1935


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

10-13-14-15-16 mai 1935


10 mai

Le Bureau de la Deuxième Internationale a publié une résolution relative au danger de guerre : la source du danger est Hitler, le salut est dans la Société des Nations, le moyen le plus sûr est le désarmement ; les gouvernements "démocratiques ", qui coopèrent avec l'U.R.S.S., sont solennellement félicités. Il suffirait de changer à peine la phraséologie pour que ce document pût être signé aussi bien par le Présidium de la Troisième Internationale. En fait, cette résolution est infiniment au-dessous du manifeste du Congrès de Bâle (1912) à la veille de la guerre [1].

Non, notre époque ne trouve pas place dans ces cervelles étroites, conservatrices, poltronnes. Rien ne sauvera les actuels écumeurs du mouvement ouvrier. Ils seront écrasés. Du sang des guerres et des insurrections lèvera une nouvelle génération, digne de l'époque et de ses tâches.


13 mai

Pilsudski est mort. Je ne l'ai jamais rencontré en personne. Mais déjà du temps de mon premier exil en Sibérie (1900-1902) j'entendais parler de lui en termes chaleureux par les déportés polonais. Pilsudski était alors un des jeunes chefs du P.P.S. (Parti socialiste polonais), par conséquent, au sens large du mot, un " camarade ". Camarade, Mussolini l'était aussi, ainsi que MacDonald et Laval... Quelle galerie de traîtres !

Reçu pas mal de renseignements confidentiels sur la dernière session du Bureau de la Deuxième Internationale (voir 10 mai). Ces gens sont inimitables. La lettre mérite d'être conservée.

[Une flèche renvoie à la lettre, collée en marge, dactylographiée en français, signée à la main, avec des passages soulignés au crayon (par Tr.) et marqués de traits en marge. L'orthographe de l'original est ici respectée]

Bruxelles, le 9 mai 1935.

Camarade L.D.,
Voici quelques détails sur la réunion du B.E. de l'I.O.S.
1º Ci-joint vous trouverez la résolution tel qu'elle est sortie de la Commission. J'y ai apporté les changements selon le texte paru dans les journaux.
2º Van der Velde n'est plus membre du B.E. Les statuts ne lui permettent pas d'être ministre et en même temps membre du bureau. Mais il assiste à chaque réunion du secrétariat. Il a même proposé de se réunir dans son cabinet ministériel. Adler s'y est opposé.
3º Il assistait également à la première réunion du Bureau Exécutif. Les procès-verbaux ne peuvent en faire motion.
4º Breitscheid est venu rendre visite à ses amis mais n'a pas assisté à la réunion.
5º La presse ne cite pas les noms des délégués autrichiens. Ce furent Bauer et Polak. De même pour celui de la Tchécoslovaquie ; c'était Léo de Winter.
6º Pas un mot sur la IIIe Internationale.
7º Toute la session fut prise par l'élaboration de la résolution définitive [ajouté à la main :] dont celle de Blum était à l'origine.
8º On s'est occupé pendant cinq minutes à constituer une commission qui fonctionnerait... pendant la guerre. C'est Dan qui a fait cette proposition. Après la réunion Blum est allé lui demander (en se moquant de lui) si c'était lui qui était l'auteur véritable de la proposition. Dan a répondu que c'était là une proposition des socialistes polonais.
9º Pendant deux jours on a discuté cette résolution. [Biffé à l'encre :] Le plus actif [Rectifié à la main :] Celui qui ergotait le plus était le délégué anglais. Notre camarade a eu l'impression qu'il sentait (William Gillis : les autres se sont tus) toute la responsabilité qu'il prenait pour le Labour Party. Les autres avaient plutôt l'air d'agir en leur nom propre.
10º Le délégué italien aussi était plus ou moins en opposition. Il aurait voulu absolument qu'on parle dans la résolution du plan impérialiste du fascisme italien en Afrique. C'est à la suite de son intervention que l'amendement souligné par moi dans le texte a été ajouté. Ceci sans doute pour qu'il puisse s'expliquer devant sa section. Les autres ne voulurent absolument pas que le nom de l'Abyssinie figure dans le texte. [Cette phrase cochée au crayon en marge, par Tr.]
Notre camarade n'ayant pas pu assister à toutes les séances n'a pu avoir de meilleurs renseignements.
Salutations communistes.

G. Ver.

Particulièrement bonne, la " commission " pour le cas de guerre : quelle héroïque tentative de s'élever au-dessus de sa propre nature ! Ces messieurs veulent, cette fois, ne pas être pris au dépourvu par la guerre. Et ils créent... une commission secrète. Mais où et comment contracter une assurance pour cette commission, pour que ses membres ne se retrouvent pas dans des tranchées opposées – non seulement physiquement, mais aussi politiquement ? Cette question-là, les sages n'y ont pas de réponse...


14 mai

Pilsudski fut appelé comme témoin, au procès d'Alexandre Oulianov, le frère aîné de Lénine. Le frère cadet de Pilsudski était mêlé au même procès (l'attentat contre Alexandre III du 1er mars 1887), comme accusé...
Dans les dernières dizaines d'années l'histoire a travaillé vite. Et cependant comme elles paraissaient interminables, certaines périodes de réaction, surtout celle de 1907 à 1912... A Prague, ces jours-ci, on célébrait le quatre-vingtième anniversaire de Lazarev, le vieux populiste... A Moscou vit encore Véra Figner et plus d'un autre ancien. Les gens qui ont fait les premiers pas du travail révolutionnaire des masses dans la Russie des tsars ne sont pas encore tous sortis de scène. Et cependant nous voici devant les problèmes de la dégénérescence bureaucratique de l'Etat des travailleurs... Oui, l'histoire qui nous est contemporaine travaille en troisième vitesse. Le malheur est que les microbes qui détruisent les organismes travaillent encore plus vite. S'ils m'abattent avant que la révolution mondiale ait fait un nouveau grand pas en avant, – et il y en a toutes les apparences, – je passerai néanmoins au non-être avec l'indestructible certitude de la victoire pour la cause que j'ai servie toute ma vie.


