1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

I: Le problème de la reproduction


5: La circulation de l'argent

Jusqu'ici, dans notre étude du processus de reproduction, nous avons fait complè­tement abstraction de la circulation de l'argent. Non pas de l'argent en tant que représentation et mesure de valeur ; tous les rapports du travail social ont été supposés et mesurés en tant qu'exprimés en argent. Mais il est cependant nécessaire d'examiner le schéma ci-dessus de la reproduction simple du point de vue de l'argent en tant que moyen d'échange.

Comme le supposait déjà le vieux Quesnay, il faut, pour comprendre le processus de reproduction sociale, supposer que la société, outre certains moyens de production et de consommation, possède encore une certaine somme d'argent  [1]. Deux questions se posent : dans quelles mains se trouve cette somme d'argent, et quelle doit être son importance ? Avant tout, ce qui est hors de doute, c'est le fait que les ouvriers reçoi­vent leur salaire en argent, pour s'acheter, avec cet argent, des moyens de consomma­tion. Socialement, cela aboutit dans le processus de reproduction à ceci que les ouvriers reçoivent un simple bon à valoir sur un certain fonds de moyens de consom­ma­tion, qui leur est attribué, comme cela se produit dans toute société, quelle que soit sa forme de production historique. Mais le fait que les travailleurs reçoivent ici leurs moyens de consommation non pas directement, mais par l'intermédiaire de l'échange des marchandises, est tout aussi essentiel pour la forme de production capitaliste que le fait qu'ils mettent leur force de travail à la disposition des possesseurs des moyens de production, non pas directement, sur la base d'un rapport de domination person­nelle, mais au moyen de l'échange des marchandises, à savoir la vente de la force de travail. La vente de la force de travail et le libre achat des moyens de consommation par les ouvriers constituent le facteur essentiel de la production capitaliste. L'un et l'autre s'expriment et sont réalisés par la forme argent du capital variable v.

Avant tout, par conséquent, l'argent entre en circulation au moyen du paiement des salaires. Les capitalistes des deux sections, tous les capitalistes, doivent, par conséquent, avant tout mettre de l'argent en circulation, chacun pour le montant des salaires payés par lui à ses ouvriers. Les capitalistes de la section I doivent être en possession de 1 000 en argent, ceux de la section II de 500, qu'ils paient à leurs ouvriers. Dans notre schéma entrent par conséquent en circulation deux sommes d'argent : I- 1000 v et II- 500 v. L'une et l'autre sont dépensées par les ouvriers en moyens de consommation, donc en produits de la section II. Par ce moyen est conservée la force de travail, c'est-à-dire que le capital variable de la société est reproduit sous sa forme naturelle, comme étant la base du reste de la reproduction capitaliste. En outre, les capitalistes de la section Il se débarrassent en même temps ainsi de leur produit total 1 500, à savoir 500 donnés à leurs propres ouvriers et 1000 à ceux de l'autre section. Au moyen de cet échange, les capitalistes de la section II sont entrés en possession de 1 500 en argent : 500 leur sont revenus en qualité de capital variable propre, qui pourra circuler de nouveau en tant que tel et par conséquent a terminé momentanément son mouvement; mais 1000 ont été obtenus de nouveau au moyen de la réalisation d'un tiers du produit. Avec ces 1000 en argent, les capitalistes de la section II achètent aux capitalistes de la section I des moyens de production pour le renouvellement de leur propre capital constant usagé. Par cet achat, la section II a renouvelé la moitié du capital constant nécessaire (Il c) sous sa forme naturelle, pour laquelle elle a payé aux capitalistes de la section I la somme de 1000 en argent. Pour ces derniers, ce n'est que leur propre somme d'argent qu'ils avaient payée sous forme de salaires à leurs ouvriers et qui leur revient maintenant, après deux actes d'échange, pour pouvoir ensuite de nouveau fonctionner en tant que capital variable, après quoi le mouvement de cette somme d'argent est momenta­nément épuisé. Mais la circulation sociale n'est cependant pas encore terminée. Les capitalistes de la section I n'ont toujours pas réalisé leur surproduit, qui réside pour eux sous la forme inutilisable de moyens de production, pour s'acheter des moyens de consommation, et les capitalistes de la section II n'ont toujours pas renouvelé la seconde moitié de leur capital constant. Ces deux actes d'échange se compensent tant en grandeur de valeur que matériellement, car les capitalistes de la section I reçoivent les moyens de consommation de la section II pour la réalisation de leur propre plus-value I- 1000 pl, en fournissant de leur côté, en échange, aux capitalistes de la section Il ces moyens de production qui leur manquent II- 1000 c. Mais pour réaliser cet échange, il faut une nouvelle somme d'argent. Nous pourrions, à la vérité, mettre encore un certain nombre de fois en circulation les sommes d'argent précédemment mises en mouvement, ce à quoi il n'y aurait théoriquement rien à objecter. Mais, pratiquement, cela n'entre pas en ligne de compte, car les besoins de consommation des capitalistes doivent être satisfaits d'une façon aussi ininterrompue que ceux des ouvriers, les deux suivent parallèlement le procès de la production et doivent être satisfaits à l'aide de sommes d'argent spéciales. II en résulte que les capitalistes des deux sections, tous les capitalistes, doivent avoir en main, outre une certaine somme d'argent pour le capital variable, une réserve d'argent pour la réalisation de leur propre plus-value en objets de consommation.

