1936

La méthode du marxisme appliquée à l'analyse des pays où le Capital a été exproprié.


La Révolution trahie

Léon Trotsky

L'ACQUIS

LES PRINCIPAUX INDICES DU DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL

L'insignifiance de la bourgeoisie russe a fait que les objectifs démocratiques de la Russie retardataire, tels que la liquidation de la monarchie et d'une servitude des paysans ressortissant à demi au servage, n'ont pu être atteints que par la dictature du prolétariat. Mais ayant conquis le pouvoir à la tête des masses paysannes, le prolétariat ne put se borner à des réalisations démocratiques. La révolution bourgeoise se confondit immédiatement avec la première phase de la révolution socialiste. Ce ne fut pas pour des raisons fortuites. L'histoire des dernières décennies atteste avec une force particulière que, dans les conditions de la décadence du capitalisme, les pays arriérés ne sauraient atteindre le niveau des vieilles métropoles du capital. Les civilisateurs dans l'impasse barrent la route à ceux qui se civilisent. La Russie est entrée dans la voie de la révolution prolétarienne, non parce que son économie était la plus mûre pour la transformation socialiste, mais parce que cette économie ne pouvait plus se développer sur des bases capitalistes.
La socialisation des moyens de production était devenue la condition nécessaire avant tout pour tirer le pays de la barbarie: telle est la loi du développement combiné des pays arriérés. Entré dans la révolution socialiste comme "le chaînon le plus faible de la chaîne capitaliste" (Lénine), l'ancien empire des tsars doit encore aujourd'hui, dix-neuf ans après la révolution, "rattraper et dépasser" ó ce qui veut dire rattraper avant toute autre chose ó l'Europe et l'Amérique, résoudre, en d'autres termes, les problèmes de la production et de la technique que le capitalisme avancé a résolus depuis longtemps.

Pouvait-il en être autrement? La subversion des vieilles classes dominantes, loin de résoudre ce problème, ne fit que le révéler: s'élever de la barbarie à la culture. Concentrant en même temps la propriété des moyens de production entre les mains de l'Etat, la révolution a permis d'appliquer de nouvelles méthodes économiques d'une efficacité infiniment grande. C'est seulement grâce à la direction suivant un plan unique que l'on a pu reconstruire en peu de temps ce qui avait été détruit par la guerre impérialiste et la guerre civile, créer de nouvelles entreprises grandioses, de nouvelles industries, des branches entières d'industrie.

L'extrême ralentissement de la révolution internationale sur laquelle comptaient à brève échéance les chefs du parti bolchevique, tout en suscitant à l'U.R.S.S. d'énormes difficultés, a fait ressortir ses ressources intérieures et ses possibilités exceptionnellement étendues. La juste appréciation des résultats obtenus ó de leur grandeur comme de leur insuffisance ó n'est cependant possible qu'à des échelles internationales. La méthode à l'aide de laquelle nous procédons est celle de l'interprétation historique et sociologique et non de l'accumulation des illustrations statistiques. Nous prendrons néanmoins pour point de départ quelques chiffres parmi les plus importants.

L'ampleur de l'industrialisation de l'U.R.S.S. sur le fond de la stagnation et du déclin de presque tout l'univers capitaliste ressort des indices globaux que voici. La production industrielle de l'Allemagne ne revient en ce moment à son niveau de 1929 que grâce à la fièvre des armements. Dans le même laps de temps, la production de la Grande-Bretagne ne s'est accrue, le protectionnisme aidant, que de 3 à 4%. La production industrielle des Etats-Unis a baissé de 25% environ, celle de la France de plus de 30%. Le Japon. dans sa frénésie d'armement et de brigandages, se place, par ses succès, au premier rang des pays capitalistes: sa production a augmenté de près de 40%. Mais cet indice exceptionnel pâlit lui aussi, devant la dynamique du développement de l'U.R.S.S. dont la production industrielle a été multipliée, dans le même laps de temps, par 3,5, ce qui signifie une augmentation de 250%. Dans les dix dernières années (1925-1935), l'industrie lourde soviétique a plus que décuplé sa production. Dans la première année du premier plan quinquennal, les investissements de capital s'élevèrent à 5,4 milliards de roubles; en 1936, ils doivent être de 32 milliards.

