Le capital financier
CINQUIEME PARTIE - LA POLITIQUE ECONOMIQUE DU CAPITAL FINANCIER
CHAPITRE XXI - LE CHANGEMENT DANS LA POLITIQUE COMMERCIALE
Le capital financier signifie en fait l'unification du capital. Les secteurs, autrefois distincts, du capital industriel, commercial et bancaire, sont désormais sous le contrôle de la haute finance, où les magnats de l'industrie et des banques sont étroitement associés. Association elle-même fondée sur la suppression de la libre concurrence des capitalistes entre eux par les grandes unions à caractère de monopole, qui a naturellement pour conséquence de changer les rapports de la classe capitaliste avec le pouvoir d'Etat.
La conception bourgeoise de l'Etat se forme dans la lutte contre la politique mercantiliste et le pouvoir centralisé et privilégié de l'Etat. Elle représente les intérêts de la manufacture et de la fabrique capitalistes à leurs débuts, opposés aux privilèges et monopoles des grandes compagnies commerciales et coloniales, d'une part, de l'industrie artisanale fermée à la manière des corporations, d'autre part. La lutte contre l'intervention de l'Etat ne pouvait être menée que si l'on prouvait qu'elle était superflue et même nuisible pour la vie économique. Pour la faire écarter, il fallait démontrer la supériorité des lois propres de l'économie 1.
Ainsi la politique de la bourgeoisie se fonde sur la science économique, et la lutte contre le mercantilisme devient une lutte pour la liberté économique, laquelle s'élargit en une lutte pour la liberté de l'individu contre la tutelle de l'Etat. De quelle façon ces conceptions se haussent au niveau d'une conception mondiale du libéralisme, c'est une question que nous n'examinerons pas ici. Une chose seulement peut être soulignée : comme en Angleterre la lutte pour la liberté économique remporte la victoire à une époque qui ne connaît pas encore la conception scientifique moderne, le libéralisme ne la fait pas entrer dans son univers : le bouleversement révolutionnaire de toutes les idées morales et religieuses, tel que l'accomplit le libéralisme français, ne devient jamais en Angleterre conscience commune du peuple, tandis qu'au contraire le libéralisme économique s’impose plus fortement en Angleterre que partout ailleurs sur le continent.
Cependant, en Angleterre non plus, la victoire du « laisser faire » n’est pas totale : le système bancaire en est exclu et la théorie de la liberté des banques est battue en brèche par les besoins pratiques des dirigeants de la Banque d'Angleterre. Encore moins la doctrine manchestérienne a-t-elle une influence sur la politique étrangère, qui au XIXe siècle comme au XVIIe et au XVIIIe continue d'obéir aux impératifs du commerce britannique. Sur le continent, la pratique se réduit essentiellement à l'application de la liberté du travail et reste un axiome de politique intérieure, tandis que la politique commerciale continue d'être protectionniste. Car la politique anglaise de libre-échange repose sur l’avance prise par le développement capitaliste et la supériorité technique et économique de l'industrie anglaise qui en découle. Cette avance n'était pas due uniquement à des causes naturelles, bien qu'elles y aient beaucoup contribué. C’est ainsi qu'aussi longtemps que le système moderne des transports n'était pas développé, le fret et l'économie de fret réalisée par l'union du minerai et de la houille devaient acquérir une importance décisive. Mais il ne faut pas oublier que développement capitaliste signifie accumulation de capital et que l'accumulation plus rapide en Angleterre est due essentiellement d'une part à l'issue des guerres menés contre l'Espagne, la Hollande et la France pour la domination des mers et par là sur les colonies, et, de l'autre, à l'expropriation de la paysannerie par les grands propriétaires terriens.
L'avance industrielle de l'Angleterre accrut son intérêt pour le libre-échange, tout comme précédemment l'essor du capitalisme en Hollande avait engagé ce pays dans la voie de la libre concurrence 2. A l'intérieur, le développement de l'industrie, l'augmentation de la population et sa concentration dans les villes eurent pour conséquence que la production agricole intérieure devint insuffisante. C’est pourquoi le prix des céréales fut déterminé par les frais de transport encore fort élevés avant la transformation du système des transports et par les droits de protection, qui devenaient alors efficaces. D'ailleurs, les propriétaires terriens, déjà à l'époque transitoire où seules de bonnes récoltes rendaient les importations inutiles, tandis que les mauvaises les accroissaient considérablement, veillent, au moyen du système des primes à l'exportation, à l'imposition périodique de prix de famine, et la rigidité du système monétaire anglais eut pour résultat que la crise monétaire suivit la hausse des prix des produits alimentaires. Tout ce système était en contradiction avec les intérêts des industriels ; ceux-ci n'avaient pas à craindre une importation de produits étrangers, car leurs entreprises étaient, au point de vue technique et économique, très en avance sur celles des pays étrangers. Mais les prix du blé constituaient l'élément essentiel du « prix de la main-d'œuvre », qui jouait dans le prix de revient des industriels un rôle d'autant plus important que la composition organique du capital était encore faible et plus grande par conséquent la part du travail vivant par rapport à la valeur du produit global. La raison ouvertement exprimée de la campagne douanière anglaise était ainsi l'abaissement du prix de revient par la diminution du prix des matières premières, d'une part, et du prix de la main-d'œuvre, de l'autre.
