1935 |
Œuvres – 1935
Journal d'exil
21 mars
Printemps, le soleil chauffe, il y a déjà dix jours que percent les violettes, les paysans vont et viennent dans les vignes. Hier jusqu'à minuit nous avons écouté, de Bordeaux, la Walkyrie. Service militaire de deux ans. Réarmement de l'Allemagne. Préparation d'une nouvelle " dernière " guerre. Les paysans taillent tranquillement la vigne, fument les sillons entre les rangées de ceps. Tout est en ordre.
Socialistes et communistes écrivent des articles contre les deux ans, et pour faire plus d'effet mettent en oeuvre les plus gros caractères. Au fond de leur coeur, les chefs se bercent d'espoir : on s'en tirera de quelque manière. Là aussi, tout est en ordre...
Et tout de même cet ordre s'est sapé lui-même sans espoir. Il s'effondrera dans la puanteur...
Jules Romains en est apparemment très préoccupé, car il s'offre comme sauveur (" Plan du 9 juillet "). Dans un des derniers livres de son épopée, Romains se met apparemment en scène lui-même, sous le nom de l'écrivain Strigelius (c'est cela, je crois). Ce S. sait et peut faire tout ce que savent les autres écrivains, et pas mal d'autres choses encore par-dessus le marché. Mais ses capacités ne sont pas seulement d'un écrivain. Il a compris que " l'art " (le génie) est universel. Il sait aussi dans d'autres branches – en particulier en politique – plus que les autres. D'où le " Plan du 9 juillet " et le livre de J.R. sur les rapports de la France et de l'Allemagne.
Pas de doute que la tête a tourné à cet écrivain de talent. Il comprend beaucoup de choses en politique, mais plutôt visuellement, donc superficiellement. Les profonds ressorts sociaux des phénomènes lui demeurent cachés. Dans le domaine de la psychologie individuelle il est remarquable, encore que sans profondeur. Ce qui lui manque comme écrivain (et d'autant plus comme politique) c'est visiblement le caractère. Il est spectateur, non participant. Et seul le participant peut être profond comme spectateur. Zola était participant. C'est pourquoi, malgré toutes ses vulgarités et ses défaillances, il est beaucoup plus haut que Romains, plus profond, plus chaud, plus humain. Jules Romains se qualifie lui-même (cette fois sans pseudonyme, sous son propre nom) : distant. C'est vrai. Mais la distance chez lui n'est pas seulement optique, elle est aussi morale. Ses lumières morales ne lui permettent de voir les choses que d'une certaine, immuable distance. Aussi semble-t-il excessivement éloigné du petit Bastide, et excessivement proche de l'assassin Quinette. Chez le participant, la " distance " varie en fonction du caractère de sa participation; chez le spectateur non. Un spectateur comme Romains peut être un remarquable écrivain, il ne peut pas être un grand écrivain.
Je n'ai pas tout écrit sur notre " catastrophe " de l'an passé à Barbizon. L'" histoire " a été suffisamment reproduite dans les colonnes des journaux. Quel flot furieux de stupides inventions et de haine non feinte !
Il était bien, le procureur de la République ! Ces hauts dignitaires, il ne faut jamais les regarder de trop près. Il s'était présenté chez moi, soi-disant, pour une affaire de motocyclette volée (notre motocyclette, que montait Rudolf), mais me demanda d'emblée quel était mon vrai nom. (J'ai un passeport au nom de Sédov – le nom de ma femme – ce qui est parfaitement admis par les lois soviétiques, mais un procureur de Melun n'est pas obligé de connaître les lois soviétiques.) – Mais vous deviez bien vous installer en Corse ? – Mais quel rapport cela a-t-il avec une motocyclette volée ? – Non, non, je parle d'homme à homme. – Ceci, d'ailleurs, était déjà dit comme échappatoire, quand il était apparu que mon passeport portait le visa de la Sûreté générale. Quant à Rudolf, on le retint trente-six heures, on lui mit les menottes, on le traita de sale Boche, on le frappa, ou plutôt on le poussa à coups de poing dans la figure. Quand enfin on le ramena près de moi, je lui avançai une chaise (il était blême), mais le procureur lui cria : Non, debout ! Rudolf s'assit, n'ayant même pas entendu ce cri. De tous ces visiteurs, seul le greffier, un vieil homme, donnait une impression sympathique. Quant aux autres...
Au reste, tout cela ne mérite pas une description si détaillée.
22 mars.
En Norvège le Parti ouvrier est au pouvoir depuis quelques jours. Cela ne changera pas grand-chose dans le cours de l'histoire européenne. Mais dans le cours de ma vie... En tout cas la question d'un visa va se poser. Nous n'avons été en Norvège que de passage, en 1917, en route de New York à Pétersbourg – je n'ai gardé du pays aucun souvenir. Je me rappelle mieux Ibsen : j'ai écrit à son sujet dans ma jeunesse.