1935 |
Œuvres – 1935
Journal d'exil
[DEUXIÈME CAHIER]
8 mai
On mande de Moscou par Paris : " On vous a certainement écrit à propos de leur petit désagrément. " Il s'agit évidemment de Sérioja (et de sa compagne). Mais on ne nous a rien écrit, ou plus probablement la lettre s'est perdue en route, comme la plupart des lettres, même parfaitement innocentes. Que signifie ce " petit " désagrément ? " Petit " à quelle échelle ? De Sérioja lui-même, pas de nouvelles...
La vieillesse est la chose la plus inattendue de toutes celles qui arrivent à l'homme.
Le gouvernement ouvrier norvégien a, parait-il, fermement promis le visa. Il va évidemment falloir en profiter. La prolongation de notre séjour en France sera liée à des difficultés de plus en plus grandes, et cela dans les deux variantes : en cas de progrès ininterrompu de la réaction aussi bien qu'en cas d'heureux développement du mouvement révolutionnaire.
N'ayant pas la possibilité de m'expulser vers un autre pays, le gouvernement, qui m'a théoriquement " expulsé " de France, n'ose pas m'expédier dans une colonie, car cela ferait trop de bruit et donnerait motif à une constante agitation. Mais avec l'aggravation de la tension intérieure, ces considérations de second ordre passeront à l'arrière-plan – et nous pouvons, N. et moi, nous retrouver un jour dans une colonie. Et bien sûr, pas dans les conditions relativement favorables de l'Afrique, mais quelque part très loin... Cela signifierait un isolement politique infiniment plus complet qu'à Prinkipo. Dans ces conditions, il est plus raisonnable de quitter la France à temps.
Les élections municipales témoignent, il est vrai, d'une certaine " stabilité " de la situation politique. C'est un fait que toute la presse souligne sur tous les tons, quoique avec des commentaires différents. Cependant ce serait la plus grande sottise que de croire à cette " stabilité ". La majorité vote comme " la dernière fois ", parce qu'il faut bien voter d'une manière ou de l'autre. Aucune des classes sociales n'a encore pris son orientation définitive. Mais celle-ci est imposée par toutes les conditions objectives, et les états-majors y sont déjà préparés, tout au moins dans la bourgeoisie. Une " rupture de progressivité " de ce processus peut intervenir très rapidement, et en tout cas se produira très brutalement.
La Norvège, bien sûr, n'est pas la France : langue inconnue, petit pays, à l'écart de la grand-route, retard dans le courrier, etc. Mais tout cela vaut beaucoup mieux que Madagascar (la langue, il sera possible d'en venir à bout rapidement – assez pour comprendre les journaux). L'étude expérimentale du parti ouvrier norvégien présente un grand intérêt, d'une part, en elle-même et, d'autre part, à la veille de l'arrivée au pouvoir du Labour Party en Grande-Bretagne.
Certes, en cas de victoire du fascisme en France, le " rempart " scandinave de la démocratie ne tiendra pas longtemps. Mais aussi bien, dans la situation actuelle, il ne peut s'agir en tout cas que d'un " répit ".
Dans la dernière lettre que N. avait reçue de lui, Sérioja, comme en passant, écrivait : " La situation générale apparaît extrêmement difficile, considérablement plus difficile qu'on ne peut se le représenter... " Il pouvait sembler tout d'abord que ces mots avaient un caractère purement personnel. Mais il est parfaitement clair maintenant qu'il s'agissait de la situation politique, telle qu'elle est devenue pour Sérioja après le meurtre de Kirov et la nouvelle vague de répression qui s'est ensuivie (la lettre était écrite en décembre 1934). Il n'est pas difficile, en effet, d'imaginer ce qu'il est amené à endurer – non seulement dans les réunions et à la lecture de la presse, mais même dans les rencontres personnelles, les conversations et (sans aucun doute !) les innombrables provocations de petits arrivistes et gredins. S'il y avait chez Sérioja un intérêt politique actif, un esprit de fraction, toutes ces pénibles épreuves se justifieraient. Mais ce ressort intérieur lui manque totalement. Ce qui arrive lui est d'autant plus pénible...