De même, le capital industriel et commercial anglais était intéressé au libre-échange des autres pays, mais très peu, en revanche, à la possession de colonies. Dans la mesure où elles servaient de marchés de débouchés pour ses produits industriels et d'achat pour ses matières premières, l'Angleterre n'avait à craindre aucune concurrence digne de ce nom aussi longtemps que seuls ces territoires étaient sous le régime de la libre concurrence. La propagande en faveur d'une politique coloniale active, qui coûtait très cher et avait pour résultat d'augmenter les impôts et d'affaiblir le régime parlementaire à l'intérieur, recula devant la propagande libre-échangiste. L'abandon des colonies resta une revendication purement platonique des libres-échangistes les plus radicaux. Car non seulement la principale colonie, l'Inde, entrait en ligne de compte en tant que marché, mais sa possession assurait à une catégorie nombreuse et influente des revenus abondants à titre de « tribut de bon gouvernement 3 ». En outre, sur ce vaste marché, la « sécurité » était une condition des ventes et l'on pouvait se demander si la renonciation à la domination sur cette colonie n'entraînerait pas la reprise des ancienne luttes, qui aurait pour résultat inévitable d'aggraver le possibilités de débouchés 4.
Tout autres étaient les intérêts de la politique commerciale sur le continent. Là, c'était surtout les fournisseurs de matières premières agricoles, les propriétaires fonciers, qui étaient partisans du libre-échange, car ce dernier favorisait l'écoulement de leurs produits et abaissait les prix des produits industriels. En revanche, les intérêts des industriels allaient dans le sens contraire. Il n'était pas question pour eux d'établir des droits de douane sur les produit agricoles, mais la concurrence anglaise interdisait ou ralentissait le développement industriel intérieur. Il s'agissait d'abord de surmonter les difficultés du début et d'écarter les obstacles qu'entraînait la pénurie d'ouvriers, de contremaîtres et d'ingénieurs qualifiés, de compenser l'état arriéré de la technique, de créer un vaste réseau commercial, de développer le crédit, d'accélérer la prolétarisation en écrasant la concurrence de l'artisanat et la dissolution de l'économie paysanne, bref de rattraper l'avance prise par l'industrie anglaise. A cela s'ajoutait l'intérêt fiscal pour les recettes douanières qui, à cette époque où le système de l'imposition indirecte n'en était encore qu'à ses débuts et au développement duquel l'état d'économie naturelle dans lequel se trouvaient des pays éloignés opposait des obstacles insurmontables, entrait en ligne de compte encore plus qu'aujourd'hui. Les recettes douanières des Etats continentaux, dans la mesure où elles étaient perçues sur des produits industriels, ne paraissaient alors comporter aucun inconvénient au point de vue économique. Certes, le consommateur indigène devait payer le produit, par exemple, de l'industrie anglaise, plus cher du montant de la taxe douanière, mais la différence affluait dans les caisses de l'Etat. Par contre, le système de protection douanière a aujourd'hui pour résultat qu'en dehors du montant qui afflue dans les caisses de l'Etat, des sommes considérables doivent être versées par les consommateurs indigènes aux industriels et aux propriétaires fonciers. Au contraire, l'intérêt fiscal commence aujourd'hui en Angleterre à venir au premier plan parce que le système fiscal édifié entre-temps ne peut, étant donné le rapport des forces entre les classes, être perfectionné que difficilement et au prix des plus grands efforts.
Mais, dans la mesure où la question des colonies se posait, celles-ci avaient à redouter, elles aussi, la concurrence anglaise dès qu'elles abattaient les barrières protectionnistes.
