Le capital financier
CINQUIEME PARTIE - LA POLITIQUE ECONOMIQUE DU CAPITAL FINANCIER
CHAPITRE XXII - L'EXPORTATION DE
CAPITAL ET LA LUTTE POUR LE TERRITOIRE ECONOMIQUE
Tandis que, d'une part, la généralisation du système protectionniste tend de plus en plus à diviser le marché mondial en différents territoires économiques nationaux, de l'autre, l'évolution vers le capitalisme financier accroît l'importance de l'étendue du territoire économique. Celle-ci a toujours été très grande pour le développement de la production capitaliste 1. Plus un territoire économique est vaste et peuplé, et plus il y a possibilité d'une vaste unité d'entreprise et par conséquent que le coût de la production soit moindre et plus forte la spécialisation à l'intérieur de chaque entreprise, ce qui signifie à son tour réduction du coût de production. Plus le territoire économique est vaste et plus rapidement il est possible de transférer les industries là où existent les conditions naturelles les plus favorables, où la productivité du travail est plus grande. Plus ce territoire est vaste, plus la production est variée et plus il est vraisemblable que les branches de production se complètent les unes les autres et que des frais de transport découlant des importations de l'extérieur soient épargnés. De même, dans un vaste territoire, des perturbations de la production par suite de fluctuations de la demande et de catastrophes naturelles sont plus faciles à pallier. C'est pourquoi il ne fait aucun doute qu'avec une production capitaliste développée le libre-échange unirait tout le marché mondial en un seul territoire économique, garantirait la productivité du travailla plus grande possible et la division internationale du travail la plus rationnelle. Mais, avec le libre-échange également, l'industrie jouit sur son propre marché national de certains avantages à cause de sa connaissance des mœurs du pays en question, des goûts et des habitudes des consommateurs, de la compréhension plus facile et surtout de la protection que lui assure la proximité géographique, par conséquent l'épargne de frais de transport, qui est encore renforcée par les mesures de la politique douanière. En revanche, l'industrie étrangère se heurte à certains obstacles du fait des différences linguistiques, juridiques, monétaires, etc. Mais le protectionnisme accroît considérablement les inconvénients du territoire économique plus petit en entravant les exportations et en réduisant par là les dimensions de l'entreprise possible, en empêchant la spécialisation et en augmentant ainsi le coût de production tout comme en empêchant une division internationale du travail rationnelle. C'est avant tout grâce à l’étendue de leur territoire économique qui permet une spécialisation extraordinaire dans la dimension des entreprises que les Etats-Unis ont pu, même sous le régime protectionniste, se développer si rapidement au point de vue industriel. Plus est petit le territoire économique avec une production capitaliste déjà développée, et plus en général ce pays est en faveur du libre-échange. Voir la Belgique. A quoi il faut ajouter que plus le territoire est exigu, plus est unilatérale la répartition des conditions naturelles de la production, et plus est réduit par conséquent le nombre des branches d'industrie en mesure d'exporter et plus grand l'intérêt à l'importation de marchandises étrangères pour la production desquelles le territoire national est moins bien adapté.
Par contre, le protectionnisme signifie une réduction du territoire économique et, par la, une entrave au développement des forces productives, puisqu'il diminue la mesure de grandeur des entreprises industrielles, rend la spécialisation difficile et finalement empêche cette division internationale du travail qui fait que le capital se tourne vers les branches de production pour lesquelles le pays en question possède les conditions les plus favorables. Mais avec le système protectionniste moderne, c'est d'autant plus grave que ses tarifs douaniers sont souvent établis moins en raison de la situation technique des différentes branches d'industrie que comme le résultat des luttes politiques entre les différentes couches industrielles, dont l'influence sur le pouvoir d'Etat détermine en fin de compte leur montant. Toutefois, si le protectionnisme constitue un obstacle au développement des forces productives et, par là, à celui de l’industrie, il signifie pour la classe capitaliste un accroissement du profit. Avant tout, le libre-échange rend la cartellisation difficile, enlève aux industries capables de se cartelliser, dans la mesure où elles ne bénéficient pas déjà, en raison des droits sur le fret (comme pour le charbon) ou d'un monopole naturel (comme, par exemple, pour la production allemande de la potasse), d'une situation privilégiée, le monopole du marché intérieur. Mais par là elles perdent le surprofit qui découle de l'utilisation au protectionnisme du cartel.
Certes, la monopolisation progresse aussi sans protection douanière. Mais, d'une part, son allure en est très ralentie, deuxièmement, la solidité des cartels en est moindre et, troisièmement, il y a à craindre la résistance contre des cartels internationaux, car ces derniers sont ressentis directement comme des puissances d'exploitation étrangères. Par contre, le protectionnisme assure au cartel le marché national et lui donne une solidité beaucoup plus grande, non seulement en supprimant la concurrence, mais parce que la possibilité d'utilisation des droits de douane devient une force motrice qui agit directement en faveur de la formation de cartels. Même la cartellisation internationale, qui avec le libre-échange interviendrait finalement aussi sur la base d'une concentration beaucoup plus avancée, sera accélérée par le protectionnisme en ce sens qu'elle facilite la formation de cartels avant tout sous forme de cartels d'union de prix et de rayonnement, puisqu'il ne s'agit plus de groupement de producteurs individuels sur le marché mondial, comme ce serait le cas sous le régime du libre-échange, mais de groupement de cartels déjà solidement constitués sur la base nationale. Le protectionnisme suppose comme contractants les différents cartels et réduit ainsi considérablement le nombre des partenaires. Mais il prépare la base de l'accord dans la mesure où il réserve d'avance le marché intérieur aux cartels nationaux. Plus il y a de tels marchés soustraits à la concurrence par le système des droits de douane et réservés à certains cartels nationaux, et plus facile, d'une part, est l'entente sur les marchés libre, plus solide, d'autre part, l'accord international, car sa rupture n'offre pas aux outsiders d'aussi grandes chances de succès que sous le régime du libre-échange.
Il y a par conséquent ici deux tendances opposées. D'une part, le protectionnisme devient pour les cartels une arme offensive dans la lutte pour la concurrence, ce qui aggrave la lutte des prix, tandis qu'en même temps on s'efforce, en faisant appel à l'aide de l'Etat, aux interventions diplomatiques, de renforcer ses positions dans la lutte pour la concurrence. D'autre part, il stabilise les cartels nationaux et facilite ainsi la création de formations inter-cartels. Le résultat de ces tendances est que ces accords internationaux signifient plutôt une suspension d'armes qu'une communauté d'intérêts durable, car tout déplacement de cette armée de droits protecteurs, tout changement dans les rapports de force entre les Etats modifie la base des accords et rend nécessaires de nouveaux contrats. On n'en vient à des créations plus solides que là où le libre-échange supprime plus ou moins les barrières nationales ou quand la base du cartel n'est pas fournie par le protectionnisme, mais avant tout par un monopole naturel, comme par exemple pour le pétrole.
En même temps, la cartellisation accroît considérablement l'importance de l'étendue du territoire économique pour le montant du profit. Nous avons vu que le protectionnisme assure un surprofit au monopole capitaliste pour la vente sur le marché intérieur. Plus est vaste le territoire économique et considérable la vente sur le marché intérieur (qu'on compare par exemple la partie destinée à l'exportation des aciéries des Etats-Unis et de la Belgique) et plus est grand par conséquent le profit du cartel. Et plus ce dernier est considérable, plus peuvent être élevées les primes d'exportation et plus forte sera par conséquent la capacité de la concurrence sur le marché mondial. A mesure que la passion coloniale provoquait une intervention plus active dans la politique mondiale, on s'efforçait de créer un territoire économique, entouré de barrières protectrices, aussi vaste que possible.
Dans la mesure où le protectionnisme a pour effet de réduire le taux de profit, le cartel s'efforce d'y remédier par des moyens que lui fournit le système protectionniste lui-même. En outre, le développement des primes d'exportation qu'entraîne le protectionnisme permet de franchir, du moins en partie, les barrières douanières des autres pays et empêche ainsi jusqu'à un certain point la réduction de la production. C’est d'autant plus possible qu'est plus importante la production primée par les droits protecteurs, ce qui fait qu'on s'intéresse, non pas au libre-échange, mais à l'extension de son propre territoire économique et à la hausse des droits de douane. Mais, dès que ce moyen échoue, intervient l'exportation de capital sous forme d'installation d'usines à l'étranger. Le secteur industriel menacé par le protectionnisme des pays étrangers utilise maintenant ce même protectionnisme en transférant une partie de sa production à l'étranger. Si l'extension de l'entreprise mère en devient par là impossible, de même que l'accroissement du taux de profit par la diminution du coût de production, on y remédie par l'augmentation du profit que la hausse des prix des produits fabriqués à l'étranger par le même propriétaire de capital procure à ce dernier. C'est ainsi que l'exportation de capital, qui est fortement encouragée sous d'autres formes par le protectionnisme de son propre pays, l'est également par celui des pays étrangers, et contribue par là à la transformation capitaliste du monde et à l'internationalisation du capital.
Ainsi, dans la mesure où le taux de profit entre en ligne de compte, est supprimé l'effet de la baisse de ce taux de profit provoquée par les entraves à la productivité dues au protectionnisme moderne. Le libre-échange apparaît ainsi au capital superflu et nuisible. Ces entraves à la productivité, par suite de la réduction du territoire économique, il cherche à les compenser, non par le passage au libre-échange, mais par l'élargissement de son propre territoire économique et l'accroissement des exportations de capital 2.
Si la politique protectionniste moderne renforce ainsi la tendance toujours existante du capital à un élargissement constant de son territoire économique, la concentration de tout capital disponible dans les mains des banques mène à l'organisation méthodique de l'exportation de capital ; l'union des banques et de l'industrie leur fait lier le prêt de capital-argent à la condition qu'il sera employé exclusivement à l'activité de cette industrie, ce qui a pour résultat d'accélérer l'exportation de capital sous toutes ses formes.
Par exportation de capital nous entendons l'exportation de valeur destinée à produire de la plus-value à l'étranger. En quoi il est essentiel que la plus-value reste à la disposition du capital du pays d'origine. Si, par exemple, un capitaliste allemand émigre au Canada avec son capital, qu'il met en valeur dans ce pays, et ne revient plus dans son pays d'origine, il en résulte une perte pour le capital allemand, une dénationalisation du capital : il ne s’agit plus là d'une exportation de capital, mais d'un transfert de capital. Celui-ci représente une perte pour le capital national et un accroissement du capital étranger. On ne peut parler d'exportation de capital que quand le capital travaillant à l'étranger reste à la disposition du pays d'origine et quand les capitalistes de la métropole peuvent disposer de la plus-value produite par ce capital. Il crée alors un poste dans la « balance des comptes », la plus-value venant accroître chaque année le revenu national.
La société par actions et l'organisation développée favorisent l’exportation de capital et en modifient le caractère dans la mesure où elles rendent possible l'émigration du capital, non accompagnée de l'entrepreneur, où la propriété reste par conséquent plus longtemps au pays exportateur et rend plus difficile la nationalisation du capital. Là où l’exportation du capital a pour but la production agricole, la nationalisation est plus rapide, ainsi que le montre l'exemple des Etats-Unis.
