1867

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Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

VII° section : Accumulation du capital

Chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste


V. - Illustration de la loi générale de l'accumulation capitaliste

f) Irlande.

Avant de clore cette section, il nous faut passer d'Angleterre en Irlande. Et d'abord constatons les faits qui nous servent de point de départ.

La population de l'Irlande avait atteint en 1841 le chiffre de huit millions deux cent vingt-deux mille six cent soixante-quatre habitants; en 1861 elle était tombée à cinq millions sept cent quatre-vingt-huit mille quatre cent quinze et en 1866 à cinq millions et demi, c'est-à-dire à peu de chose près au même niveau qu'en 1800. La diminution commença avec la famine de 1846, de telle sorte que l'Irlande, en moins de vingt ans, perdit plus des cinq seizièmes de sa population [1]. La somme totale de ses émigrants, de mai 1851 à juillet 1865, s'éleva à un million cinq cent quatre-vingt-onze mille quatre cent quatre-vingt­ sept personnes, l'émigration des cinq dernières années, de 1861 à 1865, comprenant plus d'un demi-million. De 1851 à 1861, le chiffre des maisons habitées diminua de cinquante­-deux mille neuf cent quatre-vingt-dix. Dans le même intervalle, le nombre des métairies de quinze à trente acres s'accrut de soixante et un mille, et celui des métairies au-dessus de trente acres de cent neuf mille, tandis que la somme totale de toutes les métairies diminuait de cent vingt mille, diminution qui était donc due exclusivement à la suppression, ou, en d'autres termes, à la concentration des fermes au-dessous de quinze acres.

La décroissance de la population fut naturellement accom­pagnée d'une diminution de la masse des produits. Il suffit pour notre but d'examiner les cinq années de 1861 à 1866, pendant lesquelles le chiffre de l'émigration monta à plus d'un demi­-million, tandis que la diminution du chiffre absolu de la popu­lation dépassa un tiers de million.

Passons maintenant à l'agriculture, qui fournit les subsis­tances aux hommes et aux bestiaux. Dans la table suivante l'augmentation et la diminution sont calculées pour chaque année particulière, par rapport à l'année qui précède. Le titre « grains » comprend le froment, l'avoine, l'orge, le seigle, les fèves et les lentilles; celui de « récoltes vertes » les pommes de terre, les navets, les raves et les betteraves, les choux, les panais, les vesces, etc.

TABLE A :Bestiaux
Années
1860
1861
1862
1863
1864
1865
Chevaux
Nombre total 619 811 614 232 602 894 579 978 562 158 547 867
Diminution

  5 993 11 338 22 916 17 820 14 291
Bêtes à cornes
Nombre total 3 306 374 3 471 688 3 254 890 3 144 231 3 262 294 3 493 414
Diminution   138 316 216 798 110 695    
Augmentation         118 063 231 120
Moutons
Nombre total 3 542 080 3 556 050 3 456 132 3 308 204 3 366 941 3 688 742
Diminution     99 918 147 982    
Augmentation         58 737 321 801
Porcs
Nombre total 1 271 072 1 102 042 1 154 324 1 067 458 1 058 480 1 299 893
Diminution   169 030   86 866 8 978  
Augmentation     52 282     241 413

La table ci-dessus donne pour résultat :

Chevaux
Bêtes à cornes
Moutons
Porcs
Diminution absolue Diminution absolue Augmentation absolue Augmentation absolue
772 358 116 626 146 608 28 819 [2]

TABLE B : Augmentation ou diminution du nombre d'acres consacrés à la culture et aux prairies (ou pâturages).
Années
1861
1862
1863
1864
1865
1861-
1865
Grains
Diminution (âcres) 15 701 72 734 144 719 122 437 72 450 428 041
Récoltes vertes
Diminution (âcres) 36 974 74 785 19 358 2 317   107 984
Augmentation         25241  
Herbages et trèfle
Diminution 47 969          
Augmentation   6 623 7 724 47 486 68 970 32 834
Lin
Diminution         50 159  
Augmentation 1 9271 2 055 63 922 87 761   122 850
Terres servant à la culture et à l’élève du bétail
Diminution (âcres) 81 873 138 841 92 431   28 218 330 860
Augmentation       10 493    

En 1865, la catégorie des « herbages » s'enrichit de cent vingt-sept mille quatre cent soixante-dix-huit acres, parce que la superficie du sol désignée sous le nom de terre meuble ou de Bog (tourbière) diminua de cent un mille cinq cent quarante-trois acres. Si l'on compare 1865 avec 1864, il y a une diminution de grains de deux cent quarante-six mille six cent soixante-sept quarters (le « quarter » anglais 29 078 litres), dont quarante-huit mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf de froment, cent soixante-six mille six cent six d'avoine, vingt-neuf mille huit cent quatre-vingt-douze d'orge, etc. La diminution des pommes de terre, malgré l'agrandissement de la surface cultivée en 1865, a été de quatre cent quarante-six mille trois cent quatre-vingt-dix-huit tonnes, etc [3].