Si, vu l'instabilité du rouble en tant qu'unité de mesure, nous abandonnons les estimations financières, d'autres estimations plus incontestables s'imposent à nous. En décembre 1918, le bassin du Donetz donna 2 275 000 tonnes de houille; en décembre 1935, 7 125 000 tonnes. Au cours des trois dernières années, la production de la fonte a doublé, celle de l'acier et des aciers laminés a été multipliée par près de deux et demi. Comparée à celle d'avant-guerre l'extraction du pétrole, de la houille, du minerai de fer a été multipliée par trois ou trois et demi. En 1920, quand fut arrêté le premier plan d'électrification, le pays avait 10 stations locales d'une puissance totale de 253 000 kilowatts. En 1935, il y avait déjà 95 stations locales d'une puissance totale de 4 345 000 kilowatts. En 1925, l'U.R.S.S. tenait la onzième place dans le monde pour la production d'énergie électrique; en 1935, elle ne le cède qu'à l'Allemagne et aux Etats-Unis. Pour l'extraction de la houille, l'U.R.S.S. est passé de la dixième place à la quatrième. Pour la production de l'acier, de la sixième à la troisième. Pour la production des tracteurs elle tient la première place dans le monde. De même pour la production du sucre.

Les immenses résultats obtenus par l'industrie, le début plein de promesses d'un essor de l'agriculture, la croissance extraordinaire des vieilles villes industrielles, la création de nouvelles, la rapide augmentation du nombre des ouvriers, l'élévation du niveau culturel et des besoins, tels sont les résultats incontestables de la révolution d'Octobre, dans laquelle les prophètes du vieux monde voulurent voir le tombeau de la civilisation. Il n'y a plus lieu de discuter avec MM. les économistes bourgeois: le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l'électricité. Si même l'U.R.S.S. devait succomber sous les coups portés de l'extérieur et sous les fautes de ses dirigeants ó ce qui, nous l'espérons fermement, nous sera épargné ó, il resterait, gage de l'avenir, ce fait indestructible que seule la révolution prolétarienne a permis à un pays arriéré d'obtenir en moins de vingt ans des résultats sans précédent dans l'histoire.

Ainsi se clôt le débat avec les réformistes dans le mouvement ouvrier. Peut-on, ne serait-ce qu'un moment, comparer leur agitation de souris à l'oeuvre titanique d'un peuple appelé par la révolution à une vie nouvelle? Si, en 1918, la social-démocratie allemande avait mis à profit le pouvoir que les ouvriers lui imposaient pour accomplir la révolution socialiste et non pour sauver le capitalisme, il n'est pas difficile de concevoir, en se fondant sur l'exemple russe, l'invincible puissance économique qui serait aujourd'hui celle du massif socialiste de l'Europe centrale et orientale et d'une partie considérable de l'Asie. Les peuples du monde auront encore à payer de nouvelles guerres et de nouvelles révolutions les crimes historiques du réformisme.

APPRECIATION COMPARATIVE DES RESULTATS

Les coefficients dynamiques de l'industrie soviétique sont sans précédent. Mais ni ce soir ni demain ils ne trancheront la question. L'U.R.S.S. monte en partant d'un niveau effroyablement bas, tandis que les pays capitalistes glissent à partir d'un niveau très élevé. Le rapport des forces actuelles est déterminé non par la dynamique de croissance, mais par l'opposition de la puissance totale des deux adversaires telle qu'elle s'exprime dans les réserves matérielles, la technique, la culture et avant tout dans le rendement du travail humain. Sitôt que nous abordons le problème sous cet angle statistique, la situation change au grand désavantage de l'U.R.S.S.

