1910

Rudolf Hilferding

Le capital financier

QUATRIEME PARTIE - LE CAPITAL FINANCIER ET LES CRISES

CHAPITRE XVIII - LES RAPPORTS DE CREDIT AU COURS DE LA CONJONCTURE

1910

Au début de la période de prospérité règne un taux d'intérêt peu élevé, qui ne s'accroît que lentement et progressivement. Le capital de prêt est abondant. L'expansion de la production et par là de la circulation accroît certes la demande de capital de prêt, mais cette demande accrue est facilement satisfaite. Car, premièrement, le capital nécessaire, immobilisé pendant la période de dépression, est disponible, et, deuxièmement, au début de la période de prospérité, le crédit de circulation s'élargit. Le capital-marchandises des industriels et des commerçants, reconverti en capital-argent, a certes augmenté, tant au point de vue de la masse qu'en ce qui concerne le prix des marchandises, mais la quantité accrue de l'argent-crédit fournit les moyens de circulation nécessaires. Non seulement la masse d'argent-crédit augmente, mais son temps de circulation diminue par suite de la transformation plus rapide du capital productif. L'offre accrue de capital de prêt - provoquée par l'augmentation de l'argent-crédit - permet de donner satisfaction à la demande accrue de capital de prêt sans augmentation du taux d'intérêt.

Pendant cette période, l'offre de capital de prêt augmente aussi du fait que, par suite de la diminution du temps de circulation, le capital-argent dont les capitalistes productifs doivent pouvoir disposer pendant tout le temps de circulation de leur capital et dont les dimensions sont déterminées par ce même temps de circulation, ce capital-argent diminue et vient sur le marché en tant que capital de prêt.

Mais, à mesure que se prolonge la période de prospérité, ces conditions ce modifient, et la progressivité du changement s'exprime dans la hausse progressive du taux d'intérêt.

Nous avons vu que pendant la période de prospérité, premièrement, le temps de transformation du capital se prolonge, et deuxièmement, la disproportionnalité des branches de production s'accroît. Mais la prolongation du temps de transformation, dont le ralentissement des débouchés, signifie également ralentissement de la vitesse de circulation de l'argent-crédit. Une traite sur trois mois ne peut pas être payée une fois arrivée à l'échéance si la marchandise dont elle représente la forme d'argent n'est payée elle-même qu'au bout de quatre mois. Il faut la prolonger ou la payer en, argent liquide. La prolongation signifie appel de crédit, crédit de capital de la part de la banque, par conséquent demande accrue de crédit bancaire. Cette demande de crédit bancaire sera générale parce que la nécessité d'une telle prolongation ne concerne pas un capitaliste isolé, mais plus ou moins toute la classe des capitalistes productifs. La demande accrue du crédit bancaire, due au fait que le crédit de circulation que les capitalistes s'accordent les uns aux autres ne suffit plus, aussi bien que celles d'argent liquide, agissent dans le sens d'une hausse du taux d'intérêt.

Il en est de même de la disproportionnalité croissante, qui signifie également un arrêt des débouchés. Une marchandise doit être remplacée par une marchandise pour que l'argent-crédit puisse remplir sa fonction, qui est de remplacer l’argent liquide. Si l’échange des marchandises s'arrête, l'argent-crédit ne sera pas remplacé par l'argent liquide. La traite arrivée à échéance ne peut pas être payée parce que la marchandise qu'elle représente n'a pas été vendue. Elle ne peut l’être que par une demande de crédit bancaire, qui remplace maintenant le crédit de circulation. Mais, pour l’industriel, peu importe que le paiement de la traite, en échange de laquelle il a vendu sa marchandise se fasse au moyen du crédit de circulation, donc en dernier lieu par le remplacement de sa marchandise par une autre, ou du crédit bancaire, par conséquent sans que sa marchandise ait été finalement remplacée par une autre. Il devra, certes, payer un intérêt un peu plus élevé, mais, premièrement, il ne sait pas, quelle importance cela a, et, même s'il le savait, cela n’y changerait rien. Les prix et les profits sont encore élevés. Grâce au paiement de sa traite il dispose encore du capital-argent nécessaire pour pouvoir poursuivre la production dans les mêmes dimensions. Que ce capital-argent ne représente plus la forme transformée de son propre capital-marchandises, lequel en réalité n'a pas encore été vendu, il l’ignore. Il ne sait pas qu'il poursuit la production avec un capital-argent supplémentaire que le banquier a mis à sa disposition.