Après le mouvement de la population et de la production agricole de l'Irlande, il faut bien examiner celui qui s'opère dans la bourse de ses propriétaires, de ses gros fermiers et de ses capitalistes industriels. Ce mouvement se reflète dans l'augmentation et la diminution de l'impôt sur le revenu. Pour l'intelligence de la table D, remarquons que la catégorie D (profits, non compris ceux des fermiers) embrasse aussi les profits de gens dits, en anglais, de profession (professional), c'est-­à-dire les revenus des avocats, des médecins, etc., en un mot, des « capacités », et que les catégories C et E, qui ne sont pas énumérées en détail, comprennent les recettes d'employés, d'officiers, de de sinécuristes, de créanciers de l'Etat, etc.

TABLE C : Augmentation ou diminution dans la superficie du sol cultivé, dans le produit par acre et dans le produit total de 1865 comparé à 1864.
Produits
Terrain cultivé
1855
 18641865AugmentationDiminution
Froment276 483266 989 9 494
Avoine1 814 8861 745 228 69 658
Orge172 700177 1024 402 
Seigle8 894100911 197 
Pommes de terre1 039 7241 066 26026 256 
Navets337 355334 212 3 143
 14 07314 389316 
Choux31 82133 6221 801 
Lin31 693251 433 50 260
Foin 1 609 5691 678 49368 924 
Produit par âcre
1865
  1864 1865 Augmentation Diminution
Froment (quintaux) 13,3 13,0   0,3
Avoine (quintaux) 12,1 12,0 0,2  
Orge (quintaux) 14,9 14,9   1,0
-(quintaux) 16,4 14,8   1,6
Seigle (quintaux) 8,5 10,4 1,9  
Pommes de terre (tonnes) 4,1 3,6   0,5
Navets (tonnes) 10,3 9,9   0,4
- (tonnes) 10,5 13,3 2,8  
Choux (tonnes) 9,3 10,4 1,1  
Lin stones de 14 livres 34,2 25,2   9,0
Foin (tonnes) 1,6 1,8 0,2  
 
Produit total
1865
  1864 1865 Augmentation Diminution
Froment (quintaux) 875 782 826 783   48 909
Avoine (quintaux) 7 826 332 7 659 727   166 605
Orge (quintaux) 761 909 732 017   29 892
-(quintaux) 15 160 13 989   1 171
Seigle (quintaux) 12 680 18864 5 684  
Pommes de terre (tonnes) 4 312 388 3 865 990   446 398
Navets (tonnes) 3 467 659 3 301 683   165976
- (tonnes) 147 284 191 937 44 653  
Choux (tonnes) 297 375 350 252 52 877  
Lin (stones) 64 506 39 751   24 945
Foin (tonnes) 2 607 153 3 068 707 461554  

TABLE D : Revenus en livres sterling soumis à l'impôt.
1860
1861
1862
1863
1864
1865
Rubrique A. Rente foncière 13 893 829 13 003 554 13 398 938 13 494 691 13 470 700 13 801 616
Rubrique B. Profits des fermiers 2 765 387 2 773 644 2 937 899 2 938 823 2 930 874 2 946 072
Rubrique D. Profits industriels, etc 4 891 652 4 836 203 3 858 800    4 846 497 4 546 147 4 850 199
Rubriques depuis A jusqu'à E   22 962 885 22 998 394 23 597 574 23 236 298 23 236 298 23 930 340 [4]

Sous la catégorie D, l'augmentation du revenu, de 1853 à 1864, n'a été par an, en moyenne, que de zéro quatre-vingt-treize tandis qu'elle était de quatre quarante-huit pour la même période dans la Grande-Bretagne. La table suivante montre la distribution des profits (à l'exception de ceux des fermiers) pour les années 1864 et 1865.

TABLE E : Rubrique D. Revenus de profits (au-dessus de 60 livres sterling) en Irlande.
 
₤ distribuées en 1864
₤ distribuées en 1865
  Pers. Pers.
Recette totale annuelle de ....... 4 368 610 17 467 4 669 979 18 081
Revenus annuels au-dessous de 100 ₤ et au-dessus de 60 238 626 5 015 222 575 4 703
De la recette totale annuelle 1 979 066 11 321 2 028 471 12 184
Reste de la recette totale annuelle de 2 150 818 1 131 2 418 933 1 194
Dont 1 033 906
1 066 912
430 535
646 377
262 610
910
121
105
26
3
1 097 937
1320 996
584 458
736 448
274 528
1 044
186
122
28
3 [5]

L'Angleterre, pays de production capitaliste développée, et pays industriel avant tout, serait morte d'une saignée de population telle que l'a subie l'Irlande. Mais l'Irlande n'est plus aujourd'hui qu'un district agricole de l'Angleterre, séparé d'elle par un large canal, et qui lui fournit du blé, de la laine, du bétail, des recrues pour son industrie et son armée.