La question posée par Lénine: "Qui l'emportera? est celle du rapport des forces entre l'U.R.S.S. et le prolétariat révolutionnaire du monde d'une part, les forces intérieures hostiles et le capitalisme mondial de l'autre. Les succès économiques de l'U.R.S.S. lui permettent de s'affermir, de progresser, de s'armer et, s'il le faut, de battre en retraite et d'attendre, en un mot, de tenir. Mais en elle-même la question "qui l'emportera?", non seulement au sens militaire du terme, mais avant tout au sens économique, se pose devant l'U.R.S.S. à l'échelle mondiale. L'intervention armée est dangereuse. L'intervention des marchandises à bas prix, venant à la suite des armées capitalistes, serait infiniment plus dangereuse. La victoire du prolétariat dans un pays d'Occident amènerait tout de suite, cela va de soi, un changement radical du rapport des forces. Mais tant que l'U.R.S.S. demeure isolée, pis, tant que le prolétariat européen va de défaite en défaite et recule, la force du régime soviétique se mesure en définitive au rendement du travail qui, dans la production de marchandises, s'exprime par les prix de revient et de vente. La différence entre les prix intérieurs et ceux du marché mondial constitue l'un des indices les plus importants du rapport des forces. Or, il est défendu à la statistique soviétique de toucher si peu que ce soit à cette question. Et cela parce qu'en dépit de son marasme et de son croupissement le capitalisme garde encore une énorme supériorité dans la technique, l'organisation et la culture du travail.

On connaît suffisamment l'état traditionnellement arriéré de l'agriculure soviétique. Dans aucune de ses branches des succès comparables, ne serait-ce que de loin, à ceux de l'industrie n'ont encore été atteints. "Nous sommes encore très en retard sur les pays capitalistes, déplorait Molotov à la fin de 1935, quant au rendement de nos cultures de betteraves." En 1934, on en obtint en U.R.S.S. 82 quintaux à l'hectare; en 1935, en Ukraine, au cours d'une récolte exceptionnelle, 131 quintaux. En Tchécoslovaquie et en Allemagne, l'hectare donne près de 250 quintaux, en France plus de 300. Les regrets de Molotov peuvent sans exagération être étendus à toutes les branches de l'agriculture, qu'il s'agisse des cultures techniques ou des céréales et, plus encore, de l'élevage. Des cultures alternées bien conçues, la sélection des semences, l'emploi des engrais, des tracteurs, d'un outillage agricole perfectionné, l'élevage du bétail de race, tout cela prépare en vérité une immense révolution dans l'agriculture socialisée. Mais, précisément dans ce domaine, l'un des plus conservateurs, la révolution demande du temps. Pour le moment l'objectif est, malgré la collectivisation, de se rapprocher des modèles supérieurs de l'Occident capitaliste, avec ses petites fermes individuelles.

La lutte pour l'augmentation du rendement du travail dans l'industrie se poursuit par deux voies: l'assimilation de la technique avancée et la meilleure utilisation de la main-d'oeuvre. La possibilité de construire en peu d'années de vastes usines du type le plus moderne était assurée d'un côté par la haute technique de l'Occident capitaliste, de l'autre par le régime de la planification. En ce domaine nous assistons à l'assimilation des conquêtes d'autrui. Le fait que l'industrie soviétique et même que l'équipement de l'armée rouge aient subi un accroissement à vive allure implique d'énormes avantages potentiels. L'économie n'est pas contrainte de traîner après elle un antique outillage, comme c'est le cas en France ou en Angleterre, l'armée n'est pas obligée d'user les vieilles armures. Mais cette croissance fiévreuse a des aspects négatifs: les divers éléments de l'économie ne s'harmonisent pas; les hommes sont en retard sur la technique; la direction est au-dessous de ses tâches. Le tout s'exprime pour l'heure par des prix de revient très élevés pour une production de basse qualité.

"Nos puits, écrit le dirigeant de l'industrie du pétrole, disposent bien du même outillage que les puits américains, mais l'organisation du forage est en retard, les cadres sont insuffisamment qualifiés." Le grand nombre des accidents s'explique par "la négligence, l'incapacité et l'insuffisance de la surveillance technique". Molotov se plaint de ce que "nous sommes très en retard dans l'organisation des chantiers de construction... On s'y conforme le plus souvent à la routine, en traitant de façon scandaleuse l'outillage et les machines". On trouve de ces aveux dans toute la presse soviétique. La technique moderne est loin de donner en U.R.S.S. les mêmes résultats que dans sa patrie capitaliste.