Mais c'est là un fait d'une grande importance. La disproportionnalité à ses débuts doit se manifester dans la formation d’une réserve de marchandises. A un point quelconque du processus de circulation de la marchandise, un arrêt doit se produire. Cette réserve de marchandises exercerait une pression sur le marché si la marchandise devait être vendue pour que la production puisse se poursuivre avec l'argent ainsi obtenu. Cette pression, et par là l'action sur le prix et le profit, est évitée, car les banques ont mis un capital-argent à la disposition des capitalistes productifs. Ainsi le crédit a pour effet de masquer la disproportionnalité à ses débuts. La production se poursuit sans changement, et même dans certaines branches, où les prix sont particulièrement élevés, sur une échelle plus large, parce que l'intervention de capital-argent empêche que les marchandises exercent une pression sur le marché et provoquent des fluctuations de prix. La production semble encore saine, quoique la disproportionnalité des branches de production ait déjà commencé.

Les modifications du taux d'intérêt, qui sont conditionnées par des modifications des rapports de proportion pendant le cours de la conjoncture, influent très fortement sur les fondations d'entreprises, la spéculation sur les marchandises et sur les valeurs, et par là sur la marche des affaires en Bourse. Au début de la période de prospérité, nous l'avons vu, le taux d'intérêt est faible, ce qui a pour conséquence un cours élevé du capital fictif. Pour cette partie du capital fictif, qui donne un revenu fixe et assuré, comme par exemple les titres d'emprunts d'Etat et des administrations publiques, certaines lettres de change, etc., les cours s'élèvent proportionnellement à la baisse du taux d'intérêt. Pour les actions, cette hausse des cours par suite de la baisse du taux d'intérêt est atténuée par la diminution du dividende et l'insécurité du revenu.

La prospérité supprime cette tendance contraire : les cours des actions montent avec le maintien d'un taux d'intérêt bas, parce que les revenus et leur sécurité augmentent. En même temps s’accroît la spéculation, qui cherche à mettre à profit la hausse des cours, ce qui a pour résultat d'accroître la demande d'actions et d'en accentuer la hausse. D'un autre côté, l'expansion de la production entraîne un accroissement des fondations de sociétés. De nouvelles sociétés par actions sont fondées, et les anciennes augmentent leur capital. Les banques augmentent leurs émissions, car le cours élevé des actions et le taux d'intérêt bas permettent de gros bénéfices d'émission. Les nouvelles actions sont rapidement absorbées par la Bourse et placées dans le public, c'est-à-dire parmi les capitalistes, qui ont à leur disposition un capital de prêt. C'est la période où, les fondations de sociétés sont les plus nombreuses et les bénéfices des banques provenant des émissions les plus considérables. La fluidité de l'argent favorise la spéculation, laquelle, pour ses opérations, doit avoir recours au crédit. Etant donné que l'intérêt est bas, même de petites fluctuations des cours, telles qu’elles se manifestent encore au début de la période de prospérité, peuvent être mises à profit. L'activité boursière est vive, les échanges considérables, avec des fluctuations relativement faibles mais qui se soldent finalement par une élévation du niveau des cours. Cette élévation, qui provient de l'accroissement de la masse des valeurs et la hausse de leurs cours d'une part, l'accroissement des échanges, de l'autre, entraînent des demandes considérables de crédit pour le règlement des cours de compensation, qui nécessite des sommes importantes, et cela d'autant plus que, dans de telles périodes, la spéculation à la hausse l'emporte sur la spéculation à la baisse, que les achats sont plus nombreux que les ventes, et que le bilan à compenser s'accroît. Mais, contrairement à ce qui se passe chez les capitalistes productifs, où la demande croissante est satisfaite par élargissement du crédit de circulation, la demande accrue de crédit de la part de la Bourse ne trouve en face d'elle aucune contrepartie. Il en résulte par conséquent une élévation du taux d'intérêt et un renforcement des tendances provenant de la production vers une hausse de l'intérêt.

