1867

Une publication réalisée en collaboration avec le site le.capital.free.fr.


Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

IV° section : la production de la plus-value relative

Chapitre XIV : Division du travail et manufacture


II. Le travailleur parcellaire et son outil

Entrons dans quelques détails. Il est d'abord évident que l'ouvrier parcellaire transforme son corps tout entier en organe exclusif et automatique de la seule et même opération simple, exécutée par lui sa vie durant, en sorte qu'il y emploie moins de temps que l'artisan qui exécute toute une série d'opérations. Or le mécanisme vivant de la manufacture, le travailleur collectif, n'est composé que de pareils travailleurs parcellaires. Comparée au métier indépendant, la manufacture fournit donc plus de produits en moins de temps, ou, ce qui revient au même, elle multiplie la force productive du travail [1]. Ce n'est pas tout; dès que le travail parcelle devient fonction exclusive, sa méthode se perfectionne. Quand on répète constamment un acte simple et concentre l'attention sur lui, on arrive peu à peu par l'expérience à atteindre l'effet utile voulu avec la plus petite dépense de force. Et comme toujours diverses générations d'ouvriers vivent et travaillent ensemble dans les mêmes ateliers, les procédés techniques acquis, ce qu'on appelle les ficelles du métier, s'accumulent et se transmettent [2]. La manufacture produit la virtuosité du travailleur de détail, en reproduisant et poussant jusqu'à l’extrême la séparation des métiers, telle qu'elle l'a trouvée dans les villes du moyen âge. D'autre part, sa tendance à transformer le travail parcelle en vocation exclusive d'un homme sa vie durant, répond à la propension des sociétés anciennes, à rendre les métiers héréditaires, à les pétrifier en castes, ou bien, lorsque des circonstances historiques particulières occasionnèrent une variabilité de l'individu, incompatible avec le régime des castes, à ossifier du moins en corporations les diverses branches d'industries. Ces castes et ces corporations se forment d'après la même loi naturelle qui règle la division des plantes et des animaux en espèces et en variétés, avec cette différence cependant, qu’un certain degré de développement une fois atteint, l'hérédité des castes et l'exclusivisme des corporations sont décrétés lois sociales [3].

« Les mousselines de Dakka, pour la finesse, les cotons et autres tissus de Coromandel pour la magnificence et la durée de leurs couleurs, n'ont jamais été dépassés. Et cependant ils sont produits sans capital, sans machines, sans division du travail, sans aucun de ces moyens qui constituent tant d'avantages en faveur de la fabrication européenne. Le tisserand est un individu isolé qui fait le tissu sur la commande d'une pratique, avec un métier de la construction la plus simple, composé parfois uniquement de perches de bois grossièrement ajustées. Il ne possède même aucun appareil pour tendre la chaîne, si bien que le métier doit rester constamment étendu dans toute sa longueur, ce qui le tellement ample et difforme qu'il ne peut trouver place dans la hutte du producteur. Celui-ci est donc obligé de faire son travail en plein air, où il est interrompu par chaque changement de température [4]. »

Ce n'est que l'aptitude spéciale, accumulée de génération en génération et transmise par héritage de père en fils qui prête à l'Indien comme à l'araignée cette virtuosité. Le travail d'un tisserand indien, comparé à celui des ouvriers de manufacture, est cependant très compliqué.

Un artisan qui exécute les uns après les autres les différents procès partiels qui concourent à la production d'une œuvre doit changer tantôt de place, tantôt d'instruments. La transition d'une opération à l'autre interrompt le cours de son travail forme pour ainsi dire des pores dans sa journée. Ces pores se resserrent dès qu'il emploie la journée entière à une seule opération continue, ou bien ils disparaissent à mesure que le nombre de ces changements d'opération diminue. L'accroissemennt de productivité provient ici soit d'une dépense de plus de force dans un espace de temps donné, c'est à dire de l'intensité accrue du travail, soit d'une diminution dans la dépense improductive de la force. L'excédent de dépense en force qu'exige chaque transition du repos au mouvement se trouve compensé si l'on prolonge la durée de la vitesse normale une fois acquise. D’autre part, un travail continu et uniforme finit par affaiblir l’essor et la tension des esprits animaux qui trouvent délassement et charme au changement d'activité.