Les succès globaux de l'industrie lourde constituent une conquête inappréciable: on ne peut bâtir que sur ces fondations-là; mais c'est dans la production des détails les plus fins qu'une économie moderne fait ses preuves. A cet égard, on est encore très en retard.
Les résultats les plus sérieux, non seulement quantitatifs, mais aussi qualitatifs, ont à coup sûr été obtenus dans l'industrie militaire; l'armée et la flotte sont les clients les plus influents et les plus exigeants. Les dirigeants des services de l'armée, y compris Vorochilov, ne cessent cependant de se plaindre, dans leurs discours publiés: "Nous ne sommes pas toujours pleinement satisfaits de la qualité de la production que vous donnez à l'armée rouge". On devine sans peine l'inquiétude dans ces prudentes paroles.

La construction de machines, nous dit le chef de l'industrie lourde dans un rapport officiel "doit être de bonne qualité, ce qui n'est malheureusement pas le cas...". Plus loin: "La machine coûte cher chez nous." Comme toujours, le rapporteur s'abstient de fournir des données comparatives précises par rapport à la production mondiale.

Le tracteur fait l'orgueil de l'industrie soviétique. Mais le coefficient d'utilisation des tracteurs est très bas. Au cours du dernier exercice économique, 81% des tracteur ont dû subir des réparations capitales et bon nombre d'entre ces machines se sont trouvées hors d'usage au beau milieu du travail des champs. D'après certains calculs, les stations de machines et tracteurs ne couvriront leurs frais qu'avec des récoltes de 20 à 22 quintaux de grains par hectare. Comme actuellement le rendement moyen de l'hectare n'atteint pas la moitié de ce chiffre, l'Etat est obligé de couvrir des déficits qui se montent à des milliards.

La situation des transports automobiles est plus mauvaise encore. Un camion parcourt en Amérique 60 000, 80 000 et même 100 000 kilomètres par an; il n'en parcourt en U.R.S.S. que 20 000, trois à quatre fois moins. Sur cent machines, cinquante-cinq sont sur la route, les autres en réparation ou dans l'attente de réparations. Le coût des réparations dépasse deux fois le coût total de la production des nouvelles machines. Rien d'étonnant à ce que, de l'avis de la commission gouvernementale de contrôle, "les transports automobiles soient pour le prix de revient de la production une charge exceptionnellement lourde".

L'augmentation de la capacité de transport des voies ferrées s'accompagne, d'après le président du Conseil des commissaires du peuple, "d'un grand nombre d'accidents et de déraillements". La cause essentielle ne varie pas et c'est la médiocre qualité du travail héritée du passé. La lutte pour l'entretien convenable des voies ferrées devient une sorte d'exploit héroïque sur lequel les aiguilleuses récompensées font leurs rapports au Kremlin devant les plus hauts représentants du pouvoir. Malgré l'acquis des dernières années, les transports maritimes sont très en retard sur les chemins de fer. On retrouve périodiquement dans les journaux des entrefilets sur le "travail déplorable des transports maritimes", la qualité "invraisemblablement basse des réparations dans la flotte", etc.

Dans les branches de l'industrie légère, la situation est moins favorable encore que dans l'industrie lourde. On peut formuler ainsi, pour l'industrie soviétique, une loi assez particulière: les produits sont en règle générale d'autant plus mauvais qu'ils sont plus près du consommateur. Dans l'industrie textile, à en croire la Pravda, "le pourcentage des malfaçons est déshonorant, l'assortiment faible, les basses qualités prévalent". Les plaintes concernant la mauvaise qualité des articles de première nécessité se font jour périodiquement dans la presse soviétique: "la ferblanterie est gauchement travaillée"; "les meubles sont laids, mal cloués, bâcles", "on ne peut pas trouver de boutons passables"; "les établissements de l'alimentation publique travaillent d'une façon absolument regrettable", etc.

