1935 |
Œuvres – 1935
Journal d'exil
27 mars
En 1903 on monta à Paris, au bénéfice de l'Iskra, une représentation des " Bas-Fonds " de Gorky. On songea à confier un rôle à N., sur mon initiative, je crois bien : il me semblait qu'elle jouerait bien, " sincèrement " son rôle. Mais cela n'aboutit pas, le rôle fut donné à une autre. J'en fus étonné et chagriné. Ce n'est que plus tard que je compris que dans nul domaine N. ne peut " jouer ". Partout et dans toutes les conditions – toute la vie – dans toutes les circonstances (et nous n'en avons pas peu changé) elle est restée elle-même, sans permettre aux contingences d'influer sur sa vie intérieure...
Aujourd'hui nous sommes allés nous promener – nous sommes montés sur une hauteur. N. s'est trouvée fatiguée, et tout à coup s'est assise, pâle, sur des feuilles sèches (la terre est encore humide). Elle est encore très bonne marcheuse, elle ne se fatigue pas, et sa démarche est encore tout à fait jeune, comme toute son allure. Mais depuis ces derniers mois le coeur se fait parfois sentir, – elle travaille trop, avec passion (comme pour tout ce qu'elle fait), et aujourd'hui c'est cela qui s'est fait sentir quand la montée est devenue trop rude. N. s'est assise tout d'un coup, il était visible qu'elle ne pouvait plus aller plus loin, et elle avait un sourire qui demandait pardon. Comme j'ai regretté la jeunesse, sa jeunesse... De l'Opéra de Paris, la nuit, nous courions, nous tenant par la main, chez nous, 46, rue Gassendi, au pas gymnastique... C'était en 1903... Nous avions quarante-six ans à nous deux. – N. était, ma foi, la plus infatigable. – Une fois, nous nous promenions, tout un groupe, quelque part dans la banlieue de Paris, nous arrivâmes à un pont. Il y avait une rampe de ciment qui descendait en pente raide d'une grande hauteur. Deux petits gamins étaient passés sur cette rampe par-dessus le parapet du pont, et regardaient d'en haut les passants. N., tout à coup, se mit à grimper vers eux sur la rampe raide et glissante. J'étais pétrifié. Il me semblait qu'il était impossible de grimper là-haut. Mais elle allait, sur ses hauts talons, de sa démarche harmonieuse, souriant aux deux gamins. Ceux-ci l'attendaient avec intérêt. Nous nous étions tous arrêtés anxieux. Sans nous regarder, N. alla jusqu'en haut, dit quelques mots aux enfants, puis redescendit de la même façon, sans avoir l'air de faire un effort de trop ni un mouvement mal assuré... C'était le printemps, et le soleil brillait tout aussi clair qu'aujourd'hui, quand N. s'est soudainement assise dans l'herbe...
" Dagegen ist nun einmal kein Kraut gewachsen " [1] , écrivait Engels à propos de la vieillesse et de la mort. Sur cet arc de cercle inexorable qui va de la naissance à la tombe, sont disposés tous les événements et toutes les expériences de la vie. C'est cet arc de cercle qui constitue la vie. Sans cet arc il n'y aurait pas de vieillesse, mais pas de jeunesse non plus. La vieillesse est " nécessaire " parce qu'en elle est l'expérience et la sagesse. La jeunesse, à tout prendre, si elle est si belle, c'est parce qu'il y a la vieillesse et la mort.
Peut-être toutes ces pensées viennent-elles de ce que la T.S.F. émet la Götterdämmerung de Wagner.
29 mars
Il faudra que je raconte comment la Guépéou volait des documents dans mes archives. Mais cela ne presse pas...
Aujourd'hui dans le Petit Dauphinois il y a une remarquable correspondance de Bruxelles, à vrai dire une interview légèrement voilée avec de Man. Le Petit D. est un journal réactionnaire, mais pour le moment pas encore fasciste. Ses sympathies pour de Man sont sans limites, du moins les sympathies de son correspondant à Bruxelles. On apprend, en tout cas, que le plan de de Man s'appuie sur deux piliers : le pape de Rome et le roi des Belges. Dans l'Encyclique pontificale Quadragesimo Anno, il est dit que les maîtres de l'argent peuvent à leur gré empêcher les hommes de respirer. C'est de là que, d'accord avec de Man, part Van Zeeland, le premier ministre. Plus exactement : de Man veut que Van Zeeland prenne pour point de départ cette Encyclique. Le feu roi, comme il apparaît, considérait le " plan " avec sympathie; quant au nouveau roi Léopold, il " étudiait chaque jour, avec le même intérêt, les travaux d'Henri de Man avant que celui-ci devienne son ministre ". Tout cela a été raconté au correspondant par de Man lui-même.