L'exportation du capital peut, du point de vue du pays exportateur, se faire sous deux formes : le capital émigre à l'étranger en tant que capital portant intérêt ou rapportant un profit. En tant que créateur de profit, il peut fonctionner comme capital industriel, commercial ou bancaire. Du point de vue du pays où le capital est exporté, ce qui entre aussi en ligne de compte, c'est la partie de la plus-value sur laquelle l'intérêt est versé. L'intérêt à verser sur des lettres de change se trouvant à l'étranger signifie qu'une partie de la rente foncière 3, et celui qui est à verser sur des obligations d'entreprises industrielles, qu'une partie du profit industriel s'en va a l'étranger.
Avec l'évolution vers le capital financier en Europe, le capital européen émigre souvent déjà comme tel : une grande banque allemande fonde une succursale à l'étranger ; celle-ci lance un emprunt, dont le produit est employé a l'établissement d'une installation électrique ; celle-ci est confiée à la société de production de matériel électrique avec laquelle la banque est liée dans son pays d'origine. Ou le processus se simplifie encore : la succursale en question fonde à l'étranger une entreprise industrielle, émet les actions dans le pays d'origine et confie les fournitures aux entreprises avec lesquelles la banque principale est liée. Le processus s'accomplit à l'échelle la plus vaste dès que les emprunts des Etats étrangers sont employés à l'achat de fournitures industrielles. C'est l'union étroite du capital bancaire et du capital industriel qui favorise ce développement des exportations de capital.
La condition de ces exportations de capital est la différence des taux de profit : elles sont le moyen de l'égalisation des taux de profit nationaux. Le niveau du profit dépend de la composition organique du capital, par conséquent du niveau du développement capitaliste. Plus il est avancé, plus le taux de profit est bas. A cette cause générale qui entre moins en ligne de compte, puisqu'il s'agit de marchandises du marché mondial, dont le prix est déterminé par les méthodes de production les plus développées, s'en ajoutent d'autres, spéciales. En ce qui concerne d'abord le taux d'intérêt, celui-ci est beaucoup plus élevé dans les pays à faible développement capitaliste, sans organisation de crédit et bancaire, que dans les pays capitalistes avancés, à quoi s'ajoute le fait que l'intérêt contient la plupart du temps encore des parties du salaire ou du bénéfice de l'entrepreneur. Le taux d'intérêt élevé est un stimulant direct à l'exportation de capital de prêt. Le bénéfice de l'entrepreneur est plus élevé parce que la main-d'œuvre est extrêmement bon marché et que sa qualité inférieure est compensée par une très longue durée du travail. Mais en outre, parce que la rente foncière est faible ou purement théorique du fait qu'il y a encore beaucoup de terres libres, soit naturellement, soit par suite de l'expropriation violente des indigènes, le bas prix de la terre réduit le coût de production. A cela s'ajoute l'accroissement du profit par les privilèges et les monopoles. S'il s'agit de produits dont le nouveau marché lui-même constituerait le débouché, des surprofits abondants sont réalisés, car ici les marchandises produites selon le mode capitaliste sont en concurrence avec des produits fabriqués sur la base artisanale.
Mais, de quelque façon que se fasse l'exportation de capital, elle signifie toujours que la capacité d'absorption du marché étranger augmente. La barrière qui s'opposait à l'exportation de marchandises était la capacité d'absorption des marchés étrangers pour les produits industriels européens. Elle était limitée par la disposition d'excédents de leur production naturelle ou autre, dont la productivité ne pouvait être accrue rapidement et encore moins transformée en peu de temps en production pour le marché. Il est donc compréhensible que la production capitaliste anglaise, considérablement plus souple et plus capable d'expansion, suffit très rapidement aux besoins des nouveaux marchés et même les dépassa, ce qui se manifesta par voie de conséquence en tant que surproduction de l'industrie textile. Mais, d'un autre côté, la capacité d'absorption de l'Angleterre pour les produits spécifiques des nouveaux marchés était limitée. Certes, considérée du point de vue purement quantitatif, elle était beaucoup plus grande que celle des marchés étrangers. Mais, ce qui jouait ici le rôle décisif, c'était la qualité, la valeur d'usage des produits que ces marchés pouvaient exporter en échange des marchandises anglaises. Dans la mesure où il s'agissait de produits de luxe, leur consommation en Angleterre était limitée. D'un autre côté, l'industrie textile cherchait à s'étendre d'une façon extrêmement rapide, mais l'exportation des produits textiles accrut considérablement l'importation des produits coloniaux, alors que la consommation de luxe ne s'étendait absolument pas dans les mêmes proportions. Bien au contraire, l'expansion rapide de l'industrie textile eut comme conséquence que le profit fut accumulé en proportions de plus en plus grandes, au lieu d’être consommé en produits de luxe. C'est pourquoi chaque ouverture de nouveaux marchés donne lieu à des crises en Angleterre, provoquées, d'une part, par la baisse des prix des produits textiles à l'étranger et, de l'autre, par la chute des prix des produits coloniaux dans la métropole. Toutes les crises anglaises montrent l'importance de ces causes spécifiques de crise : il suffit de voir avec quel soin Tooke suit l'évolution des prix de tous les produits coloniaux et avec quelle régularité les crises industrielles d'autrefois sont accompagnées de l'effondrement complet de ces branches commerciales. Un changement n'apparut qu'avec le développement du système des transports moderne, qui rejette tout le poids sur l'industrie métallurgique, tandis que le commerce avec les nouveaux marchés se développe d'autant plus dans ce sens qu'il ne s'agit pas d'un simple commerce de marchandises, mais d'exportation de capital.
Déjà à elle seule l'exportation du capital en tant que capital de prêt accroît d'une façon considérable la capacité d’absorption des nouveaux marchés. En supposant qu'un nouveau marché soit en état d'exporter pour 1 million de livres de marchandises, sa capacité d'absorption dans un échange de marchandises - bien entendu, à valeurs égales - serait également de 1 million de livres. Mais si cette valeur est exportée dans le pays, non pas en tant que marchandises, mais en tant que capital de prêt, par exemple sous forme d'un emprunt d'Etat, la valeur de 1 million de livres dont le nouveau marché peut disposer grâce à l'exportation de son excédent ne sert pas à un échange contre des marchandises, mais au versement des intérêts du capital prêté. On peut par conséquent exporter dans ce pays, non seulement une valeur de 1 million de livres, mais, disons, de 10 millions, si cette valeur y est envoyée en tant que capital et si l'intérêt est de 10 %, et de 20 millions si l'intérêt est ramené à 5 %. Cela montre en même temps la grande importance que la baisse du taux d'intérêt a pour la capacité d'extension du marché. La vive concurrence du capital de prêt étranger a pour effet de faire baisser rapidement le taux d'intérêt même dans les pays retardataires et, par là, d'accroître de nouveau la possibilité de l'exportation de capital. Beaucoup plus important encore que l'exportation sous forme de capital de prêt est l'effet de l’exportation du capital industriel, et c'est ce qui explique pourquoi ce genre d'exportation se développe de plus en plus. Car le transfert de la production capitaliste sur le marché extérieur libère ce dernier des barrières de sa propre capacité de consommation. Le revenu de cette nouvelle production assure la mise en valeur du capital. Mais, pour son écoulement, le nouveau marché n'entre pas seul en ligne de compte. Au contraire, le capital, dans ces nouveaux territoires également, se tourne vers les branches de production dont l'écoulement est assuré sur le marché mondial. Le développement capitaliste en Afrique du Sud, par exemple, est complètement indépendant de la capacité d'absorption de ce pays, du fait que la principale branche d'industrie, l'extraction aurifère, a une capacité d'écoulement quasi illimitée et que le développement capitaliste dans ce pays ne dépend que de la capacité d'extension de l'exploitation des mines et de l'existence d'une main-d'œuvre suffisante. De même, l'exploitation des mines de cuivre est indépendante de la capacité de consommation de la colonie, tandis que les industries productrices de biens de consommation, qui doivent trouver leurs débouchés en majeure partie sur le nouveau marché lui-même, voient leur expansion très rapidement limitée par la capacité de consommation intérieure.
C’est ainsi que l'exportation de capital élargit les limites qu'impose la capacité de consommation du nouveau marché. Mais, en même temps, le transfert de méthodes de transport et de production capitalistes dans le pays étranger entraînent ici un développement économique rapide, la création d'un marché intérieur plus vaste par suite de la dissolution des rapports d'économie naturelle, l'extension de la production pour le marché et, par là, l'augmentation des produits qui sont exportés et par conséquent peuvent servir à de nouveaux versements d'intérêts du capital importé. Si la conquête de nouveaux marchés coloniaux signifiait autrefois avant tout la création de nouveaux moyens de consommation, les placements de capital se tournent aujourd'hui principalement vers des branches qui fournissent des matières premières pour l'industrie. En même temps, avec l'expansion de l'industrie indigène destinée à couvrir les besoins de l'exportation de capital, le capital exporté se tourne vers la production de matières premières pour les industries. Par là, les produits du capital exporté trouvent accueil dans le pays d'origine, et le cercle étroit dans lequel se mouvait la production en Angleterre s'élargit considérablement du fait de l'alimentation réciproque de l'industrie indigène et de la production du capital exporté.
Mais nous savons que l'ouverture de nouveaux marchés est un élément important pour mettre fin à une dépression industrielle, prolonger la durée d'une période de prospérité et atténuer l'effet de la crise. L'exportation de capital précipite l'ouverture de marchés extérieurs et développe considérablement leurs forces productives. En même temps, elle accroît la production dans le pays qui doit fournir les marchandises destinées à être envoyées en tant que capital à l'étranger. Elle devient ainsi un puissant stimulant de la production capitaliste qui, avec la généralisation de l'exportation de capital, entre dans une nouvelle période de Sturm und Drang 4, de tempête et de fièvre, pendant laquelle le cycle de prospérité et de dépression semble raccourci, la crise atténuée. L'accroissement rapide de la production entraîne également un accroissement de la demande de main-d'œuvre, qui favorise les syndicats : les tendances immanentes à la paupérisation qui caractérisent le capitalisme semblent surmontées dans les pays de développement capitaliste ancien. La montée rapide de la production empêche de prendre conscience des maux de la société capitaliste et crée une vision optimiste de ses capacités de vie.
L'ouverture plus ou moins rapide des colonies et de nouveaux marchés dépend maintenant essentiellement de leur aptitude à servir à des déplacements de capitaux. Celle-ci est d'autant plus grande que la colonie est plus riche en biens, dont la production selon les méthodes capitalistes et l'écoulement sur le marché mondial sont assurés, et qui sont importants pour l'industrie indigène. Mais la rapide expansion du capitalisme depuis 1895 a entraîné une hausse des prix avant tout des métaux et du coton et par là fortement accru le désir d'ouvrir de nouvelles sources pour ces matières premières de la plus haute importance. C'est ainsi que le capital d'exportation cherche avant tout à s'investir dans les territoires qui sont capables de fournir ces produits et se tourne vers les secteurs dont la production, minière surtout, peut être entreprise immédiatement selon des méthodes hautement capitalistes. Grâce à cette production s'accroît de nouveau l'excédent que la colonie peut exporter et par là est donnée la possibilité de nouveaux placements de capitaux. Ainsi l'allure de la transformation capitaliste des nouveaux marchés est extraordinairement accélérée ; l'obstacle ne consiste pas en la pénurie de capital, mais plutôt en l'absence de main-d’œuvre « libre », c'est-à-dire salariée. La question ouvrière prend des formes aiguës et ne paraît pouvoir être résolue qu'à l'aide de moyens violents.
