1920 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1920
VIII : Moscou - Au Comité exécutif de lInternationale Communiste
Sadoul - Radek - Boukharine
À Moscou, nous fûmes happés par des autos qui nous conduisirent directement au siège de lInternationale communiste. Plusieurs des membres du Comité exécutif étaient déjà là, parmi eux Jacques Sadoul. Il était allé en Russie avec la mission militaire française, et Albert Thomas en avait fait son informateur personnel. Sadoul appartenait avant la guerre à laile la plus modérée du Parti socialiste ; pris par la Révolution dOctobre il était passé du côté des bolchéviks. Les lettres quil écrivit alors à son ami Thomas montraient quil sétait acquitté intelligemment de sa tâche [6]. Parmi les Français qui se trouvaient alors en Russie il avait été un des rares qui comprirent le sens des événements dont ils étaient témoins. Les bolchéviks avaient saisi des copies de ces lettres au cours dune perquisition et les avaient publiées. Elles sont à consulter pour lhistoire des débuts de la révolution. En 1918, dans nos meetings, à Paris et dans toute la France, leur lecture déchaînait lenthousiasme : cétait la meilleure riposte aux mensonges des correspondants de Riga. Sadoul le savait déjà mais il fut content den apprendre de moi la confirmation. Comment se fait-il, me dit-il, que vous soyez devenu tellement ami avec Trotsky ; il parle toujours de vous et de vos camarades syndicalistes avec chaleur ; pourtant quand jétais en France, socialistes et syndicalistes ne saimaient guère ? Et, avant que jaie eu le temps de répondre : Mais vous ne pourrez pas le voir, il a dû quitter Moscou, il est dans un sanatorium. Javais à peine quitté Sadoul que Radek maborda et, dès les premiers mots de notre entretien, me dit : Ne comptez pas voir Trotsky ; il est malade et doit prendre un repos hors de la ville. Ces paroles auraient dû minquiéter, mais dans lagitation de cette matinée mouvementée je navais pas même le temps de my arrêter, et, au fond, je savais que je verrai Trotsky.
La séance allait commencer quand un petit homme, tout fluet, entra discrètement. Ivan qui se trouvait près de moi, me dit : Boukharine... cest notre cristal. Mon autre voisin qui avait entendu sa remarque, se tourna vers moi, ajoutant pour la compléter : Dommage que vous nétiez pas là hier quand votre Cachin et votre Frossard ont comparu devant le Comité central du Parti ; cest Boukharine qui leur a rappelé leur chauvinisme, leur trahison du temps de guerre ; cétait bien émouvant ; Cachin pleurait. - Oh ! dis-je, il a la larme facile ; en 1918 il pleurait à Strasbourg devant Poincaré célébrant le retour de lAlsace à la France.
Radek était alors secrétaire de lInternationale communiste. Il donna lecture dune déclaration traitant de la question syndicale, cétait lobjet principal de la réunion, et cela expliquait la présence de Losovsky qui nappartenait pas au Comité exécutif de lInternationale communiste mais était lauteur du texte en discussion. Il sagissait de rassembler tous les éléments syndicalistes favorables à la Révolution dOctobre et à la nouvelle Internationale. Actuellement ils se trouvaient dans des organisations anarcho-syndicalistes qui avaient adhéré en bloc, et dans les syndicats réformistes où ils formaient des minorités plus ou moins nombreuses. On proposait la création dun Conseil international provisoire des syndicats rouges dont la tâche serait de faciliter leur liaison et de coordonner leur action. Une phrase du préambule où on mentionnait en bloc la trahison des chefs syndicalistes provoqua une remarque de Pestaña : il fallait spécifier ; on ne pouvait pas, par exemple, englober ses amis de la C.N.T. dans cette trahison. Je lappuyai, ajoutant à son exemple celui des I.W.W. dAmérique persécutés et emprisonnés précisément à cause de leur activité révolutionnaire contre la guerre, pour la Révolution russe. Radek modifia le texte en conséquence bien que de mauvaise grâce ; à lissue de la réunion, il me fit dire quil ne comprenait pas que je refuse de blâmer Jouhaux pour son attitude pendant la guerre, alors queux, social-démocrates, nhésitaient pas à dénoncer même Kautsky. Il était assez bien informé mais aussi bien quil le croyait, et il montrait par sa remarque quil navait rien compris à notre intervention.
On nous conduisit alors à lhôtel où nous devions habiter pendant le congrès. Situé à quelque distance du Kremlin, au-delà de la ville chinoise , Dielovoï Dvor était remarquable par son parfait aménagement : un modèle darchitecture fonctionnelle, dirait-on aujourdhui. Deux étages de chambres simplement meublées : un lit, un bureau et deux chaises. Une grande salle à manger occupait une partie du premier étage, et il y avait au rez-de-chaussée une salle de réunion. On lavait aménagé rapidement pour loger la nombreuse délégation des trade unions britanniques qui venait de partir quand nous arrivâmes. Cétait une surprise agréable ; je le dis à Sadoul : Cest Trotsky, répondit-il, qui a été chargé de lopération - Mais comment ? cela na rien à voir avec son commissariat ! - Certes, mais quand on veut quune chose soit faite, bien et en temps, cest toujours à Trotsky quon sadresse.
Limposante délégation italienne était déjà installée ; les dirigeants du Parti et des syndicats étaient arrivés avec leur train, chargé de victuailles. On leur avait tellement parlé de la disette quils avaient pris leurs précautions. Ils en avaient pris aussi contre le typhus, sétant fait confectionner des combinaisons fermées au poignet et à la cheville pour être immunisés contre la contagion. De cela on les raillait doucement, ils étaient les seuls à sêtre ainsi prémunis, bien que, malheureusement, le typhus nétait pas alors une invention de correspondants de Riga. Dans leur délégation on voyait : Serrati, Graziadeï, Bombacci, représentant le Parti socialiste, et, parmi les chefs syndicaux, venus pour voir mais non pour participer au congrès les secrétaires de la C.G.L. et de plusieurs Fédérations : DAragona, Dugoni, Colombino, dautres encore, qui se retirèrent assez vite ; Bordiga, leader de la fraction abstentionniste ne vint que plus tard, de même Armando Borghi, secrétaire de lUnion syndicale italienne.
Après ces heures si remplies, nous essayions de rassembler les impressions que nous avait laissées cette succession dévénements et de rencontres, quand Ivan vint nous chercher, Pestaña et moi, pour aller parler de lInternationale à des soldats de lArmée rouge cantonnés dans la banlieue moscovite. La voiture franchit les limites de la ville, sengagea dans les bois, et, soudain, déboucha dans une clairière où les soldats qui nous attendaient étaient massés en bordure des arbres. On nous plaça au centre et, du mieux que nous pûmes, nous exposâmes ce quétait pour nous lInternationale communiste, ce que nous avions fait pour elle dans nos pays et ce que nous en attendions. Nous étions tous deux passablement émus, même Pestaña plus habitué que moi à discourir en public.
Note
[6] Publiées dabord à Moscou puis à Berne, sous le titre de Notes sur la révolution bolchévique (octobre 1917-juillet 1918) ces lettres de Russie le furent plus tard à Paris (lédition de Moscou étant la plus complète). Trente ans après, Jacques Sadoul a écrit un livre sur la Naissance de lU.R.S.S. où les événements décrits dans ces lettres sont accommodés au goût stalinien du jour. À l'occasion des procès de Moscou , il sétait signalé par des correspondances grossièrement mensongères ; lobservateur perspicace et clairvoyant des débuts de la Révolution avait désormais fait place à un procureur vulgaire.