Le dépeuplement a enlevé à la culture beaucoup de terres, a diminué considérablement le produit du sol et, malgré l'agran­dissement de la superficie consacrée à l'élève du bétail, a amené dans quelques-unes de ses branches une décadence absolue, et dans d'autres un progrès à peine digne d'être mentionné, car il est constamment interrompu par des reculs. Néanmoins, au fur et à mesure de la décroissance de la population, les revenus du sol et les profits des fermiers se sont élevés en progression continue, ces derniers cependant avec moins de régularité. La raison en est facile à comprendre. D'une part, en effet, l'absorption des petites fermes par les grandes et la conversion de terres arables en pâturages permettaient de convertir en produit net une plus grande partie du produit brut. Le produit net grandissait, quoique le produit brut, dont il forme une fraction, diminuât. D'autre part, la valeur numéraire de ce produit net s'élevait plus rapidement que sa masse, par suite de la hausse que les prix de la viande, de la laine, etc., subissaient sur le marché anglais durant les vingt et plus spécialement les dix dernières années.

Des moyens de production éparpillés, qui fournissent aux producteurs eux-mêmes leur occupation et leur subsistance, sans que jamais le travail d'autrui s'y incorpore et les valorise, ne sont pas plus capital que le produit consommé par son propre producteur n'est marchandise. Si donc la masse des moyens de production engagés dans l'agriculture diminuait en même temps que la masse de la population, par contre, la masse du capital employé augmentait, parce qu'une partie des moyens de production auparavant éparpillés s'étaient convertis en capital.

Tout le capital de l'Irlande employé en dehors de l'agriculture, dans l'industrie et le commerce, s'accumula pendant les vingt dernières années lentement et au milieu de fluctuations incessantes. La concentration de ses éléments individuels n'en fut que plus rapide. Enfin, quelque faible qu'en ait été l'accroissement absolu, il paraît toujours assez considérable en présence de la dépopulation progressive.

Là se déroule donc, sous nos yeux et sur une grande échelle, un mouvement à souhait, plus beau que l'économie orthodoxe n'eût pu l'imaginer pour justifier son fameux dogme que la misère provient de l'excès absolu de la population et que l'équilibre se rétablit par le dépeuplement. Là nous passons par une expérience bien autrement importante, au point de vue économique, que celle dont le milieu du XIV° siècle fut témoin lors de la peste noire, tant fêtée par les Malthusiens. Du reste, prétendre vouloir appliquer aux conditions économiques du XIX° siècle, et à son mouvement de population correspondant, un étalon emprunté au XIV° siècle, c'est une naïveté de pédant, et d'autre part, citer cette peste, qui décima l'Europe, sans savoir qu'elle fut suivie d'effets tout à fait opposés sur les deux côtés du détroit, c'est de l'érudition d'écolier; en Angleterre elle contribua à l'enrichissement et l'affranchissement des cultivateurs; en France à leur appauvrissement, à leur asservissement plus complet [6].

La famine de 1846 tua en Irlande plus d'un million d'individus, mais ce n'était que des pauvres diables. Elle ne porta aucune atteinte directe à la richesse du pays. L'exode qui s'ensuivit, lequel dure depuis vingt années et grandit toujours, décima les hommes, mais non - comme l'avait fait en Allemagne, par exemple, la guerre de Trente Ans, - leurs moyens de production. Le génie irlandais inventa une méthode toute nouvelle pour enlever un peuple malheureux à des milliers de lieues du théâtre de sa misère. Tous les ans les émigrants transplantés en Amérique envoient quelque argent au pays; ce sont les frais de voyage des parents et des amis. Chaque troupe qui part entraîne le départ d'une autre troupe l'année suivante. Au lieu de coûter à l'Irlande, l'émigration forme ainsi une des branches les plus lucratives de son commerce d'exportation. Enfin, c'est un procédé systématique qui ne creuse pas seulement un vide passager dans les rangs du peuple, mais lui enlève annuellement plus d'hommes que n'en remplace la génération, de sorte que le niveau absolu de la population baisse d'année en année [7].

Et pour les travailleurs restés en Irlande et délivrés de la surpopulation, quelles ont été les conséquences ? Voici : il y a relativement la même surabondance de bras qu'avant 1846, le salaire réel est aussi bas, le travail plus exténuant et la misère ,des campagnes conduit derechef le pays à une nouvelle crise. La raison en est simple. La révolution agricole a marché du même pas que l'émigration. L'excès relatif de population s'est produit plus vite que sa diminution absolue. Tandis qu'avec l'élève du bétail la culture des récoltes vertes, telles que légumes, etc., qui occupe beaucoup de bras, s'accroît en Angleterre, elle décroît en Irlande. Là de vastes champs autrefois cultivés sont laissés en friche ou transformés en pâturages permanents, en même temps qu'une portion du sol naguère stérile et inculte et des marais tourbeux servent à étendre l'élevage du bétail. Du nombre total des fermiers, les petits et les moyens - je range dans cette catégorie tous ceux qui ne cultivent pas au-delà de cent acres forment encore les huit dixièmes [8]. Ils sont de plus en plus écrasés par la concurrence de l'exploitation agricole capitaliste, et fournissent sans cesse de nouvelles recrues à la classe des journaliers.