Comme toujours, quand le capital se trouve placé pour la première fois devant des conditions qui contredisent son besoin de mise en valeur et qu'on ne peut surmonter que lentement et progressivement, il a recours à la force de l'Etat et la met au service d'une expropriation violente qui lui procure la main-d'œuvre nécessaire, qu'il s'agisse, comme à ses débuts, de paysans européens, des indiens du Mexique et du Pérou, ou, comme aujourd'hui, des Noirs africains 5. Les méthodes de violence font partie intégrante de la politique coloniale qui sans elles perdrait son sens capitaliste, tout comme l'existence d'un prolétariat sans terre est une condition indispensable du capitalisme. Faire une politique coloniale en évitant ses méthodes de violence est aussi absurde que de vouloir abolir le prolétariat en conservant le capitalisme.
Les méthodes d'obligation au travail sont variées. La principale est l'expropriation des indigènes, auxquels on prend leurs terres et, par là, la base même de leur existence. La terre devient la propriété des conquérants, la tendance étant de plus en plus de la remettre, non à des émigrants individuels, mais à de grandes sociétés. C'est le cas surtout quand il s'agit d'exploitations minières. Ici est créée brusquement, selon les méthodes de l'accumulation primitive, une richesse capitaliste entre les mains d'un petit nombre de magnats du capital, tandis que les petits colons en sont pour leurs frais. Qu'on pense aux richesses énormes qui sont ainsi concentrées entre les mains du groupe qui exploite les mines d'or et de diamants de l'Afrique du Sud, et dans une mesure plus restreinte entre les mains des compagnies coloniales allemandes. en liaison étroite avec les grandes banques. L'expropriation crée en même temps, avec les indigènes ainsi rendus libres, un prolétariat destiné à devenir un objet d'exploitation. L'expropriation elle-même est rendue possible par la résistance que les convoitises des conquérants suscitent tout naturellement chez les indigènes. L'attitude provocante des émigrants crée les conflits qui rendent « nécessaire » l'intervention de l'Etat, laquelle ne s'arrête pas à mi-chemin. L'effort du capital en vue de se procurer des objets passifs d'exploitation est désormais, en tant, que « pacification du territoire », but de l'Etat, pour la réalisation duquel toute la nation, c'est-à-dire en premier lieu les soldats prolétariens et les contribuables de la métropole, doit se porter garante.
Là où l'expropriation ne réussit pas d'une façon aussi radicale, ce but est atteint par l'établissement d'un système d'impôts, lequel exige des indigènes des contributions d'un montant tel qu'ils ne peuvent se le procurer que par un travail incessant au service du capital étranger. Cette éducation au travail a atteint sa perfection au Congo belge où, à côté des impôts écrasants, l'emploi permanent de la force, du genre le plus infâme, la tromperie et la ruse, sont les moyens de l'accumulation capitaliste. L'esclavage devient de nouveau un idéal économique et par là en même temps cet esprit de bestialité qui passe des colonies aux porteurs des intérêts coloniaux de la métropole, où il célèbre ses répugnantes orgies 6.
Si la population indigène ne suffit pas, soit parce que, par excès de zèle au moment de l'expropriation, les indigènes sont libérés, non seulement de la terre, mais aussi de la vie, soit parce que la population n'est pas assez résistante ni assez nombreuse pour fournir le niveau désiré du taux de plus-value, le capital s'efforce de résoudre le problème de la main-d'œuvre en faisant appel à des travailleurs étrangers. On organise l'importation de coolies et on veille en même temps, grâce au système raffiné de l'esclavage par contrat, à ce que les lois de l'offre et de la demande sur ce marché du travail ne puissent exercer aucun effet désagréable. Assurément cette solution de la question ouvrière n'est pas radicale pour le capital. L'introduction de coolies se heurte, d'une part, dans tous les pays où il y a de la place pour le travail des Blancs, à une résistance de plus en plus forte des ouvriers européens. Mais, en même temps, elle apparaît dangereuse même aux couches dirigeantes, là où la politique coloniale des pays européens entre en conflit avec les efforts de plus en plus grands du Japon, que doit suivre dans un temps prévisible la Chine elle-même 7.
Mais si l'introduction de travailleurs jaunes est ainsi limitée, l'extension du champ du travail blanc l'est encore plus. La libération d'ouvriers par le développement du capitalisme est encore en partie arrêtée pour l'Europe. L'expansion rapide du capitalisme dans les pays les plus développés a même pour cette période d'expansion fougueuse créé une tendance contraire.
C'est ainsi que dans les deux dernières périodes de haute conjoncture, le capitalisme allemand s'est heurté lui-même à la barrière de la population ouvrière et dû veiller au recrutement nécessaire de l'armée de réserve industrielle à l'aide d'ouvriers étrangers. Dans une mesure beaucoup plus grande, le capitalisme des Etats-Unis est contraint lui aussi de faire venir des émigrants, tandis que le ralentissement du développement capitaliste en Angleterre se manifeste dans le chômage de plus en plus sensible. C'est ainsi que le territoire d'émigration se réduit à l'Europe du Sud et du Sud-Est et à la Russie. Mais, en même temps, par suite de l'expansion rapide, les besoins de travailleurs salariés se sont considérablement accrus.
Les pays qui interdisent, pour des raisons de politique sociale ou autre, l'immigration jaune, se heurtent dans leur expansion à la barrière de la population, et c'est précisément dans les territoires où le développement capitaliste est le plus riche de promesses, comme par exemple au Canada et en Australie, qu'elle est la plus difficile à surmonter. A cela s'ajoute que dans ces régions, qui comportent de vastes étendues de terres libres, l'expansion de l’agriculture exige également une population excédentaire en rapide croissance et fait ainsi obstacle à la formation d'un prolétariat de non possédants. Mais l'accroissement propre de la population de ces territoires est extrêmement faible, et dans les pays européens développés il se ralentit constamment 8, ce qui a pour résultat de réduire l'excédent de population disponible pour l'émigration.
Ce ralentissement se fait sentir précisément dans les régions les plus importantes pour l’extension de la production agricole, à savoir le Canada, l'Australie et l'Argentine. D'où une tendance à la hausse des produits agricoles, hausse qui, en dépit des fortes capacités d'élargissement de cette production, s'accentue de jour en jour.
Mais cette barrière de la population n'est jamais que relative. Elle explique pourquoi l'expansion capitaliste ne progresse pas d'une façon plus ardente, mais ne la supprime pas. Elle porte du reste en elle son propre remède. Même si l'on fait abstraction de la création de main-d'œuvre salariée ou de travail forcé dans les territoires coloniaux proprement dits, ou de la libération de travailleurs européens par suite des progrès techniques réalisés dans les pays capitalistes métropolitains, libération jusqu'ici seulement relative, mais qui deviendrait absolue en cas de ralentissement de l'expansion, une plus forte réduction de cette expansion dans les territoires coloniaux où la main-d'œuvre est européenne aurait pour conséquence de pousser le capitalisme à se tourner de plus en plus vers les pays encore retardataires d'Europe, quitte à surmonter les obstacles d'ordre politique qui se dresseraient devant lui et à s'ouvrir ainsi des territoires où son introduction, par la destruction de l'industrie familiale dans les campagnes et la libération de la population agraire, fournirait en plus grande quantité du matériel pour l'accroissement de l'émigration.
Or, si les nouveaux marchés ne sont plus de simples territoires de débouchés, mais des sphères de placement de capital, cela a pour conséquence un changement dans l'attitude politique des pays exportateurs de capital.
Le commerce, dans la mesure où il n'était pas commerce colonial, c'est-à-dire vol et pillage, mais commerce avec une population blanche ou jaune capable de résistance et relativement développée, laissa longtemps intactes les structures sociales et politiques de ces pays et se limita uniquement aux relations économiques. Aussi longtemps qu'il existe un pouvoir d'Etat, capable de maintenir un semblant d'ordre, la domination directe a moins d'importance. Cela change avec la prédominance de l'exportation de capital, qui met en jeu des intérêts beaucoup plus vastes. Quand on construit à l'étranger des voies ferrées, qu'on y acquiert de la terre, qu'on y installe des ports, qu'on y ouvre et qu'on y exploite des mines, le risque est beaucoup plus grand que quand on se contente d'acheter et de vendre des marchandises.
L'état arriéré des rapports juridiques devient ainsi un obstacle, et le capital financier exige de plus en plus impérieusement qu'on l'écarte, au besoin par la violence. D'où les conflits de plus en plus graves entre les pays capitalistes développés et le pouvoir d'Etat des pays retardataires, des tentatives de plus en plus pressantes en vue d'imposer à ces derniers les règles de droit en vigueur dans les premiers, que ce soit en ménageant ces pouvoirs d'Etat, soit en les détruisant purement et simplement. En même temps, la concurrence qui se livre autour des nouvelles sphères de placement oppose les uns aux autres les pays capitalistes développés. Mais, à l'intérieur même de ces territoires, le capitalisme importé accroît les contradictions et suscite la résistance des peuples éveillés à la conscience nationale, résistance qui peut mener facilement à des mesures dangereuses contre le capital étranger. Les anciens rapports sociaux sont complètement bouleversés, l'isolement millénaire des « nations sans histoire » brisé et ces nations entraînées dans le tourbillon capitaliste. Le capitalisme lui-même fournit aux indigènes les voies et moyens de leur libération. Le but le plus élevé que se proposaient autrefois les nations européennes, à savoir l'établissement de l'unité nationale en tant que moyen de la liberté économique et culturelle, ce but devient le leur. Ce mouvement d'indépendance menace le capital européen précisément dans ses territoires d'exploitation les plus riches et les plus précieux, et c'est pourquoi il se voit contraint, pour maintenir sa domination, d'employer des méthodes de plus en plus violentes.
D'où l'appel de tous les capitalistes possédant des intérêts dans les pays étrangers au pouvoir de l'Etat, dont l'autorité pourra les défendre jusque dans les coins les plus reculés du globe, l'appel au pavillon de guerre qu'il faut montrer partout pour que le pavillon commercial puisse être planté partout.
Mais c'est dans la domination complète du nouveau territoire par le pouvoir d'Etat de la métropole que le capital d'exportation est le plus à l'aise. Car alors l'exportation de capital d'autres pays est exclue, il jouit d'une situation privilégiée et ses profits obtiennent, si possible encore, la garantie de l'Etat. C'est ainsi que l'exportation de capital agit également dans le sens d'une politique impérialiste.
L'exportation de capital, surtout sous la forme de capital industriel et de capital financier, a considérablement accéléré la transformation de tous les rapports sociaux et l'extension du capitalisme sur toute la surface du globe. Le développement capitaliste ne s'est pas fait d'une façon autonome dans chaque pays séparément, mais avec le capital ont été importés en même temps la production capitaliste et les rapports d'exploitation, et cela toujours au stade atteint dans le pays le plus avancé. De même qu'aujourd’hui une nouvelle industrie ne se développe pas à partir de la technique et des méthodes artisanales en immenses entreprises modernes, mais est créée directement en tant qu'entreprise hautement capitaliste, de même le capitalisme est importé, aujourd'hui, dans un nouveau pays à son niveau le plus élevé et développe par conséquent des effets révolutionnaires avec une force beaucoup plus grande et en un temps beaucoup plus court que, par exemple, le capitalisme hollandais ou britannique.
