1935 |
Œuvres – 1935
Journal d'exil
9 mars
Le roman d'Alexis Tolstoï Pierre Premier est une oeuvre remarquable – par la sensation directe qu'il donne du passé reculé de la Russie. Ce n'est certes pas de la " littérature prolétarienne ", – A. Tolstoï est tout entier formé par l'ancienne littérature russe, et même mondiale, cela va de soi. Mais il est hors de doute que c'est justement la révolution – selon la loi des contrastes – qui lui a appris (et pas à lui seul) à sentir avec une particulière acuité le vieux passé russe, avec ses moeurs bien à lui, immobile, sauvage, non lavé.
Elle lui a appris quelque chose de plus : trouver, derrière les notions idéologiques, les fantaisies, les superstitions, aussi les simples intérêts vitaux des divers groupes sociaux et de leurs représentants : A. Tolstoï découvre avec une grande perspicacité d'artiste les dessous matériels des conflits d'idées de la Russie de Pierre le Grand. Le réalisme de la psychologie individuelle se hausse de ce fait au niveau du réalisme social. C'est une indubitable conquête de la révolution, comme expérience immédiate, et du marxisme comme doctrine.
Mauriac – un romancier français que je ne connais pas, " membre de l'Académie ", ce qui est une mauvaise recommandation – a écrit ou dit récemment : " Nous reconnaîtrons l'U.R.S.S. quand elle aura créé un nouveau roman qui soit à la hauteur de Tolstoï, de Dostoïevsky. " Mauriac, apparemment, voulait opposer ce critère artistique, idéaliste, au critère marxiste, basé sur les rapports de production, matérialiste. En fait il n'y a pas là de contradiction. Dans la préface de mon livre Littérature et Révolution, j'ai écrit il y a douze ans de cela :
...Une heureuse solution des problèmes élémentaires de la nourriture, du vêtement, de l'habitation, voire même de la littérature, ne signifierait nullement la victoire complète du nouveau principe historique, c'est-à-dire du socialisme. Seuls le mouvement en avant de la pensée scientifique et le développement d'un art nouveau marqueraient que la semence de l'histoire n'a pas seulement germé en plante, mais a aussi donné des fleurs. Dans ce sens, le développement de l'art est le plus haut témoignage de la vitalité et de l'importance de chaque époque.
Le roman d'A. Tolstoï ne peut cependant en aucun cas être présenté comme une " fleur " de la nouvelle époque. J'ai déjà dit pourquoi. Quant aux romans qui sont officiellement attribués à l'" art prolétarien" (en période de complète liquidation des classes !) ils sont encore totalement dépourvus de valeur littéraire. Il n'y a là, à vrai dire, rien d'" alarmant ". Pour que le complet bouleversement des fondements sociaux, des moeurs et des conceptions, aboutisse à une cristallisation artistique sur de nouveaux axes, il faut du temps. Quel temps ? On ne saurait le dire au petit bonheur, mais beaucoup de temps. L'art va toujours dans le convoi d'une nouvelle époque. Et le grand art – le roman – est un bagage particulièrement lourd.
Qu'il n'y ait pas encore de grand art nouveau, c'est un fait parfaitement naturel; je répète qu'il ne doit ni ne peut alarmer. Mais ce qui peut être effrayant, ce sont les répugnantes contrefaçons d'art nouveau, sur commande de la bureaucratie. Les contradictions, la fausseté et l'ignorance du bonapartisme " soviétique ", lorsqu'il prétend commander souverainement à l'art, excluent la possibilité d'une création artistique quelle qu'elle soit, dont la première condition est la sincérité. Un vieil ingénieur peut encore, de mauvais gré, fabriquer une turbine – elle ne sera pas de première qualité, précisément parce qu'elle aura été faite de mauvais gré, mais elle fera son office. Mais on ne peut tout de même pas écrire de mauvais gré un poème.
Ce n'est pas par hasard qu'A. Tolstoï est allé à la fin du XVIIème et au début du XVIIIème siècle chercher la liberté indispensable à l'artiste.
10 [mars]
Attentivement examiné les documents du " plan " économique de la C.G.T. Quelle pauvreté d'idées couverte d'une ridicule grandiloquence bureaucratique ! Et quelle avilissante lâcheté devant les maîtres. Ces réformateurs s'adressent non pas aux travailleurs pour les engager à l'action pour réaliser leur plan, mais aux patrons dans le dessein de les convaincre que ce plan est au fond de caractère conservateur.
En fait il n'y a pas là de " plan " du tout, car un plan économique, au sens sérieux du mot, cela suppose non pas des formules algébriques, mais des grandeurs arithmétiques bien définies. De cela, bien sûr, pas question : pour dresser un pareil plan, il faut être le maître, avoir en main tous les éléments de base de l'économie : cela n'est à la portée que du prolétariat victorieux, quand il a créé son Etat.
Mais même les formules algébriques de Jouhaux et Cie seraient proprement renversantes de vacuité et d'ambiguïté, si l'on ne savait pas d'avance que ces messieurs n'ont qu'un souci : détourner l'attention des travailleurs de la banqueroute du réformisme syndical.
18 mars
Voilà bientôt un an que nous avons subi l'assaut des pouvoirs à Barbizon. Ce fut le plus comique quiproquo qu'on puisse imaginer. L'opération était dirigée par monsieur le procureur de la République de Melun – un haut personnage du monde de la justice – , accompagné d'un petit fonctionnaire du tribunal, d'un greffier écrivant à la main, d'un commissaire de la Sûreté générale, de mouchards, de gendarmes, de policiers au nombre de plusieurs dizaines. L'honnête Benno, le molosse, tirait éperdument sur sa chaîne, Stella lui faisait écho de derrière la maison.
Le procureur me déclara que toute cette armée était venue à cause... d'une motocyclette volée. C'était cousu de fil blanc. Rudolf, mon collaborateur allemand, avait apporté le courrier à motocyclette. Son phare s'était éteint en route. C'est l'occasion que les gendarmes avaient saisie, eux qui cherchaient depuis longtemps un prétexte pour fourrer le nez dans notre mystérieuse villa...