1935


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

11-12 février 1935


11 février

Les Mémoires de Röhm, le chef d'état-major des S.A. assassiné dans la suite par Hitler, donnent, dans tout ce qu'ils ont d'incolore, une image assez nette de la suffisance et de la vulgarité de ce milieu. Dans le " socialisme " nazi, les survivances psychologiques du " rapprochement des classes " hérité des tranchées occupent une place très visible. Ce que Martov et les autres menchéviks disaient – sans le moindre fondement – du bolchévisme : " Un socialisme de soldats " s'applique parfaitement aux nazis, tout au moins à leur tout récent passé. Dans la personne de Röhm lui-même, la " fraternité " de caserne se conjugue très organiquement à la pédérastie.

Néanmoins ce condottiere borné, qui faute d'occasions de faire la guerre pour l'Allemagne voulait la faire pour la Bolivie, trouve, en vertu de sa façon naturaliste de voir les faits et les gens, nombre de remarques très justes, et tout à fait inaccessibles aux socialistes de salon.

Flammende Proteste und Massen-Versammlungen sind zur Erzeugung einer Hochstimmung sicher wertvoll und vielleicht oft sogar unentbehrlich ; wenn aber nicht ein Mann da ist, der hinter diesem Nebelangriff die praktische Vorbereitung zur Tat trifft und entschlossen ist zu handeln, bleiben sie wirkunglos. (Memoiren, S. 80.) [1]

Cette pensée, où il y a un noyau de vérité, est pour une part dirigée contre Hitler : lui, il faisait des discours, et moi, Röhm, j'agissais. – Le soldat doit, d'après Röhm, avoir le pas sur le politicien. Mais c'est le politicien qui a eu le dessus sur le soldat.


12 février

Aujourd'hui le Popu et l'Huma s'étranglent d'enthousiasme parce que cent mille " antifascistes " ont défilé Place de la République. " Quel admirable peuple ! " écrit Blum. Ces gens sont toujours étonnés quand les masses répondent à leur appel. Et ils ont raison d'être étonnés, car depuis des dizaines d'années ils n'ont fait qu'abuser de la confiance de la masse. Cent mille ! Mais les condottieri du fascisme savent que ce n'est qu'une foule, rassemblée aujourd'hui et qui demain se sera dispersée. Vaillant-Couturier, ce snob qui a perverti la conception marxiste de la morale en un cynique débraillé, tire la conclusion de la manifestation de la Place de la République : " Sans délai ! Les ligues fascistes doivent être désarmées et dissoutes ! "

Comment ne pas se souvenir, à ce propos, que le général Gröner, alors ministre de l'Intérieur, interdit les S.A., l'armée de Hitler, par un décret du 13 avril 1932. Et Röhm écrit à ce sujet :

Aber nur die Uniformen und Abzeichen waren verschwunden. Nach wie vor übte die S.A. auf dem Truppenübungsplatz Doeberitz sowie auf anderen reichseigenen Plätzen. Nur trät sie jetzt nicht mehr als S.A. auf, sondern als Verein Deutscher Volkssport. (S. 184.) [2]

Il faut ajouter que le général Gröner n'était pas seulement ministre de l'Intérieur, mais aussi ministre de la Reichswehr. En sa première fonction, et selon la conception de l'opportunisme parlementaire, il " interdisait " les S.A., et en sa seconde fonction il leur fournissait, aux frais de l'État, toutes les commodités nécessaires pour qu'elles continuassent de se développer. Cet épisode politique lourd de signification éclaire à fond la sottise désespérée de cette revendication : désarmer les fascistes.

L'interdiction des ligues para-militaires, si le gouvernement français jugeait nécessaire de recourir à cette mesure – ce qui n'est pas exclu en principe – signifierait simplement que les fascistes seraient contraints, pour ce qui est de leur armement, de recourir à un certain camouflage de surface, tandis que les ouvriers seraient effectivement privés de la moindre possibilité légale de préparer leur défense. Le mot d'ordre central du " front unique " est comme fait exprès pour aider la réaction bourgeoise à acculer l'avant-garde prolétarienne à la clandestinité.


A propos du congrès proudhonien-anarchiste de 1874, Engels écrivait dédaigneusement à Sorge :

Allgemeine Uneinigkeit über alles Wesentliche verdeckt dadurch, dass man nicht debatiert, sondern nur erzahlt und anhört  [3].

Formule remarquablement juste, et qui s'applique on ne peut mieux aux délibérations du Bloc Londres-Amsterdam. Mais aujourd'hui des " unions " de ce genre-là sont encore infiniment moins viables qu'il y a soixante ans !


Le changement de ton du Temps est au plus haut point remarquable. De l'olympienne condamnation passée de la dictature de droite ou de gauche il ne reste à peu près rien. Dans les éditoriaux, apologie du mussolinisme comme moyen de salut " à toute extrémité ". Dans les enquêtes, publicité pour les Jeunesses Patriotes et autres. Notre-Dame n'aura pas tiré Flandin d'affaire.


La mutation de Tchoubar de Kharkov à Moscou a passé en quelque sorte inaperçue en son temps, et je n'arrive même pas à me rappeler maintenant quand exactement elle a eu lieu. Mais cette mutation a un sens politique : Tchoubar est le " suppléant " de Molotov en ce sens qu'il doit tôt ou tard l'évincer. Roudzoutak et Mejlaouk, les deux autres suppléants, ne conviennent pas pour cela : le premier s'est encroûté dans la paresse, le second est politiquement trop insignifiant. En tout cas Molotov vit sous la surveillance de ses trois suppléants, et médite sur son heure dernière.

Il n'y a pas de créature plus répugnante que le petit-bourgeois en train d'amasser du bien ; jamais je n'ai eu l'occasion d'observer ce type d'aussi près que maintenant.


Notes

[1] " Les protestations enflammées et les rassemblements de masses sont certes très utiles, et peut-être même souvent indispensables, pour la création d'une atmosphère d'exaltation; mais s'il n'y a pas un homme qui, derrière cet assaut de nuées, réalise la préparation pratique et est résolu à agir, elles demeurent sans effet. "

[2] " Mais seuls les uniformes et les insignes avaient disparu. Après comme avant, les S.A. faisaient l'exercice à Doeberitz et sur les autres emplacements du domaine du Reich réservés aux exercices de la troupe. Seulement, elles ne paraissaient plus comme S.A. mais comme Union Allemande du Sport populaire. "

[3] " Absence générale d'unité sur tout l'essentiel, couverte par ceci, qu'au lieu de discuter, on raconte et on écoute. "


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