Les choses se passent d'une façon analogue dans le domaine de la spéculation sur les marchandises. Celle-ci cherche également à mettre à profit la hausse des prix et à renforcer cette tendance à la hausse. D'une part, des marchandises dont le prix est élevé sur le marché y sont amenées de l'extérieur, ce qui a pour conséquence un accroissement des importations ; et comme chaque importateur ignore ce que font les autres, la possibilité est ainsi donnée que les importations dépassent finalement la demande et que le marché soit encombré. D'autre part, la spéculation sur les marchandises, comme celle sur les valeurs, cherche à maintenir la hausse des prix et si possible à la renforcer. On retient les marchandises le plus longtemps possible pour faire monter les prix c'est le moment où des cartels se forment pour tenter, en créant une disette artificielle de marchandises, de faire monter les prix. Mais, pour pouvoir retenir les marchandises il faut avoir recours au crédit, ce qui a pour résultat de faire monter le taux d'intérêt.

Entre-temps, la prospérité industrielle s'est généralisée et transformée en haute conjoncture. Prix et profits sont au plus haut. Le cours des actions a monté par suite de l'augmentation du revenu. La spéculation, qui, d'une façon générale, a jusqu’ici apporté des bénéfices, s'est constamment étendue. Ces bénéfices de spéculation développent leur force de propagande. La participation du public aux échanges en Bourse s'accroît, permettant ainsi à la spéculation professionnelle d’élargir ses opérations sur le dos du public. Le taux d’intérêt est élevé. Pour que les affaires de spéculation rapportent des bénéfices, il faut que les fluctuations des cours deviennent plus importantes afin que ces bénéfices ne soient pas dévorés par l'intérêt, mais elles seront aussi maintenant plus importantes parce que les nouvelles de l'industrie ne seront plus toujours aussi bonnes et qu'à côté des gains il y aura aussi des pertes, que des arrêts se produiront, que les ventes faibliront par moments et que le crédit commencera à devenir difficile, du fait que les banques vont commencer à se rendre compte qu'il devient dangereux de favoriser la spéculation, d'autant qu'avec la plus forte participation du public augmente le nombre de ceux qui spéculent sans disposer de ressources leur appartenant en propre ou dans une mesure qui dépasse de beaucoup leurs moyens. Des phénomènes analogues se manifestent sur le marché des marchandises.

Mais le taux d'intérêt élevé a tendance à faire baisser les cours. Le moment doit venir où la spéculation, dans son effort pour faire monter les prix, est obligée de s'arrêter. Ce moment vient quand on lui refuse une partie du crédit qu'elle demandait jusqu'ici. Nous avons vu comment, dans la période de prospérité, les capitalistes productifs sont contraints de plus en plus d'avoir recours aux banques. Aux raisons que nous en avons données s'en ajoute maintenant une autre. Le taux d'intérêt est déterminant pour le montant du bénéfice du fondateur. Or, le taux d'intérêt élevé de la période de haute conjoncture a pour effet de diminuer ce bénéfice et réduit par conséquent l'activité d'émission. A cela s'ajoute que la spéculation à ce moment-là est déjà rassasiée et ne supporterait pas un accroissement des titres au cours élevé qu'ils ont atteint, ce qui ferait courir aux banques le risque de ne plus pouvoir placer les nouvelles actions ou de ne pouvoir les placer qu'à des cours relativement bas.

Les besoins de l'industrie sont maintenant satisfaits par les banques elles-mêmes ; elles n'émettent aucune action, mais accordent des crédits pour lesquels les industriels doivent payer le taux d'intérêt élevé en vigueur. Mais, plus sont considérables les besoins à satisfaire, moins les banques ont d'argent à mettre à la disposition de la spéculation, ce qui oblige celle-ci à se restreindre. D'où diminution de la demande, baisse des cours. Toutefois, comme l'ancien niveau des cours constituait la base du crédit accordé à la spéculation, des suppléments doivent être versés sur les papiers mis en gage, suppléments qu'un grand nombre de spéculateurs, particulièrement dans le public, ne peuvent pas payer. Il en résulte des ventes forcées des valeurs mises en gage, une offre accrue soudaine, qui fait tomber le cours du papier. Cette baisse est renforcée par le tournant que prend la spéculation professionnelle, qui a compris la situation du marché et joue maintenant à la baisse. La baisse des cours signifie une nouvelle restriction du crédit, de nouvelles ventes forcées, la baisse devient chute, c'est la crise boursière, la panique et l'effondrement. Les valeurs connaissent une dépréciation massive et tombent rapidement au-dessous du niveau qui correspond à leurs véritables revenus à taux d'intérêt normal. Ces papiers dépréciés sont maintenant raflés par des gros capitalistes et des banques pour, une fois la panique passée, être revendus à des prix élevés, jusqu'à ce qu'au cours du prochain cycle le processus de l'expropriation d'une partie des spéculateurs et celui de la concentration de la propriété entre les mains de grand capital recommencent ; et ainsi s'accomplit la fonction de la Bourse, qui est de servir d'instrument de la concentration de la propriété au moyen de la concentration du capital fictif.

