1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Formation du Parti Ouvrier Social-Démocrate
Votre correspondant de Berlin vous aura donné tous les détails sur les élections en Allemagne. Notre triomphe est si grand qu'il a frappé de terreur la bourgeoisie allemande et. étrangère; ici, à Londres, le contrecoup s'en est fait sentir dans toute la presse. Ce n'est pas le nombre de sièges que nous avons conquis qui est le plus remarquable. Il vaut cependant la peine de mentionner que l'Empereur Guillaume, le roi de Saxe et le plus petit prince d'Allemagne (le duc de Reuss) habitent tous trois des circonscriptions où l'ont emporté des ouvriers socialistes et qui sont par conséquent représentées par des socialistes. Ce qui est important, c'est qu'à côté des majorités nous avons eu de fortes minorités tant dans les grandes villes que dans les campagnes : à Berlin 31500, à Hambourg, Barmen-Elberfeld, Nuremberg, Dresde 11 000 voix par ville. Non seulement dans les districts ruraux du Schleswig-Holstein, de Saxe, de Brunswick, mais même dans la forteresse du féodalisme, au Mecklembourg, nous avons de fortes minorités d'ouvriers agricoles. Le 10 janvier 1874, nous avions obtenu 350 000 suffrages; le 10 janvier 1877, au moins 600 000. Les élections nous fournissent le moyen de nous compter [1]; des bataillons qui passent en revue, le jour des élections, nous pouvons dire qu'ils constituent le corps de bataille du socialisme allemand. L'effet moral tant sur le parti socialiste qui constate avec joie ses progrès, que sur les ouvriers, qui sont encore indifférents, et voire sur nos ennemis est énorme. C'est une bonne chose de commettre tous les trois ans le péché mortel d'aller voter. Ces messieurs les abstentionnistes diront ce qu'ils voudront : un seul fait tel que les élections du 10 janvier vaut plus que toutes les phrases « révolutionnaires ». Et quand je dis bataillons et corps de bataille, je ne parle pas au figuré. Au moins la moitié sinon davantage, de ces hommes de vingt-cinq ans (c'est la limite d'âge la plus basse de. ceux qui ont voté pour nous) a passé deux ou trois ans sous les armes, sait fort bien manier le fusil et le canon et appartient aux corps de réserve de l'armée. Encore quelques années de progrès de ce genre, et la réserve et le landwehr, soit les trois quarts de l'armée de guerre, seront avec nous, ce qui permettra de désorganiser totalement le système officiel de rendre impossible toute guerre offensive.
Cependant, certains diront : mais pourquoi donc ne faites-vous pas immédiatement la révolution ? Parce que, n'ayant encore que 600 000 suffrages sur 5 millions et demi et étant donné que ces voix sont dispersées çà et là dans les nombreuses régions du pays, nous ne vaincrions certainement pas, et verrions ruiner, dans des soulèvements irréfléchis et des tentatives insensées, un mouvement qui n'a besoin que d'un peu de temps pour nous conduire à un triomphe certain. Il est clair que l'on ne nous laissera pas vaincre facilement, que les Prussiens ne pourront pas voir toute leur armée de guerre s'infecter de socialisme sans prendre des contre-mesures, mais plus il y aura de réaction et de répression, plus le flot montera haut - jusqu'à emporter les digues. Savez - vous ce que l'on a fait à Berlin ? Le soir du 10 janvier, un rassemblement que la police elle-même a évalué à quelque 22 000 personnes a encombré toutes les voies proches du siège du parti socialiste. Grâce à la parfaite organisation et à la discipline de notre parti, notre Comité avait reçu le premier les résultats définitifs des élections. Quand le résultat fut proclamé, toute la foule poussa un chaleureux vivat - à qui ? - aux élus ? - non « à notre agitateur le plus actif, le procureur du roi, Tessendorff ». Celui-ci s'est toujours distingué par ses procès judiciaires contre les socialistes - et, avec ses violences, il a fait doubler notre nombre.
Voilà comment les nôtres répondent aux mesures de violence : ils ne les craignent pas, mais les provoquent même puisqu'elles sont le meilleur moyen d'agitation.
Que De Paepe ait été au congrès de Berne [2], c'est ce qui concorde avec toute son attitude passée. Depuis le congrès de la Haye, il est resté officiellement avec ceux qui avaient quitté l'Internationale, mais en tant que, chef de l'opposition. Actuellement il prend un bon chemin, en incitant les Flamands à exiger le suffrage universel et une législation économique. C'est la première chose convenable qui se fasse en Belgique [3]. Les forts en gueule wallons sont obligés de marcher également à présent. Mais les nôtres en Allemagne seraient impardonnables de donner dans le panneau des Jurassiens. Partout les organes bakouninistes chantent victoire - comme si les Allemands allaient envoyer quelqu'un à leur congrès de Berne. Liebknecht savait fort bien à quoi s'en tenir [4], car j'avais répondu à la lettre où il nous demandait ce que nous pensions des offres de réconciliation et quelle serait la position que nous adopterions : pas de position du tout, lui dis - je, car les gaillards sont toujours les mêmes, et si quelqu'un voulait se brûler les doigts il n'avait qu'à le faire. Et après cela, ils ont entrepris l'action avec leurs rêves de conciliation crédules, comme si l'on avait affaire aux plus droits des braves gens !