Ce qui fait époque dans l'histoire de l'exportation de capital, c'est la transformation du système des transports. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur ont pour le capitalisme une importance énorme à cause de la réduction du temps de circulation qu'ils entraînent. De ce fait du capital de circulation est libéré et le taux de profit accru, La diminution du prix des matières premières fait baisser le prix de revient et élargit la consommation. En outre, ces moyens de transport modernes créent ces vastes territoires économiques qui rendent possibles les immenses usines modernes avec leur production de masse. Mais, surtout, les chemins de fer ont été le principal moyen de l'ouverture des marchés extérieurs. C'est grâce à eux que l'utilisation des produits de ces pays à travers l'Europe a été possible dans une mesure telle que le marché s'est élargi rapidement en un marché mondial. Mais plus important encore était le fait que des exportations de capital en plus grandes dimensions devenaient nécessaires pour l'installation de ces voies ferrées, lesquelles ont été construites presque uniquement avec du capital européen, surtout anglais.
L'exportation de capital était le monopole de l'Angleterre et elle assura a ce pays la suprématie sur le marché mondial. Du point de vue tant industriel que financier l'Angleterre n'avait donc pas à craindre la concurrence. C'est pourquoi son idéal resta la liberté du marché. A l'inverse, la supériorité de l’Angleterre devait pousser d'autres pays à maintenir et à étendre leur domination sur les territoires qu’ils avalent conquis, pour pouvoir être protégés, au moins dans les limites de ces territoires, contre la concurrence anglaise.
Mais cela changea dès que le monopole de l'Angleterre fut brisé et qu'en face du capitalisme anglais non organisé d’une façon suffisamment efficace par suite du libre-échange se dressèrent des concurrents mieux armés : l’américain et l’allemand. L'évolution vers le capital financier créa dans ces pays une forte tendance à l'exportation de capital. Nous, avons vu comment le développement des sociétés par actions et des cartels crée des bénéfices de fondateur qui affluent dans les banques en tant que capitaux à la recherche d’emploi. A quoi il faut ajouter que le système protectionniste réduit la consommation intérieure et par conséquent oblige à accroître les exportations. En même temps, les primes d’exportation rendues possibles par la protection douanière des cartels fournissent le moyen de concurrencer victorieusement l'Angleterre sur les marchés extérieurs, concurrence d'autant plus dangereuse que la grande industrie plus jeune de ces pays est, grâce à ses installations nouvelles, souvent supérieure à l'anglaise. Mais, si les primes d’exportation sont devenues une arme puissante dans la lutte pour la concurrence, elle est d'autant plus efficace que les primes sont plus élevées. Leur importance dépend du montant des droits de douane. C'est pourquoi chaque classe capitaliste nationale est intéressée à l'accroissement de ces droits. Et ici il n'est pas possible à la longue de rester en arrière. Le système protectionniste d'un pays entraîne nécessairement celui de l'autre, et d'autant plus sûrement que le capitalisme y est plus développé, plus puissants et plus vastes les monopoles capitalistes. La hausse des droits protecteurs devient un facteur décisif dans la lutte pour la concurrence. Quand elle intervient dans un pays donné, elle doit être immédiatement imitée par l'autre pour que les conditions de concurrence ne soient pas aggravées sur le marché mondial. Le protectionnisme industriel devient, tout comme le protectionnisme agraire, une vis sans fin.
Mais la lutte pour la concurrence, qui ne peut être soutenue que par le plus bas prix de la marchandise, risque toujours d'entamer des pertes ou de ne pas donner le profit moyen. C'est pourquoi, les grandes unions de capitalistes s'efforcent ici aussi d’éliminer la concurrence. D'autant plus que l'exportation, nous l'avons vu, devient pour elles une nécessite à laquelle il faut satisfaire à tout prix parce que les conditions techniques d’une échelle de production la plus vaste possible l’exigent absolument. Cependant, sur le marché mondial, la concurrence règne et il ne reste d’autre solution que de remplacer une sorte de concurrence par une autre, moins dangereuse : à la concurrence sur le marché des marchandises ou seul décide le prix de la marchandise se substitue la concurrence sur le marché du capital dans l’offre de capital de prêt, dont l'allocation est déjà liée, à la condition d'une fourniture ultérieure de marchandises. L’exportation de capital devient ainsi un moyen d'assurer au pays exportateur les fournitures industrielles. L'acheteur n'a plus le choix : il devient débiteur et tombe sous la coupe du créancier lequel lui impose ses conditions. Ainsi la Serbie ne reçoit d'emprunt de l'Autriche, de l'Allemagne ou de la France, que si elle s’engage à faire venir ses canons ou son matériel ferroviaire de Skoda, de Krupp ou de Schneider. La lutte pour l'écoulement des marchandises devient lutte pour les sphères de placement du capital de prêt entre les groupes bancaires nationaux et, comme, à cause de l'égalisation internationale des taux d’intérêts, la concurrence économique est prise ici à l'intérieur de limites relativement étroites, la lutte économique devient rapidement une lutte pour le pouvoir menée à l'aide d'armes politiques.
Mais, du point de vue économique, les vieux pays capitalistes ont précisément dans ces luttes un avantage 9. L'Angleterre possède une industrie déjà ancienne et rassasiée de capital qui, adaptée depuis l'époque du monopole anglais aux besoins du marché mondial, se développe plus lentement que l'industrie allemande ou américaine. Mais, d'un autre côté, le capital accumulé est considérable, et de ses placements extérieurs des masses de profit toujours nouvelles affluent dans la métropole. Le rapport des masses de capital à accumuler au capital qu'on peut placer à l'intérieur est ici le plus grand, la poussée vers les placements extérieurs la plus forte, le taux d'intérêt exigé le plus faible. Pour d'autres raisons, le même effet s'est produit en France. Ici aussi, d'un côté une richesse accumulée, bien que, d'après ses rapports de propriété, moins concentrée, mais centralisée par le système bancaire, avec un afflux constant provenant de placements étrangers, et de l'autre un développement industriel très lent, d'où ici aussi un fort désir d'exportation du capital. Cette avance ne peut être compensée que par une plus forte pression de la diplomatie, moyen dangereux et pour cette raison limité, ou, économiquement, par des réductions de prix, qui, contrebalancent des versements d'intérêts éventuellement plus élevés.
Mais la vivacité de la concurrence suscite le désir de l'écarter. La méthode la plus simple est d'incorporer des parties du marché mondial dans le marché national, par conséquent de conquérir des territoires extérieurs grâce à la politique coloniale. Si le libre-échange se montrait indifférent à l'égard des colonies, le protectionnisme mène une plus grande activité dans ce domaine. Ici les intérêts des Etats entrent directement en conflit.
Un autre facteur joue dans le même sens. Déjà du point de vue purement quantitatif, il est plus avantageux pour un pays d'exporter ses capitaux sous forme de capital industriel que sous forme de capital de prêt, car le profit est plus élevé que l'intérêt. En outre, la disposition et le contrôle du capital sont plus directs avec le capital industriel qu'avec le capital de prêt. L'influence exercée par le capital anglais placé dans les obligations de chemins de fer américains, par conséquent en tant que capital portant intérêt, sur la politique des dirigeants des chemins de fer américains, est faible, tandis qu'elle est décisive là où les entreprises industrielles travaillent avec du capital anglais. Mais ce sont surtout les cartels et les trusts qui exportent aujourd'hui du capital industriel, et cela pour différentes raisons. D'une part, ils sont les plus forts dans l'industrie lourde où, nous l'avons vu, la tendance à l’exportation de capital se fait sentir le plus nettement en vue de procurer de nouveaux débouchés à la production qui s'accroît dans des proportions colossales. La construction de voies ferrées, l'exploitation des mines, l’accroissement des équipements militaires des pays étrangers, l'établissement d'installations électriques, tout cela est avant tout l'affaire de ces industries lourdes à caractère de monopole. Derrière eux se trouvent les grandes banques en liaison étroite avec ses branches d'industrie. A quoi il faut ajouter, d'une part que le désir d'élargissement de la production est très fort dans l'industrie cartellisée, et, d'autre part, que le prix élevé des cartels fait obstacle à cet élargissement sur le marché intérieur, de sorte que l'expansion a l'extérieur reste la seule issue. D'ailleurs, les cartels disposent grâce à leurs surproduits, de capitaux toujours prêts à l'accumulation qu'ils préfèrent placer dans leurs propres secteurs, où le taux de profit est le plus élevé. En outre la liaison des banques et de l’industrie est ici la plus étroite et la perspective d'obtenir des bénéfices de fondateur par l'émission des actions d'entreprises devient un fort motif d'exportation de capital. Aussi est-ce dans les pays où l'industrie est la plus avancée au point de vue de l'organisation, comme en Allemagne et aux Etats-Unis, qu'on constate aujourd'hui la plus forte tendance à l'exportation de capital industriel. Cela explique ce phénomène singulier que ces pays, d'une part, exportent du capital, et, d'autre part, importent de l'étranger une partie du capital nécessaire a leur propre économie. Ils exportent surtout du capital industriel et élargissent ainsi leur propre industrie dont ils se procurent le capital de fonctionnement en partie sous forme de capital de prêt dans des pays à développement industriel plus lent, mais possédant une plus grande richesse de capital accumulé. En quoi non seulement ils profitent de la différence entre le profit industriel qu'ils réalisent sur les marchés extérieurs et l'intérêt beaucoup plus bas qu’ils doivent verser sur le capital emprunté, mais ils s'assurent, par ce genre d'exportation de capital, l'élargissement plus rapide de leur propre industrie. Ainsi les Etats-Unis exportent en grandes quantités du capital industriel dans les pays de l'Amérique du Sud, tandis qu'ils importent du capital de prêt d'Angleterre, de Hollande, de France, etc., sous forme d'obligations 10, pour faire marcher leur propre industrie.
Ainsi, grâce au développement de l'exportation de capital, la cartellisation assure, sous ce rapport également, aux capitalistes du pays où la monopolisation de l'industrie est la plus avancée, une avance par rapport à ceux dont l'industrie est moins bien organisée, et éveille, d'une part, dans ces pays le désir d'accélérer, au moyen du protectionnisme, la cartellisation de l'industrie, tandis qu'elle renforce, d'autre part, dans les pays les plus avancés la tendance à assurer à tout prix la poursuite des exportations de capitaux par l'élimination de la concurrence du capital étranger.
Si l'exportation du capital sous ses formes les plus développées est supportée par les secteurs dont la concentration est la plus avancée, elle accroît en revanche leur puissance et leur accumulation. Ce sont les plus grandes banques et les plus grandes branches d'industrie qui obtiennent les meilleures conditions pour la mise en valeur du capital sur les marchés extérieurs. C'est à elles que reviennent les surprofits abondants auxquels de moindres puissances capitalistes ne peuvent même songer.
La politique du capital financier poursuit ainsi trois objectifs : premièrement, créer un territoire économique le plus vaste possible, qui sera, deuxièmement, protégé par de hautes barrières douanières contre la concurrence étrangère, et deviendra ainsi, troisièmement, un territoire réservé aux unions nationales à caractère de monopole. Mais ces ambitions devaient entrer en contradiction avec la politique que le capital industriel, pendant sa domination exclusive (dans ce double sens que le capital commercial et bancaire lui étaient subordonnés et qu'il exerçait en même temps la domination exclusive sur le marché mondial, avait menée en Angleterre sous sa forme la plus classique. D'autant que la politique du capital financier dans les autres pays menaçait de plus en plus les intérêts du capital industriel anglais. Le pays du libre-échange était la cible naturelle de la concurrence étrangère. Certes, le dumping comporte pour l'industrie anglaise également ses avantages. L'industrie de transformation obtenait, grâce à la concurrence des vendeurs à bas prix, des matières premières à bon marché. Mais, d'un autre côté, cela nuisait précisément aux industries productrices de matières premières. Et en outre, avec le développement de la cartellisation, le resserrement de nouvelles phases de la production et l’extension du système des primes d'exportation, l'heure devait sonner aussi pour les industries anglaises qui avaient tiré profit jusque-là du dumping, A quoi il faut ajouter enfin ce facteur très important que le protectionnisme offre la perspective d'une ère de rapide monopolisation avec ses promesses de surprofits et de bénéfices de fondateurs, qui constituent pour le capital anglais une grande tentation.
