1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Formation du Parti Ouvrier Social-Démocrate
« Si l'on compare la médiocrité froide et plate de la littérature politique allemande avec les débuts littéraires immenses et éclatants des ouvriers allemands, si l'on compare ces bottes de géant de l'enfant prolétaire avec les chaussures de nain déjà éculées de la bourgeoisie allemande - on ne peut que prédire une figure athlétique au cendrillon allemand.
«
Il saute aux yeux que le prolétariat allemand est le théoricien du
prolétariat européen, tout comme le prolétariat
anglais en est l'économiste
et le prolétariat français son politicien.
L'Allemagne aune vocation aussi classique pour la
révolution sociale qu'elle est incapable d'une révolution
politique.
(Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de
Prusse et la réforme sociale » , in :
Vorwärts, 7-08-1844).
L'année 1866 n'a pratiquement rien changé aux conditions sociales de l'Allemagne. Les rares réformes bourgeoises - système unitaire des poids et mesures, libre circulation, liberté professionnelle, etc., demeurent dans les limites octroyées par la bureaucratie. Elles n'atteignent même pas le niveau de ce que la bourgeoisie d'autres pays d'Europe occidentale a déjà conquis depuis longtemps, et laissent intact le principal fléau, le système des concessions bureaucratiques [1]. Au reste, pour le prolétariat, toutes ces lois sur la libre circulation, le droit de cité, la suppression des passeports à l'intérieur du pays, etc. sont rendues passablement illusoires en raison des traditionnelles pratiques policières.
Ce qui est beaucoup plus important que les « grands événements d'État » de 1866, c'est le développement depuis 1848 en Allemagne de l'industrie et du commerce, des chemins de fer, du télégraphe et, de la navigation transocéanique à vapeur. Même si ces progrès restent, loin derrière ceux que l'Angleterre et même la France ont accomplis durant la même période, ils sont cependant inouïs pour l'Allemagne et lui ont apporté en vingt ans bien plus que ne lui a jamais donné tout un siècle de son histoire. Ce n'est qu'à présent que l'Allemagne est, véritablement et irrévocablement entraînée dans le commerce mondial. Dans l'industrie, les capitaux se sont accumulés à un rythme, rapide, tandis que la bourgeoisie a vu son importance sociale croître en conséquence. L'indice le plus sûr de la prospérité industrielle, la spéculation, fleurit abondamment, et comtes et ducs sont enchaînés à son char triomphal. Le capital allemand - que la terre lui soit légère ! - construit maintenant des chemins de fer russes et roumains, alors qu'il y a quinze ans encore les chemins de fer allemands quémandaient le soutien des entrepreneurs anglais. Comment est-il donc possible que cette bourgeoisie n'ait pas conquis aussi le pouvoir politique et qu'elle se conduise d'une manière aussi lâche vis-à-vis du gouvernement ?
Notre bourgeoisie a le malheur, tout à fait dans la manière chère aux Allemands d'arriver trop tard. Qui plus est, sa période de floraison coïncide avec l'époque où la bourgeoisie des autres pays d'Europe occidentale est déjà politiquement à son déclin. En Angleterre, elle n'a pu faire entrer au gouvernement son représentant, Bright, qu'au moyen d'une extension du droit électoral, qui par la suite devra mettre fin à toute domination bourgeoise. En France, la bourgeoisie comme telle - classe en général - n'a tenu le pouvoir dans ses mains que deux années sous la République, en 1849 et 1850, et ne put prolonger son existence qu'en cédant le pouvoir politique à Louis Bonaparte et à l'armée. Étant donné l'action réciproque qu'exercent entre eux les trois pays les plus avancés d'Europe, il n'est plus possible de nos jours que la bourgeoisie puisse instaurer tranquillement son pouvoir politique en Allemagne, alors que déjà il a fait son temps en Angleterre et en France.
Ce qui distingue spécifiquement la bourgeoisie de toutes les classes dominantes du passé, c'est qu'au cours de son développement elle rencontre un tournant à partir duquel !out accroissement ultérieur de ses moyens de domination, à savoir en premier lieu ses capitaux, ne fait que contribuer a la rendre de plus en plus inapte à l'exercice du pouvoir politique : « Derrière les grands bourgeois se dressent les prolétaires. » En effet, la bourgeoisie engendre le prolétariat dans la mesure même où elle développe son industrie, son commerce et ses moyens de communication. Or, à un certain moment - qui n'est pas nécessairement le même partout et n'arrive pas exactement au même stade de développement - elle commence à s'apercevoir que son double - le prolétariat - la dépasse dangereusement. À partir de ce moment, elle perd la faculté d'exercer exclusivement son pouvoir politique : elle cherche des alliés avec lesquels ou bien elle partage son pouvoir, ou bien à qui elle le cède complètement - selon les circonstances [2].
La bourgeoisie a atteint ce tournant dès 1848 en Allemagne. Et ce n'est pas tant du prolétariat allemand que du prolétariat français, qu'elle prit peur à ce moment - là. En effet, les combats de juin 1848 à Paris lui montrèrent ce qui l'attendait. Le prolétariat bougeait juste assez en Allemagne pour lui prouver qu'ici aussi la semence était jetée pour la même récolte et, de ce jour, la pointe de l'action politique de la bourgeoisie fut émoussée. Elle chercha des alliés, se vendit à eux à n'importe quel prix - et aujourd'hui elle n'a pas avancé d'un seul pas.
