1935


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

25-26 mars 1935


25 mars

C'est seulement après ma note du 23 mars (sur N.) que je me suis aperçu que, dans les pages qui précèdent, j'ai tenu plutôt un carnet politique et littéraire qu'un journal personnel. Et pouvait-il, en fait, en être autrement ? La politique et la littérature constituent en somme le contenu de ma vie personnelle. Il suffit que je prenne la plume pour que mes idées s'agencent d'elles-mêmes en exposé public. On ne se refait pas, surtout à cinquante-cinq ans.

A propos, Lénine (répétant Tourguéniev) demandait un jour à Krjijanovsky : " Savez-vous quel est le plus grand vice ? " Krjijanovsky ne savait pas. – " C'est d'avoir plus de cinquante-cinq ans. " Lénine, quant à lui, ne vécut pas jusqu'à ce " vice ".


A Blois (Loir-et-Cher), dans la circonscription de Camille Chautemps, les élections ont donné à Dorgères, le chef du Front Paysan, 6.760 voix, au radical 4.848. Il y a ballottage. Chautemps avait eu, en mai 1932, 11204 voix, et avait été élu au premier tour. Chiffres remarquablement symptomatiques ! Après le 6 février 1934, j'ai dit que commençait une période d'effondrement du radicalisme français, et avec lui de la Troisième République. Les paysans se détournent des bavards et dupeurs démocratiques. Un grand parti fasciste, à l'instar des nazis, n'est pas à attendre en France. Il suffit que les Dorgères sapent en différents endroits la " démocratie ", – et l'on trouvera bien à Paris qui charger de la renverser.

Les élections municipales feront sans aucun doute apparaître la décadence du radicalisme. Une partie de ses électeurs ira à droite, une partie à gauche – aux socialistes. Ceux-ci perdront pas mal au profit des communistes : le bilan, pour ceux-ci, sera-t-il actif ou passif, c'est difficile de le prédire, mais en tout cas il est douteux que le changement soit très important. Les radicaux doivent perdre des masses. Les communistes auront sûrement des gains. Gagnera aussi la démagogie réactionnaire paysanne. Mais les chiffres des élections municipales ne reflètent que dans une mesure extrêmement affaiblie les processus plus profonds et plus dynamiques de la désaffection des masses petites-bourgeoises envers la démocratie. Un audacieux coup armé du fascisme peut révéler à quel point ce processus est déjà avancé, – il l'est en tout cas beaucoup plus qu'il ne semble aux encrassés de routine parlementaire.

Les " chefs " des partis et syndicats ouvriers ne voient rien, ne comprennent rien, ne sont capables de rien.

Quelle pitoyable, ignorante, poltronne confrérie !


Le 15 juin 1885, Engels écrivait au vieux Becker :

Du hast ganz Recht, in Frankreich schleift sich der, Radikalismus kolossal rasch ab. Es ist eigentlich nur noch einer zu verschleissen und das ist Clemenceau. Wenn der drankommt, wird er einen ganzen Haufen lllusionen verlieren, vor allem die, man könne heutzutage eine bürgerliche Republik in Frankreich regieren, ohne zu stehlen und stehlen zu lassen [1].

Et le vertueux Temps continue d'être bouleversé de surprise à chaque nouveau scandale financier !

Marx et Engels s'attendirent longtemps que Clemenceau ne resterait pas sur le programme du radicalisme – il leur semblait trop critique et trop résolu pour cela – et qu'il deviendrait socialiste. Clemenceau, effectivement, ne s'est pas maintenu sur la position du radicalisme (créé tout spécialement pour des gens comme Herriot), mais il l'a quittée pour aller, non au socialisme, mais à la réaction – une réaction d'autant plus cynique qu'elle ne se couvre d'aucune illusion, d'aucun mysticisme.

Le principal frein qui a empêché Clemenceau (de même que nombre d'autres intellectuels français) d'avancer au-delà du radicalisme, c'est le rationalisme. Le borné, le mesquin, le plat rationalisme a été impuissant même contre l'Eglise, mais en revanche il est devenu la solide armure de l'opposition obtuse à la dialectique communiste. J'ai déjà écrit dans le temps sur le rationalisme de Clemenceau, il faudra chercher cela.


Rakovsky était au fond mon dernier lien avec l'ancienne génération révolutionnaire. Après sa capitulation il n'est resté personne. Bien que ma correspondance avec Rak. eût cessé – pour raisons de censure – à partir de mon exil, néanmoins la figure même de Rakovsky était restée un lien en quelque sorte symbolique avec les vieux compagnons de lutte. Maintenant il ne reste personne. Le besoin d'échanger des idées, de débattre ensemble des questions, ne trouve plus, depuis longtemps, de satisfaction. Il ne reste qu'à dialoguer avec les journaux, c'est-à-dire à travers les journaux avec les faits et les opinions.

Et pourtant je crois que le travail que je fais en ce moment – malgré tout ce qu'il a d'extrêmement insuffisant et fragmentaire – est le travail le plus important de ma vie, plus important que 1917, plus important que l'époque de la guerre civile, etc.