Ainsi la politique douanière des classes industrielles sur le continent et en Angleterre s'engagea dans des directions différentes, qui s'expliquent l'une et l'autre par la suprématie du capitalisme anglais. Sur le plan théorique, le protectionnisme continental et américain fut justifié par Carey et List. Le système de List n'est pas une réfutation de la doctrine libre-échangiste telle que l'a formulée Ricardo. C'est seulement une politique économique qui ne doit rendre possible le libre-échange que dans la mesure où il permet le développement d'une industrie nationale. Les droits de douane éducatifs de List n'ont pas d'autre but et c'est pourquoi List ne préconisait que des droits assez faibles pour compenser la différence existant entre l'avance prise par l'Angleterre et le retard de l'Allemagne, et d'ailleurs temporaires, étant donné que sa politique avait pour but de rendre finalement inutiles les droits protecteurs eux-mêmes.
Cette politique douanière de développement du capitalisme est transformée en son contraire à mesure que le capitalisme se développe.
Le système de List était, il l'a reconnu lui-même, le système qui convenait à un pays capitaliste retardataire. Mais la loi de l'hétérogénéité des buts manifesta ici aussi son efficacité. Ce n'est pas le pays du libre-échange, l'Angleterre, mais les pays protectionnistes, l'Allemagne et les Etats-Unis, qui devinrent les modèles de développement capitaliste si l'on se réfère au degré de centralisation et de concentration du capital, par conséquent au degré de développement des cartels et des trusts, de contrôle des banques sur l'industrie, bref de transformation de tout capital en capital financier. En Allemagne, l'essor rapide de l'industrie après la suppression des douanes intérieures, et particulièrement après la fondation du Reich, entraîna un changement complet de la politique commerciale. L'arrêt des exportations de produits agricoles fit des propriétaires fonciers les partisans du protectionnisme. Se joignirent à eux ceux qui, dans les milieux industriels, étaient intéressés au maintien des barrières douanières, notamment les représentants de l'industrie lourde, et en premier lieu ceux de l'industrie sidérurgique, qui exigèrent le maintien de ces barrières pour se protéger contre la concurrence anglaise. C'était une branche d'industrie à très haute composition organique du capital, que ne gênait nullement la hausse des prix des produits alimentaires, laquelle était encore modérée et dont les effets pouvaient d'ailleurs être supprimés facilement par la concurrence des produits américains qui commençait à se faire sentir. D'un autre côté, l'industrie souffrait extraordinairement des conséquences de la crise. La concurrence anglaise était d'autant plus difficile à supporter que l'industrie sidérurgique allemande était, pour des raisons naturelles et techniques, en retard sur l'industrie anglaise, surtout avant l'invention du procédé de déphosphoration de la fonte. A quoi il faut ajouter que, précisément dans les industries à très haute composition organique et à participation particulièrement forte de capital fixe, il est difficile de rattraper l'avance prise par une industrie déjà développée. Était également partisan d'une politique protectionniste une partie du capital bancaire étroitement liée depuis le début à l'industrie lourde. Les adversaires de cette politique étaient la partie du capital placée dans les industries travaillant pour l'exportation et le capital commercial. Mais la victoire du protectionnisme en 1879 signifie le début d'une transformation dans la fonction des droits protecteurs, en faisant progressivement des droits éducatifs un système de protection des cartels 5.
Il ne fait aucun doute que la suppression de la concurrence étrangère a considérablement facilité la formation des cartels. Directement d'abord, indirectement ensuite, parce que le système protectionniste, tel qu'il s'est constitué et qu'il est soutenu en Europe et aux Etats-Unis par les magnats de l'industrie minière et de l'industrie de transformation, est en règle générale plus favorable à ces industries qu'à celles qui produisent des articles destinés à l'exportation, lesquelles devaient concurrencer sur le marché mondial des produits anglais dont les prix de revient n'étaient pas surchargés du montant des droits de douane. Précisément ce fait devait favoriser les industries productrices de biens d'équipement, mettre à leur disposition tout le capital nécessaire en vue d'améliorer leurs installations techniques, accélérer leur progrès vers une plus haute composition organique, mais par là aussi leur concentration et leur centralisation, et créer ainsi les conditions préliminaires à leur cartellisation.