Il se trouve que ces alliés soient tous de nature réactionnaire : la royauté avec son armée et sa bureaucratie; la grande aristocratie féodale; les petits hobereaux minables, et même la prêtraille. La bourgeoisie a pactisé et s'est entendue avec tout ce beau monde dans le seul but de sauver sa précieuse peau - jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus rien à trafiquer. Or plus le prolétariat se développe, en faisant sentir son caractère de classe et en agissant avec une conscience de classe, plus les bourgeois deviennent pusillanimes. Lorsque la stratégie prodigieusement mauvaise des Prussiens triompha à Sadowa de celle plus prodigieusement mauvaise encore des Autrichiens, il fut difficile de dire lequel - du bourgeois prussien qui, lui aussi, avait été battu à Sadowa ou de l'autrichien - respira avec le plus de soulagement et de joie. Notre grande bourgeoisie agit en 1870 exactement de la même manière que la moyenne bourgeoisie en 1525. Quant aux petits bourgeois, aux artisans et aux boutiquiers, ils resteront toujours égaux à eux-mêmes. Ils espèrent toujours s'élever d'un rang dans la bourgeoisie et redoutent d'être précipités dans le prolétariat. Entre la peur et l'espoir, ils tenteront, durant la lutte, de sauver leur précieuse peau et, après, ils se joindront au vainqueur. Telle est leur nature.
L'action sociale et pratique du prolétariat a suivi le rythme de l'essor industriel depuis 1848. Le rôle que les ouvriers allemands jouent aujourd'hui dans leurs syndicats, coopératives, organisations et réunions politiques, aux élections et au prétendu Reichstag démontre déjà par lui-même quel bouleversement l'Allemagne a connu insensiblement ces vingt dernières années. C'est l'honneur des ouvriers allemands d'avoir réussi à envoyer au parlement des ouvriers et des représentants des ouvriers, alors que ni les Français ni les Anglais n'y sont encore parvenus.
Mais le prolétariat ne soutient pas davantage aujourd'hui le parallèle. avec l'année 1525. Cette classe, réduite exclusivement et pendant toute la vie au salariat, est encore bien loin de constituer la plus grande partie du peuple allemand. Aussi est-elle obligée de rechercher des alliés. Or, ceux-ci ne peuvent être trouvés que parmi les petits bourgeois, le lumpenproletariat des villes et les petits paysans et journaliers agricoles.
Nous avons déjà parlé des petits bourgeois. Ils sont très peu sûrs - sauf après la victoire, où leurs clameurs sont assourdissantes dans les bistrots. Il y a cependant parmi eux quelques éléments excellents qui se rallient spontanément aux ouvriers.
Le lumpenproletariat - cette lie d'individus déchus de toutes les classes qui a son quartier général dans les grandes villes - est, de tous les alliés possibles, le pire. Cette racaille est parfaitement vénale et tout à fait importune. Lorsque les ouvriers français portèrent sur les maisons, pendant les révolutions, l'inscription : « Mort aux voleurs ! », et qu'ils en fusillèrent même certains, ce n'était certes pas par enthousiasme pour la propriété, mais bien avec la conscience qu'il fallait avant tout se débarrasser de cette engeance. Tout chef ouvrier qui emploie cette racaille comme garde ou s'appuie sur elle, démontre par là qu'il n'est qu'un traître.
Les petits paysans - car les plus gros font partie de la bourgeoisie - sont de diverses catégories :
Ou bien, ce sont des paysans féodaux qui font encore des corvées pour leur noble maître. La bourgeoisie ayant manqué de libérer cette classe du servage, alors que c'était son devoir, il ne sera pas difficile de les convaincre qu'ils ne peuvent plus attendre leur affranchissement que de la classe ouvrière.
Ou bien, ce sont des métayers. Dans ce cas, nous trouvons le plus souvent les mêmes rapports qu'en Irlande. Le fermage est abusif, au point qu'aux années de récolte moyenne le paysan et sa famille peuvent tout juste subsister, et dans les mauvaises années ils meurent presque de faim : le métayer n'étant pas en état de payer le fermage, tombe totalement dans la dépendance et à la merci du propriétaire foncier. Pour cette catégorie, la bourgeoisie ne fait quelque chose que si elle y est contrainte. De qui peut - elle donc attendre le salut, sinon des ouvriers ?
Il reste les paysans qui cultivent leur propre parcelle. Ils sont le plus souvent accablés d'hypothèques et dépendent de l'usurier dans la même mesure que le métayer du propriétaire foncier. Il ne leur reste, à eux aussi, qu'un misérable salaire, d'ailleurs incertain, car il dépend de la bonne ou de la mauvaise récolte. Ils peuvent moins encore que toutes les autres catégories attendre quoi que ce soit de la bourgeoisie, car c'est précisément eux que le bourgeois, le capitaliste usurier pressurent le plus. Néanmoins ils sont le plus souvent très attachés à leur propriété, quoiqu'en réalité elle n'appartienne pas à eux, mais à l'usurier. Il doit cependant être possible de les convaincre qu'ils ne seront affranchis de l'usurier que lorsqu'un gouvernement dépendant du peuple transformera toutes les dettes hypothécaires en une dette unique due à l'État, de sorte que le taux de l'intérêt baisse. Or, il n'y a que la classe ouvrière qui puisse réaliser cela.