La seule grande industrie de l'Irlande, la fabrication de la toile, n'emploie qu'un petit nombre d'hommes faits, et malgré son expansion, depuis l'enchérissement du coton, n'occupe en général qu'une partie proportionnellement peu importante de la population. Comme toute autre grande industrie, elle subit des fluctuations fréquentes, des secousses convulsives, donnant lieu à un excès relatif de population, lors même que la masse humaine qu'elle absorbe va en croissant. D'autre part, la misère de la population rurale est devenue la base sur laquelle s'élèvent de gigantesques manufactures de chemises et autres, dont l'armée ouvrière est éparse dans les campagnes. On y retrouve le système déjà décrit du travail à domicile, système où l'insuffisance des salaires et l'excès de travail servent de moyens méthodiques de fabriquer des « surnuméraires ». Enfin, quoique le dépeuplement ne puisse avoir en Irlande les mêmes effets que dans un pays de production capitaliste développée, il ne laisse pas de provoquer des contrecoups sur le marché intérieur. Le vide que l'émigration y creuse non seulement resserre la demande de travail local, mais la recette des épiciers, détaillants, petits manufacturiers, gens de métier, etc., en un mot, de la petite bourgeoisie, s'en ressent. De là cette diminution des revenus au-dessus de soixante livres et au-dessous de cent, signalée dans la table E.

Un exposé lucide de l'état des salariés agricoles se trouve dans les rapports publiés en 1870 par les inspecteurs de l'administration de la loi des pauvres en Irlande [9]. Fonctionnaires d'un gouvernement qui ne se maintient dans leur pays que grâce aux baïonnettes et à l'état de siège, tantôt déclaré, tantôt dissimulé, ils ont à observer tous les ménagements de langage dédaignés par leurs collègues anglais; mais, malgré cette retenue judicieuse, ils ne permettent pas à leurs maîtres de se bercer d'illusions.

D'après eux, le taux des salaires agricoles, toujours très bas, s'est néanmoins, pendant les vingt dernières années, élevé de cinquante à soixante pour cent, et la moyenne hebdomadaire en est maintenant de six à neuf shillings.

Toutefois, c'est en effet une baisse réelle qui se déguise sous cette hausse apparente, car celle-ci ne correspond pas à la hausse des objets de première nécessité, comme on peut s'en convaincre par l'extrait suivant tiré des comptes officiels d'un workhouse irlandais :

Moyenne hebdomadaire des frais d'entretien par tête.
Année
Vivres
Vêtements
Total
Finissant le 29 septembre 1849 1 s. 3 ¼ d. 0 s. 3 d. 1 s. 6 ¼  d.
Finissant le 29 septembre 1869 2 s. 7 ¼  d. 0 s. 6 d. 3 s. ¼ d.

Le prix des vivres de première nécessité est donc actuellement presque deux fois plus grand qu'il y a vingt ans, et celui des vêtements a exactement doublé.

A part cette disproportion, ce serait s'exposer à commettre de graves erreurs que de comparer simplement les taux de la rémunération monétaire aux deux époques. Avant la catastrophe le gros des salaires agricoles était avancé en nature, de sorte que l'argent n'en formait qu'un supplément; aujourd'hui la paye en argent est devenue la règle. Il en résulte qu'en tout cas, quel que fût le mouvement du salaire réel, son taux monétaire ne pouvait que monter. « Avant l'arrivée de la famine le travailleur agricole possédait un lopin de terre où il cultivait des pommes de terre et élevait des cochons et de la volaille. Aujourd'hui non seulement il est obligé d'acheter tous ses vivres, mais encore il voit disparaître les recettes que lui rapportait autrefois la vente de ses cochons, de ses poules et de ses oeufs [10]. »

En effet, les ouvriers ruraux se confondaient auparavant avec les petits fermiers et ne formaient en général que l'arrière-ban des grandes et moyennes fermes où ils trouvaient de l'emploi. Ce n'est que depuis la catastrophe de 1846 qu'ils commencèrent à constituer une véritable fraction de la classe salariée, un ordre à part n'ayant avec les patrons que des relations pécuniaires.

Leur état d'habitation - et l'on sait ce qu'il était avant 1846 - n'a fait qu'empirer. Une partie des ouvriers agricoles, qui décroît du reste de jour en jour, réside encore sur les terres des fermiers dans des cabanes encombrées dont l'horreur dépasse tout ce que les campagnes anglaises nous ont présenté de pire en ce genre. Et, à part quelques districts de la province d'Ulster, Cet état de choses est par tout le même, au sud, dans les comtés de Cork, de Limerick, de Kilkenny, etc.; à l'est, dans les comtés de Wexford, Wicklow, etc.; au centre, dans Queen's-County, King's County, le comté de Dublin, etc.; au nord, dans les comtés de Down, d'Antrim, de Tyrone, etc., enfin, à l'ouest, dans les comtés de Sligo, de Roscommon, de Mayo, de Galway, etc. « C'est une honte », s'écrie un des inspecteurs, « c'est une honte pour la religion et la civilisation de ce pays [11]. » Pour rendre aux cultivateurs l'habitation de leurs tanières plus supportable, on confisque d'une manière systématique les lambeaux de terre qui y ont été attachés de temps immémorial. « La conscience de cette sorte de ban auquel ils sont mis par les landlords et leurs agents a provoqué chez les ouvriers ruraux des sentiments correspondants d'antagonisme et de haine contre ceux qui les traitent pour ainsi dire en race proscrite [12]. »

