1935 |
Œuvres – 1935
Journal d'exil
7 février 1935
Le journal intime n'est pas un genre de littérature auquel je sois porté. Je préférerais en ce moment un quotidien. Mais je n'en ai pas... Coupé de la vie politique active, je suis obligé de recourir à ce succédané de journalisme qu'est le journal personnel. Au début de la guerre, retenu en Suisse, j'ai tenu un journal pendant quelques semaines. Puis pendant une courte période en Espagne, en 1916, après mon expulsion de France. Je crois que c'est tout. Et me voilà obligé d'y revenir. Pour longtemps ? Peut-être pour des mois. En tout cas pas pour des années. Les événements ne peuvent que se dénouer dans un sens ou dans l'autre – et fermer le cahier. Si même il n'est pas fermé plus tôt encore par le coup de feu tiré de quelque coin par un agent... de Staline, de Hitler, ou de leurs amis-ennemis français.
Lassalle a écrit un jour qu'il renoncerait volontiers à écrire ce qu'il savait s'il pouvait seulement réaliser, fût-ce partiellement, ce qu'il était capable de faire. C'est un voeu que ne comprend que trop bien tout révolutionnaire. Mais il faut prendre les circonstances telles qu'elles sont. Justement parce qu'il m'a été donné de participer à de grands événements, mon passé me ferme maintenant la possibilité de l'action. Il ne me reste que d'essayer d'interpréter les événements et de tâcher de prévoir leur déroulement à venir. C'est une occupation capable, en tout cas, de donner de plus hautes satisfactions que la lecture passive.
Je n'ai guère de contacts avec la vie, ici, que par les journaux, et un peu par les lettres. Rien d'étonnant donc si mon carnet ressemble, pour la forme, à une revue de la presse périodique. N'empêche que ce n'est pas le monde des journalistes qui m'intéresse en lui-même, mais le travail de forces sociales plus profondes, tel qu'il se reflète dans le miroir déformant de la presse. Cependant il va de soi que je ne me limite pas d'avance à cette forme. L'avantage du journal intime – le seul, hélas – c'est qu'il permet de ne se soumettre à aucune obligation ou règle littéraire.
8 février
Il est difficile d'imaginer une occupation plus pénible que la lecture de Léon Blum. Cet homme cultivé, et intelligent à sa manière, on dirait qu'il s'est donné pour but dans la vie de ne rien dire d'autre que de plates inanités et de prétentieuses sottises. La clé de l'énigme, c'est qu'il est, politiquement, depuis longtemps périmé. Toute l'époque actuelle dépasse sa taille. Son tout petit talent, valable pour les couloirs, prend un air pitoyable et nul dans l'effrayant tourbillon de nos jours.
Dans le numéro d'aujourd'hui, il consacre un article au 6 février. Bien sûr, le fascisme n'a pas eu sa journée ! Mais Flandin n'est tout de même pas à la hauteur : Les émeutiers fascistes se fortifient contre sa faiblesse. Blum le fort reproche à Flandin sa faiblesse. Blum pose à Flandin un ultimatum : Pour ou contre l'émeute fasciste ! Mais Flandin n'est nullement obligé de choisir. Toute sa " force " est dans le fait qu'il est entre l'émeute fasciste et la défense ouvrière. La résultante tend d'autant plus vers le fascisme que Blum et Cachin sont plus faibles.
Staline a un jour laissé tomber cet aphorisme : La social-démocratie et le fascisme sont jumeaux ! Les jumeaux, maintenant, ce sont la social-démocratie et le stalinisme, Blum et Cachin. Ils font tout ce qu'il faut pour assurer la victoire du fascisme.
Même manchette triomphante dans l'Humanité : " Ils n'ont pas eu leur journée ! " Ce triomphe du puissant " Front Uni ", c'est le faible Flandin qui l'a assuré. La menace du Front Uni, de faire descendre les ouvriers sur la place de la Concorde, c'est-à-dire d'exposer les masses sans armes et sans organisation aux revolvers et aux casse-tête de bandes militarisées, serait un criminel aventurisme, si c'était une menace sérieuse. Mais il n'y a là qu'un bluff arrangé d'avance avec le " faible " Flandin. Victor Adler (où est son parti ?) fut au bon vieux temps un maître inégalé de cette tactique-là. Les invectives d'aujourd'hui contre Flandin dans le Popu aussi bien que dans l'Huma, ne sont que le camouflage de l'accord conclu hier avec lui. Ces Messieurs croient tromper l'histoire. Ils ne trompent qu'eux-mêmes. Et le Temps, pendant ce temps-là, part en guerre contre la corruption et le déclin des mœurs...
9 février
Rakosi est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il se tient avec une dignité de révolutionnaire après plusieurs années de prison. Ce qui l'a sauvé de la peine de mort, ce ne sont pas en tout cas les protestations de l'Humanité, restées à peu près sans écho. Bien plus grand a été le rôle joué par le ton de la grande presse française, à commencer par le Temps. Ce journal était " pour " Rakosi contre le gouvernement hongrois, de même qu'il était contre Zinoviev et pour le tribunal de Staline. Dans les deux cas, bien entendu, en vertu de considérations " patriotiques ". Quelles autres considérations pourraient bien inspirer le Temps ?
Dans l'affaire Zinoviev, il y avait aussi, à vrai dire, des considérations de conservatisme social. Le correspondant du Temps à Moscou, qui sait visiblement fort bien où prendre ses directives, a souligné à plusieurs reprises que Zinoviev, de même qu'en général tous les hommes d'opposition actuellement poursuivis, sont à gauche du gouvernement, et que par conséquent il n'y a pas de raison de s'alarmer. Il est vrai que Rakosi est aussi à gauche de Horthy, et même considérablement, mais il s'agit en l'occurrence d'un petit service rendu au Kremlin. Désintéressé, faut-il croire ?
Le ministère de l'Intérieur a interdit les contre-manifestations ouvrières prévues pour le 11 février. Du moment où Cachin-Blum exigent du " faible " Flandin la dissolution des ligues fascistes, ils le rendent par là même suffisamment fort contre les organisations ouvrières. C'est typiquement le mécanisme du néo-bonapartisme. Cachin-Blum, naturellement, vont dans leur presse maudire Flandin : c'est également utile et à Flandin et à eux-mêmes. Mais en leur for intérieur ces messieurs se réjouiront de l'interdiction des manifestations ouvrières : tout, Dieu aidant, va rentrer dans l'ordre, et ils pourront continuer leur utile activité d'opposition...
Le nombre des chômeurs recevant un secours est monté pendant ce temps à quatre cent quatre-vingt-trois mille. Sur la question des chômeurs, Blum a fait intervenir Frossard au parlement. Cela signifie, à l'adresse de la bourgeoisie : " Ne vous inquiétez pas, Cette affaire de chômeurs ne vous menace en rien, conservez-nous seulement le parlement et nos libertés. "