Caractériser les succès de l'industrialisation par de seuls indices quantitatifs c'est à peu près vouloir définir l'anatomie d'un homme par sa seule taille, sans indiquer le tour de poitrine. Une plus juste estimation de la dynamique de l'économie soviétique exige d'ailleurs, en même temps que le correctif concernant la qualité, que l'on se souvienne toujours du fait que les prompts succès acquis dans un domaine s'accompagnent de retards dans d'autres. La création de vastes usines automobiles se paie de l'insuffisance et de l'abandon du réseau routier. "L'abandon de nos routes est extraordinaire, constatent les Izvestia, on ne peut pas faire plus de dix kilomètres à l'heure sur la chaussée si importante Moscou-Iaroslav." Le président de la commission du plan affirme que le pays conserve encore les traditions des "siècles sans routes".

L'économie municipale est dans un état analogue. De nouvelles cités industrielles se créent en peu de temps, tandis que des dizaines d'anciennes tombent dans l'abandon le plus complet. Les capitales et les villes industrielles croissent et embellissent, on voit s'élever ça et là des théâtres et des clubs coûteux, mais la crise du logement est intolérable, les habitations sont habituellement tout à fait négligées. "Nous construisons mal et cher, l'ensemble des logements s'use et ne s'entretient pas, nous faisons peu de réparations et mal." (Izvestia.)

Ces disproportions sont communes à toute l'économie. Elles sont dans une certaine mesure inévitables, puisqu'il a bien fallu et qu'il faut encore commencer par les secteurs les plus importants. Il n'en reste pas moins vrai que l'état arriéré de certains secteurs diminue de beaucoup l'efficacité du travail de certains autres. Si l'on se représente une économie dirigée idéale, assurant non la plus vive allure de développement de certaines branches, mais les meilleurs résultats pour l'économie entière, le coefficient statistique de croissance y sera moindre dans la première période, mais l'économie tout entière et le consommateur y gagneront. Par la suite, la dynamique générale de l'économie y gagnera aussi.

Dans la statistique officielle, la production et la réparation des automobiles s'additionnent pour former un total de production industrielle; du point de vue de l'efficacité économique, mieux vaudrait ici procéder par soustraction que par addition. Cette observation concerne aussi d'autres industries. C'est pourquoi toutes les évaluations globales en roubles n'ont qu'une valeur relative: on ne sait pas ce qu'est le rouble et on ne sait pas toujours ce qui se cache derrière lui, de la fabrication ou du bris prématuré d'une machine. Si, évaluée en roubles "stables", la production globale de l'industrie lourde a sextuplé par rapport à ce qu'elle était avant-guerre, l'extraction du pétrole et de la houille, comme la production de la fonte exprimée en tonnes, n'ont été multipliées que par trois ou trois et demi. La cause principale de cette discordance, c'est que l'industrie soviétique a créé de nouvelles branches, inconnues de la Russie des tsars. Mais il faut rechercher une cause complémentaire de la manipulation tendancieuse des statistiques. On sait que toute bureaucratie éprouve le besoin organique de farder la réalité.

PAR TETE D'HABITANT

Le rendement individuel moyen du travail est encore très bas en U.R.S.S. Dans la meilleure usine métallurgique, la production de fonte et d'acier par tête d'ouvrier est, de l'aveu du directeur, trois fois inférieure à la même moyenne aux Etats-Unis. La comparaison des moyennes entre les deux pays donnerait probablement un rapport de un à cinq, ou plus bas encore. Dans ces conditions, l'affirmation selon laquelle les hauts-fourneaux de l'U.R.S.S. sont "mieux" utilisés que ceux des pays capitalistes est pour le moment dépourvue de sens; la technique n'a pas d'autre objet que d'économiser le travail de l'homme. Dans l'industrie forestière et le bâtiment, l'état de choses est plus fâcheux encore que dans la métallurgie. Par ouvrier carrier, la production est de 5 000 tonnes par an aux Etats-Unis et de 500 tonnes, soit dix fois moins, en U.R.S.S. Une différence si criante s'explique, plus que par l'insuffisance de la formation professionnelle des ouvriers, par la mauvaise organisation du travail. La bureaucratie aiguillonne de toutes ses forces les ouvriers, mais elle ne sait pas tirer un juste parti de la main-d'úuvre. Et l'agriculture est, cela va de soi, plus mal lotie encore à cet égard que l'industrie. Au faible rendement du travail correspond un faible revenu national et, partant, un bas niveau de vie des masses populaires.

