1936

La méthode du marxisme appliquée à l'analyse des pays où le Capital a été exproprié.


La Révolution trahie

Léon Trotsky

APPENDICE II

LES "AMIS" DE L'U.R.S.S.

Pour la première fois, un gouvernement puissant "arrose" à l'étranger, non la presse bien-pensante de droite, mais celle de gauche et même d'extrême-gauche. Les sympathies des masses pour la plus grande des révolutions sont très habilement canalisées dans le sens de la bureaucratie. La presse "sympathisante" perd insensiblement le droit de publier ce qui pourrait faire la moindre peine aux dirigeants de l'U.R.S.S. Les livres désagréables au Kremlin sont accueillis par un silence résolu. Des apologies criardes et dénuées de tout talent sont traduites en plusieurs langues. Nous avons évité de citer dans ce travail les oeuvres typiques des "amis" de l'U.R.S.S., préférant des originaux grossiers aux transcriptions étrangères. La littérature des "amis", y compris celle de l'internationale communiste qui en est la partie la plus plate et la plus vulgaire, présente cependant, au mètre cube, un volume fort imposant et ne joue pas en politique un rôle négligeable. Il faut bien lui consacrer, pour conclure, quelques pages.

Le livre des Webb, le Communisme soviétique, vient d'être qualifié d'apport considérable au patrimoine de la pensée. Au lieu de dire ce qui a été fait et dans quel sens évolue la réalité, ces auteurs emploient 1 500 pages à exposer ce qui est projeté dans les bureaux ou promulgué dans les lois. Leur conclusion est que le communisme sera réalisé en U.R.S.S. quand les plans et les intentions seront passés dans le domaine des faits. Tel est le contenu d'un livre assommant, qui transcrit les rapports des chancelleries moscovites et les articles de presse publiés à l'occasion de jubilés...

L'amitié qu'on porte à la bureaucratie soviétique ne va pas à la révolution prolétarienne; c'est même plutôt une assurance contre celle-ci. Les Webb sont prêts, sans doute, à reconnaître que le système soviétique se répandra un jour dans le reste du monde. Mais "quand, où, avec quelles modifications, par une révolution violente, par une pénétration pacifique, par une imitation consciente, nous ne pouvons répondre à ces questions." ("But how, when, with what modifications, and whether through violent revolution or by peaceful penetration, or even by conscious imitation, are questions we cannot answer"). Ce refus diplomatique, qui constitue en réalité une réponse sans équivoque et qui caractérise bien des "amis", donne la mesure de leur amitié. Si tout le monde avait répondu ainsi à la question de la révolution, avant 1917 par exemple, il n'y aurait pas d'Etat soviétique à ce jour et ces "amis" britanniques voueraient leur sympathie à d'autres objets...

Les Webb déclarent, comme allant de soi, qu'il est vain d'espérer des révolutions en Europe dans un avenir rapproché; ils voient dans cet argument une preuve rassurante du bien-fondé de la théorie du socialisme dans un seul pays. Avec toute l'autorité de gens pour qui la révolution d'Octobre fut une surprise, d'ailleurs désagréable, ils nous enseignent la nécessité de bâtir le socialisme dans les frontières de l'U.R.S.S., faute d'autres perspectives. On se garde, avec peine, par politesse, de hausser les épaules. Nous ne pourrions discuter avec les Webb que de la nécessité et de la façon de préparer une révolution en Grande-Bretagne et non de la construction des usines ou de l'emploi d'engrais minéraux en U.R.S.S. Mais sur ce point précis, nos savants sociologues se déclarent incompétents. Et la question même leur paraît en contradiction avec la "science".

Lénine détestait les bourgeois conservateurs qui s'imaginent être socialistes, et plus particulièrement les fabiens anglais. L'index alphabétique des auteurs cités dans ses oeuvres montre l'hostilité qu'il voua toute sa vie aux Webb. Il les traita une première fois, en 1907, de "stupides laudateurs de la médiocrité petite-bourgeoise britannique" qui "tentent de présenter le chartisme, époque révolutionnaire du mouvement ouvrier anglais, comme un simple enfantillage". Or, sans le chartisme, la Commune de Paris eût été impossible; sans l'un et l'autre, il n'y aurait jamais en Octobre. Les Webb n'ont trouvé en U.R.S.S. que des mécanismes administratifs et des plans bureaucratiques; ils n'ont aperçu ni le chartisme, ni la Commune, ni la révolution d'Octobre. La révolution leur demeure étrangère à moins qu'elle ne leur paraisse un "enfantillage dénué de sens".