Partout où dominent la grande et la moyenne propriété, les ouvriers agricoles salariés constituent la classe la plus nombreuse à la campagne. C'est le cas dans toute l'Allemagne du Nord et de l'Est, et c'est là que les ouvriers industriels des villes trouvent leur allié naturel le plus nombreux. Entre le capitaliste et l'ouvrier de l'industrie il y a le même rapport qu'entre le grand propriétaire foncier ou le grand fermier et l'ouvrier agricole. Les mesures qui aident l'un doivent également aider l'autre. Les ouvriers de l'industrie ne peuvent s'émanciper qu'en transformant le capital des bourgeois, cest-à-dire les matières premières, les machines et les outils, les vivres qui sont nécessaires à la production, en propriété de la société, cest-à-dire en leur propriété qu'ils utilisent en commun. Les ouvriers agricoles ne peuvent être sauvés de leur terrible misère que si, avant toute chose, leur principal objet de travail - la terre - est arraché à la propriété privée des gros paysans et des seigneurs féodaux plus gros encore, afin d'être transformé en propriété sociale et cultivé en compte collectif par les coopératives d'ouvriers agricoles. Il s'agit d'appliquer ici la fameuse résolution du Congrès ouvrier international de Bâle [3] (1869) proclamant que la société a intérêt à transformer la propriété foncière en propriété collective, nationale. Cette résolution intéresse principalement les pays où il y a la grande propriété foncière et l'exploitation de vastes domaines avec un seul patron et beaucoup de salariés. Or, dans l'ensemble, cette situation, prédomine toujours en Allemagne, et c'est pourquoi ladite résolution est particulièrement opportune pour ce pays ainsi que pour l'Angleterre.
Le prolétariat de la campagne, les salariés agricoles constituent la classe où se recrutent dans leur grande masse les armées des souverains. C'est la classe qui, en vertu du suffrage universel, envoie maintenant au Parlement toute cette foule de féodaux et de hobereaux; mais c'est aussi la classe qui est la plus proche des ouvriers industriels urbains : elle partage avec eux les mêmes conditions d'existence et vit dans une misère plus profonde même que la leur. Si cette classe est impuissante, c'est qu'elle est isolée, et dispersée; le gouvernement et l'aristocratie en connaissent si bien la force cachée, qu'ils laissent à dessein stagner les écoles, afin qu'elle demeure dans l'ignorance. Insuffler la vie à cette classe et l'entraîner dans le mouvement, telle est la tâche la plus urgente du parti ouvrier allemand. Le jour où la masse des ouvriers agricoles aura compris ses propres intérêts, un gouvernement réactionnaire, féodal, bureaucratique ou bourgeois sera impossible en Allemagne.
Les lignes qui précèdent ont été écrites il y a plus de quatre ans, mais elles conservent aujourd'hui encore leur pleine valeur. Ce qui était vrai après Sadowa et le partage de l'Allemagne est encore confirmé après Sedan et la fondation du Saint - Empire allemand prussien. Si infimes sont les changements que peuvent imprimer à l'orientation du mouvement historique les grandes actions d'État et la soi - disant haute politique qui prétend « ébranler le monde » !
A l'inverse, ce que peuvent ces grandes actions d'État, c'est accélérer la vitesse de ce mouvement. Et, à cet égard, les auteurs des « événements qui ébranlent le monde » ont eu involontairement des succès qu'ils n'ont certainement pas souhaités le moins du monde, mais auxquels, bon gré mal gré, ils sont obligés de se résigner.
La guerre de 1866 avait déjà ébranlé la vieille Prusse jusque dans ses fondements. C'est avec beaucoup de peine que l'on ramena sous la vieille férule, après 1848, les couches industrielles rebelles, bourgeoises aussi bien que prolétaires, des provinces occidentales, mais on y parvint - et de nouveau les intérêts des hobereaux des provinces orientales et ceux de l'armée prédominèrent dans l'État.