D'un autre côté, une union de l'Angleterre avec ses colonies au moyen d'une protection douanière est tout à fait possible. Les dominions de la Couronne britannique sont pour la plupart des territoires qui jouent pour l’Angleterre avant tout le rôle de fournisseurs de matières premières 11 et d'importateurs de produits industriels 12. La politique protectionniste, particulièrement dans le domaine de l'agriculture, des autres pays les a déjà tournés vers l'Angleterre comme leur principal marché de débouchés. Mais, dans la mesure ou l'industrie anglaise empêcherait le développement de leur propre industrie, ces pays se trouvent encore au stade des droits protecteurs éducatifs, c'est-à-dire à un stade qui ne supporte pas des droits de douane trop élevés parce qu'ils ont absolument besoin d'importer des produits industriels de l'extérieur pour approvisionner leur propre marché. Il est donc parfaitement possible de réaliser un protectionnisme de cartel de tout l'Empire britannique en conservant des droits de douane éducatifs inter-Etats, et la perspective d'un tel territoire économique qui, en outre serait assez fort, tant politiquement qu'économiquement, pour s'opposer à l'élimination des industries britanniques par l'élévation des droits de douane d'autres pays, est propre à unir toute la classe capitaliste 13. A quoi Il faut ajouter que le capital travaillant dans les colonies est en majeure partie entre les mains de capitalistes anglais, pour qui le protectionnisme d'Empire est beaucoup plus important que l'accroissement qu'apporteraient les tarifs douaniers coloniaux autonomes 14.
Les Etats-Unis sont, eux aussi, un territoire économique suffisamment vaste, même pour l'ère de l'impérialisme, dont l'expansion est du reste géographiquement déterminée. Le mouvement pan-américain, qui a trouvé dans la doctrine de Monroe sa première expression politique, n’en est qu'à ses débuts, et a encore, du fait de l'énorme supériorité des Etats-Unis, de grandes perspectives devant lui.
Il en est autrement en Europe où la division entre Etats a créé des intérêts opposés au point de vue économique, qui font obstacle à leur élimination au moyen d'une Union douanière. Ici il ne s'agit pas, comme pour l'Empire britannique, de parties complémentaires, mais de formations plus ou moins semblables et qui pour cette raison se font concurrence.
Opposition encore aggravée par la politique du capital financier, dont l'effort ne consiste pas à créer des territoires économiques unis en Europe même, comme au XIXe siècle, mais à s'emparer de marchés neutres étrangers en utilisant les moyens de force des Etats européens. Car il ne s'agit pas de s'emparer de pays déjà fortement développés au point de vue capitaliste, dont l’industrie elle-même serait capable d'exporter, ce qui signifierait une concurrence accrue pour celle du pays conquérant, et en tout cas ne pourrait servir de sphère de placement pour son capital excédentaire. Il s'agit tout au contraire de territoires encore fermés, et qu'il serait très important d'ouvrir pour les plus puissants groupes de capitalistes, donc principalement de territoires coloniaux, où il serait possible de procéder à d'énormes placements de capitaux, en particulier dans la création d'un système de transports moderne, soit terrestres, soit maritimes 15.
L'Etat veille à ce que la main-d'œuvre soit mise à disposition dans les colonies dans des conditions permettant le surprofit. En outre il assure dans de nombreux cas le profit global en lui donnant sa caution. Les richesses naturelles des colonies deviennent également une source de surprofits. Il s'agit surtout ici de diminuer le coût des matières premières, par conséquent le prix de revient des produits industriels. Dans les colonies, la rente foncière n'existe pas ou presque pas. L'expropriation des indigènes et, dans le meilleur des cas, leur transformation, de pâtres ou chasseurs, en esclaves par contrat ou en cultivateurs enfermés dans des réserves, libère d'un seul coup des terres qui n'ont qu'un prix théorique. Si la terre est fertile, elle peut fournir à l'industrie indigène ses matières premières, par exemple du coton, à bien meilleur marché que les anciennes sources d'où l'on tirait ces marchandises. Même quand le prix américain est déterminant, cela signifie qu’une partie de la rente foncière, qui autrement devrait être payée au fermier américain, revient maintenant aux propriétaires des plantations coloniales.
Plus important encore est le ravitaillement en matières premières de l'industrie métallurgique. Le développement rapide des industries métallurgiques a, en dépit de tous les progrès techniques, tendance à élever le prix des métaux, tendance encore accentuée par la monopolisation capitaliste. Il est d’autant plus important d'avoir dans son propre territoire économique des sources d'approvisionnement pour ces matières premières 16.
L'aspiration à la conquête de colonies mène ainsi a une opposition croissante entre les grands territoires économiques et exerce en Europe une influence décisive sur les rapports entre les différents pays. Les conditions naturelles qui, à l'intérieur d'un grand espace économique comme celui des Etats-Unis, sont une cause de progrès rapides, en Europe, au contraire, où elles sont réparties de la façon la plus diverse, entre un grand nombre de petits espaces économiques, entravent le progrès et le différencient en faveur des plus grands et au détriment des plus petits, d'autant plus qu'aucun libre-échange ne lie ces espaces en une vaste unité économique. Mais cette inégalité a pour les différents pays les mêmes conséquences que pour les différentes couches de la population à l'intérieur de ces pays, à savoir la dépendance des plus forts à l'égard des plus faibles. Le moyen économique est ici aussi l'exportation de capital : le pays riche en capital l'exportant en tant que capital de prêt, il devient créancier du pays importateur
Aussi longtemps que l'exportation de capital servait essentiellement, d'abord à créer dans le pays retardataire le système des transports, et ensuite à développer les industries de consommation, elle favorisait l'essor capitaliste de ce pays. Certes, cette méthode avait aussi ses inconvénients : la plus grande partie du profit s'écoulait à l'étranger, pour y être, soit dépensée en tant que revenu, par conséquent sans faire travailler les industries du pays débiteur, soit pour y être accumulée. Cette accumulation, bien entendu, ne se faisait pas dans le pays d'où provenait le profit et, par suite de cet absentéisme capitaliste 17, l'accumulation dans ce pays, et par conséquent le développement du capitalisme, était considérablement ralenti. Dans les grands territoires économiques, où le capitalisme devait se développer rapidement en partant des conditions internes, on assista rapidement à une naturalisation du capital étranger. C'est ainsi que l'Allemagne a assimilé très rapidement le capital belge et français, qui jouait un rôle important, surtout dans l'industrie minière de Rhénanie-Westphalie. Mais, dans les petits territoires économiques, cette naturalisation était rendue très difficile du fait que la formation d'une classe capitaliste autochtone y était beaucoup plus lente.
Toutefois, cette émancipation devint complètement impossible dès que l'exportation de capital changea de caractère, que les classes capitalistes des grands territoires économiques s'efforcèrent moins de créer des industries de biens de consommation dans les pays étrangers, que de s'assurer le contrôle des matières premières destinées à leurs industries de biens d'équipement en voie de développement constant. C'est ainsi que les mines des pays de la péninsule ibérique passèrent sous le contrôle du capital étranger, lequel désormais ne fut plus exporté en tant que capital de prêt, mais investi dans les mines, de même que - en dépit d'une plus grande résistance - les ressources minières des pays scandinaves, particulièrement de la Suède. A une époque où ils auraient pu passer à la création de la plus importante des industries modernes, l'industrie sidérurgique, ces pays se virent privés de leurs matières premières en faveur de l'industrie anglaise, allemande et française. Ainsi leur développement capitaliste, mais par là aussi leur développement politique et financier, en fut entravé. Économiquement tributaires du capital étranger 18, ils devinrent, politiquement aussi, des pays de second ordre, contraints de se soumettre à la protection des grands.
D'un autre côté, l'importance croissante de la politique coloniale capitaliste plaça la Grande-Bretagne dans la nécessité de défendre son empire colonial, ce qui signifiait le maintien de sa supériorité maritime et la sauvegarde de ses voies de communication avec l'Inde. Dans ce but, elle avait besoin de disposer de ports sur l'Atlantique, ce qui l'obligeait à entretenir de bonnes relations avec les Etats riverains de cet océan. Et elle le pouvait parce que, du point de vue économique, elle tenait, grâce à ses exportations de capitaux, ces petits Etats sous sa dépendance. La puissance de la flotte anglaise devait également pousser la France du côté de l'Angleterre, dès que les prétentions allemandes à participer à la politique coloniale de la France mirent ce pays en opposition avec l'Allemagne et lui causèrent, comme à tous les autres pays possesseurs de colonies, des inquiétudes au sujet de ses possessions d'outre-mer. Ainsi se développa la tendance, non pas à supprimer les barrières douanières à l'intérieur de l'Europe et de créer ainsi un vaste territoire économique unifié, mais à grouper les petites puissances politiques, par conséquent économiquement retardataires, autour d'une plus grande. Ces relations politiques se répercutent sur les relations économiques et font du pays satellite une sphère de placement particulière du capital du pays protecteur. En cela, la diplomatie est directement au service du capital à la recherche d'emploi.
Mais, dans la mesure où les petits pays ne sont pas encore en « main ferme », ils deviennent le champ clos de la lutte pour la concurrence du capital étranger. Ici aussi, on cherche à emporter la décision par des mesures politiques. Ainsi, le choix pour la Serbie de la protection franco-russe ou de la protection austro-allemande dépendra de la question de savoir qui lui livrera les canons dont elle a besoin 19. La puissance politique joue ainsi un rôle décisif dans la lutte pour la concurrence et, pour le capital financier, la position de force de l'Etat devient un intérêt de profit direct. La diplomatie a désormais pour principale fonction de représenter le capital financier. Aux armes purement politiques s'en ajoutent d'autres, de caractère commercial 20, et les clauses d'un traité de commerce ne sont plus déterminées par des raisons d'ordre purement économique, mais par la disposition plus ou moins grande du pays le plus faible à donner la préférence au capital financier du plus fort sur celui de ses concurrents.
Cependant, plus est exigu le territoire économique et plus est faible sa possibilité de l'emporter dans la lutte pour la concurrence au moyen de primes d'exportations élevées, et plus est forte la tendance à l'exportation de capital pour pouvoir participer au développement économique d'autres grandes puissances et à leurs profits élevés ; plus grande est la masse du capital déjà accumulé et plus il est possible de satisfaire ce besoin.