Pourtant, le premier acte de la révolution agricole ayant été de raser sur la plus grande échelle, et comme sur un mot d'ordre donné d'en haut, les cabanes situées sur le champ de travail, beaucoup de travailleurs furent forcés de demander un abri aux villes et villages voisins. Là on les jeta comme du rebut dans des mansardes, des trous, des souterrains, et dans les recoins des mauvais quartiers. C'est ainsi que des milliers de familles irlandaises, se distinguant, au dire même d'Anglais imbus de préjugés nationaux, par leur rare attachement au foyer, leur gaîté insouciante et la pureté de leurs mœurs domestiques, se trouvèrent tout à coup transplantées dans des serres chaudes de corruption. Les hommes vont maintenant chercher de l'ouvrage chez les fermiers voisins, et ne sont loués qu'à la journée, c'est-à-dire qu'ils subissent la forme de salaire la plus précaire; de plus, « ils ont maintenant de longues courses à faire pour arriver aux fermes et en revenir, souvent mouillés comme des rats et exposés à d'autres rigueurs qui entraînent fréquemment l'affaiblissement, la maladie et le dénuement [13] ».

« Les villes avaient à recevoir d'année en année ce qui était censé être le surplus de bras des districts ruraux [14] », et puis on trouve étonnant « qu'il y ait un surplus de bras dans les villages et les villes et un manque de bras dans les districts ruraux [15] ». La vérité est que ce manque ne se fait sentir « qu'au temps des opérations agricoles urgentes, au printemps et à l'automne, qu'aux autres saisons de l'année beaucoup de bras restent oisifs [16] »; que « après la récolte d'octobre au printemps, il n'y a guère d'emploi pour eux [17] », et qu'ils sont en outre, pendant les saisons actives, « exposés à perdre des journées fréquentes et à subir toutes sortes d'interruptions du travail [18] ».

Ces résultats de la révolution agricole - c'est-à-dire de la conversion de champs arables en pâturages, de l'emploi des machines, de l'économie de travail la plus rigoureuse, etc., sont encore aggravés par les landlords-modèles, ceux qui, au lieu de manger leurs rentes à l'étranger, daignent résider en Irlande, sur leurs domaines. De peur que la loi de l'offre et la demande de travail n'aille faire fausse route, ces messieurs « tirent à présent presque tout leur approvisionnement de bras de leurs petits fermiers, qui se voient forcés de faire la besogne de leurs seigneurs à un taux de salaire généralement au-dessous du taux courant payé aux journaliers ordinaires, et cela sans aucun égard aux inconvénients et aux pertes que leur impose l'obligation de négliger leurs propres affaires aux périodes critiques des semailles et de la moisson [19] ».

L'incertitude de l'occupation, son irrégularité, le retour fréquent et la longue durée des chômages forcés, tous ces symptômes d'une surpopulation relative, sont donc consignés dans les rapports des inspecteurs de l'administration des pauvres comme autant de griefs du prolétariat agricole irlandais. On se souviendra que nous avons rencontré chez le prolétariat agricole anglais des phénomènes analogues. Mais il y a cette différence que, l'Angleterre étant un pays d'industrie, la réserve industrielle s'y recrute dans les campagnes, tandis qu'en Irlande, pays d'agriculture, la réserve agricole se recrute dans les villes qui ont reçu les ruraux expulsés; là, les surnuméraires de l'agriculture se convertissent en ouvriers manufacturiers; ici, les habitants forcés des villes, tout en continuant à déprimer le taux des salaires urbains, restent agriculteurs et sont constamment renvoyés dans les campagnes à la recherche de travail.

Les rapporteurs officiels résument ainsi la situation matérielle des salariés agricoles : « Bien qu'ils vivent avec la frugalité la plus rigoureuse, leurs salaires suffisent à peine à leur procurer, à eux et à leurs familles, la nourriture et le logement; il leur faut d'autres recettes pour les frais de vêtement... l'atmosphère de leurs demeures, combinée avec d'autres privations, a rendu cette classe particulièrement sujette au typhus ou à la phtisie [20]. » Après cela, on ne s'étonnera pas que, suivant le témoignage unanime des rapporteurs, un sombre mécontentement pénètre les rangs de cette classe, qu'elle regrette le passé, déteste le présent, ne voie aucune chance de salut dans l'avenir, « se prête aux mauvaises influences des démagogues », et soit possédée de l'idée fixe d'émigrer en Amérique. Tel est le pays de Cocagne que la dépopulation, la grande panacée malthusienne, a fait de la verte Erin.