Notes
[1]
Comme à tous les tournants du mouvement, Engels fait ici le
bilan des forces sur lesquelles le socialisme peut s'appuyer. Pour
cela, il se réfère aux résultats des élections,
qui sont un étalon du rapport des forces, fourni par
le mécanisme démocratique de la classe adverse au
pouvoir qui règne par ce moyen, tant qu'elle est ta plus
forte. Le parlementarisme, comme tactique révolutionnaire,
est éminemment un moyen d'effectuer sa propagande et de
compter ses forces (dans les conditions et le moment choisis par
l'adversaire) pour l'assaut révolutionnaire, et non de
conquérir pacifiquement le pouvoir par l'intérieur du
système capitaliste, surtout après que la Commune ait
démontré qu'il fallait briser de l'extérieur la
machine d'État bourgeoise avant d'instaurer la dictature du
prolétariat.
Dans ses bilans successifs, Engels constatera
que l'Allemagne n'est pas encore mûre pour que triomphe la
révolution socialiste, les rapports de classe aussi bien que
le niveau de conscience idéologique étant encore trop
peu développés pour permettre de balayer les classes
au pouvoir.
Après ce texte sur le contexte
économique et social de l'action du parti allemand, nous
passons aux différents écrits de Marx-Engels relatifs
à la formation du mouvement social-démocrate en
Allemagne.
[2] Les anarchistes profitèrent de l'enterrement de Bakounine pour tenter de regrouper les sections et fédérations, qui subsistaient encore formellement en juillet 1876, de lAssociation Internationale des Travailleurs. Le congrès anarchiste, qui fut convoque a Berne du 26 au 30 octobre 1876, devait servir ce dessein. Après avoir fait allusion à ce projet dans sa lettre à Engels du 26 juillet 1876, Marx déclare : « Dans un court article du Volksstaat, Liebknecht déclare que personne d'autre que nous (c'est-à-dire lui), ne souhaiterait davantage que ce projet réussisse, et d'ajouter, en tant qu'incorrigible bavard, que les actes suivent les paroles. Il est naturellement flatté de ce que monsieur Guillaume proclame le Volksstaat comme le dernier mot de l'Internationale issue de Bakounine ».
[3] Sur la création contre - révolutionnaire de l'État belge, en tant que rempart de l'impérialisme et de la réaction contre le mouvement révolutionnaire, cf. le Fil du temps n°1 et 4 (Gérant - responsable Jacques Angot B.P. 24. Paris XIX°) et Marx-Engels, la Belgique, Édition Fils du Temps, 1975.
[4]
Cette lettre a été égarée, est-il
besoin de le dire ! Toutes les tâches sont étroitement
liées entre elles : à peine Liebknecht est-il tombé
dans « sa fusion » avec les Lassalléens qu'il
pactise maintenant avec ses pires ennemis politiques, ceux contre
lesquels Marx-Engels ont si durement polémiqué de 1868
jusqu'à la dissolution de l'Internationale, en réclamant
vainement à Liebknecht de les appuyer, cf. lettre du
33-5-1872 à Liebknecht. Au plan politique, une erreur en
appelle le plus souvent une autre et demeure rarement isolée.
Il peut paraître paradoxal que les
socialistes de droite ou réformistes opportunistes, ces
chauds partisans des méthodes parlementaires, s'accordent
avec les anarchistes qui condamnent l'action politique ainsi que
l'utilisation du parti et de l'État prolétariens de
classe. Comme toute la tentative de rapprochement entre l'aile
droite de la social-démocratie allemande et les anarchistes
en témoigne, il n'y a pas opposition de principe entre
réformistes opportunistes et anarchistes : tous deux
abandonnent (à leur propre manière certes le champ
politique aux bourgeois, les réformistes en pratiquant une
politique bourgeoise qui écarte en fait la politique
révolutionnaire marxiste, et les anarchistes en niant
purement et simplement la nécessité d'une action
politique en général. Cf. le même phénomène
au niveau des, revendications économiques, Marx-Engels, Le
Syndicalisme, tome I°, Éditions Maspéro, pp.
11 - 16.
Une fois de plus, la lettre - clé de
toute cette affaire a été « égarée
». W. Liebknecht avait, en effet, écrit à Engels
vers la mi-juillet 1876 : « À propos, il me vient à
l'esprit de vous demander ce que vous pensez des tentatives de
rapprochement avec les Bakouninistes ? On pourrait certes s'y
lancer lors d'un congrès commun, après que les
délégués des deux parties aient siégé
à part ? Écris - moi ce que vous en pensez ? »