Presque toute l'Allemagne du Nord - Ouest fut prussianisée en 1866. Abstraction faite de l'irréparable préjudice moral que la couronne prussienne de droit divin s'était faite en avalant trois autres couronnes de droit divin, le centre de gravité de la monarchie se déplaça alors considérablement vers l'Ouest. Les 5 millions de Rhénans et de Westphaliens furent renforcés d'abord directement par les quatre, puis indirectement par les six millions d'Allemands annexés par la Confédération de l'Allemagne du Nord. En 1870, les huit millions d'Allemands du Sud - Ouest, s'y ajoutèrent encore, si bien que dans le « Nouvel Empire » 14 millions 1/2 de vieux Prussiens des six provinces à l'Est. de l'Elbe (parmi lesquels il y a donc encore 2 millions de Polonais) firent face aux 25 millions qui avaient depuis longtemps échappé au féodalisme du genre prussien endurci des hobereaux. Ainsi donc ce furent précisément les victoires de l'armée prussienne qui déplacèrent le centre de gravité en dehors de l'État prussien de sorte que la domination des hobereaux devint de plus en plus difficile à supporter-même pour le gouvernement. Mais, en même temps, le développement impétueux de l'industrie commença à substituer à la lutte entre hobereau et bourgeois la lutte entre bourgeois et ouvriers, si bien qu'à l'intérieur aussi les bases sociales du vieil État subirent un bouleversement complet. La monarchie qui se trouvait prise dans un lent processus de décomposition depuis 1840, avait pour condition fondamentale d'existence l'antagonisme de l'aristocratie et de la bourgeoisie, entre lesquelles elle maintenait l'équilibre. À partir du moment où il s'agit de protéger non, plus l'aristocratie contre la pression de la bourgeoisie, mais toutes les classes possédantes contre la pression de la classe ouvrière, la vieille monarchie absolue dut passer complètement à la forme d'État spécialement élaborée à cette fin : la monarchie bonapartiste. J'ai analysé ailleurs (cf. la Question du logement [4]) ce passage de la Prusse au bonapartisme. Ce que je n'y ai pas souligné, mais qui est essentiel ici, c'est que ce passage fut le plus grand pas en avant que la Prusse eût fait depuis 1848 tellement ce pays était demeuré en arrière du développement moderne. De fait, c'était encore un État semi-féodal, alors que le bonapartisme est en tout cas une forme moderne d'État qui implique l'élimination du féodalisme. La Prusse doit donc se décider à en finir avec ses innombrables vestiges féodaux et à sacrifier ses hobereaux en tant que tels. Bien sûr, cela s'accomplit sous les formes les plus modérées, d'après le refrain favori : Qui va doucement va sûrement ! C'est le cas, entre autres, de la fameuse organisation de district. Elle abolit les privilèges féodaux du hobereau dans son domaine pour les rétablir comme privilèges de l'ensemble des grands propriétaires dans tout le district. La chose subsiste, seulement on la traduit du dialecte féodal dans l'idiome bourgeois. On transforme de force le hobereau de type prussien endurci en quelque chose qui ressemble au squire anglais - et il n'a pas tant besoin de se regimber contre cette évolution, car il est aussi sot que son compère anglais.
C'est donc ainsi que la Prusse connut ce destin étrange : achever vers la fin de ce siècle, sous la forme agréable du bonapartisme, sa révolution bourgeoise, commencée en 1808 - 1813 et poursuivie un petit bout de chemin en 1848. Et si tout va bien, si le monde reste gentiment tranquille, et si nous devenons tous assez vieux, nous pourrons, peut-être, voir en 1900 que le gouvernement de Prusse aura vraiment supprimé toutes les institutions féodales, la Prusse en étant enfin arrivée au point où en était la France en 1792.
L'abolition du féodalisme signifie positivement l'instauration du régime bourgeois. Au fur et à mesure que les privilèges aristocratiques tombent, la législation devient bourgeoise. Et ici nous sommes au cur même des rapports de la bourgeoisie allemande avec le gouvernement. Nous avons vu que le gouvernement est obligé d'introduire ces lentes et mesquines réformes. Or, à la bourgeoisie il a présenté chacune de ces petites concessions comme un sacrifice consenti aux bourgeois, comme un renoncement arraché avec beaucoup de peine à la couronne, en échange de quoi les bourgeois devaient à leur tour apporter quelque chose au gouvernement. Il se trouve que les bourgeois, bien que sachant assez bien de quoi il s'agit, acceptent de jouer les dupes. D'où cette convention tacite qui, à Berlin, est à la base de tous les débats du Reichstag et de la Diète : d'une part, le gouvernement, à une allure d'escargot, réforme la législation en faveur de la bourgeoisie, écarte les entraves apportées au développement de l'industrie par la féodalité et le particularisme des petits États, instaure l'unité de la monnaie, des poids et mesures; introduit la liberté professionnelle et de circulation afin de mettre la main - d'uvre de toute l'Allemagne à la disposition entière et illimitée du Capital; favorise le commerce et la spéculation; d'autre part, la bourgeoisie abandonne au gouvernement tout le pouvoir politique effectif; vote les impôts et les emprunts; favorise le recrutement des soldats et l'aide à donner aux réformes nouvelles une forme légale permettant au vieux pouvoir policier de garder toute sa puissance à l'égard des personnes qui lui déplaisent. La bourgeoisie achète son émancipation sociale progressive en renonçant dans l'immédiat à exercer son propre pouvoir politique. Est-il besoin de dire que la raison principale qui rend une telle convention acceptable pour la bourgeoisie, ce n'est pas sa peur du gouvernement, mais du prolétariat ?