D'autre part, se poursuit parallèlement à la production - par conséquent avant la réalisation du produit total - l'achat courant de certaines parties du capital constant, notamment de sa partie circulante (matières premières, combustible, éclairage, etc.). Il en résulte que non seulement les capitalistes de la section I, pour couvrir leur propre consommation, mais aussi les capitalistes de la section Il, pour couvrir leurs besoins de capital constant, doivent posséder certaines sommes d'argent. L'échange de I- 1000 pl en moyens de production contre II- 1000 c en moyens de consommation se réalise par conséquent au moyen de l'argent qui est avancé en partie par les capitalistes de la section I pour leurs besoins de consommation, et en partie par les capitalistes de la section II pour leurs besoins de production  [2]. Sur cette somme d'argent 1000 néces­saire à cet échange, chaque section de capitalistes peut avancer chacune 500, ou plus ou moins. En tout cas, deux choses sont claires : 1º leur réserve d'argent commune doit suffire pour réaliser l'échange entre I- 1000 pl et II- 1000 c; 2º quelle que soit la façon dont cette somme ait été partagée, l'échange social une fois réalisé, chaque groupe de capitalistes se trouve à nouveau en possession de la même somme d'argent qu'il avait jetée dans la circulation. Cela est vrai en général de l'ensemble de la circulation sociale : celle-ci une fois réalisée, l'argent revient toujours à son point de départ; de telle sorte qu'après tous les échanges les capitalistes ont atteint deux résultats : premièrement, ils ont échangé leurs produits, dont la forme naturelle leur était indifférente, contre d'autres, dont ils ont besoin de la forme naturelle, soit en tant que moyens de production, soit en tant que moyens de consommation propres; et, deuxièmement, l'argent qu'ils avaient jeté eux-mêmes dans la circulation pour réaliser ces actes d'échange est de nouveau revenu dans leurs mains.

Du point de vue de la simple circulation des marchandises, c'est là un phénomène incompréhensible. Car, ici, les marchandises et l'argent échangent constamment leurs places, la possession des marchandises exclut celle de l'argent, ce dernier prend cons­tamment la place laissée libre par la marchandise, et réciproquement. Cela est également vrai de chaque acte individuel d'échange de marchandises, sous la forme duquel se poursuit la circulation sociale. Mais elle est elle-même plus qu'un simple échange de marchandises, à savoir une circulation de capital. Mais ce qui, pour cette dernière, est précisément caractéristique et essentiel, c'est qu'elle ne ramène pas seulement le capital aux mains des capitalistes en tant que grandeur de valeur, plus l'accroissement, c'est-à-dire la plus-value, mais qu'elle sert, également, à réaliser la reproduction sociale et assure par conséquent la forme naturelle du capital productif (moyens de production et force de travail) ainsi que l'entretien des non-travailleurs.