Ici aussi se manifestent plusieurs tendances opposées. Plus le territoire économique est vaste et plus fort le pouvoir d'Etat, et plus est favorable la position du capital national sur le marché mondial. C'est pourquoi le capital financier préconise le renforcement du pouvoir d'Etat par tous les moyens. Mais, plus grandes sont les différences devenues historiques dans le pouvoir d'Etat, plus les conditions de la concurrence diffèrent, et plus est acharnée, parce que plus riche de promesses, la lutte des grands territoires économiques pour le contrôle du marché mondial. Cette lutte devient d'autant plus violente que le capital financier est plus développé et plus fort son désir de monopoliser une partie tout au moins du marché mondial. Mais, plus ce processus de monopolisation est avancé, plus la lutte pour le reste est acharnée. Si cet antagonisme était encore supportable à l'époque où régnait en Angleterre le système du libre-échange, il ne devait plus en être de même à partir du moment où il lui fallut passer au protectionnisme. La contradiction entre le développement du capitalisme allemand et les dimensions relativement étroites de son territoire économique s'est alors considérablement aggravée. Alors que l'Allemagne voit ses industries se développer à une allure rapide, son territoire de concurrence est soudain réduit. Ce qui est d'autant plus grave que, pour certaines raisons historiques 21, donc fortuites pour le capitalisme actuel, qui n'accorde rien au passé, si ce n'est du « travail figé », accumulé, ce pays ne possède aucune possession coloniale digne de ce nom, alors que non seulement ses principaux concurrents, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, pour qui tout leur continent a, du point de vue économique, un caractère colonial, mais encore les puissances de second ordre, telles que la France, la Belgique et la Hollande, possèdent de vastes colonies, et que son futur concurrent, la Russie, dispose d'un espace économique incomparablement plus grand. Une situation qui tend à aggraver considérablement l'antagonisme entre l'Allemagne et l'Angleterre avec ses satellites, et ne peut que mener à une solution de force.
Celle-ci serait de puis longtemps intervenue si certaines causes n'avaient agi dans le sens contraire. Car l'exportation de capital crée elle-même des tendances qui s’opposent à une telle solution. L'inégalité du développement industriel entraîne certaines différences dans les formes que revêt l'exportation de capital. La participation directe à l'ouverture des pays retardataires incombe à ceux dont le développement industriel, au double point de vue de la technique et de l'organisation, a atteint la forme la plus haute, c'est-à-dire avant tout l'Allemagne et les Etats-Unis, et en second lieu l'Angleterre et la Belgique. Les autres pays, à développement capitaliste déjà ancien participent à l'exportation de capital davantage sous forme de capital de prêt que sous forme d'installations d'usines. Cela a pour résultat que, par exemple, le capital français, hollandais et même, dans une certaine mesure, anglais, devient du capital de prêt pour des industries sous direction allemande et américaine. Ainsi se crée une certaine solidarité des intérêts internationaux du capital. Le capital français est intéressé en tant que capital de prêt au développement des industries allemandes en Amérique du Sud, etc. Cette solidarité, qui renforce considérablement le pouvoir du capital, permet une ouverture encore plus rapide de territoires étrangers, facilitée en outre par la pression accrue des pays concernés 22.
Laquelle de ces deux tendances l'emportera sur l'autre, cela dépend avant tout des perspectives de gain qu'offrirait le combat. Ici les mêmes considérations jouent sur le plan de la politique internationale qu'à l'intérieur d'un secteur industriel déterminé pour savoir si l'on poursuivra la lutte pour la concurrence ou si l'on y renoncera pendant un temps plus ou moins long en formant un cartel ou un trust. Plus les forces sont différentes, plus la lutte en général sera probable. Mais toute lutte victorieuse entraînerait un renforcement du vainqueur aux dépens de tous les autres. D'où la politique actuelle de maintien des possessions, qui rappelle tout à fait la politique d'équilibre des débuts du capitalisme. A quoi il faut ajouter la peur des conséquences qu'aurait une guerre dans le domaine intérieur, peur provoquée par le mouvement socialiste. D'un côté, la décision concernant la question de la guerre ou de la paix n'est pas uniquement entre les mains des puissances hautement capitalistes où la tendance opposée à la guerre est la plus marquée. L'éveil capitaliste des pays de l'Europe orientale et de l'Asie est accompagné de déplacement de forces qui, par les répercussions qu'elles exercent sur les grandes puissances, peuvent amener les antagonismes existants au point d'explosion.
Mais, si la puissance politique de l'Etat devient sur le marché mondial un moyen de concurrence du capital financier, cela signifie bien entendu un changement complet dans l'attitude de la bourgeoisie à l'égard de l'Etat. Celle-ci lui était hostile lorsqu'elle luttait contre le mercantilisme économique et l'absolutisme politique. Le libéralisme était vraiment destructif, il signifiait en fait le « renversement » du pouvoir d'Etat et la dissolution des liens traditionnels. Tout le système péniblement édifié des rapports de dépendance agricoles et des liens corporatifs dans les villes, avec sa superstructure complexe de privilèges et de monopoles, fut jeté par dessus bord. La victoire du libéralisme signifie d'abord un affaiblissement sensible du pouvoir d'Etat. La vie économique devait, tout au moins en principe, être soustraite au contrôle de ce dernier, dont le rôle devait se restreindre exclusivement au maintien de la sécurité et à l'établissement de l'égalité entre les citoyens. Ainsi le libéralisme était purement négatif, en contradiction violente avec l'Etat du précapitalisme mercantiliste, qui voulait tout réglementer, mais aussi avec les systèmes socialistes, qui veulent, d'une façon non destructrice, mais constructive, substituer à l'anarchie de la concurrence la réglementation par la société organisant sa vie économique et par là s'organisant elle-même. On comprend que le principe libéral devait l'emporter d'abord en Angleterre, où il était soutenu par une bourgeoisie libre-échangiste, que seule son opposition au prolétariat, et encore pour des périodes très courtes, obligea à faire appel au pouvoir de l'Etat. Mais, même en Angleterre, sa mise en application se heurta à la résistance, non seulement de l'aristocratie, favorable à la politique protectionniste, donc opposée au libéralisme, mais aussi, en partie, du capital commercial et du capital bancaire à la recherche de placements à l'étranger, qui exigeaient avant tout le maintien de la suprématie maritime, revendication qu'appuyaient toutes les couches de la population intéressées aux profits coloniaux. Sur le continent, la conception libérale de l'Etat ne devait l'emporter qu'avec de fortes réserves. Mais - opposition caractéristique entre l'idéologie et la réalité -, tandis que le libéralisme occidental développé d'une façon classique par les Français en tirait les conséquences dans tous les domaines de la vie politique et intellectuelle avec une hardiesse et une logique beaucoup plus grandes que le libéralisme anglais, du fait que son entrée en scène plus tardive le pourvoyait d'un matériel scientifique autrement riche que ce dernier (sa formulation était pour cette raison beaucoup plus large et sa base la philosophie rationaliste, alors que le libéralisme anglais était fondé uniquement sur l’économie), sa mise en application sur le continent devait se heurter à certaines limites. Comment en effet la revendication libérale d'une diminution des pouvoirs de l'Etat pouvait-elle être acceptée par une bourgeoisie qui, sur le plan économique, avait besoin de ce dernier comme du levier le plus puissant de son développement, et pour qui par conséquent il ne pouvait s'agir, non pas de supprimer l'Etat, mais de le transformer d'un obstacle en un instrument de son propre développement ? Ce dont la bourgeoisie continentale avait surtout besoin, c'était abolir le système des petits Etats indépendants et sans force pour lui substituer la suprématie de l'Etat unitaire. Le besoin de créer un Etat national devait faire de la bourgeoisie un allié de l'Etat. Or, sur le continent, il ne s'agissait pas de puissance maritime, mais de puissance terrestre. L'armée moderne est un tout autre moyen d'opposer le pouvoir d'Etat à la société que la flotte. Elle signifie le contrôle du pouvoir d'Etat par ceux qui disposent de l'armée. D'un autre côté, le service militaire obligatoire, qui armait la masse, devait très rapidement faire comprendre à la bourgeoisie que, pour que l'armée ne menace pas sa domination, il lui fallait une organisation strictement hiérarchisée, avec un corps d'officiers qui fût un instrument docile de l'Etat. Si, par conséquent, le libéralisme ne put appliquer son programme dans des pays comme l'Allemagne, l'Italie ou l'Autriche, ses efforts se heurtèrent en France également à certains obstacles, car la bourgeoisie française ne pouvait, sur le plan de la politique commerciale, se passer de l'Etat. A quoi il faut ajouter que la victoire de la Révolution française devait entraîner la France dans une guerre sur deux fronts : d'une part, il lui fallait assurer ses conquêtes contre le féodalisme du continent et, d'autre part, la création d'un nouvel empire du capitalisme moderne constituait une menace pour les positions traditionnelles de l'Angleterre sur le marché mondial ; c'est ainsi que la France dut engager la lutte avec l'Angleterre pour la domination du marché mondial. Sa défaite renforça en Angleterre le pouvoir de l'aristocratie terrienne, du capital commercial, bancaire et colonial et retarda ainsi la domination définitive du capital industriel anglais et la victoire du libre-échange. Par ailleurs, la victoire de l'Angleterre jeta le capital industriel européen dans le camp du protectionnisme et rendit vaine la victoire du libéralisme économique, mais créa du même coup les conditions d'un développement plus rapide du capital financier sur le continent.
Ainsi s'opposait en Europe un faible obstacle à l'adaptation de l'idéologie et de la conception de l'Etat de la bourgeoisie aux besoins du capital financier ; le fait que l'unification de l'Allemagne se fit par des voies contre-révolutionnaires devait renforcer la position de l'Etat dans la conscience du peuple, tandis qu'en France la défaite militaire obligea à concentrer toutes les forces sur le rétablissement du pouvoir d'Etat. Ainsi, les besoins du capital financier se heurtèrent à des éléments idéologiques qu'il put utiliser facilement pour créer avec eux la nouvelle idéologie adaptée à ses intérêts.
Mais cette idéologie était complètement opposée à celle du libéralisme. Ce que veut le capital financier, ce n'est pas la liberté, mais la domination, il n'a aucune compréhension pour l'indépendance du capitaliste individuel, mais il exige qu'il soit lié, il a horreur de l'anarchie de la concurrence et réclame l’organisation afin de pouvoir engager la lutte pour la concurrence à une échelle toujours plus élevée. Pour y parvenir, il a besoin de l'Etat, qui doit lui assurer par sa politique douanière le contrôle du marché intérieur et lui faciliter la conquête de marchés extérieurs. Il a besoin d'un Etat fort qui n'ait pas à tenir compte, dans sa politique commerciale, des intérêts opposés d'autres Etats 23, qui fasse prévaloir ses intérêts à l'étranger, mette en jeu sa puissance politique pour imposer aux Etats plus faibles des traités de commerce favorables, un Etat qui puisse intervenir partout pour transformer le monde entier en sphères de placement, mener une politique d'expansion et conquérir de nouvelles colonies. Si le libéralisme était adversaire de la politique de force de l'Etat, s'il voulait asseoir sa domination face aux forces traditionnelles de l'aristocratie et de la bureaucratie, la politique de force sans limite devient la revendication au capitalisme financier, et ce serait le cas même si les dépenses militaires n'assuraient pas aux couches capitalistes les plus puissantes un débouché important avec des gains ayant pour la plupart un caractère de monopole.