Je m'occupe de nouveau à ce journal, parce que je ne peux m'occuper à rien d'autre; le flux et le reflux de ma capacité de travail a pris une très grande amplitude
L'été dernier, quand nous étions errants après notre expulsion de Barbizon, nous fûmes amenés, N. et moi, à nous séparer : elle restait à Paris, tandis qu'avec deux jeunes camarades je passais d'hôtel en hôtel. Sur nos talons suivait un agent de la Sûreté générale. Nous nous arrêtâmes à Chamonix. La police soupçonna apparemment je ne sais quelles intentions de ma part relativement à la Suisse ou à l'Italie, et me livra aux journalistes : M., chez le coiffeur, de bonne heure le matin, lut dans le journal local une notice sensationnelle sur notre présence dans les lieux; N. venait juste de me rejoindre de Paris. Avant que l'entrefilet eût eu le temps de produire l'effet nécessaire, nous réussîmes à nous cacher. Nous avions une petite Ford assez vieillotte, – sa description et son numéro parurent dans la presse. Il fallut se débarrasser de cette voiture et en acheter une autre, également une Ford, mais d'un autre modèle plus ancien. C'est seulement après cela que la Sûreté s'avisa de me faire savoir qu'il ne m'était pas recommandé de m'arrêter dans les départements frontaliers. Nous décidâmes de louer une villa dans une localité non frontalière. Mais il fallut consacrer aux recherches deux ou trois semaines : pas à moins de trois cents kilomètres de Paris, pas à plus de trente kilomètres d'un chef-lieu de département, pas dans une région industrielle, etc. – telles étaient les conditions posées par la police. Pendant la durée des recherches, il fut décidé de prendre pension quelque part. Mais il se révéla que ce n'était pas si simple : nous ne pouvions pas nous inscrire sous notre identité réelle, et quant à le faire sous une fausse identité – à cela la police ne consentait pas. Les citoyens français, il est vrai, n'ont pas à présenter de pièces d'identité; mais dans une pension de famille, avec table d'hôte, il nous était difficile de nous donner pour Français. Et c'est ainsi que pour une opération aussi modeste que l'installation pour deux semaines dans une modeste pension de famille de banlieue, sous la surveillance d'un agent de la Sûreté, nous dûmes recourir à une combinaison fort compliquée. Nous décidâmes de nous donner pour citoyens français d'origine étrangère. A cette fin nous adoptâmes pour neveu un jeune camarade français portant un nom hollandais. Mais comment être exempts de table d'hôte ? Je proposai de porter le deuil, ce qui nous donnait un prétexte pour prendre nos repas dans notre chambre. Le " neveu " prendrait les siens à la table commune et suivrait les allées et venues de la maison.
Ce plan rencontra d'abord l'opposition de N. : porter le deuil et simuler – elle ressentait cela comme quelque chose d'offensant envers nous-mêmes. Mais les avantages de ce plan étaient trop évidents : il lui fallut se soumettre. Notre emménagement se passa on ne peut mieux. Même trois étudiants sud-américains habitants de la pension, peu enclins à la discipline, faisaient silence et s'inclinaient respectueusement devant des personnes en deuil. Je fus seulement quelque peu étonné par les gravures accrochées dans le couloir : " le Cavalier royal ", " les Adieux de Marie-Antoinette à ses enfants ", et antres du même genre. La chose s'expliqua bientôt. Après le dîner, notre " neveu " remonta chez nous très alarmé : nous étions tombés sur une pension de famille royaliste ! L'Action Française était le seul journal admis sous ce toit. De récents incidents sanglants dans la ville (une manifestation antifasciste) avaient porté à l'incandescence les passions politiques dans la pension. Le centre de la " conspiration " royaliste était la patronne, décorée de la médaille d'infirmière de la guerre de 1914-18 : elle entretenait d'étroites relations personnelles dans les milieux royalistes et fascistes de la ville.