La productivité du travail ne dépend pas seulement de la virtuosité de l'ouvrier, mais encore de la perfection de ses instruments. Les outils de même espèce, tels que ceux qui servent à forer, trancher, percer, frapper, etc., sont employés dans différents procès de travail, et de même un seul outil peut servir dans le même procès à diverses opérations. Mais dès que les différentes opérations d'un procès de travail sont détachées les unes des autres et que chaque opération partielle acquiert dans la main de l'ouvrier parcellaire la forme la plus adéquate, et par cela même exclusive, il devient nécessaire de transformer les instruments qui servaient auparavant à différents buts. L'expérience des difficultés que leur ancienne forme oppose au travail parcellé indique la direction des changements à faire. Les instruments de même espèce perdent alors leur forme commune. Ils se subdivisent de plus en plus en différentes espèces dont chacune possède une forme fixe pour un seul usage et ne prête tout le service dont elle est capable que dans la main d'un ouvrier spécial. Cette différenciation et spécialisation des instruments de travail caractérisent la manufacture. A Birmingham, on produit environ cinq cents variétés de marteaux, dont chacune ne sert qu'à un seul procès particulier de production, et grand nombre de ces variétés ne servent qu'à des opérations diverses du même procès. La période manufacturière simplifie, perfectionne et multiplie les instruments de travail en les accommodant aux fonctions séparées et exclusives d'ouvriers parcellaires [5]. Elle crée par cela même une des conditions matérielles de l'emploi des machines, lesquelles consistent en une combinaison d'instruments simples.

Le travailleur parcellaire et son outil, voilà les éléments simples de la manufacture dont nous examinerons maintenant le mécanisme général.


Notes

[1] « Plus une manufacture est divisée et plus toutes ses parts sont attribuées à des artisans différents, mieux l'ouvrage est exécuté, avec une expédition plus prompte, avec moins de perte en temps et travail. » (The Advantages of the East India Trade. London, 1720, p.71.)

[2] « Travail facile est talent transmis. » (Th. Hodgskin, l.c., p.125.)

[3] « Les arts aussi... sont arrivés en Egypte à un haut degré de perfection. Car c'est le seul pays où les artisans n'interviennent jamais dans les affaires d'une autre classe de citoyens, forcés qu'ils sont par la loi de remplir leur unique vocation héréditaire. Il arrive chez d'autres peuples que les gens de métier dispersent leur attention sur un trop grand nombre d'objets. Tantôt ils essayent de l'agriculture, tantôt du commerce, ou bien ils s'adonnent à plusieurs arts à la fois. Dans les Etats libres, ils courent aux assemblées du peuple. En Egypte, au contraire, l'artisan encourt des peines sévères, s'il se mêle des affaires de l'Etat ou pratique plusieurs métiers. Rien ne peut donc troubler les travailleurs dans leur activité professionnelle. En outre, ayant hérité de leurs ancêtres une foule de procédés, ils sont jaloux d'en inventer de nouveaux. » (Diodorus Siculus Bibliothèque historique, 1.1, c. LXXIV.)

[4] Historical and descriptive Account of Brit. India, etc., by Hugh Murray, James Wilson, etc. Edinburgh, 1832, v.11, p.449. La chaîne du métier à tisser indien est tendue verticalement.

[5] Dans son ouvrage qui a fait époque sur l'origine des espèces, Darwin fait cette remarque à propos des organes naturels des plantes et des animaux : « Tant qu'un seul et même organe doit accomplir différents travaux, il n'est pas rare qu'il se modifie. La raison en est peut-être que la nature est moins soigneuse dans ce cas de prévenir chaque petit écart de sa forme primitive, que si cet organe avait une fonction unique. C'est ainsi par exemple que des couteaux destinés à couper toutes sortes de choses peuvent, sans inconvénient, avoir une forme commune, tandis qu'un outil destiné à un seul usage doit posséder pour tout autre usage une tout autre forme. »


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