Mais c'est encore une fois le caractère retardataire du capitalisme allemand qui fut finalement la cause de la supériorité de l'industrie allemande sur l’industrie anglaise. Celle-ci s'est développée peu à peu, d'une façon pour ainsi dire organique, à partir de débuts très modestes. La coopérative et la manufacture donnèrent naissance à la fabrique, laquelle se développe d'abord et principalement dans l'industrie textile, industrie n'exigeant qu'un capital relativement faible. Du point de vue de l'organisation, on en resta principalement à l'entreprise individuelle : le capitaliste individuel, non la société par actions, dominait, et la richesse capitaliste restait entre les mains de capitalistes individuels. Il se constitua ainsi peu à peu une classe de riches entrepreneurs industriels, dont la propriété était leurs lieux de production. Lorsque, plus tard, surtout par suite du développement des grandes entreprises de transport, les sociétés par actions prirent une plus grande importance, ce fut principalement ces grands industriels qui devinrent actionnaires, et le capital placé dans ses sociétés fut du capital industriel. De même, le capital bancaire, et celui qui s'occupait d'affaires d'émissions, exclusivement, était entre les mains de capitalistes individuels, tandis que les banques d'actions ne servaient qu'au crédit de circulation, et par conséquent n'exerçaient pas une grande influence sur l'industrie, tout comme les banquiers d'émissions, qui avaient cessé par là d'être des banquiers, et étaient devenus, tout au moins en partie, des industriels. Cette prédominance de l'accumulation du capital dans les mains des capitalistes individuels, conséquence du développement précédent, et pour ainsi dire organique, du capitalisme anglais, faisait défaut sur le continent comme aux Etats-Unis. A quoi il faut ajouter que de grosses sommes d'argent provenant des colonies et notamment de l'Inde, comme de l'exploitation du monopole commercial anglais, s'étaient accumulées également entre les mains de particuliers, ce qui n'était pas le cas en Allemagne et en Amérique.
Lorsque ensuite les obstacles politiques au développement capitaliste furent finalement écartés en Allemagne par l'Union douanière puis par la fondation du Reich, et que la voie devint libre pour le capitalisme, ce dernier ne pouvait naturellement pas traverser les mêmes phases que le capitalisme anglais. Il devait bien plutôt s'efforcer de prendre, si possible, comme point de départ dans son propre pays la phase déjà atteinte, au point de vue technique et économique, dans un pays plus avancé. Mais, en Allemagne, il n’y avait pas cette accumulation de capital entre les mains de particuliers, nécessaire pour mener la production dans les industries hautement développées à l'échelle atteinte en Angleterre, si l'entreprise devait être une entreprise individuelle. C'est ainsi qu'ici la société par actions reçut, outre sa fonction commune à la forme allemande et à la forme anglaise, celle, nouvelle, de servir d'instrument destiné à rassembler le capital nécessaire, que ne possédait ni l’entrepreneur privé ni la classe capitaliste dans son ensemble. Tandis qu'en Angleterre la société par actions, surtout à ses débuts, groupait essentiellement de riches capitalistes, elle devait en Allemagne mettre à la disposition des industriels le capital nécessaire leur amener pour leurs entreprises l'argent des autres classes. Cependant, on ne pouvait pas y parvenir, au moyen de l'émission d’actions directe, dans les mêmes dimensions que par l'entremise des banques, où étaient concentrés, non seulement les fonds disponibles des capitalistes eux-mêmes, mais aussi ceux des autres classes. Les mêmes causes qui favorisèrent dans l'industrie la création de sociétés par actions firent naître les banques en tant que banques d’actions. Les banques allemandes avaient ainsi pour tâche dès l’origine de mettre le capital nécessaire à la disposition des sociétés par actions et d'assurer non seulement le crédit de circulation, mais aussi le crédit de capital. Dès l’origine, par conséquent, les rapports des banques avec l’industrie devaient être, en Allemagne et aux Etats-Unis tout autres qu'en Angleterre. Si cette différence était due avant tout au caractère retardataire du développement capitaliste en Allemagne, cette union étroite entre le capital industriel et le capital bancaire devint par contre un facteur important dans l'évolution vers de plus hautes formes d'organisation capitaliste en Allemagne et aux Etats-Unis 6. Cette rencontre de la politique protectionniste et du financement de l'industrie par les banques devait, avec un développement industriel plus rapide, créer ces tendances à la cartellisation, qui créaient à leur tour de nouvelles tendances au protectionnisme, car la fonction du protectionnisme s'en trouvait par là même modifiée.