Quant aux aises dont jouissent les ouvriers manufacturiers, en voici un échantillon - « Lors de ma récente inspection du nord de l'Irlande », dit l'inspecteur de fabrique Robert Baker, « j'ai été frappé des efforts faits par un habile ouvrier irlandais pour donner, malgré l'exiguïté de ses moyens, de l'éducation à ses enfants. C'est une bonne main, sans quoi il ne serait pas ,employé à la fabrication d'articles destinés pour le marché de Manchester. Je vais citer littéralement les renseignements que Johnson (c'est son nom) m'a donnés : « Je suis beetler; du lundi au vendredi je travaille depuis 6 heures du matin jusqu'à 11 heures du soir; le samedi nous terminons vers 6 heures du soir, et nous avons trois heures pour nous reposer et prendre notre repas. J'ai cinq enfants. Pour tout mon travail je reçois dix shillings six pence par semaine. Ma femme travaille aussi et gagne par semaine cinq shillings. La fille aînée, âgée de douze ans, garde la maison. C'est notre cuisinière et notre seule aide. Elle apprête les petits pour l'école. Ma femme se lève et part avec moi. Une jeune fille qui passe devant notre maison me réveille à cinq heures et demie du matin. Nous ne mangeons rien avant d'aller au travail. L'enfant de douze ans a soin des plus jeunes pendant toute la journée. Nous déjeunons à 8 heures, et pour cela nous allons chez nous. Nous prenons du thé une fois la semaine; les autres jours nous avons une bouillie (stirabout), tantôt de farine d'avoine, tantôt de farine de maïs, suivant que nos moyens nous le permettent. En hiver, nous avons un peu de sucre et d'eau avec notre farine de maïs. En été, nous récoltons quelques pommes de terre sur un petit bout de terrain que nous cultivons nous-même, et quand il n'y en a plus nous revenons à la bouillie. C'est comme cela d'un bout de l'an à l'autre, dimanches et jours ouvrables. Je suis toujours très fatigué le soir, une fois ma journée finie. Il nous arrive quelquefois de voir un brin de viande, mais bien rarement. Trois de nos enfants vont à l'école; nous payons pour chacun un penny par semaine. Le loyer de notre maison est de trois pence par semaine. La tourbe pour le chauffage coûte au moins un shilling six pence tous les quinze jours. » Voilà la vie de l'Irlandais, voilà son salaire [21]. »

En fait, la misère irlandaise est devenue de nouveau le thème du jour en Angleterre. A la fin de 1866 et au commencement de 1867, un des magnats de l'Irlande, lord Dufferin, voulut bien y porter remède, dans les colonnes du Times, s'entend. « Quelle humanité, dit Méphisto, quelle humanité chez un si grand seigneur ! »

On a vu par la table E qu'en 1864, sur les quatre millions trois cent soixante-huit mille six cent dix livres sterling du profit total réalisé en Irlande, trois fabricants de plus-value en accaparèrent deux cent soixante-deux mille six cent dix, mais qu'en 1865 les mêmes virtuoses de « l'abstinence », sur quatre millions six cent soixante-neuf mille neuf cent soixante-dix-neuf livres sterling, en empochèrent deux cent soixante-quatorze mille quatre cent quarante-huit. En 1864, six cent quarante-six mille trois cent soixante-dix-sept livres sterling se distribuèrent entre vingt-six individus; en 1865, sept cent trente-six mille quatre cent quarante-huit livres sterling entre vingt-huit; en 1864, un million soixante-six mille deux cent douze livres sterling entre cent vingt et un; en 1865, un million trois cent vingt mille neuf cent quatre-vingt-seize livres sterling entre cent quatre-vingt-six; en 1864, mille cent trente et un individus encaissèrent deux millions cent cinquante mille huit cent dix-huit livres sterling, presque la moitié du profit total annuel, et en 1865, mille cent quatre-vingt-quatorze fauteurs d'accumulation s'approprièrent deux millions quatre cent dix-huit mille neuf cent trente-trois livres sterling, c'est-à-dire plus de la moitié de tous les profits perçus dans le pays.

La part léonine qu'en Irlande, comme en Angleterre et en Écosse, un nombre imperceptible de grands terriens se taillent sur le revenu annuel du sol, est si monstrueuse que la sagesse d'Etat anglaise trouve bon de ne pas fournir sur la répartition de la rente foncière les mêmes matériaux statistiques que sur la répartition du profit. Lord Dufferin est un de ces Léviathans. Croire que rentes foncières, profits industriels ou commerciaux, intérêts, etc., puissent jamais dépasser la mesure, ou que la pléthore de richesse se rattache en rien à la pléthore de misère, c'est pour lui naturellement une manière de voir aussi extravagante que malsaine (unsound); Sa Seigneurie s'en tient aux faits. Le fait, c'est qu'à mesure que le chiffre de la population diminue en Irlande celui de la rente foncière y grossit; que le dépeuplement « fait du bien » aux seigneurs du sol, partant au sol, et conséquemment au peuple qui n'en est qu'un accessoire. Il déclare donc qu'il reste encore trop d'Irlandais en Irlande et que le flot de l'émigration n'en emporte pas assez. Pour être tout à fait heureux, il faudrait que ce pays fût débarrassé au moins d'un autre tiers de million de paysans. Et que l'on ne s'imagine pas que ce lord, d'ailleurs très poétique, soit un médecin de l'école de Sangrado qui, toutes les fois que le malade empirait, ordonnait une nouvelle saignée, jusqu'à ce qu'il ne restât plus au patient ni sang ni maladie. Non, lord Dufferin ne demande que quatre cent cinquante mille victimes, au lieu de deux millions; si on les lui refuse, il ne faut pas songer à établir le millenium en Irlande. Et la preuve en est bientôt faite.