Étant donné que tout le processus social de la circulation part des capitalistes qui possèdent à la fois les moyens de production et l'argent nécessaire en vue de la circulation, tout doit, après chaque cycle du capital social, retourner dans leurs mains et notamment dans chaque groupe et à chaque capitaliste individuel au prorata de leurs avances. Dans les mains des ouvriers, l'argent ne se trouve que momentanément, pour réaliser l'échange du capital variable entre sa forme d'argent et sa forme naturelle. Dans les mains des capitalistes, il est la forme sous laquelle apparaît une partie de leur capital et doit par conséquent leur revenir toujours. Jusqu'à présent, nous n'avons considéré la circulation que dans la mesure où elle a lieu entre les deux grandes sections de la production. Mais en outre il reste encore : sur le produit de la première section 4 000 sous forme de moyens de production, qui restent dans la section I pour renouveler son propre capital constant 4 000 c ; puis dans la deuxième section 500 en moyens de consommation qui restent également dans la même section, notamment en qualité de moyens de consommation de la classe capitaliste, pour le montant de sa plus-value Il- 500 pl. Étant donné que, dans les deux sections, la production est capitaliste, c'est-à-dire production privée anarchique, le partage du produit de chaque section entre leurs différents capitalistes - en qualité de moyens de production de la section I ou de moyens de consommation de la section Il - ne peut se faire qu'au moyen de l'échange des marchandises, par conséquent d'une grande quantité d'actes individuels d'achat et de vente entre capitalistes de la même section. Pour cet échange, par conséquent, tant pour le renouvellement des moyens de pro­duction en I- 4 000 c que pour le renouvellement des moyens de consommation de la classe capitaliste de la section II- 500 pl, il faut également certaines sommes d'argent dans les mains des capitalistes des deux sections. Cette partie de la circulation n'offre en soi aucun intérêt particulier, car elle a le caractère d'une simple circulation de marchandises, étant donné qu'ici acheteurs comme vendeurs appartiennent à une seule et même catégorie d'agents de la production, et elle ne fait qu'entraîner un change­ment de place entre l'argent et la marchandise à l'intérieur de la même classe et de la même section. De même, l'argent nécessaire à cette circulation doit se trouver d'avance dans les mains de la classe capitaliste et constitue une partie de son capital.

Jusqu'ici la circulation du capital social, même en tenant compte de la circulation de l'argent, n'offrait en soi rien de remarquable. Que pour cette circulation la société doive nécessairement disposer d'une certaine somme d'argent, cela doit apparaître d'avan­ce comme une chose tout à fait évidente, et pour deux raisons : d'une part, la forme générale du mode de production capitaliste est la production marchande, ce qui implique en même temps la circulation de l'argent ; d'autre part, la circulation de capital repose sur une transformation constante des trois formes du capital : capital argent, capital productif, capital marchandises. Pour permettre ces transformations, il faut aussi qu'il y ait de l'argent qui puisse jouer le rôle de capital argent. Et enfin, étant donné que cet argent fonctionne précisément comme capital - dans notre schéma nous avons affaire exclusivement à la production capitaliste - cela implique que cet argent doit, comme le capital sous toutes ses formes, se trouver entre les mains de la classe capitaliste, être jeté par elle dans la circulation, pour lui revenir finalement.

Seul, un détail peut frapper au premier abord. Si tout l'argent qui circule dans la société y est jeté par les capitalistes, il en résulte que ceux-ci doivent également, pour la réalisation de leur propre plus-value, avancer eux-mêmes l'argent nécessaire.

C'est comme si les capitalistes en tant que classe devaient, avec leur propre argent, payer leur propre plus-value, et étant donné que la somme d'argent correspondante doit se trouver d'avance en possession de la classe capitaliste déjà avant la réalisation du produit de chaque période de production, il peut sembler au premier abord que l'appropriation de la plus-value ne repose pas, comme c'est réellement le cas, sur le travail non payé des ouvriers, mais qu'elle est un résultat du simple échange des mar­chan­dises, pour lequel la classe capitaliste fournit elle-même l'argent pour un montant égal. Un examen rapide suffit pour détruire cette fausse apparence. La circulation une fois terminée, la classe capitaliste se trouve comme auparavant en possession de sa somme d'argent qui lui revient ou reste entre ses mains, pendant qu'elle a, en outre, acquis et consommé des moyens de production pour un montant égal - nous mainte­nons toujours, bien entendu, la supposition principale du schéma de la reproduction, à savoir reproduction simple, c'est-à-dire renouvellement de la production dans les anciennes dimensions et utilisation de toute la plus-value produite pour des fins de consommation personnelle de la classe capitaliste.