Mais la revendication d'une politique d'expansion bouleverse également toute la conception du monde de la bourgeoisie. Elle cesse d'être pacifique et humanitaire. Les anciens libre-échangistes voyaient dans le libre-échange, non seulement la politique économique la plus juste, mais aussi le point de départ d'une ère de paix. Le capital financier a depuis longtemps perdu cette illusion. Il ne croit pas à l'harmonie des intérêts capitalistes, mais sait que la lutte pour la concurrence devient de plus en plus une lutte politique. L'idéal pacifique pâlit et l'idée de l'humanité est remplacée par l'idéal de la grandeur et de la puissance. L'Etat moderne est né en tant que réalisation de l'effort des nations vers l'unité. L'idée nationale, qui trouvait sa limite naturelle dans la constitution de la nation comme base de l'Etat, puisqu'elle reconnaissait le droit de toutes les nations à l'indépendance et voyait, par là, les frontières de l'Etat dans les frontières naturelles de la nation, est maintenant transformée en l'idée de l'élévation d'une propre nation au-dessus de toutes les autres 24. L'idéal est d'assurer à sa propre nation la domination sur le monde, effort aussi illimité que la tendance au profit du capital dont il découle. Le capital devient conquérant et avec chaque nouveau territoire il conquiert une nouvelle frontière à franchir. Cet effort devient une nécessité économique, car tout retard diminue le profit du capital financier, réduit sa capacité de concurrence et peut faire enfin du plus petit territoire économique le tributaire du plus grand. Économiquement fondé, il trouve sa justification idéologique dans ce retournement singulier de l'idée nationale, qui ne reconnaît plus le droit de chaque nation à l'indépendance et qui n'est plus l'application sur le plan national du principe démocratique de l'égalité de tous les hommes. Au contraire, la référence économique du monopole se reflète dans la position privilégiée qu'on doit reconnaître à sa propre nation. Celle-ci apparaît comme élue. Comme la soumission de nations étrangères se fait par la force, c'est-à-dire par un moyen très naturel, la nation dominante semble devoir sa domination à ses qualités naturelles particulières, par conséquent à ses qualités de race. L'idéologie raciste est ainsi une justification sous déguisement scientifique des ambitions du capital financier, qui s'efforce de prouver par là le caractère scientifique et la nécessité de son action. A l’idéal d’égalité démocratique s'est substitué un idéal oligarchique de domination.
Mais si cet idéal, dans le domaine de la politique étrangère, englobe apparemment toute la nation, dans celui de la politique intérieure il se transforme en l'affirmation du point de vue du seigneur à l'égard de la classe ouvrière. Simultanément la force croissante des ouvriers pousse le capital à renforcer encore le pouvoir de l'Etat en tant que sauvegarde contre les revendications prolétariennes.
Ainsi l'idéologie de l'impérialisme apparaît comme une victoire sur les vieilles idées libérales. Elle raille leur naïveté. Quelle illusion, dans le monde de la lutte capitaliste, où la supériorité des armes décide de tout, de croire à une harmonie des intérêts ! Quelle illusion d'attendre le Royaume de la paix éternelle, de prêcher le droit des peuples là où seule la force décide du sort des peuples ! Quelle folie de vouloir porter le règlement des rapports de droit à l'intérieur des nations au-delà des frontières nationales, quelle perturbation irresponsable des affaires que cette stupidité humanitaire qui a fait des ouvriers un problème, invente à l'intérieur la réforme sociale, et veut abolir dans les colonies l'esclavage par contrat, la seule possibilité d'exploitation rationnelle ! La Justice éternelle est un beau rêve, mais ce n'est pas avec de la morale qu’on construit des voies ferrées. Comment pourrons-nous conquérir le monde si nous voulons attendre la conversion de la concurrence ?
Cependant, l'impérialisme ne substitue aux idéaux pâlis de la bourgeoisie cette destruction de toutes les illusions que pour en créer elle-même une nouvelle et plus grande encore. Il se montre froid dans l'appréciation du conflit réel des groupes d'intérêts capitalistes et considère toute la politique comme une affaire de syndicats capitalistes, tantôt en lutte tantôt collaborant les uns avec les autres. Mais quand il expose son propre idéal, alors il devient chaleureux et grisant. L’impérialiste ne veut rien pour lui-même mais ce n'est pas pour autant un illusionniste et un rêveur qui prétend résoudre la confusion inextricable des races à toutes les phases et avec toutes leurs possibilités de développement, au lieu d'une réalité magnifiquement colorée, dans la notion exsangue de l'humanité. Il regarde avec des yeux durs et clairs la masse des peuples et voit dressée au-dessus d'eux sa propre nation. Elle est réelle et vit dans l'Etat puissant, de plus en plus puissant ; c'est à sa grandeur qu’il voue tous ses efforts. La soumission de l'intérêt individuel à un intérêt général plus élevé, qui est le fondement de toute idéologie sociale viable, est ainsi acquise, l’Etat étranger au peuple et la nation elle-même solidement unis et l'idée nationale mise en tant que force motrice au service de la politique. Les antagonismes de classe ont disparu et se sont fondus dans le service de la communauté. A la lutte des classes, dangereuse et sans issue pour les possédants, s’est substituée l’action commune de la nation unie dans le même idéal de grandeur nationale.
Cet idéal, qui semble poser un nouveau lien autour de la société bourgeoise déchirée, devait trouver un écho d'autant plus enthousiaste qu'entre-temps le procès de décomposition de cette même société a fait de nouveaux progrès.
Notes
1 Voir Otto Bauer, « La Question des nationalités et la social-démocratie », Etudes marxiennes, tome II, p.p. 178 sq.
2 Très caractéristique est l'exemple suivant, que montrent en temps un cartel international et l'effet de l’exportation du capital. « La fabrication de fil à coudre est une branche d’industrie importante implantée depuis longtemps en Grande-Bretagne, particulièrement en Écosse. Les quatre grandes firmes Coats and Co, Clark and Co, Brook and Bros, Chodwich and Bros, qui contrôlent pratiquement cette industrie, sont groupées depuis en une, communauté de travail connue sous le nom de J. and P. Coats Limited, qui englobe en outre toute une série de petites fabriques anglaises et une union groupant quinze sociétés américaines. Cette Thread Combine, au capital de 5,5 millions de livres sterling, représente une des plus grandes unions industrielles du monde. Déjà avant le groupement les firmes Coats et Clark s'étaient vues contraintes par la politique protectionniste des Etats-Unis de créer des filiales dans ce pays pour éviter les hauts tarifs douaniers dirigés contre leurs produits. L'Union a poursuivi cette politique et s'est même assuré, en achetant un nombre considérable d'actions des sociétés de la même branche aux Etats-Unis et dans d'autres pays (par conséquent, exportation de capital dans de vastes dimensions), le contrôle sur ces sociétés. Ainsi les industriels anglais fabriquent à l'étranger ; c'est la classe ouvrière anglaise, et en définitive toute la nation qui en supportent le dommage. Le trust du fer a toute raison de poursuivre cette politique, car il déclare sans risque d'être contredit que le bénéfice obtenu au cours de l’année 1903-1904, qui est de 2,58 millions de livres sterling, provient en grande partie des usines installées à l'étranger. Mais d’ici que l’industrie étrangère renforcée secoue le joug du « contrôle » anglais et diminue le tribut qu'elle paye actuellement, ce n’est qu’une question de temps » (Schwab, op. cit., p. 42).
3 C'est ainsi par exemple, qu'une partie de la rente foncière hongroise s'écoule en Autriche en paiement des intérêts des lettres de change des banques hypothécaires hongroises en circulation en Autriche.
4 D'après l'excellente expression de Parvus, La Crise commerciale et les syndicats, Munich, 1901.
5 Voir les exemples chez Parvus, La Politique coloniale et l'effondrement, Leipzig, 1907, pp. 63 sq.
6 Qu'on pense par exemple à l'enthousiasme scandaleux au pays des poètes et des penseurs pour un Carl Peters. Ce lien était déjà évident pour les libre-échangistes et son affirmation un bon moyen d'agitation contre la politique coloniale. C'est ainsi que Cobden déclare : « Is it possible, that we can play the part of despot and butcher there (in India), without finding our character deteriorate at home ? » (Cité par Schultze-Gaevernitz. op. cit., n. 104).
7 Voir à ce sujet le débat sur la question de l'immigration dans la Neue Zeit XXVI, I, et particulièrement Otto Bauer, « Emigrations prolétariennes », et Max Schippel, « Les Forces de travail étrangères et la législation des différents pays ».
8 Voir à ce sujet les indications que donne Paul Mombert (Etudes sur le mouvement de la population en Allemagne, 1907). C'est ainsi qu'en Europe le rapport des naissances au nombre d'habitants fut en moyenne la suivante (sur 1 000) :
1841-1850 | 37,8 | 1881-1885 | 38,4 |
1851-1860 | 37,8 | 1886-1890 | 37,8 |
1861-1870 | 38,6 | 1891-1895 | 37,2 |
1871-1875 | 39,1 | 1896-1900 | 36,9 |
1876-1880 | 38,7 | 1901- | 36,5 |
De même, la baisse du chiffre des naissances est considérable aux
Etats-Unis et étonnante en Australie. Aux Nouvelles-Galles du Sud, par
exemple, il y avait, pour 1 000 femmes mariées âgées de 15 à
45 ans en 1861, 340,8 naissances, et en 1901, 235,3 (Voir également les
précisions fournies par Schultze-Gaevernitz, op. cit., p. 195, qui cite
le cri d'alarme poussé par l'expert gouvernemental Coghlen :
« Le problème de la baisse du chiffre des naissances est d'une
importance primordiale et en Australie plus que partout ailleurs. De sa
solution dépend la question de savoir si notre pays occupera jamais une
place parmi les grandes nations du monde. »
L'accroissement de la population dans les régions citées est par
conséquent dû uniquement à la baisse considérable de la mortalité, plus
forte que celles des naissances. En Allemagne, la mortalité a jusqu'à
présent baissé beaucoup plus fortement que la natalité. « Si
cette dernière baisse se poursuit, un moment viendra où la diminution
de la mortalité sera plus lente et où le rapport des deux baisses
s'inversera. Par là, l'excédent des naissances manifestera une tendance
à la baisse » (Mombert, op. cit., p. 263). C'est
ce qu'on constate déjà en Angleterre et dans le Pays de Galles, en
Écosse et en Suède. Pour ce stade de l'expansion capitaliste, le
jugement final de Mombert est très pertinent. « Dans un avenir
pas trop éloigné, le point fondamental du problème de la population
sera peut-être, et pas seulement en France, moins dans une trop forte
que dans une trop faible augmentation de la population » (p.
280).
9 Les
capitaux britanniques placés à l'étranger sont évalués en 1900 à
2 500 millions de livres sterling, avec un accroissement
supposé de 50 millions par an, dont 30 millions en titres. Les
investissements à l'étranger semblent croître plus rapidement qu’à
l'intérieur. En tout cas, le revenu total britannique au cours des
années 1865-1898 n'a que doublé, alors que le revenu provenant des
capitaux placés à l'étranger s'est dans le même temps multiplié par 9
(Giffen). On trouvera des indications détaillées dans une conférence de
George Paish, publiée dans le Journal of the Royal
statistical Society,
septembre 1909. D'après lui, le revenu provenant des
emprunts d'Etat de l'Inde fut en 1906-1907 de
8 768 237 livres sterling, celui des autres colonies
de 13 952 722, et de tous les autres pays de
8 338 124 livres sterling, soit en tout
31 039 083 livres sterling contre
25 374 192 en 1897-1898. Le revenu provenant d'autres
valeurs (chemins de fer) est évalué à 48 521 000
livres sterling. La somme du capital étranger est évaluée à
2 700 millions de livres sterling, dont 1 700
millions investis dans les chemins de fer avec un revenu total, de 140
millions de livres sterling, ce qui correspond à un intérêt de
5,2 %. Et ces chiffres sont sans doute inférieurs à la réalité.
Le capital français investi à l'étranger était estimé par P.
Leroy-Beaulieu à 34 milliards de francs, et il devrait avoir atteint 40
milliards de francs par an.