Le lendemain, selon l'usage, l'agent de la Sûreté, G..., défenseur de la République par fonction, vint prendre pension. C'est justement alors que depuis quelques semaines Léon Daudet menait dans l'Action Française une campagne furibonde contre la Sûreté, qu'il traitait en bande de filous, de traîtres et d'assassins (Daudet accusait en particulier la Sûreté d'avoir assassiné son fils Philippe). Notre agent de la Sûreté, un homme de quelque quarante-cinq ans, se révéla homme du monde au plus haut degré : il avait été partout, il connaissait tout, et pouvait avec une égale facilité soutenir une conversation sur les marques d'automobiles et les vins, sur les armements comparés des diverses puissances, sur les derniers procès d'assises ou sur les plus récentes productions littéraires. Quant aux questions politiques, il s'efforçait de garder une neutralité pleine de tact. Mais le patron de la pension (ou plutôt le mari de la patronne), voyageur de commerce, ne manquait jamais de solliciter son accord à ses propres vues royalistes. – Tout de même, l'Action Française est le meilleur journal français ! – G... cherchait une réponse conciliante : Charles Maurras mérite effectivement le respect, on ne peut pas nier cela, mais Daudet est d'une inadmissible grossièreté. – Le patron insistait poliment : Certes, il arrive à Daudet d'être un peu grossier, mais il en a le droit : car enfin ces misérables ont assassiné son fils ! Il faut dire que G. avait participé de très près à l'" affaire " du jeune Philippe Daudet, en sorte que l'accusation l'atteignait personnellement. Mais là non plus G. ne perdait pas sa dignité : " Sur ce point je ne suis pas d'accord, – répondait-il au patron qui ne se doutait de rien, – chacun de nous reste sur sa conviction. " Notre " neveu ", après chaque repas, nous rapportait ces scènes dignes de Molière, – et une demi-heure de rires joyeux, quoique étouffés (car nous étions en deuil !) nous dédommageait au moins partiellement de l'incommodité de notre existence... Le dimanche nous sortions avec N. pour aller " à la messe " – en réalité en promenade : cela renforçait notre autorité dans la maison.
Juste au moment de notre séjour à la pension, l'Illustration publia une grande photographie de nous deux. Moi, il n'était pas facile de me reconnaître, j'avais rasé ma barbe et ma moustache et changé ma coiffure, mais N. était très ressemblante... Je me souviens qu'à propos de cette photographie il fut même quelque peu question d'elle à table. G. fut le premier à donner l'alarme : " II faut partir sans tarder ! " Lui, visiblement, en avait de toute façon assez de cette modeste pension. Mais nous tînmes bon, et restâmes sous ce toit royaliste jusqu'à la location de la villa.
Là nous n'eûmes pas de chance. Le préfet du département nous avait autorisés (par l'intermédiaire du camarade français M., qui menait les pourparlers avec lui) à nous installer où nous voudrions, à trente kilomètres de la ville. Mais quand M. lui communiqua l'adresse de la villa déjà louée, le préfet se récria : " Vous avez choisi l'endroit le plus malencontreux, c'est un nid clérical, le maire est mon ennemi personnel. " Effectivement, dans notre maison de campagne (une modeste demeure villageoise) des crucifix et des gravures pieuses étaient accrochées dans toutes les chambres. Le préfet insistait pour nous faire changer de logement. Mais nous avions passé un contrat avec le propriétaire ; les déplacements et changements d'habitation nous avaient déjà ruinés. Nous refusâmes de quitter la maison. A peu près trois semaines plus tard, dans un hebdomadaire local de chantage, parut un entrefilet : T., sa femme et ses secrétaires se sont installés à tel endroit. L'adresse n'était pas donnée, mais l'endroit approximatif était indiqué, à quelques kilomètres carrés près, avec une parfaite exactitude. Il était hors de doute qu'il s'agissait d'une manoeuvre du préfet, et que le coup qui allait suivre serait la révélation de l'adresse exacte. Il fallut en hâte quitter la demeure...
C'est une avilissante impression que produisent les festivités jubilaires en Angleterre : une criarde exposition de servilisme et de sottise. La grande bourgeoisie sait du moins ce qu'elle fait : dans les luttes qui s'annoncent, ce bric-à-brac moyenâgeux fera très bien son office comme première barricade contre le prolétariat.
9 mai
Juste ces jours-ci doit paraître un numéro du journal allemand Unser Wort avec un article de moi critiquant très rudement le parti ouvrier norvégien et sa politique au pouvoir. (Il s'agit en particulier du vote de la liste civile du roi.) Il n'y aura rien d'inattendu si cet article incite le gouvernement norvégien à me refuser au dernier moment le visa. Ce sera très contrariant, mais... dans l'ordre des choses.