Si lamentable que soit l'action de notre bourgeoisie au plan politique, il est indéniable qu'elle fasse enfin son devoir dans le secteur industriel et commercial. Comme nous l'avons vu dans l'introduction à la seconde édition du présent ouvrage, elle a assuré l'essor de l'industrie et elle continue aujourd'hui dans cette voie avec plus d'énergie que jamais. Le développement de la région industrielle rhéno-westphalienne depuis 1869 est à cet égard véritablement inouï pour l'Allemagne et rappelle l'essor des districts usiniers anglais au début de ce siècle. Et il en sera de même en Saxe et en Haute - Silésie, à Berlin, à Hanovre et dans les cités maritimes. Nous avons enfin un commerce mondial, une véritable grande industrie, une véritable bourgeoisie moderne. Par contre, nous avons également subi un véritable krach en 1873 - 1874... et nous avons aussi un prolétariat véritable, puissant.
Pour le futur historien, le grondement des canons de Spickeren, Mars - la - Tour et Sedan et tout ce qui s'ensuivit aura bien moins d'importance dans l'histoire de l'Allemagne de 1869 à 1874 que le développement sans prétention, mais ininterrompu du prolétariat allemand.
En 1870 déjà, les ouvriers allemands furent soumis à une dure épreuve : la provocation bonapartiste à la guerre et son réflexe naturel, l'enthousiasme national général en Allemagne. Les ouvriers socialistes allemands ne se laissèrent pas égarer un instant [5]. Ils ne donnèrent pas le moindre signe de chauvinisme national. Au milieu de la plus folle ivresse des victoires, ils restèrent froids et exigèrent « une paix équitable avec la République française » et rejetèrent « toute annexion »; Même l'état de siège ne put les réduire au silence.. Ni l'éclat des victoires ni les bavardages sur la « magnificence de l'Empire » allemand ne purent les émouvoir : leur seul but restait l'émancipation de tout le prolétariat européen. Il est sans doute permis d'affirmer que les ouvriers d'aucun autre pays n'ont été jusqu'à présent soumis à une épreuve aussi rude et l'ont si bien surmontée.
L'état de siège du temps de guerre fut suivi des procès de haute trahison, de lèse-majesté et d'outrage à fonctionnaire, puis des tracasseries policières sans cesse croissantes du temps de paix [6]. L'organe social-démocrate Volksstaat avait, en règle générale, trois à quatre rédacteurs simultanément en prison, et il en était de même, proportionnellement, pour les autres journaux. Tout orateur du parti quelque peu connu devait au moins une fois par an comparaître devant les tribunaux où il était pratiquement assuré d'être condamné. Expulsions, confiscations et dispersions de réunions tombaient comme grêle - mais en vain. Chaque militant arrêté ou expulsé était aussitôt remplacé par un autre; pour chaque réunion dissoute on en convoquait deux autres, et l'on combattit l'arbitraire policier en l'exténuant partout au moyen d'une ferme obstination et l'application tatillonne de la lettre de la loi. Toutes les persécutions produisirent un effet contraire au but poursuivi. Loin de briser ou simplement de faire plier le parti ouvrier, elles lui amenèrent au contraire, sans cesse, de nouvelles recrues et renforcèrent son organisation. Dans leur lutte contre les autorités constituées comme contre les bourgeois particuliers, les ouvriers s'avérèrent partout, intellectuellement et moralement, supérieurs à eux et démontrèrent, notamment dans les conflits avec leurs « employeurs » qu'eux, les ouvriers, étaient à présent ceux qui étaient cultivés, tandis que les capitalistes étaient sclérosés. Et, de plus, ils menèrent leurs luttes avec un humour qui prouve combien ils étaient sûrs de leur cause et conscients de leur supériorité. Dès lors que le terrain est historiquement préparé, une lutte ainsi conduite doit donner de grands résultats. Les succès obtenus aux élections de janvier [7] restent uniques jusqu'à présent dans l'histoire du mouvement ouvrier moderne, et la stupéfaction qu'ils suscitèrent dans toute l'Europe était parfaitement justifiée.
Les ouvriers allemands ont, sur ceux du reste de l'Europe, deux avantages essentiels. Premièrement, ils font partie du peuple le plus théoricien d'Europe et ils ont conservé le sens théorique qui a si complètement disparu chez les prétendues classes cultivées d'Allemagne. S'il n'y avait pas eu précédemment la philosophie allemande, notamment celle de Hegel, il n'y eût sans doute jamais eu de socialisme scientifique allemand - le seul socialisme scientifique qui ait jamais existé. Sans le sens théorique qui est répandu chez les ouvriers, ce socialisme scientifique ne serait pas passé à ce point dans leur chair et dans leur sang. Et l'on comprend l'avantage infini que cela constitue, quand on sait que c'est, d'une part, l'indifférence à l'égard de toute théorie qui est l'une des causes fondamentales du peu de progrès qu'enregistre le mouvement ouvrier anglais malgré l'excellente organisation de ses divers syndicats, et, d'autre part, le trouble et la confusion semés dans la théorie par le proudhonisme - sous la forme qu'il avait à ses débuts, chez les Français et les Belges, et sous sa forme caricaturale que lui a donnée ensuite Bakounine, chez les Espagnols et les Italiens - qui entravent le mouvement dans les pays latins.