Cette fausse apparence disparaît d'ailleurs complètement dès que nous cessons de nous en tenir à une période de reproduction, mais considérons plusieurs périodes dans leur succession et leur entrelacement mutuel. Ce que le capitaliste jette aujourd'hui com­me argent dans la circulation pour la réalisation de sa propre plus-value n'est rien d'autre en effet que la forme argent de sa plus-value provenant de la période de pro­duc­tion écoulée. Si le capitaliste doit, pour l'achat de ses moyens de consommation, avancer de l'argent de sa propre poche, pendant que sa plus-value nouvellement produite se trouve sous une forme naturelle inutilisable ou que sa forme naturelle utilisable se trouve entre des mains étrangères, l'argent qu'il s'avance maintenant lui-même est entré dans sa poche comme le résultat de la réalisation de sa plus-value provenant de la période précédente. Et cet argent lui reviendra de nouveau quand il aura réalisé sa nouvelle plus-value cachée sous forme de marchandises. Au cours de plusieurs périodes, il résulte, par conséquent, que la classe capitaliste tire réguliè­rement de la circulation, outre toutes les formes naturelles de son capital, ses propres moyens de consommation, leur montant argent primitif restant constamment le même en sa possession.

Pour le capitaliste individuel, il s'ensuit donc de l'étude de la circulation de l'ar­gent qu'il ne peut jamais transformer son capital argent en moyens de production pour son montant total et qu'il doit au contraire toujours laisser une certaine partie de son capital sous forme d'argent, pour les buts de capital variable, pour les salaires, et constituer en outre des réserves de capital pour l'achat courant de moyens de produc­tion au cours de la période de production. Outre ces réserves de capital, il doit encore posséder une réserve d'argent pour des buts de consommation personnelle.

Il en résulte pour le processus de reproduction du capital social la nécessité de la production et de la reproduction du matériel argent. Comme celles-ci doivent être également, d'après notre supposition, une production et une reproduction capitalistes - d'après le schéma de Marx, dont nous avons déjà parlé, nous ne connaissons pas d'autre production que la production capitaliste - le schéma doit paraître en fait com­me incomplet. Aux deux grandes sections de la production sociale : la production de moyens de production et la production de moyens de consommation, il faudrait adjoin­dre une troisième section : la production de moyens d'échange, pour lesquels il est précisément caractéristique qu'ils ne servent ni à la production ni à la consomma­tion, mais représentent le travail social dans une marchandise indistincte, inconsom­mable. Certes, l'argent et la production de l'argent, comme aussi l'échange et la produc­tion de marchandises, sont beaucoup plus anciens que le mode de production capitaliste. Mais c'est dans ce dernier seulement que la circulation de l'argent est devenue la forme générale de la circulation sociale et, par là, l'élément essentiel du procès de la reproduction sociale. C'est seulement la représentation de la production et de la reproduction de l'argent dans leur entrelacement mutuel avec les deux autres sections de la production sociale qui fournirait le schéma complet de l'ensemble du processus capitaliste dans ses points essentiels.

Ici, à vrai dire, nous nous éloignons de Marx. Marx incorpore la production de l'or (pour la simplicité de la chose, toute la production de l'argent est ramenée à la production de l'or) dans la première section de la production sociale. « La production de l'or, comme celle de n'importe quel métal, rentre dans la classe 1, la catégorie qui embrasse la production des moyens de production  [3]. » Cela n'est vrai que dans la mesure où il s'agit précisément de la production de l'or dans le sens de la production métallurgique, c'est-à-dire de métal destiné à des buts industriels (joaillerie, plomba­ges de dents, etc.). En tant qu'argent, l'or n'est pas du métal, mais l'incarnation du travail social abstrait, et en tant que tel, aussi bien moyen de production que moyen de consommation. D'ailleurs, un coup d’œil sur le schéma même de la reproduction montre à quelles erreurs devrait mener la confusion des moyens d'échange avec les moyens de production. Si nous plaçons à côté des deux sections de la production sociale la représentation schématique de la production d'or annuelle (dans le sens du matériel argent), nous avons les trois équations suivantes :

I- 4 000 c + 1000 v + 1 000 pl = 6 000 moyens de production
II- 2 000 c + 500 v + 500 pl = 3 000 moyens de consommation