L'ancien protectionnisme avait pour but, non seulement de compenser des circonstances naturelles défavorables, mais aussi de favoriser la création d'une industrie à l'intérieur des frontières, protégées contre la concurrence extérieure. Il devait préserver l'industrie nationale à ses débuts du danger d'être entravée ou écrasée par la concurrence de l'industrie étrangère déjà développée. Il suffisait que les droits fussent modérés, juste assez pour compenser l'avance prise par l'industrie étrangère. Ils ne pouvaient nullement être prohibitifs, car l'industrie nationale n'était pas encore en mesure de satisfaire tous les besoins. Et surtout ils n'étaient pas conçus comme devant être permanents. Une fois remplie leur fonction de « droits éducatifs » et l'industrie nationale en mesure de satisfaire les besoins intérieurs, et même d'exporter, le protectionnisme avait atteint son but. Car il devenait un obstacle à l'exportation en poussant des nations étrangères à prendre des mesures de rétorsion. Son effet sur la hausse des prix ne pouvait, sous le régime de la libre concurrence, cesser de jouer qu'à partir du moment où l'industrie protégée devenait capable de satisfaire les besoins intérieurs et de commencer à exporter. Car, avec la libre concurrence, le prix sur le marché protégé devait être égal à celui du marché mondial, puisque, grâce à l'épargne des frais de transport vers les marchés extérieurs plus éloignés, les ventes à l'intérieur donnaient plus de bénéfices que celles réalisées à l'extérieur et que l'offre de l'industrie était égale à la demande intérieure ou même plus grande. C'est pourquoi les droits de douane étaient modérés et leur durée conçue comme devant être provisoire et destinée seulement à aider une branche d'industrie pendant sa période de croissance à surmonter les difficultés du début.
Il en va autrement à l'époque des monopoles capitalistes. Maintenant, ce sont précisément les industries les plus puissantes, capables d'exporter, dont les capacités de concurrence sur le marché mondial ne font aucun doute et pour qui par conséquent les droits protectionnistes ne devaient plus, selon l'ancienne théorie, présenter aucune espèce d'intérêt, ce sont ces industries qui se prononcent en faveur d'une haute protection douanière. Or les barrières douanières n'ont plus d'effet sur la hausse des prix à partir du moment où l'industrie nationale couvre complètement les besoins intérieurs, en régime de libre concurrence. Mais les droits de douane sur les produits industriels étaient l'un des moyens les plus efficaces de développement des cartels, d'abord en rendant plus difficile la concurrence étrangère 7, ensuite parce que le cartel offrait la possibilité d’utiliser la différence des droits de douane même une fois atteinte la capacité d'exportation, En contingentant les produits destinés à la consommation intérieure le cartel supprime la concurrence sur le marché intérieur. Or, la suppression de la concurrence maintient l'effet de la protection douanière sur la hausse des prix même au stade où la protection dépasse depuis longtemps les besoins intérieurs. Ainsi l’industrie cartellisée est hautement intéressée à faire du protectionnisme une institution permanente, car il lui permet, premièrement, de se maintenir en tant que cartel et, deuxièmement, d'écouler ses produits sur le marche intérieur avec un surprofit. L'importance de ce surprofit est déterminée par l'élévation du prix intérieur au-dessus du prix du marché mondial. Mais cette différence dépend du montant des droits de douane. L'effort en vue d'accroître ce montant est aussi illimité que l'effort en vue d'accroître le profit. L'industrie cartellisée est ainsi directement intéressée à la hausse des droits de douane. Plus ils sont élevés, plus le prix intérieur peut dépasser le prix du marché mondial, et c'est ainsi que les droits éducatifs se transforment en barrière protectionniste. Le partisan d’une réduction progressive des droits de douane est devenu le défenseur le plus acharné du protectionnisme.
Mais le cartel ne profite pas seulement des droits protecteurs qui pèsent sur les produits qu'il fabrique lui-même. Nous savons que les prix du cartel trouvent leur limite dans le taux de profit des autres industries. Si, par exemple, le taux de profit est accru dans l'industrie de la construction mécanique par suite de l'augmentation des droits sur les machines-outils, les cartels des industries houillères et sidérurgiques peuvent élever leurs prix et s'approprier ainsi une partie ou éventuellement la totalité du surprofit de l'industrie de la construction mécanique. Les unions à caractère de monopole sont aussi intéressées, non seulement aux droits de douane sur leurs propres produits, mais à ceux qui frappent les produits des industries de transformation.