Le second avantage, c'est que chronologiquement les Allemands sont venus au mouvement ouvrier à peu près les derniers. De même que le socialisme allemand théorique n'oubliera jamais qu'il s'est élevé sur les épaules de Saint - Simon, de Fourier et d'Owen, trois hommes qui, malgré toute la fantaisie et l'utopisme de leurs doctrines, comptent parmi les plus grands esprits de tous les temps et ont anticipé génialement sur d'innombrables idées dont nous démontrons aujourd'hui scientifiquement la justesse [8] - de même le mouvement ouvrier allemand pratique [9] ne devra jamais oublier qu'il s'est développé sur la lancée des ouvriers anglais et français, dont il a pu bénéficier directement des expériences que ceux-ci avaient eux-mêmes chèrement payées et éviter à présent leurs erreurs, autrefois pour la plupart inévitables. Sans le précédent des syndicats anglais et des luttes politiques des ouvriers en France, sans l'impulsion gigantesque donnée notamment par la Commune de Paris - où en serions - nous aujourd'hui ?
Il faut reconnaître que les ouvriers allemands ont su profiter des avantages de leur situation avec une rare intelligence. Pour la première fois depuis qu'il existe un mouvement ouvrier, la lutte est menée dans ses trois directions : théorique, politique et économique - pratique (résistance contre les capitalistes), et ce en une synthèse, avec cohérence et méthode. La force invincible du mouvement allemand réside précisément dans cette attaque pour ainsi dire concentrique.
Le mouvement anglais étant enserré dans ses limites insulaires et une violente répression s'abattant sur les ouvriers français, la situation historique n'est favorable qu'aux ouvriers allemands qui se trouvent, pour le moment, placés à l'avant - garde de la lutte prolétarienne. On ne saurait prédire combien de temps les événements leur laisseront ce poste d'honneur. Mais il faut espérer qu'ils rempliront leurs devoirs comme il convient tant qu'ils l'occuperont. Pour cela, il faut qu'ils redoublent d'efforts dans tous les domaines de la lutte et de l'agitation. Ce sera notamment le devoir des chefs de s'approprier de plus en plus les armes théoriques, de s'affranchir de plus en plus de l'influence des phrases traditionnelles, appartenant à des conceptions surannées du monde, et de ne jamais oublier que le socialisme - depuis qu'il est devenu une science - demande à être traité comme une science, cest-à-dire étudié. Il importera ensuite de diffuser avec un zèle accru parmi les masses ouvrières les analyses théoriques toujours plus claires ainsi acquises, et de consolider de plus en plus puissamment l'organisation du parti et des syndicats.
Quoique les suffrages socialistes exprimés en janvier représentent déjà une assez belle armée [10], ils sont bien loin encore de constituer la majorité de la classe ouvrière allemande; et si encourageants que soient les succès de la propagande parmi les populations de la campagne, il reste encore infiniment à faire, précisément sur ce terrain. Il ne s'agit donc pas de relâcher le combat, mais au contraire d'arracher à l'ennemi une ville, une circonscription électorale après l'autre. Cependant, il s'agit avant tout de maintenir le véritable esprit international qui n'admet aucun chauvinisme patriotique et qui salue avec joie tout nouveau progrès du mouvement prolétarien - de quelque nation qu'il provienne.
Si les ouvriers allemands continuent ainsi d'aller de l'avant, je ne dis pas qu'ils prendront la tête du mouvement - il n'est pas dans l'intérêt de notre mouvement que les ouvriers d'une nation quelle qu'elle soit prennent la tête du mouvement - mais ils occuperont une place honorable sur le front de la bataille; et ils seront armés et prêts lorsque de lourdes épreuves inattendues ou de gigantesques événements exigeront d'eux beaucoup plus de courage, de décision et d'énergie.
Notes
[1]
Ce recueil débute par un texte qui situe l'action et les
tâches de la classe ouvrière allemande dans leur
contexte historique, géographique et économique. A
partir des conditions matérielles Engels définit les
traits historiques essentiels du mouvement ouvrier allemand, ceux -
là mêmes qui sont les plus profonds et les plus
durables pour en dégager la tactique qu'il conseillera aux
dirigeants sociaux-démocrates.
Le fait historique déterminant, c'est
que l'Allemagne a abordé en 1870 seulement la phase de la
révolution bourgeoise, alors que l'Angleterre et la France
l'avaient traversée dès 1646 et 1789. C'est dire que
les conditions matérielles en étaient beaucoup plus
mûres en Allemagne. D'où l'importance accrue du
prolétariat allemand, d'une part et la débilité
irrémédiable de la bourgeoisie, d'autre part. Déjà
au moment de la crise révolutionnaire de 1848, cette
bourgeoisie, par peur du prolétariat, s'était
précipitée dans l'alliance avec les forces semi -
médiévales, dont le siège géographique
se trouvait dans les régions orientales de l'Allemagne, ce
qui non seulement paralysa alors le prolétariat
révolutionnaire; mais eut pour effet, à longue
échéance, de retarder la maturation des conditions
sociales qui auraient permis au prolétariat une attaque
frontale contre le pouvoir établi. Le mouvement des ouvriers
allemands ne put donc prendre un caractère ouvertement
communiste, mais seulement social-démocrate ; autrement
dit, il dut se poser des tâches sociales au niveau
démocratique, encore bourgeois, étant donné les
défaillances politiques de la bourgeoisie allemande. Bismarck
et ses successeurs s'acharnèrent à freiner l'évolution
politique et surent, en prenant des allures et des mesures
despotiques, engager par réaction le mouvement allemand
officiel - plus que sa base ouvrière - dans le préalable
des tâches politiques encore bourgeoises. En défendant
l'avenir du mouvement dans le présent, Marx et Engels
prévinrent constamment les dirigeants responsables contre les
illusions de la démocratie, les tendances opportunistes qui
consistent à s'adapter aux conditions immédiates du
moment et les pièges du pacifisme et du légalitarisme.