Cette grandeur de valeur (choisie par Marx comme exemple) de 30 ne correspond manifestement pas à la quantité d'argent circulant annuellement dans la société, mais uniquement à la partie de cette quantité d'argent reproduite annuellement, par consé­quent à l'usure annuelle du matériel argent qui, en supposant les mêmes dimensions de la reproduction sociale et la même durée de la circulation du capital ainsi que la même rapidité de la circulation des marchandises, reste en moyenne la même. Si nous considérons la troisième équation, comme le veut Marx, comme une partie intégrante de la première, il en résulte la difficulté suivante : le capital constant de la troisième section 20 c se compose de moyens de production réels, concrets, comme dans les deux autres sections (bâtiments, instruments, matières premières, récipients, etc.), mais le produit de cette section, 30 mci, qui représente l'argent, ne peut dans aucun processus de production fonctionner dans sa forme naturelle en tant que capital constant. Si nous comptons ce produit 30 mci en tant que partie intégrante du produit de la première section 6 000 mp, nous obtenons un déficit social de moyens de pro­duc­tion pour un montant de valeur que la reproduction dans les mêmes dimensions, soit dans la section I, soit dans la section II, rendra impossible. D'après notre supposition - qui constitue la base de tout le schéma de Marx - le produit de chacune de ces deux sections est, dans sa forme d'usage concrète, le point de départ de la reproduction en général, les proportions du schéma se basant sur cette supposition, sans laquelle elles se dissolvent en chaos. C'est ainsi que la première composition de valeur fondamentale reposait sur l'équation I- 6 000 mp = I- 4 000 c + II- 2 000 c. Pour le produit III- 30 mci, cela n'est pas exact, car l'or ne peut pas (environ dans la proportion I- 20 c + II- 10 c) être utilisé par les deux sections en tant que moyen de production. La deuxième composition fondamentale découlant de la première reposait sur l'équation I- 1 000 v + I- 1 000 pl = 2 000 c. Pour la production de l'or, cela signifierait qu'elle enlève à la deuxième section autant de moyens de consommation qu'elle lui fournit de moyens de production. Mais cela n'est pas plus vrai. La production de l'or enlève, certes, au produit social total, tant des moyens de produc­tion concrets, qu'elle utilise en tant que capital constant, que des moyens de consom­mation concrets pour ses ouvriers et capitalistes, pour le montant de son capital variable et de sa plus-value. Mais son propre produit peut aussi bien, dans quelque production que ce soit, faire fonction de moyen de production qu'entrer dans la consommation humaine en tant que moyen de consommation. L'inclusion de la pro­duction de l'argent dans la section I romprait par conséquent toutes les proportions matérielles et de valeur du schéma de Marx et lui ôterait toute signification.

La tentative faite par Marx de faire entrer la production de l’or dans la section I (moyens de production) le mène d'ailleurs à des résultats dangereux. Le premier acte de circulation entre cette nouvelle sous-section, que Marx appelle I mci, et la section II (moyens de consommation) consiste, comme d'ordinaire, en ce que les ouvriers de la section I mci, avec la somme (5 v) reçue en salaires des capitalistes, achètent des moyens de consommation de la section Il. L'argent employé à cela n'est pas encore un produit de la nouvelle production, mais un fonds de réserve des capitalistes I mci, fonds provenant du quantum d'argent se trouvant dans le pays, ce qui est tout à fait dans l'ordre. Or, Marx fait acheter par les capitalistes de la section Il, à l'aide des 5 d'argent reçus d'abord par I mci, pour 2 d'or « en tant que matériel marchandises », et saute par conséquent de la production de l'argent dans la production industrielle de l'or, laquelle a aussi peu affaire avec le problème de l'argent que celle du cirage. Mais comme, sur ces I mci 5 v, il en reste toujours 3, dont les capitalistes de la section II ne savent que faire, étant donné qu'ils ne peuvent pas les utiliser en tant que capital constant, cette somme d'argent, Marx la fait thésauriser. Mais pour ne pas faire apparaître par là un déficit dans le capital constant de la section Il, qui doit être échangé entièrement contre des moyens de production (I v + pl), Marx trouve la solution suivante : « Il faut que cet argent passe en totalité de Il c à Il pl. Peu importe que ce dernier existe sous forme de moyens de subsistance nécessaires ou de moyens de luxe, et qu'une valeur-marchandises correspondante soit transférée de Il pl à Il c. Résultat : une partie de la plus-value est accumulée comme trésor  [4]. » Le résultat est assez étrange. Du fait que nous avons considéré uniquement la reproduction de l'usure annuelle du matériel-argent est apparue brusquement une thésaurisation de l'argent, par conséquent un excédent de matériel-argent. Cet excédent apparaît, on ne sait pas pourquoi, aux dépens des capitalistes de la section des moyens de consommation, qui doivent se sacrifier, non pas pour élargir leur propre production de plus-value, mais afin qu'il y ait suffisamment de moyens de consommation pour les ouvriers de la production d'or.