15 mai

La Sûreté met une visible coquetterie à montrer comme elle est renseignée sur mes conditions de vie. Un de mes amis, qui est le constant intermédiaire entre moi et les pouvoirs, m'a envoyé l'extrait suivant d'un dialogue entre lui et le secrétaire général de la Sûreté :

[Une flèche renvoie à une lettre manuscrite, en français, collée en marge]

Extraits d'un dialogue :
C. – Ne pensez-vous pas que le désir de se déplacer de T. ne provienne pas de ses difficultés avec son logeur ?
H. – Difficultés ? Croyez-vous qu'il y ait des difficultés ?
C. – Certainement ; oh le bonhomme ne doit pas être commode voyez-vous ; il n'y a pas qu'avec nous que cela ne va pas ! (Sourires...)
H. – Difficultés me semble un bien gros mot, j'ai peut-être eu en effet l'impression de petits malentendus mais jamais je n'ai entendu parler de difficultés !... Je pense que vos " informateurs " ont bien grossi les choses pour avoir le mérite d'un beau " rapport ".
C. – Détrompez-vous c'est un ami qui, par hasard, m'a appris la chose et pas du tout en mal, car il ne veut rien de mauvais à T. et était, au contraire, très embêté de la situation créée...
H. – Je pense que vous avez été trompé.
C. – Je ne pense pas du tout ; nous préférerions du reste qu'il n'en soit rien car nous serions assez embêtés si son logeur l'obligeait à partir, nous n'avons aucun intérêt à ce que cette histoire recommence !
.............
H. – Je dois vous dire que j'ai fait une petite enquête sur le voyage, que vous m'avez signalé, de son fils dans l'Est. L'intéressé m'a démontré qu'il n'avait pas du tout voyagé ! Vos agents ont dû le confondre avec un quelconque ami de T.
C. – Je ne le crois pas ; nos informations sont excellentes.
H. – La police croit toujours ses informations excellentes mais elle reçoit trop souvent des informations intéressées pour avoir le droit de les déclarer excellentes. Ce jeune homme prépare trois certificats à la Sorbonne, etc., etc., etc.
C. – Je le sais bien et puis si ce n'est pas lui qui a fait le voyage, cela revient peut-être au même. (Gestes et sourire.)
H. – Je ne comprends pas !
C. – Nous avons nos renseignements sur son activité politique ; depuis quelques mois évidemment, il travaille et reste tranquille, cela va mieux – c'est exact...
.............
Puis discussion sans intérêt sur la police, ses informations avec une affirmation que la police russe a la tâche facile parce que dans ce pays le monde a la manie de la délation et de l'auto-accusation... etc. (lieux communs.)
Puis, confiance dans l'issue des élections nationales devant le péril allemand.
Les Allemands ces gens inassimilables que nous connaissons bien. Tous ces réfugiés nous restons des ennemis pour eux ; au premier appel ils iront reprendre le fusil.
Comme vous le voyez les relations sont cordiales. Mais en ce qui concerne T. tout est de la dépendance du ministre qui règle lui-même " cette question ". (Je crois que cela est vrai.)

16 mai

Nos journées ne sont pas gaies. N. ne va pas bien – elle a 38º – elle a apparemment pris froid, mais cela peut être aussi lié à la malaria. Chaque fois que N. est souffrante, j'éprouve à nouveau quelle place elle occupe dans ma vie. Elle supporte toutes les souffrances, physiques aussi bien que morales, en silence, doucement, en les gardant pour elle. En ce moment elle s'inquiète davantage de ma mauvaise santé que de la sienne propre. " Que tu te rétablisses seulement – m'a-t-elle dit aujourd'hui, au lit – il ne me faut rien de plus. " Elle prononce rarement des paroles comme celles-là. Et elle les a dites si simplement, uniment, doucement, et en même temps d'une telle profondeur, que j'en ai été bouleversé dans l'âme...

Mon état n'est pas réjouissant. Les accès du mal deviennent plus fréquents, les symptômes plus aigus, la résistance de l'organisme décroît manifestement. Certes, la courbe peut encore accuser une montée temporaire. Mais j'ai le sentiment que la liquidation approche. Voici déjà quelque deux semaines que je n'écris presque pas : trop difficile. Je lis les journaux, (les romans français, le livre de Wittels sur Freud (mauvais livre d'un élève envieux), etc. Aujourd'hui j'ai écrit un peu sur les rapports mutuels entre le déterminisme des processus cérébraux et l'"autonomie" de la pensée soumise aux lois de la logique. Mes intérêts philosophiques grandissent depuis quelques années, mais hélas, mes connaissances sont par trop insuffisantes, et il reste trop peu de temps pour un grand et sérieux travail... Il faut que je porte son thé à N...


Note

[1] On peut s'attendre maintenant que Hitler va proposer un désarmement général, et faire de cette demande la condition du retour de l'Allemagne dans la Société des Nations. Pareille manière de faire concurrence à Litvinov est parfaitement sans danger pour l'impérialisme allemand.


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