Le protectionnisme fournit ainsi au cartel un profit supplémentaire qui vient s'ajouter à celui qu'il obtient déjà du fait de la cartellisation 8 et lui donne le pouvoir de prélever sur l'ensemble de la population une sorte d'impôt indirect. Ce surprofit ne provient plus de la plus-value que créent les ouvriers employés par le cartel, il n'est pas non plus une part prélevée sur le profit d'autres industries non cartellisées, c'est un tribut imposé à l'ensemble des consommateurs. Dans quelle mesure il est supporté par les différentes couches de ces consommateurs, qu'il soit prélevé sur la rente foncière, le profit ou le salaire de l'ouvrier et dans quelle mesure il l'est, cela dépend, tout comme pour les impôts indirects qui pèsent sur les matières premières ou les produits de consommation, des rapports de force et de la nature de l'objet dont le prix est augmenté du montant des droits de douane. Ainsi, par exemple, l'augmentation du prix du sucre frappe davantage la masse des ouvriers qu'une augmentation du prix des machines agricoles ou des meubles de bois courbé. Mais de quelque façon que ces augmentations agissent finalement, une partie du revenu de la société est prélevée grâce à elles en faveur de l'industrie cartellisée et protégée, dont l'accumulation en est ainsi puissamment favorisée.
Cette sorte d'accroissement du profit devait être d'autant plus importante que l’augmentation du taux de profit par accroissement de la plus-value absolue, par conséquent par prolongation du temps de travail et réduction du salaire, devenait impossible en raison du renforcement des organisations ouvrières et qu'au contraire la tendance opposée l'emportait de plus en plus. Mais le fait que l'imposition des droits de douane sur les produits industriels entraînait l’augmentation des droits sur les produits agricoles avait peu d’importance pour l'industrie lourde, car, du fait de sa haute composition organique, elle ne pesait pas d’un poids trop lourd sur l'augmentation du prix de la main-d’œuvre, que sa position dans la lutte pour les salaires était extrêmement forte et que la faible augmentation du coût de production par suite des droits sur les produits agraires était plus que compensée par le surprofit obtenu grâce aux droits sur les produits industriels, pour peu que ces derniers fussent assez élevés.
Toutefois, la hausse des prix sur le marché intérieur a tendance à restreindre la vente des produits de l'industrie cartellisée et entre par là en contradiction avec la tendance à réduire le coût de production par l'élargissement de l'échelle de la production. Là où les cartels ne sont pas solidement organisés, cela peut mettre leur existence en danger. Les grandes entreprises les mieux équipées, à qui la diminution de leurs ventes par suite de la politique du cartel devient insupportable, engagent de nouveau la lutte pour la concurrence afin d'anéantir les entreprises plus faibles et s'approprier leur territoire de ventes en suite de quoi, la lutte terminée, un cartel encore plus solide peut être forme sur une nouvelle base. Mais si le cartel est solidement organisé, il cherchera à compenser la diminution des ventes a l'intérieur par un accroissement des exportations afin de pouvoir poursuivre la production sur la même échelle et si possible sur une échelle plus large. Sur le marché mondial il devra, bien entendu vendre au prix mondial. Mais, s'il est fort et capable d'exporter, ce qui selon notre hypothèse est le cas, son véritable coût de production (pr + p) correspondra au prix du marché mondial. Cependant, le cartel est en mesure de vendre même au-dessous de son coût de production. Car, sur le marché intérieur, il a obtenu sur les produits qu'il y a écoulés un surprofit déterminé par le montant des droits de douane. C'est pourquoi il est en mesure d'employer une partie de ce surprofit pour accroître ses débouchés à l'extérieur en offrant ses produits à des prix moins élevés que ses concurrents. S'il y parvient, il peut éventuellement augmenter sa production, diminuer son coût de production et ainsi, comme les prix intérieurs restent les mêmes, obtenir un nouveau surprofit. Il en est de même s'il verse à ses acheteurs à l'intérieur, sur son surprofit, des primes d'exportation quand ils vendent à l'étranger. La limite extrême de la prime d'exportation est ici, pour une grandeur donnée du territoire économique et une consommation intérieure donnée, déterminée par le montant des droits de douane mais, dans les conjonctures favorables, le cartel sera en mesure de fixer cette prime beaucoup plus bas, même de la supprimer complètement, et de s'approprier ainsi une partie du bénéfice de conjoncture qui, autrement, reviendrait à ses acheteurs. Dans les conjonctures défavorables, la prime complète ne suffira peut-être même pas à compenser les pertes subies par les acheteurs du fait de la baisse des prix mondiaux. L'histoire des cartels montre à quel point il est important pour eux de tenir aussi en main les exportations car, autrement, l'impossibilité d'exporter du fait du développement insuffisant du système des primes menace leur existence même.
Mais, avec le développement du système des primes, le protectionnisme a transformé complètement sa fonction. De moyen de défense contre la conquête du marché intérieur par les industries étrangères, il est devenu un moyen de conquête des marchés extérieurs par l'industrie nationale, d'arme défensive du faible une arme offensive du fort.