Pour ce qui est du plan en soi : Premièrement " l'Etat doit s'affranchir de la tutelle des banques et prendre lui-même en main les leviers de commande ". Deuxièmement : des corporations à la Mussolini pour la gestion des affaires, le parlementarisme pour la direction des hommes. Il est visible que cela est écrit sous la dictée de de Man : un journaliste n'invente pas pareilles formules !
Gestion des affaires et direction des hommes – c'est un plagiat d'Engels : le dépérissement de l'Etat, d'après Engels, consistera en la substitution progressive, au gouvernement des hommes, de la gestion des choses. Mais comment on peut simultanément instaurer deux régimes, le corporatif et le parlementaire – cela dépasse l'entendement. De quelle manière de Man se propose-t-il de séparer les hommes des choses, c'est-à-dire les propriétaires de la propriété ? Car c'est à cela que se ramène toute la question. D'expropriation révolutionnaire, de Man, bien entendu, n'en veut pas, – et il n'est pas d'Encyclique qui puisse inciter les possédants les plus pieux à offrir les banques et les trusts à la gestion d'impuissantes " corporations "...
Toute cette entreprise – moitié aventure, moitié complot contre le peuple – se terminera par un krach lamentable, d'où de Man et Spaak sortiront conspués. Les banques, sauvées par eux par le moyen de la dévaluation, montreront aux novateurs comment on " affranchit " l'Etat de leur tutelle !
Dans les pourparlers diplomatiques de Moscou (visite d'Eden et autres) se décide, parmi beaucoup d'autres choses, le destin du Komintern. Si l'Angleterre adhère à l'idée du pacte (sans l'Allemagne), le Congrès du Komintern, promis pour la première moitié de cette année, n'aura naturellement pas lieu. Si l'Angleterre et la France s'entendent avec l'Allemagne (sans l'U.R.S.S.), le Congrès sera probablement réuni. Mais ce congrès de banqueroutiers est incapable de rien donner au prolétariat !
Claude Farrère, dont j'ai parlé l'autre jour, est élu à l'Académie. Quel dégoûtant ramassis de vieux bouffons !
Barthou, qui, en tant que mauvais écrivain, était aussi académicien, à une enquête demandant " que désireriez-vous pour vous-même ", répondait : " Je n'ai rien à désirer; dans ma jeunesse j'ai rêvé d'une carrière de ministre et d'académicien, et dans mon âge mûr je suis devenu l'un et l'autre ! " Il n'est pas possible de se caractériser soi-même plus sarcastiquement !
30 mars
[Coupure de journal russe de l'émigration (ancienne orthographe) collée dans le manuscrit]
La tourbe puante des trotskystes, des zinoviévistes [souligné à la main], des anciens princes, comtes, gendarmes, toute cette lie qui agit de concert, essaie de saper les murs de notre Etat.
C'est, bien entendu, extrait de la Pravda. Ni les cadets, ni les menchéviks, ni les S.R. ne sont mentionnés : seuls agissent " de concert " les trotskystes et les princes ! Il y a dans cette déclaration quelque chose d'impénétrablement stupide, et dans cette stupidité quelque chose de fatal. Ainsi ne peut dégénérer et s'abêtir qu'une clique historiquement condamnée !
En même temps le caractère provocateur de cette stupidité atteste deux contingences liées entre elles :
1º quelque chose chez eux n'est pas en ordre, est même en grand désordre : le " désordre" est installé quelque part profondément à l'intérieur de la bureaucratie elle-même, plus exactement même à l'intérieur des hautes sphères dirigeantes; l'amalgame de la tourbe et de la lie est dirigé contre quelque tiers, qui ne ressortit ni aux trotskystes ni aux princes; selon toute apparence contre des tendances " libérales " au sein de la bureaucratie dirigeante ;
2º il se prépare quelque nouvelle action concrète contre les " trotskystes ", comme prélude à un coup porté à quelques ennemis plus proches et intimes du bonapartisme stalinien. On pourrait supposer qu'il se prépare quelque nouveau coup d'Etat, dont le but serait la consolidation juridique du pouvoir personnel. Mais en quoi ce coup d'Etat pourrait-il consister ? La couronne, peut-être ? Ou le titre de vojd [" chef "] à vie ? Mais cela rappellerait trop le Führer. Les problèmes de " technique " du bonapartisme doivent, apparemment, soulever des difficultés politiques croissantes. On est en pleine préparation de je ne sais quelle nouvelle étape, par rapport à laquelle le meurtre de Kirov n'a été qu'un sinistre présage.
Note
[1] [" Il ne pousse pas d'herbe qui guérisse de cela. "]