Marx-Engels vécurent à l'époque
où le capitalisme traversait sa phase de développement
idyllique et relativement paisible, si bien que les conditions
matérielles immédiates expliquaient, en grande partie,
les illusions des dirigeants sociaux-démocrates. Mais leur
faute impardonnable est d'avoir oublié les conseils de
fermeté et de rigueur à l'époque suivante de
sang et de feu, dont Marx-Engels avaient prévu l'échéance
inévitable. A notre époque de violences et de guerres
impérialistes incessantes, les conseils de radicalisme
révolutionnaire de Marx-Engels sont d'une actualité
brûlante, et les dirigeants des partis ouvriers dégénérés
actuels n'ont même plus la justification des vieux
sociaux-démocrates pour prôner leurs, illusions
légalitaristes, démocratiques et pacifistes : ils
désarment purement et simplement le prolétariat, pour
le livrer impuissant et sans défense à l'État
totalitaire bourgeois !
[2]
La prévision d'Engels, selon laquelle la bourgeoisie devient
de moins en moins révolutionnaire à mesure que
vieillit le capitalisme, n'a pas manqué de se vérifier
à l'échelle mondiale, dans tous les pays où la
révolution bourgeoise restait à faire. À
l'époque de Lénine déjà, le prolétariat
dut prendre en charge dans un premier temps - la phase de la
révolution bourgeoise de février 1917 - les tâches
socialistes étant réalisées en octobre. Cette
même double tactique, appelée sociale-démocrate,
devait également s'appliquer, aux yeux de la Troisième
Internationale révolutionnaire, aux pays, coloniaux et
dépendants de la Chine à l'Afrique et à
I'Amérique latine. L'histoire de l'Allemagne a donc été
en quelque sorte le laboratoire, où s'élaborèrent
les solutions valables pour tous ces pays du monde ! Ainsi l'étude
des conditions de l'Allemagne à partir de 1848 et de la
tactique politique élaborée par Marx-Engels permit à
Lénine d'établir, dès 1905, les Deux
tactiques de la social-démocratie dans la révolution
démocratique en Russie. Définissant magistralement
ce qui dans les conditions matérielles « retardataires
» imposait une politique non pas communiste, mais
social-démocrate , Lénine y préconisa, en
l'absence d'une bourgeoisie révolutionnaire, de prendre la
tête de la révolution dès le début du
processus - la phase bourgeoise - pour le conduire jusqu'à
son terme - le socialisme, et il notait que les mesures
démocratiques bourgeoises sont indispensables au prolétariat
- non pas lorsque le capitalisme est développé comme
aujourd'hui en Europe où la démocratie est en pleine
dissolution et doit être éliminée et non
restaurée, mais dans les pays encore essentiellement
précapitalistes où une politique sociale-démocrate
correspond encore à une phase progressive de l'histoire.
Les textes établissant la corrélation
entre l'expérience historique et politique de l'Allemagne de
l'époque de Marx-Engels et celle de la Russie de Lénine
ont été rassemblés dans trois volumes d'environ
2 500 pages sur l'histoire de l'Allemagne (Marx-Engels, Lenin -
Stalin, Zur deutschen Geschichte, Berlin 1955). Ces recueils
démontrent combien Lénine était préoccupé
d'étudier les textes de Marx-Engels pour élaborer en
parfaite continuité avec eux ses propres positions
politiques. Il est Significatif que les rééditions de
ces ouvrages aient séparé les textes de Marx-Engels de
ceux de Lénine, celui-ci n'est - il pas le père du
léninisme et non le farouche défenseur du marxisme
contre tout révisionnisme ?
[3] A Bâle, la Première Internationale adopta la résolution suivante : « Le congrès déclare qu'il est nécessaire de faire de la terre une propriété collective ». Le lecteur trouvera, en traduction française, Ies « Remarques relatives à la Nationalisation de la terre », préparées par Marx pour ce congrès, dans la Série Le fil du Temps, n° 7 sur le Marxisme et la Question agraire (Gérant responsable : M. Jacques Angot B.P. 24, Paris XIX°).