Quand on nous dit que l'U.R.S.S. prendra en 1936 la première place en Europe pour la production industrielle ó succès énorme en lui-même ó, on néglige non seulement la qualité et le prix de revient, mais encore le chiffre de la population. Or le niveau du développement général du pays et, plus particulièrement, la condition matérielle des masses ne peuvent être déterminés, ne serait-ce qu'à grands traits, qu'en divisant la production par le nombre des consommateurs. Essayons d'effectuer cette simple opération arithmétique.

Le rôle des voies ferrées dans l'économie, la vie culturelle et la guerre n'a pas besoin d'être démontré. L'U.R.S.S. dispose de 83 000 kilomètres de voies, contre 58 000 en Allemagne, 63 000 en France, 417 000 aux Etats-Unis. Cela signifie qu'il y a pour 10000 habitants: en Allemagne, 8,5 km de voies; en France, 15,2 km; aux Etats-Unis, 33,1 km; en U.R.S.S., 5 km. Quant aux chemins de fer, l'U.R.S.S. demeure à l'une des dernières places dans le monde civilisé. La flotte marchande, qui a triplé au cours des cinq dernières années, est maintenant à peu près à la hauteur de celles de l'Espagne et du Danemark. Ajoutons à tout cela le manque de routes. En 1935, l'U.R.S.S. a produit 0,6 automobile pour 1 000 habitants; la Grande-Bretagne en a produit (en 1934) à peu près 8 pour le même nombre d'habitants, la France 4,5, les Etats-Unis 23 (contre 36,5 en 1928).

Et l'U.R.S.S. ne dépasse, malgré l'état extrêmement ar-riéré de ses chemins de fer et de ses transports fluviaux et automobiles, ni la France ni les Etats-Unis quant à la proportion des chevaux (1 cheval pour 10-11 habitants), restant, de plus, de beaucoup en arrière pour la qualité de ses bêtes.

Les indices comparatifs restent défavorables dans l'industrie lourde, qui a pourtant obtenu les succès les plus marquants. L'extraction de la houille a été en 1935 de près de 0,7 tonne par tête d'habitant; en Grande-Bretagne, elle s'est élevée à presque 5 tonnes; aux Etats-Unis à près de 3 tonnes (contre o,4 en 1913); en Allemagne à près de 2 tonnes. Acier: U.R.S.S., près de 67 kilogrammes par tête d'habitant; Etats-Unis, près de 250. Les proportions sont analogues pour la fonte et les aciers lamines. Energie élec-trique, 153 kilowatts-heure par tête d'habitant en U.R.S.S., en 1935; en Grande-Bretagne, 443 (1934), en France, 363, en Allemagne, 472.
En règle générale, les mêmes indices sont plus bas encore dans l'industrie légère. Il a été fabriqué en 1935 moins de cinquante centimètres de tissus de laine par habitant, huit à dix fois moins qu'aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. Le drap n'est accessible qu'aux citoyens soviétiques privilégiés. Les masses doivent se contenter des indiennes, fabriquées à raison de seize mètres par habitant et employées comme par le passé même pour les vêtements d'hiver. La cordonnerie fournit actuellement en U.R.S.S. 0,5 paire de chaussures par an et par habitant; en Allemagne plus d'une paire, en France, 1,5 paire, aux Etats-Unis près de trois paires, et nous négligeons l'indice de qualité, qui aggraverait la différence. On peut admettre à coup sûr que le pourcentage des personnes possédant plusieurs paires de chaussures est sensiblement plus élevé dans les pays capitalistes qu'en U.R.S.S.; par malheur, l'U.R.S.S. occupe encore l'une des premières places quant au pourcentage des va-nu-pieds.