Nombre et étendue des fermes en Irlande en 1864
 
Nombre
Superficie
1. Fermes qui ne dépassent pas 1 acre 48 653 25 394
2. Fermes au-dessus de 1 et non au-dessus de 5 acres 82 037 288 916
3. Fermes au-dessus de 5 et non au-dessus de 15 acres 176 368 836 310
4. Fermes au-dessus de 15 et non au-dessus de 30 acres 136 578 3 051 343
5. Fermes au-dessus de 30 et non au-dessus de 50 acres 71 961 2 906 274
6. Fermes au-dessus de 50 et non au-dessus de 100 acres 54 247 3 983 880
7. Fermes au-dessus de 100 acres 31 927 8 227 807
8. Superficie totale comprenant aussi les tourbières et les terres incultes   20 319 924 acres

De 1851 à 1861, la concentration n'a supprimé qu'une partie des fermes des trois catégories d'un à quinze acres, et ce sont elles qui doivent disparaître avant les autres. Nous obtenons, ainsi un excès de trois cent sept mille cinquante-huit fermiers, et, en supposant que leurs familles se composent en moyenne de quatre têtes, chiffre trop modique, il y a à présent un million deux cent vingt-huit mille deux cent trente-deux « surnuméraires ». Si, après avoir accompli sa révolution, l'agriculture absorbe un quart de ce nombre, supposition presque extravagante, il en restera pour l'émigration neuf cent vingt et un mille cent soixante-quatorze. Les catégories quatre, cinq, six, de quinze à cent acres, chacun le sait en Angleterre, sont incompatibles avec la grande culture du blé, et elles n'entrent même pas en ligne de compte dès qu'il s'agit de l'élevage des moutons. Dans les données admises, un autre contingent de sept cent quatre-vingt-huit mille sept cent soixante et un individus doit filer; total : un million sept cent neuf mille cinq cent trente-deux. Et, comme l'appétit vient en mangeant, les gros terriens ne manqueront pas de découvrir bientôt qu'avec trois millions et demi d'habitants l'Irlande reste toujours misérable, et misérable parce que surchargée d'Irlandais. Il faudra donc la dépeupler davantage pour qu'elle accomplisse sa vraie destination, qui est de former un immense pacage, un herbage assez vaste pour assouvir la faim dévorante de ses vampires anglais [22].

Ce procédé avantageux a, comme toute bonne chose en ce monde, son mauvais côté. Tandis que la rente foncière s'accumule en Irlande, les Irlandais s'accumulent en même proportion aux Etats-Unis. L'irlandais évincé par le bœuf et le mouton reparaît de l'autre côté de l'Atlantique sous forme de Fenian. Et en face de la reine des mers sur son déclin se dresse de plus en plus menaçante la jeune république géante.


Acerba fata Romanos agunt
Scelusque fraternoe necis.


Notes

[1] Population de l'Irlande : 1801 : cinq millions trois cent dix-neuf mille huit cent soixante-sept habitants; 1811 : six millions quatre-vingt-quatre mille neuf cent quatre-vingt-seize; 1821 : six millions huit cent soixante-neuf mille cinq cent quarante-quatre; 1831 : sept millions huit cent vingt-huit mille trois cent quarante-sept; 1841 : huit millions deux cent vingt-deux mille six cent soixante-quatre.

[2] Ce résultat paraîtrait encore plus défavorable, si nous remontions plus en arrière. Ainsi, en 1865 : trois millions six cent quatre-vingt-huit mille sept cent quarante-deux moutons ; mais en 1856, trois millions six cent quatre-vingt-quatorze mille deux cent quatre-vingt-quatorze; - en 1865, un million deux cent quatre-vingt-dix-neuf mille huit cent quatre-vingt-treize porcs, mais en 1858, un million quatre cent neuf mille huit cent quatre-vingt-trois.

[3] La table qui suit a été composée au moyen de matériaux fournis par les « Agricultural Statistics. Ireland. General Abstracts, Dublin », pour l'année 1860 et suiv., et par les « Agricultural Statistics. Ireland. Tables showing the estimated average produce, etc. » Dublin, 1866. On sait que cette statistique est officielle et soumise chaque année au Parlement. - La statistique officielle indique pour l'année 1872, comparée avec 1871, une diminution de cent trente-quatre mille neuf cent quinze acres dans la superficie du terrain cultivé. Une augmentation a eu lieu dans la culture des navets, des carottes, etc., une diminution de seize mille acres dans la surface destinée à la culture du froment, de quatorze mille acres pour l'avoine, de quatre mille actes pour l'orge et le seigle, de soixante-six mille six cent trente-deux acres, pour les pommes de terre, de trente-quatre mille six cent soixante-sept acres pour le lin, et de trente mille acres pour les prairies, les trèfles, les vesces, les navettes et colzas. Le sol cultivé en froment présente pendant les cinq dernières années cette échelle décroissante : 1868, deux cent quatre-vingt-cinq mille acres ; 1869, deux cent quatre-vingt mille acres; 1870, deux cent cinquante-neuf mille acres; 1871, deux cent quarante-quatre mille acres; 1872, deux cent vingt-huit mille actes. Pour 1872, nous trouvons en nombres ronds une augmentation de deux mille six cents chevaux, de quatre-vingt mille bêtes à cornes, de soixante-huit mille six cent neuf moutons, et une diminution de deux cent trente-six mille porcs.

