principale force productive: l'homme. Quant à la préparation de la "transition du socialisme au communisme", elle commence exactement à l'opposé, c'est-à-dire non par l'introduction du travail aux pièces, mais par l'abolition de ce travail, considéré comme un legs de la barbarie.
Il est encore trop tôt pour dresser le bilan du mouvement Stakhanov. Mais on peut dégager les traits qui le caractérisent et qui caractérisent aussi le régime dans son ensemble. Certains résultats obtenus par des ouvriers sont à n'en pas douter extrêmement intéressants en ce qu'ils indiquent des possibilités accessibles au seul socialisme. Mais il reste à franchir un grand bout de chemin entre ces résultats et leur extension à l'économie entière. Dans l'interdépendance étroite des processus de la production, le haut rendement ininterrompu du travail ne peut pas être le fruit des seuls efforts individuels. L'augmentation du rendement moyen est impossible sans une réorganisation de la production à l'usine et dans une réorganisation des rapports entre les entreprises. Et il est infiniment plus difficile d'élever de quelques degrés les connaissances techniques de millions de travailleurs que de stimuler quelques centaines d'ouvriers avancés.
Les chefs eux-mêmes se plaignent, nous l'avons entendu, de l'insuffisante culture des ouvriers soviétiques dans le travail. Ce n'est là qu'une partie de la vérité et la moindre. L'ouvrier russe est compréhensif, débrouillard et bien doué. N'importe quelle centaine d'ouvriers russes placée dans les conditions de la production américaine, par exemple, n'aurait besoin que de peu de mois, sinon de semaines, pour cesser d'être distancés par les catégories correspondantes d'ouvriers américains. La difficulté réside dans l'organisation générale du travail. Devant les tâches modernes de la production, le personnel administratif soviétique est généralement beaucoup plus arriéré que les ouvriers.
Avec la nouvelle technique, le salaire aux pièces doit inévitablement mener à l'accroissement du niveau actuellement très bas du rendement du travail. Mais la création des conditions nécessaires à cela exige de la part de l'administration, à commencer par les chefs d'atelier pour finir par les dirigeants du Kremlin, une qualification plus haute. Le mouvement Stakhanov ne répond que dans une très faible mesure à cette nécessité. La bureaucratie tente fatalement de sauter par-dessus les difficultés qu'elle n'est pas en état de surmonter. Le salaire aux pièces ne donnant pas par lui-même les miracles immédiats qu'on en attend, une pression administrative frénétique vient à la rescousse: primes et publicité d'une part, châtiments de l'autre.
Les débuts du mouvement ont été marqués par des mesures massives de répression contre le personnel technique, les ingénieurs et les ouvriers accusés de résistance, de sabotage et, dans certains cas, de meurtre de stakhanovistes. La sévérité de ces mesures attestait la force de la résistance. Les dirigeants expliquaient ce prétendu "sabotage" par une opposition politique; en réalité ses causes résidaient le plus souvent dans des difficultés techniques, économiques et culturelles dont une grande partie provenait de la bureaucratie même. Le "sabotage" fut, semble-t-il, promptement brisé. Les mécontents prirent peur, les clairvoyants se turent. Il plut des télégrammes annonçant des succès sans exemple. Le fait est que tant qu'il fut question de pionniers isolés, les administrations locales, obéissant aux ordres reçus, s'appliquèrent à leur faciliter le travail, fût-ce en sacrifiant les intérêts des autres ouvriers de la mine ou de l'atelier. Mais dès que les ouvriers s'inscrivirent comme stakhanovistes par centaines et par milliers, les administrations tombèrent dans un désarroi total. Ne sachant pas mettre de l'ordre à bref délai dans le régime de la production et n'ayant pas la possibilité objective de le faire, elles s'efforcent en pareil cas de faire violence à la main-d'oeuvre et à la technique. Quand le mécanisme de la montre ralentit sa marche, on stimule ainsi les petites roues dentées avec un clou. Le résultat des "journées" et des décades Stakhanov, c'est d'introduire dans la vie de beaucoup d'entreprises un chaos complet. Ce qui nous explique le fait, étonnant au premier abord, que l'accroissement du nombre des stakhanovistes s'accompagne fréquemment, non d'une augmentation, mais d'une diminution du rendement général des entreprises.
La période "héroïque" de ce mouvement paraît être dépassée.
L'activité quotidienne a commencé. Il faut apprendre. Ceux-là surtout ont beaucoup à
apprendre qui enseignent aux autres. Mais ce sont eux qui ont le moins envie d'apprendre.
L'atelier qui, dans l'économie soviétique, retarde et paralyse les autres a pour nom
bureaucratie.