Cependant, les capitalistes de la section II sont assez mal récompensés de cette vertu chrétienne. Non seulement ils ne peuvent, malgré leur « abstinence », procéder à aucune extension de leur production, mais ils ne sont même pas en état de maintenir leur production dans les mêmes dimensions que jusqu'alors. Car même si l'on trans­porte la valeur marchandise correspondante de II pl en Il c, ce qui importe ce n'est pas seulement la valeur, mais la forme réelle, concrète de cette valeur, et comme mainte­nant une partie du produit de la section I existe sous forme d'argent, qui ne peut pas être utilisé en tant que moyen de production, la section Il ne peut pas, malgré son abstinence, renouveler entièrement son capital constant. Et ainsi serait rompue la supposition du schéma : simple reproduction, dans deux sens : thésaurisation de plus-value et déficit de capital constant. Ces résultats obtenus par Marx prouvent d'eux-mêmes que la production de l'or ne peut absolument pas être incluse dans l'une des deux sections sans briser le schéma lui-même. Cela déjà en raison du premier échange entre les sections I et II. L'étude de l'échange de l'or nouvellement produit à l'intérieur du capital constant de la section I, que Marx s'était proposé de faire, ne se trouvait pas dans le manuscrit, ainsi que l'indique Fr. Engels (Le Capital, II, p. 449, note 55. Trad. Molitor, VII, p. 121, note). Elle n'aurait fait qu'accroître les difficultés. D'ailleurs, Marx confirme lui-même notre point de vue et épuise la question en deux mots, lorsqu'il dit d'une façon aussi brève que juste : « L'argent n'est point par lui-même élé­ment de la véritable reproduction  [5]. »

Un exposé de la production de l'argent en tant que troisième section spéciale de la production sociale a encore une raison importante. Le schéma de la reproduction simple de Marx vaut comme base et point de départ du procès de la reproduction non seulement pour le mode de production capitaliste, mais - mutatis mutandis - aussi pour tout mode de production rationnel, par exemple pour le mode de production socia­liste. La production de l'argent, par contre, disparaît avec la forme marchandise des produits, c'est-à-dire avec la propriété privée des moyens de production. Elle représente les « faux frais » du mode de production anarchique du capitalisme, une charge spécifique du régime de l'économie privée, qui se traduit dans la dépense annuelle d'une quantité de travail considérable pour la fabrication de produits qui ne servent ni comme moyens de production ni comme moyens de consommation. Cette dépense de travail spécifique du régime de production capitaliste, qui disparaît dans un régime de production rationnel, trouve son expression la plus exacte en tant que section spéciale dans le procès de reproduction général du capital social. A ce sujet, il est entièrement indifférent que nous nous imaginions un pays produisant lui-même de l'or ou le faisant venir de l'étranger. Dans ce dernier cas seulement l'échange permet cette dépense de travail social, qui était directement nécessaire à la production de l'or.

On voit par ce qui précède que le problème de la reproduction du capital social n'est pas aussi simple qu'on l'imagine souvent du point de vue des crises, la question étant à peu près posée ainsi : comment est-ce possible qu'avec le régime anarchique d'innombrables capitaux individuels les besoins de la société soient couverts par sa production ? A quoi on répond en montrant les oscillations constantes de la produc­tion autour de la demande, c'est-à-dire les changements de conjoncture périodiques. Cette conception, qui considère le produit social total comme une masse confuse de marchandises et les besoins sociaux d'une façon aussi abstruse, oublie l'essentiel : la differentia specifica du mode de production capitaliste. Le problème de la reproduc­tion capitaliste comporte, ainsi que nous l'avons vu, toute une série de rapports exacts, qui se rapportent tant aux catégories spécifiquement capitalistes que - mutatis mutan­dis - aux catégories générales du travail humain, et leur union, tant dans leur contra­diction que dans leur accord, constitue le véritable problème. Le schéma de Marx est la solution scientifique du problème.