Le libre-échange britannique n'était pas du tout considéré par ses partisans comme une politique économique valable seulement pour l'Angleterre. Au contraire, la généralisation de la politique de libre-échange était d'un intérêt primordial pour l'industrie anglaise, dont le monopole sur le marché mondial était ainsi assuré. Le protectionnisme d'autres nations signifiait une réduction des possibilités de vente des produits britanniques. En cela également un changement s'est accompli dans la mesure où le capital surmonte aussi cet obstacle. L'établissement ou l'élévation des droits de douane dans un autre pays signifie certes comme avant, pour le pays qui y exporte, une réduction de ses possibilités de vente, par conséquent une entrave à son développement industriel. Mais ces droits signifient dans ce pays un surprofit et ce dernier devient un motif d'exporter à l'étranger, au lieu de marchandises, la production des marchandises elle-même. Aussi longtemps que le capitalisme n'était pas développé, cette possibilité était relativement faible, soit parce qu'à cette époque la législation de l’Etat s'y opposait, soit parce que les conditions économiques préliminaires pour la production capitaliste n’y étaient pas encore suffisantes, qu'il n'y avait pas de sécurité d'Etat, pas de main-d'œuvre, surtout qualifiée, tous obstacles qui ne devaient être surmontés que lentement et progressivement et rendaient extrêmement difficiles les transferts de capital. Mais ils sont aujourd'hui pour la plupart écartés. C'est ainsi qu'il devient possible au capital d'un pays développé de surmonter les conséquences néfastes du système protectionniste sur le taux de profit grâce à l'exportation de capital.
Notes
1 Du fait que la découverte des lois économiques est la tâche essentielle de l'économie politique, la lutte contre la politique économique mercantiliste devient un moteur puissant de l'évolution de la science économique. L'autre force motrice qui a fait sentir son action plus tôt et va encore plus directement au fond était la tentative en vue de résoudre le problème crucial de la législation économique au début du capitalisme moderne, à savoir celui de l'argent. C'est ce problème que pose Pretty et qui fait de lui le véritable fondateur de l'économie classique, parce qu'il mène directement au problème de la valeur et, par là, à la loi fondamentale de l'économie politique.
2 « L'apogée de la suprématie hollandaise dans le commerce et la navigation se place à l’époque de la fondation de la Compagnie des Indes orientales jusqu'aux guerres contre Cromwell et Charles II de 1600 à 1675. A la fin de cette période, Colbert estimait toute la flotte commerciale des pays européens à 20 000 navires dont 16 000 rien que pour les Hollandais, qu'on appelait pour cette raison les rouliers de l'Europe. Un immense empire colonial en Asie, en Amérique du Sud et du Nord, en Afrique, fut créé, une grande société d'assurances fit son apparition. La Bourse d'Amsterdam fut la première ; là était le marché mondial de l'argent, dont le taux d'intérêt très bas profitait à l'industrie et au commerce. La pêche au hareng et à la baleine y dépassait en importance celle de toutes les autres nations. La politique commerciale qu'on y appliquait était la plus libérale de ce temps. Il n'y avait pas de concurrents que la Hollande eût pu craindre » (Sartorius, op. cit., p. 369).
3 A lui seul, le total des pensions qui affluaient chaque année de l'Inde en Angleterre est évalué aujourd'hui à 320 millions de marks. A cela s'ajoutent les sommes considérables nécessitées par le paiement des fonctionnaires anglais, l'entretien de l'armée et la conduite d'une partie des guerres coloniales soutenues par l'Angleterre en Asie.
4 Par contre, l'Angleterre, malgré Cobden ne renonça pas à ses colonies. Le principal homme d'Etat libéral de cette époque lord John Russel, pouvait exprimer l'opinion de son parti quand il déclarait que le moment de l'indépendance n'était pas encore venu. L'Angleterre devait tout faire entre-temps pour préparer les colonies à se gouverner elles-mêmes. En fait, l'Angleterre renonça sous l'influence de la doctrine manchestérienne à l'ancienne conception selon laquelle les colonies étaient une possession utile. Sir Robert Peel encore avait dit: « En chacune de nos colonies nous possédons une seconde île. » Désormais, l'Angleterre développa ses rapports avec ses colons d'outre-mer sur la base du volontariat et leur accorda des constitutions parlementaires. Par là, les gens de Manchester devinrent, sans le vouloir, les nouveaux fondateurs de l'Empire britannique, lequel n'aurait pu être maintenu par les habits rouges » (Schultze-Gaevernitz, L'Impérialisme britannique, p. 75).