[4]
Engels fait allusion au passage ci - après de sa Question
du Logement, où il décrit les effets
calculés du manque de radicalisme révolutionnaire de
la bourgeoisie allemande sur les institutions politiques de
l'Allemagne d'après 1871, autant de pièges exploités
au maximum par Bismarck pour détourner le prolétariat
révolutionnaire de ses buts communistes et l'engager dans les
tâches immédiates de la conquête de la
démocratie. Dans une telle situation - comme Engels ne cesse
de le répéter - il est particulièrement
dangereux de ne voir que l'immédiat et perdre de vue l'avenir
du mouvement :
« En réalité, l'État
tel qu'il subsiste en Allemagne est le produit nécessaire de
la base sociale, dont il est issu. En Prusse - et actuellement la
Prusse commande - on trouve, à côté d'une
noblesse toujours puissante, une bourgeoisie relativement jeune et
particulièrement veule, qui jusqu'ici n'a conquis le pouvoir
politique, ni directement comme en France, ni plus ou moins
indirectement comme en Angleterre. Cependant, à côté
de ces deux classes, un prolétariat théoriquement très
fort croît rapidement et s'organise chaque jour davantage.
Nous y trouvons donc côte à côte un double
équilibre : celui qui s'établit entre la noblesse
terrienne et la bourgeoisie comme condition fondamentale de
l'ancienne monarchie absolue, et celui qui s'établit entre la
bourgeoisie et le prolétariat comme condition fondamentale du
bonapartisme moderne. Or, dans la vieille monarchie absolue aussi
bien que dans la moderne monarchie bonapartiste, le pouvoir
gouvernemental effectif se trouve aux mains d'une caste particulière
d'officiers et de fonctionnaires qui, en Prusse se recrute en partie
dans ses propres rangs, en partie dans la petite noblesse de majorat
et pour la part la plus faible dans la bourgeoisie. L'indépendance
de cette caste qui semble être en dehors et, pour ainsi dire,
au - dessus de la société, confère à cet
État une apparence d'autonomie vis-à-vis de la
société. »
[5] Engels ne fait qu'évoquer ici l'attitude admirable du prolétariat allemand de cette époque héroïque, cf. également le volume II de Marx-Engels, le Parti de classe, Édit. Maspero, pp. 190-193, ainsi que Marx-Engels, la Commune de 1871, Éditions 10-18, pp. 81-84.
[6] Cf. Marx-Engels, la Question militaire, Éditions de l'Herne, pp. 517-523.
[7] Lors des élections au Reichstag du 10 janvier 1874, la social-démocratie obtint plus de 350 000 voix et neuf sièges.
[8] À propos du rapport entre marxisme et utopisme, cf. Marx-Engels et les utopistes, petite Collection Maspéro, 1975.
[9]
Engels fait ici une distinction, désormais classique, entre
parti formel (pratique) et parti historique (programmatique,
théorique). Marx et Engels représentaient au plus haut
point le parti historique, cest-à-dire le communisme
comme résultat de l'expérience de toute l'évolution
humaine. De ce point de vue ils critiquaient le parti formel, - en
loccurrence social-démocrate - , qui tendait seulement
vers une politique communiste. Même alors il ne fallait jamais
perdre de vue la continuité, le fil vers ce but, quel que fût
l'éloignement de son action de départ. Une doit pas y
avoir d'opposition entre ces deux notions de parti, même à
l'époque où la distinction est encore historiquement
inévitable. Comme Marx n'a cessé de le montrer, ils
doivent tendre à se rejoindre de plus en plus, jusquà
coïncider.
En somme, le danger qui guettait toujours la
social-démocratie était ce qu'on appelle
l'immédiatisme, forme d'opportunisme qui ne considère
que le mouvement actuel; Marx-Engels défendaient
essentiellement l'avenir, le but et la continuité
d'action et s'efforçaient de réaliser la formule du
Manifeste, selon laquelle les communistes représentent
dans le mouvement actuel l'avenir du mouvement, en défendant
« toujours au cours des différentes phases de
l'évolution que traverse la lutte entre prolétariat et
bourgeoisie l'intérêt de l'ensemble du mouvement ».
[10]
Comme à tous les tournants du mouvement, Engels fait ici le
bilan des forces sur lesquelles le socialisme peut s'appuyer. Pour
cela, il se réfère aux résultats des élections,
qui sont un étalon du rapport des forces, fourni par
le mécanisme démocratique de la classe adverse au
pouvoir qui règne par ce moyen, tant qu'elle est la plus
forte. Le parlementarisme, comme tactique révolutionnaire,
est éminemment un moyen d'effectuer sa propagande et de
compter ses forces (dans les conditions et le moment choisis par
l'adversaire) pour l'assaut révolutionnaire, et non de
conquérir pacifiquement le pouvoir par l'intérieur du
système capitaliste, surtout après que la Commune ait
démontré qu'il fallait briser de l'extérieur la
machine d'État bourgeoise avant d'instaurer la dictature du
prolétariat.
Dans ses bilans successifs, Engels constatera
que l'Allemagne n'est pas encore mûre pour que triomphe la
révolution socialiste, les rapports de classe aussi bien que
le niveau de conscience idéologique étant encore trop
peu développés pour permettre de balayer les classes
au pouvoir.
Après ce texte sur le contexte
économique et social de l'action du parti allemand, nous
passons aux différents écrits de Marx-Engels relatifs
à la formation du mouvement social-démocrate en
Allemagne.