Lénine ne s'embarrassait pas, comme on sait, de civilité puérile et honnête dans la polémique avec les opportunistes. Mais ses épithètes injurieuses ("laquais de la bourgeoisie", "traîtres", "âmes serviles", etc.) ont exprimé pendant des années un jugement bien réfléchi sur les Webb, propagandistes du fabianisme, c'est-à-dire de la respectabilité traditionnelle et de la soumission au fait. Il ne saurait être question d'un changement profond dans la pensée des Webb au cours des dernières années. Le couple fabien, qui pendant la guerre soutint sa bourgeoisie et accepta plus tard des mains du roi le titre de lord Passfield, est venu, sans renoncer à rien, sans se démentir le moins du monde, au communisme dans un seul pays, et d'ailleurs dans un pays étranger. Sidney Webb était ministre des colonies, ce qui veut dire geôlier-chef de l'impérialisme anglais, au moment où il se rapprocha de la bureaucratie soviétique et en reçut les matériaux pour sa massive compilation.

Dès 1923, les Webb ne voyaient pas grande différence entre le bolchevisme et le tsarisme (voir The Decay of Capitalist Civilisation, 1923). En revanche, ils reconnaissent sans réserves la "démocratie" stalinienne. Ne cherchons pas là de contradiction. Les fabiens s'indignaient de voir le peuple révolutionnaire priver les "gens instruits" de liberté, mais ils trouvent naturel que la bureaucratie prive le prolétariat de liberté. Telle ne fut-elle pas toujours la fonction de la bureaucratie travailliste? Les Webb affirment que la critique est tout à fait libre en U.R.S.S. C'est manquer du sens de l'humour. Ils citent avec le plus grand sérieux l'"autocritique" qu'on exerce comme on accomplit une corvée et dont il est toujours aisé de déterminer à l'avance l'objet et les limites.

Candeur? Ni Engels ni Lénine n'ont considéré Sidney Webb comme un naïf. Plutôt respectabilité. Les Webb parlent d'un régime établi et d'hôtes agréables. Ils désapprouvent profondément la critique marxiste de ce qui est. Ils se tiennent même pour appelés à défendre l'héritage de la révolution d'Octobre contre l'opposition de gauche. Indiquons, pour être plus complet, que le gouvernement travailliste auquel appartenait lord Passfield (Sidney Webb), refusa en son temps à l'auteur de ce livre le visa d'entrée en Angleterre.

M. Sidney Webb, qui travaillait à ce moment-là à son livre, défendait de la sorte l'U.R.S.S. dans le domaine de la théorie et l'empire de S. M. britannique dans celui de la pratique. Et, ce qui est tout à son honneur, il restait fidèle à lui-même dans les deux cas.

Pour bien des petits bourgeois ne disposant ni d'une plume ni d'un pinceau, l'"amitié" officiellement scellée avec l'U.R.S.S. témoigne en quelque sorte qu'ils partagent des intérêts moraux supérieurs... L'adhésion à la franc-maçonnerie ou aux clubs pacifistes est assez analogue à l'affiliation aux sociétés d'Amis de l'U.R.S.S., car elle permet elle aussi de mener à la fois deux existences: l'une banale, dans le cercle des intérêts quotidiens, l'autre plus élevée. Les "amis" visitent de temps à autre Moscou. Ils prennent note des tracteurs, des crèches, des parades, des pionniers, des parachutistes, de tout, en un mot, sauf de l'existence d'une nouvelle aristocratie. Les meilleurs d'entre eux ferment les yeux par aversion pour la société capitaliste. André Gide l'avoue avec franchise: "C'est aussi, c'est beaucoup la bêtise et la malhonnêteté des attaques contre l'U.R.S.S. qui font qu'aujourd'hui nous mettons quelque obstination à la défendre." La bêtise et la malhonnêteté des adversaires ne sauraient pourtant justifier notre propre aveuglement. Les masses, en tout cas, ont besoin d'amis qui voient clair.

La sympathie de la plupart des bourgeois radicaux et radicaux-socialistes pour les dirigeants de l'U.R.S.S. a des causes non dénuées d'importance. En dépit de différences de programmes, les tenants d'un "progrès" acquis ou facile à réaliser prédominent parmi les politiciens de métier. Il y a beaucoup plus de réformistes que de révolutionnaires sur la planète. Beaucoup plus d'adaptés que d'irréductibles. Il faut des époques exceptionnelles de l'histoire pour que les révolutionnaires sortent de leur isolement et que les réformistes fassent figure de poissons tirés hors de l'eau.