Pour être clair je dirai ceci. Si je n'avais pas été là en 1917, à Pétersbourg, la Révolution d'Octobre se serait produite – conditionnée par la présence et la direction de Lénine. S'il n'y avait eu à Pétersbourg ni Lénine ni moi, il n'y aurait pas eu non plus de Révolution d'Octobre : la direction du parti bolchévik l'aurait empêchée de s'accomplir (cela, pour moi, ne fait pas le moindre doute !). S'il n'y avait pas eu à Pétersbourg Lénine, il n'y a guère de chances que je fusse venu à bout de la résistance des hautes sphères bolchévistes. La lutte contre le " trotskysme " (c'est-à-dire contre la révolution prolétarienne) se serait ouverte dès mai 1917, et l'issue de la révolution aurait été un point d'interrogation. Mais, je le répète, Lénine présent, la Révolution d'Octobre aurait de toute façon abouti à la victoire. On peut en dire autant, somme toute, de la guerre civile (bien que dans la première période, surtout au moment de la perte de Simbirsk et de Kazan, Lénine ait eu un moment de défaillance et de doute, mais ce fut très certainement une disposition passagère, qu'il n'a même sûrement avouée à personne, sauf à moi [2]. Ainsi je ne peux pas dire que mon travail ait été " irremplaçable ", même en ce qui concerne la période 1917-1921. Tandis que ce que je fais maintenant est dans le plein sens du mot " irremplaçable ". Il n'y a pas dans cette affirmation la moindre vanité. L'effondrement de deux Internationales a posé un problème qu'aucun des chefs de ces Internationales n'est le moins du monde apte à traiter. Les particularités de mon destin personnel m'ont placé face à ce problème, armé de pied en cap d'une sérieuse expérience. Munir d'une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la Deuxième et de la Troisième Internationale, c'est une tâche qui n'a pas, hormis moi, d'homme capable de la remplir. Et je suis pleinement d'accord avec Lénine (ou plutôt avec Tourguéniev) que le plus grand vice est d'avoir plus de cinquante-cinq ans. Il me faut encore au moins quelque cinq ans de travail ininterrompu pour assurer la transmission de l'héritage.


26 mars

Spaak est devenu ministre en Belgique. Pitoyable sujet ! L'an dernier il est venu me voir à Paris " pour prendre conseil ". Nous avons parlé (à peu près deux heures) de la situation dans le parti belge. J'ai été frappé de ce qu'il peut être superficiel en politique. Ainsi, il n'avait jusqu'alors absolument pas songé au travail dans les syndicats. " Oui, oui, c'est très important ! ", et de tirer son carnet et d'y prendre des notes. – Et c'est cela un chef révolutionnaire ? me disais-je. Au cours de la conversation Spaak " était d'accord " (et prenait des notes). Mais il y avait dans son accord une petite note qui éveillait le doute. Non qu'il ne me semblât pas sincère. Au contraire, il était venu avec les meilleures intentions : se renseigner et s'affermir avant la bataille. Mais, visiblement, mes formules l'effrayaient. " Ah, ainsi ? C'est beaucoup plus sérieux que je ne croyais... " La même note se faisait entendre dans toutes ses répliques, bien qu'en paroles il " fût d'accord ". Au total, il m'apparut un honnête " ami du peuple " issu d'un milieu bourgeois éclairé – pas davantage. Mais, justement, honnête : la corruption qui régnait autour de Vandervelde-Anseele lui répugnait manifestement... Quelque temps après, je reçus de lui une lettre. Les syndicalistes exigeaient la suppression d'Action, menaçaient d'une scission dans le parti. Le Comité Central du parti se soumettait de bonne grâce à ce chantage. Spaak me demandait conseil : céder ou non ? Je lui répondis que céder serait un hara-kiri politique. (Déjà au cours de la conversation j'avais reproché à Spaak d'être trop accommodant, en particulier à cause de son attitude au congrès du parti en 1933 (?), où avait été prise la décision relative au " plan " – et Spaak, là aussi, avait été " d'accord "...) Action fut sauvée : la droite, après la honteuse histoire de la Banque coopérative, dut battre temporairement en retraite. Mais l'attitude de Spaak lui-même resta tout le temps oscillante, indécise, fausse... Et maintenant voilà ce héros " révolutionnaire " devenu ministre des transports dans un " ministère national ". Vilain petit bonhomme !

Qu'est-ce qui pour Spaak a été décisif : la peur que les masses aillent plus loin, ou une mesquine ambition personnelle (devenir " ministre ") ? C'est, après tout, à peu près indifférent, car ces deux mobiles se complètent souvent l'un l'autre !


Notes

[1] [" Tu as tout à fait raison, le radicalisme en France s'use avec une colossale rapidité. Il ne reste proprement plus qu'un homme à user, et c'est Clemenceau. Si celui-là vient, il aura tout un tas d'illusions à perdre, et avant tout celle-ci, qu'on puisse aujourd'hui gouverner en France une république bourgeoise sans voler et laisser voler. "]

[2] Il faudra raconter cela plus en détail.


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