5 Voir Rudolf Hilferding, « Le Changement de fonction du protectionnisme », Neue Zeit, XX-2, et Robert Liefmann, Protectionnisme et cartels, Iéna, 1903. On trouve un abondant matériel chez Hermann Lévy, « Influence de la politique douanière sur le développement économique des Etats-Unis », Annuaires de Conrad, 1909, et « Histoire du développement d'une industrie américaine », Annuaire de Conrad, 1905.
6 Que
la même évolution, préparée par la
fondation du Crédit foncier, ne se soit pas produite en
France, cela s'explique par les raisons qui ont entravé d’une
façon générale le développement
industriel dans ce pays. Entre autres, la répartition
défavorable du sol avec ses conséquences, le système
des deux enfants et l'absence d'une armée de réserve
industrielle suffisante, le protectionnisme excessif, et les
exportations de capitaux, dont les causes résident dans le
régime des rentiers reposant sur la petite bourgeoisie, la
petite paysannerie et l'industrie de luxe.
Le rapport entre la
nationalisation du capital, d'une part, et le renforcement de
l’influence des banques sur l'industrie en raison de la faible
puissance financière des industriels allemands est illustré
par une déclaration d'Alexander à l'enquête sur
la Bourse (1re partie p. 449). D'après lui, un
certain nombre de mines de charbon telles que Herne, Bochum, etc.,
étaient jusque il y a peu de temps (1892) entre les mains
d'actionnaires français et belges. En même temps se
produisit une concentration des mines. L'entremise dans l'achat des
actions fut assurée par les banques, car les sociétés
elles-mêmes ne possédaient pas les fonds nécessaires
pour cela... Les banques pouvaient d'autant mieux s'en charger
qu'elles étaient sûres de pouvoir, au moyen
d'opérations à terme, rembourser les sommes employées
dans ce but. Il faut du reste admettre que l'affaiblissement des
Bourses du fait des restrictions imposées par la loi, et
notamment celle des opérations à terme, tend à
renforcer l'influence des banques sur l'industrie, puisque celle-ci
est alors obligée de faire appel à l'aide des banques
dans une mesure plus grande qu'avec une Bourse vigoureuse. En fait,
la législation allemande sur la Bourse a beaucoup profité
aux grandes banques.
7 Bien entendu, cet effet du libre-échange qui consiste à rendre difficile la formation de cartels est bien connu des fabricants. Un industriel anglais proposa dans le Times du 10 octobre 1906 la constitution d’un cartel des firmes anglaises d'électricité. Il reconnaissait lui-même que, « dans un pays de libre-échange, des prix élevés et la restriction de la production auraient pour résultat de mettre le commerce dans les mains de la concurrence étrangère ». Un autre fabricant répondit : « Si nous avions une protection douanière, nous pourrions faire quelque chose dans le genre de ce qui est proposé, mais nous savons par expérience que toute tentative en ce sens dans les conditions actuelles est vaine pour tenir les prix au niveau proposé par votre correspondant. Nous souffrons tous de la surproduction et aussi longtemps que nous n'y aurons pas porté remède, soit en restreignant la production, soit en y renonçant complètement, nous continuerons à en souffrir » Maccrosty, op. Cit., pp. 319 sq). Maccrosty déclara lui-même plus loin (p. 342) : «The weakness of every form of combination in the United Kingdom is due to the free admission of foreign competition. If that can be removed their strength is enormous/y increased and all the conditions of the problem are altered. »
8 A quel point cette possibilité elle-même devient un motif de cartellisation, c'est ce que montre le grave ébranlement que les cartels allemands et autrichiens du sucre connurent lorsque les droits de douane sur le sucre furent, à la suite de la convention de Bruxelles, ramenés à 6 francs. Le droit de douane autrichien, par exemple, de 22 couronnes, avait apporté aux usines groupées en cartel un surprofit si élevé qu'il dépassait de beaucoup les avantages qui pouvaient découler, même pour les plus grandes usines et les plus développées au point de vue technique, d'une lutte pour la concurrence aboutissant à l'élimination des plus faibles, et les rendait favorables à la conclusion d'un cartel. En même temps, la condition du contingentement de la production, qui imposait précisément aux entreprises les plus développées les sacrifices relativement les plus considérables, était plus facile à supporter, car le montant du droit de douane et l’augmentation ainsi rendue possible des prix intérieurs compensaient et de beaucoup l'inconvénient qui en découlait. On voit par là à quel point, non seulement le droit de douane en soi, mais l'importance de ce droit, entrent en ligne de compte pour la cartellisation.