Les proportions sont les mêmes, et partiellement plus désavantageuses, en ce qui concerne les produits alimentaires, en dépit des succès incontestables obtenus dans les dernières années: les conserves, le saucisson, le fromage, pour ne point parler des biscuits et des bonbons, restent pour le moment tout à fait inaccessibles à la grande majorité de la population. La situation est même mauvaise quant aux produits lactés. En France et aux Etats-Unis, il y a, ou peu s'en faut, une vache pour cinq habitants, en Allemagne une pour six, en U.R.S.S. une pour huit; et deux vaches soviétiques comptent en somme pour une sous le rapport de la production du lait. Ce n'est que pour la production des céréales, du seigle surtout, et aussi de la pomme de terre, que l'U.R.S.S., si l'on envisage le rendement par tête d'habitant, dépasse sensiblement la plupart des pays d'Europe et les Etats-Unis. Mais le pain de seigle et la pomme de terre, considérés comme principales nourritures de la population, constituent l'indice classique de l'indigence!

La consommation du papier est un des indices culturels les plus importants. En 1935, il a été fabriqué en U.R.S.S. moins de 4 kilos de papier par habitant. aux Etats-Unis plus de 34 kilos (contre 48 kilos en 1928), en Allemagne, plus de 47 kilos. Si, aux Etats-Unis, il y a pour chaque habitant douze crayons par an, il y en a moins de quatre en U.R.S.S., et de si mauvaise qualité que leur travail utile s'établit à la valeur de un à deux tout au plus. Les journaux se plaignent à tout moment de ce que le manque d'alphabets, de papier et de crayons paralyse le travail scolaire. Rien d'étonnant à ce que la liquidation de l'analphabétisme, envisagée pour le dixième anniversaire de la révolution d'Octobre, soit encore loin d'être achevée.

On peut faire la lumière sur cette question en s'inspirant de considérations plus générales. Le revenu national par tête d'habitant est sensiblement inférieur à celui des pays occidentaux. Et comme les investissements dans la production en absorbent près de 25 à 30%, c'est-à-dire une fraction incomparablement plus grande que nulle part ailleurs, le fonds de consommation des masses populaires ne peut manquer d'être de beaucoup inférieur à ce qu'il est dans les pays capitalistes avancés.

Il est vrai qu'il n'y a pas en U.R.S.S. de classes possédantes dont la prodigalité doive être contrebalancée par la sous-consommation des masses populaires. Le poids de cette remarque est cependant moins grand qu'il ne peut paraître à première vue. La tare essentielle du système capitaliste n'est pas dans la prodigalité des classes possédantes, si répugnante qu'elle soit en elle-même, mais dans ce que, pour garantir son droit au gaspillage, la bourgeoisie maintient la propriété privée des moyens de production et condamne ainsi l'économie à l'anarchie et à la désagrégation. La bourgeoisie détient évidemment le monopole de la consommation des articles de luxe. Mais les masses laborieuses l'emportent très fortement dans la consommation des articles de première nécessité. Nous verrons aussi plus loin que, s'il n'y a pas en U.R.S.S. de classes possédantes au sens propre du mot, il y a une couche dirigeante très privilégiée qui s'approprie la part du lion dans la consommation. Et si l'U.R.S.S. produit moins d'articles de première nécessité par tête d'habitant que les pays capitalistes avancés, cela signifie que la condition matérielle des masses y est encore au-dessous du niveau de celle des pays capitalistes.

La responsabilité historique de cet état de choses incombe naturellement au passé lourd et sombre de la Russie et à tout ce qu'il nous lègue de misère et d'ignorance. Il n'y avait pas d'autre issue vers le progrès que la subversion du capitalisme. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un coup d'oeil sur les pays baltes et la Pologne qui furent naguère les parties les plus développées de l'empire et ne sortent plus du marasme. Le mérite impérissable du régime des soviets est dans sa lutte si âpre et généralement efficace contre une barbarie séculaire. Mais la juste appréciation des résultats est la première condition de la progression ultérieure.

Le régime soviétique traverse sous nos yeux une phase préparatoire dans laquelle il importe, assimile, emprunte les conquêtes techniques et culturelles de l'Occident. Les coefficients relatifs de la production et de la consommation attestent que cette phase préparatoire est loin d'être close; même dans l'hypothèse peu probable d'un marasme complet du capitalisme, cette phase devrait encore durer toute une période historique. Telle est la première conclusion, d'une extrême importance, à laquelle nous arrivons et à laquelle nous aurons encore à revenir au cours de cette étude.


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