Nous avons à nous demander quelle signification le schéma ci-dessus analysé du procès de la reproduction a pour la réalité. D'après ce schéma, tout le produit social passe entièrement dans la circulation, les besoins de la consommation sont entière­ment satisfaits, la reproduction se poursuit sans obstacles, la circulation de l'argent suit celle des marchandises, le cycle du capital social se ferme exactement. Qu'en est-il en réalité ? Pour une production méthodiquement réglée, le schéma donne dans ses rapports une base exacte de division du travail social - en supposant toujours une reproduction simple, c'est-à-dire des dimensions de production restant les mêmes. Mais dans l'économie capitaliste, il n'y a pas d'organisation méthodique de la produc­tion. C'est pourquoi tout ne s'y passe pas d'une façon aussi simple qu'il apparaît dans le schéma. Le cycle de la reproduction se poursuit tout au contraire avec des dévia­tions constantes des rapports du schéma, ce qui se manifeste :

Cependant, à travers toutes ces déviations, le schéma représente cette moyenne socialement nécessaire autour de laquelle se poursuivent ces mouvements et à laquelle ils tendent toujours à revenir après s'en être écartés. C'est cette moyenne qui fait que les mouvements oscillants des capitaux individuels ne dégénèrent pas en chaos, mais sont ramenés à un certain ordre, qui assure la continuation de l'existence de la société malgré son caractère anarchique.

Si l'on compare le schéma de la reproduction de Marx avec le Tableau économi­que de Quesnay, la ressemblance de même que la grande différence en sautent immé­diatement aux yeux. Les deux schémas, qui flanquent la voie du développement de l'économie politique classique, sont les deux seules tentatives de représentation exacte du chaos apparent que présente le mouvement général de la production et de la con­som­mation capitalistes dans leur entrelacement réciproque et dans leur dissociation d'innombrables producteurs et consommateurs individuels. L'un et l'autre réduisent le va-et-vient confus dans le mouvement des capitaux individuels à un certain nombre de grands rapports, dans lesquels est ancrée la possibilité de l'existence et du dévelop­pement de la société capitaliste, malgré son activité désordonnée, anarchique. L'un et l'autre allient notamment le double point de vue, qui est à la base du mouvement général du capital social, à savoir qu'il est à la fois, en tant que mouvement de capital, une production et une appropriation de plus-value, et, en tant que mouvement social, production et consommation des moyens matériels nécessaires à la vie de l'homme civilisé. Dans l'un et l'autre, la circulation des produits réalise, en tant que circulation des marchandises, tout le processus, et dans l'un comme dans l'autre, le mouvement de l'argent suit seulement, en tant que manifestation extérieure, à la surface, le mou­ve­ment de la circulation des marchandises.

Mais dans l'exposé de ces grandes lignes générales, il y a une différence profonde entre les deux schémas. Le Tableau de Quesnay fait bien de la production de la plus-value le pivot de toute la reproduction, mais considère encore la plus-value sous la forme féodale naïve de la rente foncière, prenant ainsi une forme partielle pour le tout. Il fait de même de la distinction matérielle dans la masse du produit total un autre pivot de la reproduction sociale, mais la considère du point de vue de l'antago­nis­me naïf entre produits agricoles et produits manufacturés, prenant ainsi par consé­quent des différences extérieures dans les matières auxquelles a affaire l'homme travailleur pour des catégories fondamentales du processus du travail humain, en général.

Chez Marx, la production de plus-value est considérée dans sa forme pure et géné­rale, par conséquent dans sa forme absolue de production de capital. En même temps, il est tenu compte des conditions matérielles éternelles de la production dans la distinction fondamentale entre moyens de production et moyens de consommation et les rapports des uns et des autres sont ramenés à un rapport exact de valeur.

Si l'on demande pourquoi la solution du problème, si heureusement entamée par Quesnay, a échoué chez les économistes bourgeois qui l'ont suivi, et ce qu'il fallait encore pour arriver au bond formidable que l'analyse fait avec le schéma de Marx, nous trouvons principalement deux conditions préliminaires. Avant tout, le schéma de la reproduction de Marx s'appuie sur la distinction claire et nette des deux aspects du travail dans la production de marchandises : le travail concret utile, qui crée certaines valeurs d'usage, et le travail général humain abstrait, qui crée des valeurs socialement nécessaires. Cette idée fondamentale géniale qui est à la base de la théorie de la valeur de Marx, et qui lui a permis, entre autres, de trouver la solution du problème de l'argent, le mena également à distinguer et à réunir les deux points de vue suivants : celui de valeur et celui de rapports matériels. En second lieu, le schéma s'appuie sur la distinction très nette entre capital constant et capital variable, qui seule a permis d'expliquer la production de la plus-value dans son mécanisme interne et de la mettre, en tant que rapport de valeur, dans un rapport exact avec ces deux catégories matérielles de la production : moyens de production et moyens de consommation.