Quant aux capitaux allemands placés à l'étranger, Schmoller les
évaluait en 1892, dans le rapport à la commission d'enquête sur la
Bourse, à 10 milliards, W. Christians à 13 milliards, rapportant un
bénéfice de 5 à 600 millions de marks par an. Pour 1906 Sartorius
évalue à 26 milliards, dont 16 milliards en titres le montant des
investissements allemands à l'étranger, avec un revenu annuel d'environ
1 240 millions de marks. Voir Sartorius, op. cit.,
pp. 88 sq.
10 Même là où les capitaux européens sont placés en actions de sociétés américaines, ils n'en tirent très souvent rien de plus qu'un intérêt, puisque le bénéfice de l'entrepreneur est déjà contenu dans le bénéfice du fondateur des banques américaines.
11 Au cours des vingt dernières années, les importations de froment et autres céréales de l'étranger ont augmenté de 4 millions de livres sterling, soit de 9 %, celles provenant des possessions britanniques, elles, de 9,25 millions de livres sterling, soit de 84 %. Quant aux importations de viande de l'étranger, elles ont augmenté de 16,5 millions de livres sterling, soit 79 %, et celles provenant des possessions britanniques, de 8 millions de livres sterling (230 %). Enfin les importations de beurre et de fromage des pays étrangers et celles provenant des possessions britanniques ont augmenté respectivement de 60 % et de 630 %. Les importations de céréales en provenance des possessions britanniques s'élevaient en 1895 à 7 722 000 livres sterling, en 1905, à 20 345 000 livres sterling, soit accroissement de 163 %. En même temps, les importations totales passèrent de 45 359 000 livres à 49 684 000 livres, soit une augmentation de 9,5 %. En 1895, les pays étrangers couvraient 85,4 % des besoins en céréales du Royaume-Uni et les possessions britanniques 14,6 %. En 1905 ces pourcentages respectifs étaient de 71 % et de 19 % (W. A. S. Hewins, « L'Empire britannique », dans L'Economie mondiale publiée par Ernst von Halle, 1906, III, p, 7).
12 D'après les indications de la commission Chamberlan (citées par Schultze-Gaevernitz, op, cit., p. 2,16), la valeur des importations en provenance de la Grande-Bretagne était par habitant :
en Allemagne, Hollande, Belgique | 0,118 | livre sterling |
en France | 0,8 | — |
aux Etats-Unis | 0,63 | — |
au Natal | 8,60 | — |
au Cap | 6,196 | — |
en Australie | 5,56 | — |
en Nouvelle-Zélande | 7,57 | — |
au Canada | 1,184 | — |
Les colonies britanniques importèrent en 1901 :
de la métropole | 123,5 | millions de livres sterling |
d'autres colonies britanniques | 68,0 | — |
de l'étranger | 90,0 | — |
Quant aux exportations du Royaume-Uni, elles étaient (en millions de livres sterling) les suivantes :
1866 | 1872 | 1882 | 1902 | |
à destination des colonies britanniques : | 57,7 | 60,6 | 84,8 | 109,0 |
à destination des pays européens | 63,8 | 108,0 | 85,3 | 86,5 |
à destination des pays d'Asie, d'Afrique et de l'Amérique du Sud non britanniques | 42,9 | 47,0 | 40,3 | 54,1 |
à destination des Etats-Unis | 28,5 | 40,7 | 31,0 | 23,8 |
13 C'est pourquoi cet argument fut toujours mis en avant par Chamberlain dans sa propagande. « Il me semble que le sens de l'époque tend à mettre tout le pouvoir entre les mains des grandes nations. Les petits pays, qui ne progressent pas, me paraissent destinés à tomber dans une position subalterne. Mais, si la Grande-Bretagne reste unie, aucune puissance au monde ne peut la dépasser en superficie, en population, en richesse et en variété des ressources. » Discours du 31 mars 1897 cité par Marie Schwab, La Politique commerciale de Chamberlain, Iéna, 1905, p. 6.
14 L'intérêt que l'ensemble de la classe capitaliste a dans la réforme des tarifs douaniers et l'impérialisme, où l'on met adroitement au premier plan celui des industries de transformation, est exposé de la façon suivante par le professeur Hewins : « Le Royaume-uni importe actuellement ses produits alimentaires de certains pays avec lesquels il n'a conclu aucun accord de réciprocité. Aussi doit-il utiliser pour le règlement de ces importations de produits alimentaires l'appareil compliqué du commerce international et chercher constamment de nouveaux débouchés pour ses produits manufacturés dans le monde et régler ses dettes au moyen d'accords de réciprocité entre les pays. A la longue, cette politique commerciale est impossible pour les raisons suivantes : a) Le nombre des pays ainsi ouverts aux importations de produits britanniques diminue constamment et, sur les marchés de l'Extrême-Orient, par exemple, nous nous heurterons certainement et très bientôt à la concurrence imbattable du Japon. b) La nécessité où nous sommes de chercher constamment pour nos produits d'autres débouchés que des pays comme l'Allemagne et les Etats-Unis, abstraction faite encore une fois des colonies, a une influence nuisible sur le développement économique de l'Angleterre. La tendance naturelle de ce développement consistait en ce que les industries anglaises s'efforçaient d'atteindre des niveaux de plus en plus élevés, employaient des ouvriers de plus en plus qualifiés et amélioraient sans cesse leurs qualités techniques. Mais désormais il ne saurait plus en être de même. Les pays les plus avancés se ferment à nos importations et l'industrie anglaise, contrainte de traiter avec les pays du monde les plus arriérés, doit produire les marchandises correspondant à leurs besoins. c) Il en résulte un conflit entre deux tendances opposées. Précisément dans ce domaine des marchandises de grande consommation, les plus jeunes pays industriels peuvent faire de grands progrès. Ici l'Allemagne, la Belgique, les Etats-Unis, l'Autriche, et même le Japon peuvent nous faire concurrence. D'un autre côté se manifeste dans l'industrie anglaise la tendance à développer plus de spécialités que les entreprises fabriquant des produits de grande consommation et a produire ainsi des marchandises plus chères. C'est ainsi que la Grande-Bretagne passe de plus en plus à l'arrière-plan dans les territoires dont elle dépend de plus en plus pour le paiement des denrées alimentaires qu'elle importe. C'est ce qui explique l'importance qu'a dans tout l'Empire l'effort en vue de l'organisation d'une plus grande activité professionnelle britannique » (Hewins, op. cit., p. 37).
15 Les chiffres suivants montrent l'importance qu'a pour l'Angleterre la construction des chemins de fer dans les colonies : « En 1880 l'Empire britannique possédait 40 000 milles anglais de voies ferrées, dont les 3/8 dans le Royaume-Uni et 5/8 dans les colonies et possessions d'outre-mer. En 1904, le réseau était, passé, à 95 000 milles anglais, dont encore 2/9 dans le Royaume-Uni. Il s’était donc accru de 26 % dans la métropole et de 223 % dans les colonies. Le développement rapide de ces dernières repose naturellement sur l'ouverture de territoires où il n'y avait pas jusqu'alors de chemins de fer, sinon dans un état très primitif. C'est ainsi que, depuis 1880 la longueur des voies ferrées a triplé en Inde et au Canada quadruplé en Australie, quintuplé en Afrique du Sud. En dehors du Royaume-Uni la plus grande densité du réseau ferré est en rapport avec la densité de la population en Australie, où, pour 1 000 habitants, il y a 3,86 milles de voies ferrées, contre 3,76 au Canada et 0,19 en Inde. D'une façon caractéristique, le grand réseau ferré du Royaume-Uni paraît petit en comparaison des Etats-Unis où d'après le Poors Railroad Manual de 1904, il y avait en activité 212 349 milles de rail, c'est-à-dire plus du double de la longueur du réseau ferré de l'Empire britannique, dont la population est cinq fois plus nombreuse. Il en résulte par conséquent la perspective d'une nouvelle extension, presque illimitée, du réseau ferré dans l’Empire britannique. Presque tout le capital nécessité par la construction de ces lignes de chemins de fer a été rassemblé aux Etats-Unis ; les sommes investies dans les chemins de fer britanniques en dehors de la métropole peuvent être évaluées à environ 850 millions de livres sterling, les recettes annuelles brutes à 75 millions de livres et les recettes nettes à 30 millions. En tenant compte des chiffres pour le Royaume-Uni, j'évalue l'ensemble du capital investi dans les chemins de fer de l'Empire britannique à environ 2 100 millions de livres sterling, ce qui se rapproche beaucoup plus du chiffre correspondant pour les Etats-Unis, soit 2 800 millions de livres sterling, que de la longueur du réseau ferré. Les recettes nettes des chemins de fer sont d'environ 70 à 75 millions de livres sterling par an, soit 3 % du capital investi » (Hewins, op. cit., p. 34).
16 M. Dernburg connaissait parfaitement la mentalité des capitalistes quand il soulignait constamment dans ses discours d'agitation la possibilité que les colonies allemandes libèrent les industriels allemands du coton et du cuivre du joug américain.
17 Voir l'analyse pénétrante des conséquences de ce phénomène pour la Russie chez Kautsky, « L'Ouvrier américain », Neue Zeit, XXIV, I, pp. 675 sq.
18 C'est aussi le cas pour la Russie, où cependant le processus d'assimilation nationale, dans lequel elle est déjà engagée, réussira beaucoup plus facilement à cause de l'étendue du territoire et en vue duquel le moyen le plus radical serait la banqueroute de l'Etat.
19 De petits pays, en revanche, ne peuvent que difficilement, lors des négociations à propos d'emprunts, poser des conditions au sujet de fournitures industrielles, en partie aussi parce que leurs industries sont moins productives. « On a reproché avec raison aux banques néerlandaises de fournir des capitaux à l'étranger sans conditions... La Bourse accorda à l'étranger, en dernier lieu l'Amérique du Sud (notamment en 1905), des capitaux importants sans poser à cette occasion des conditions en faveur de l'industrie néerlandaise, comme cela se fait fréquemment en Belgique, en Allemagne et en Angleterre » (G. Hesselink, « Hollande » dans L'Economie mondiale, de Halle, III, p. 118).
20 Au sujet de la supériorité dont bénéficie en cela le grand territoire économique, voir Richard Schüller, Protectionnisme et libreéchange, Vienne, 1905, p. 247 : « Le commerce extérieur d'un territoire de faibles dimensions est grand par rapport à sa production et par conséquent important ,pour lui, mais, pour les grands pays d'où il importe ses marchandises et dans lesquels il veut exporter, ce commerce est, par rapport à sa production, d'importance moindre. C'est pourquoi il est difficile au premier de défendre ses intérêts comme il convient dans les contrats et d'amener ses partenaires à adapter leur politique commerciale à ses besoins. »
21 Voir Karl Emil, « L'Impérialisme allemand et la politique intérieure », Neue Zeit, XXVI, 1.
22 Un exemple d'une telle évolution est fourni par l'issue provisoire du conflit marocain, où l'alliance de Krupp et de Schneider-Creusot en vue de l'exploitation en commun des mines maroco-algériennes a eu pour conséquence un accord des deux pays intéressés, à la pression desquels le Maroc peut beaucoup moins facilement se soustraire que s'il pouvait les jouer l'un contre l’autre.
23 On imagine à quel point il est devenu important pour la réalisation internationale des derniers accords commerciaux allemands que la puissance politique de la Russie ait été si affaiblie du fait des événements en Extrême-Orient qu'une pression politique de sa part n'était pas possible.
24 Voir Otto Bauer, « L'impérialisme et le principe des nationalités », Etudes marxiennes, II, § 30, pp. 491 sq .