Il n'y a pas dans la bureaucratie soviétique actuelle un seul homme qui n'ait considéré en avril 1917, et même sensiblement plus tard, l'idée de la dictature du prolétariat en Russie comme fantaisiste (cette fantaisie était alors qualifiée... "trotskysme"). Les "amis" étrangers de l'U.R.S.S. appartenant à la génération des aînés ont, des dizaines d'années durant, considéré comme des politiques "réalistes" des mencheviks russes, partisans du "front populaire" avec les libéraux et qui repoussaient la dictature comme une évidente folie. Autre chose est de reconnaître la dictature du prolétariat quand elle est réalisée et même défigurée par la bureaucratie; ici, les "amis" sont justement à la hauteur des circonstances. Ils ne se bornent plus à rendre justice à l'Etat soviétique, ils prétendent le défendre contre ses ennemis; moins, il est vrai, contre ceux qui le tirent en arrière que contre ceux qui lui préparent un avenir. Ces "amis" sont-ils des patriotes actifs, comme les réformistes anglais, français, belges et autres? Il leur est alors commode de justifier leur alliance avec la bourgeoisie en invoquant la défense de l'U.R.S.S. Sont-ils au contraire des défaitistes malgré eux, comme les social-patriotes allemands et autrichiens d'hier? Ils espèrent, en ce cas, que la coalition de la France et de l'U.R.S.S. les aidera à venir à bout des Hitler et des Schuschnig. Léon Blum, qui fut l'adversaire du bolchevisme de la période héroïque et ouvrît les pages du Populaire aux campagnes contre l'U.R.S.S., n'imprime plus une ligne sur les crimes de la bureaucratie soviétique. De même que le Moïse de la Bible, dévoré du désir de voir la face divine, ne put que se prosterner devant le postérieur de la divine anatomie, les réformistes, idolâtres du fait accompli, ne sont capables de connaître et de reconnaître que l'épais arrière-train bureaucratique de la révolution.

Les chefs communistes d'à présent appartiennent en réalité au même type d'hommes. Après bien des pirouettes et des acrobaties, ils ont tout à coup découvert les avantages de l'opportunisme et s'y sont convertis avec la fraîcheur de l'ignorance qui les caractérisa en tout temps. Leur servilité, pas toujours désintéressée, en présence des dirigeants du Kremlin suffirait à les rendre absolument incapables d'initiative révolutionnaire. Aux arguments de la critique, ils ne répondent que par des aboiements et des mugissements; sous le fouet du maître, en revanche, on les voit donner des signes de satisfaction. Ces peu attrayantes gens qui, au premier danger, se disperseront vers tous les horizons, nous tiennent pour de "fieffés contre-révolutionnaires". Qu'y faire? L'histoire ne se passe pas de farces, malgré sa sévérité.

Les plus clairvoyants des "amis" consentent à admettre, tout au moins dans le tête-à-tête, qu'il y a des taches sur le soleil soviétique, mais, substituant à la dialectique une analyse fataliste, ils se consolent en disant qu'une certaine dégénérescence bureaucratique était inévitable. Soit! La résistance au mal ne l'est pas moins. La nécessité a deux bouts: celui de la réaction et celui du progrès. L'histoire nous apprend que les hommes et les partis qui la sollicitent en des sens contraires finissent par se trouver des deux côtés de la barricade.

Le denier argument des "amis", c'est que les réactionnaires s'emparent des critiques adressées au régime soviétique. C'est indéniable. Ils tenteront même, vraisemblablement, de mettre cet ouvrage à profit. En fut-il jamais autrement? Le Manifeste communiste rappelait dédaigneusement que la réaction féodale tenta d'exploiter contre le libéralisme la critique socialiste. Le socialisme révolutionnaire n'en a pas moins fait son chemin. Nous ferons le nôtre. La presse communiste en arrive sans doute à dire que notre critique prépare... l'intervention armée contre l'U.R.S.S.! Il faudrait évidemment entendre par là que les gouvernements capitalistes, apprenant grâce à nos travaux ce qu'est devenue la bureaucratie soviétique, vont sans désemparer la châtier pour avoir foulé aux pieds les principes d'Octobre? Les polémistes de la IIIe Internationale ne manient pas l'épée mais la trique, ou des armes encore moins acérées. La vérité est que la critique marxiste, appelant les choses par leur nom, ne peut qu'affermir le crédit conservateur de la diplomatie soviétique aux yeux de la bourgeoisie.

Il en est autrement en ce qui concerne la classe ouvrière et les partisans sincères qu'elle compte parmi les intellectuels. Ici, notre travail peut en effet faire naître des doutes et susciter la défiance, non envers la révolution, mais envers ceux qui l'étranglent. Et tel est bien le but que nous nous sommes proposé. Car c'est la vérité, et non le mensonge, qui est le moteur du progrès.


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