L'économie classique après Quesnay, notamment chez Smith et Ricardo, s'appro­che très près de ces points de vue. Chez Ricardo, la théorie de la valeur a reçu cette conception stricte, qui fait qu'on la confond souvent même avec celle de Marx. Du point de vue de sa théorie de la valeur, Ricardo a considéré également comme fausse la division smithienne du prix de toutes les marchandises en v + pl, division qui a apporté tant de confusion dans l'analyse de la reproduction. Mais il ne se soucia pas autrement de cette bourde de Smith, pas plus qu'il ne s'échauffa en général pour le problème de la reproduction. En somme l'analyse de Ricardo était dans un certain sens un pas en arrière par rapport à celle de Smith, de même que ce dernier fit en partie un pas en arrière par rapport aux physiocrates. Si Ricardo a analysé ces catégo­ries fondamentales de l'économie bourgeoise : valeur, salaire, plus-value, capital, d'une façon plus vigoureuse et plus systématique que tous ses prédécesseurs, ils les traita par contre d'une façon plus rigide. Smith avait une plus grande compréhension des rapports vivants, du grand mouvement de l'ensemble. S'il lui arriva à l'occasion de donner pour un seul et même problème deux ou, comme pour le problème de la valeur, trois ou quatre solutions différentes et de se contredire lui-même hardiment dans différentes parties de l'analyse, ses contradictions précisément le conduisaient à considérer l'ensemble d'un point de vue toujours nouveau et à le mettre en mouve­ment. La barrière à laquelle l'un et l'autre - Smith tout comme Ricardo - devaient se heurter était leur horizon bourgeois limité. Pour considérer les catégories fondamen­tales de la production capitaliste : valeur et plus-value, dans leur mouvement vivant, en tant que processus de reproduction social, il fallait considérer le mouvement comme un mouvement historique et les catégories elles-mêmes en tant que formes historiquement déterminées de rapports de travail généraux. C'est ce qui explique pourquoi le problème de la reproduction ne pouvait être résolu que par un socialiste. Entre le Tableau économique et le schéma de la reproduction dans le tome II du Capital se placent, non seulement chronologiquement, mais aussi quant au fond, l'apo­gée et la mort de l'économie bourgeoise.


Notes

[1] Dans sa septième Considération sur le Tableau, Quesnay, après avoir polémiqué contre la théorie mercantiliste qui identifie l'argent avec la richesse, déclare : « La masse d'argent ne peut s'accroître dans une nation qu'autant que cette reproduction elle-même s'y accroît ; autrement, l’accroissement de la masse d'argent ne pourrait se faire qu'au préjudice de la reproduction ',annuelle des richesses Ce n'est donc pas par le plus au la mains d'argent qu'on doit juger de l'opulence des États ; aussi estime-t-on qu'un pécule, égal au revenu des propriétaires des terres, est beaucoup plus que suffisant pour une nation agricole où la circulation se fait régulièrement et où le commerce s'exerce avec confiance et en pleine liberté. » (Analyse du Tableau économique, éd. Oncken, pp. 324-325.)

[2] Marx ne prend comme point de départ de cet échange qu'une dépense d'argent des capitalistes Il (Le Capital II, 81. Trad. Molitor, VIII, p. 23 et suiv.). Cela ne change rien au résultat 1 de la circulation, comme le remarque justement en note Fr. Engels, mais cela n'est pas exact en tant que condition de la circulation sociale. Plus exact est l'exposé de Marx lui-même, l. c., p. 374. Trad. Molitor, VII, 247 et suiv.

[3] Le Capital, Il, p. 446. Tract. Molitor, VIII, pp. 117-118.

[4] Le Capital, II, p. 448. Trad. Molitor, VIII, p. 120.

[5] Le Capital, II, p. 466. Trad. Molitor, VIII, p. 150.


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