[4] « Tenth Report of the Commissioners of Ireland Revenue. » Lond., 1866.

[5] Le revenu total annuel, sous la catégorie D, s'écarte ici de la table qui précède, à cause de certaines déductions légalement admises.

[6] L'Irlande étant traitée comme la terre promise du « principe de population », M. Th. Sadler, avant de publier son Traité de la population, lança contre Malthus son fameux livre : Ireland, its Evils and their Remedies, 2° éd. Lond., 1829, où il prouve par la statistique comparée des différentes provinces de l'Irlande et des divers districts de ces provinces que la misère y est partout, non en raison directe de la densité de population, comme le veut Malthus, mais, au contraire, en raison inverse.

[7] Pour la période de 1851 à 1874, le nombre total des émigrants est de deux millions trois cent vingt-cinq mille neuf cent vingt-deux.

[8] D'après une table donnée par Murphy dans son livre: lreland Industrial, Political and Social, 1870, quatre-vingt-quatorze six pour cent de toutes les fermes n'atteignent pas cent acres, et cinq quatre pour cent les dépassent.

[9] Reports from the Poor Law lnspectors on the wages of Agricultural Labourers in Dublin, 1870. Comp. aussi Agricultural Labourers (Ireland) Return, etc., dated 8 Match 1861, Lond., 1862.

[10] L. c., p. 1.

[11] L. c., p. 12, 13.

[12] L. c., p. 12.

[13] L. c., p. 142.

[14] L. c., p. 27.

[15] L. c., p. 26.

[16] L. c., p. 1.

[17] L. c., p. 32.

[18] L. c., p. 25.

[19] L. c., p. 30.

[20] L. c., p. 21, 13.

[21] « Such is Irish life and such are Irish wages. » L'inspecteur Baker ajoute au passage cité cette réflexion : « Comment ne pas comparer cet habile artisan à l'air maladif avec les puddleurs du sud du Staffordshire, florissants et bien musclés, dont le salaire hebdomadaire égale et souvent dépasse le revenu de plus d'un gentleman et d'un savant, mais qui, néanmoins, restent au niveau du mendiant et comme intelligence et comme conduite. » (Rpts of lnsp. of fact.. for 31 october 1867, p. 96, 97.)

[22] Dans la partie du second volume de cet ouvrage qui traite de la propriété foncière, on verra comment la législature anglaise s'est accordée avec les détenteurs anglais du sol irlandais pour faire de la disette et de la famine les véhicules de la révolution agricole et de la dépopulation. J'y reviendrai aussi sur la situation des petits fermiers. En attendant, voici ce que dit Nassau W. Senior, dans son livre posthume Journals Conversations and Essays relating to Ireland, 2 volumes. Lond., 1868 « Comme le docteur G. le remarque fort justement, nous avons en premier lieu notre loi des pauvres, et c'est là déjà une arme excellente pour faire triompher les landlords. L'émigration en est une autre. Aucun ami de l'Irlande (lisez de la domination anglaise en Irlande) ne peut souhaiter que la guerre (entre les landlords anglais et les petits fermiers celtes)se prolonge, et encore moins qu'elle se termine par la victoire des fermiers. Plus cette guerre finira promptement, plus rapidement l'Irlande deviendra un pays de pacage (grazing country), avec la population relativement faible que comporte un pays de ce genre, mieux ce sera pour toutes les classes. » (L. c., V. Il, p. 282.) - Les lois anglaises sur les céréales, promulguées en 1815, garantissaient le monopole de la libre importation de grains dans la Grande-Bretagne à l'Irlande; elles y favorisaient ainsi, d'une manière artificielle, la culture du blé. Ce monopole lui fut soudainement enlevé quand le Parlement, en 1846, abrogea les lois céréales. Abstraction faite de toute autre circonstance, cet événement seul suffit pour donner une impulsion puissante à la conversion des terres arables en pâturages, à la concentration des fermes et à l'expulsion des cultivateurs. Dès lors, - après avoir, de 1815 à 1846, vanté les ressources du sol irlandais qui en faisaient le domaine naturel de la culture des grains - agronomes, économistes et politiques anglais, tout à coup de découvrir que ce sol ne se prête guère à d'autre production que celle des fourrages. Ce nouveau mot d'ordre, M. L. de Lavergne s'est empressé de le répéter de l'autre côté de la Manche. Il n'y a qu'un homme sérieux, comme M. de Lavergne l'est sans doute, pour donner dans de telles balivernes.


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