La crise boursière est donc amenée directement par les changements qui se produisent sur le marché de l’argent et dans les rapports de crédit. Comme son apparition ne dépend que du niveau dit taux d'intérêt, elle peut survenir quelque temps avant la crise générale, industrielle et commerciale. Mais elle n'en est qu'un symptôme, un signe avant-coureur, car les changements sur le marché de l'argent sont conditionnés eux-mêmes par les changements dans la production qui mènent à la crise 1.

Des phénomènes semblables à ceux qui se produisent pour la spéculation sur les valeurs se manifestent en ce qui concerne la spéculation sur les marchandises avec cette seule différence que, conformément à la nature des choses, le lien avec les rapports de production est ici plus étroit. Là aussi la hausse de l'intérêt et la restriction du crédit rendent difficile la retenue de la marchandise et, par là, le maintien des prix. Mais, d'un autre côté, le haut niveau des prix entraîne une tension de la production, un accroissement des importations et une diminution de la consommation, jusqu'à ce que finalement l'effondrement se produise. S'il s'agit d'une marchandise dont le prix influe sur le cours des principales valeurs boursières, comme par exemple le prix du cuivre pour le cours des cuprifères, l'effondrement de la spéculation sur les marchandises peut être en même temps le signe de l'effondrement de la spéculation boursière.

Le changement des conditions du marché financier peut exercer aussi une influence déterminante sur le montant des bénéfices bancaires et la façon dont ils sont acquis. Au début de la période de prospérité, le taux d'intérêt est bas et le bénéfice d'émission élevé. Nous avons vu qu'au cours de la conjoncture ils prennent l'un et l'autre des directions opposées. En outre, pendant toute la durée de la conjoncture, les gains de la banque, provenant des commissions qu'elle prélève en tant que distributrice du crédit de circulation, augmentent, de même que les profits du capital de commerce de l'argent, du fait que les affaires de paiement pour les industries augmentent, et surtout, avec la hausse du taux d'intérêt, la participation du capital bancaire, premièrement, au profit des industriels sur le bénéfice d'entreprise et, deuxièmement, aux bénéfices des spéculateurs au titre des gains différentiels. Plus le taux d’intérêt est élevé, plus augmente la part du capital financier sur les fruits de la haute conjoncture. Ainsi, à mesure que se prolonge la période de prospérité, s'accroît la part du capital-argent sur le profit du capital productif.

Nous avons vu qu'au cours de la période de haute conjoncture il est fait appel de plus en plus au crédit bancaire à partir du moment où le crédit de circulation a atteint sa plus haute limite. On y est contraint parce que l'expansion de la production signifie élargissement de la circulation, laquelle exige des moyens accrus. Il se produit ainsi un épuisement progressif des réserves bancaires, qui oblige finalement à avoir recours à la banque centrale d'émissions. Car le ralentissement des ventes signifie ralentissement de la circulation des traites, par conséquent restriction du crédit de circulation, auquel doit se substituer le crédit bancaire. Mais le processus de disproportionnalité se poursuit avec toutes ses conséquences et son effet sur le crédit bancaire est encore aggravé par les exigences croissantes de la spéculation. Ainsi apparaît une tension du crédit bancaire, jusqu'au point où les banques, pour ne pas épuiser complètement leurs réserves, se voient dans l'impossibilité d'étendre leur crédit. La circulation, qui ne peut plus être élargie par le crédit, exige maintenant de l'argent liquide, qui affluera ainsi plus abondamment dans la circulation et réduira les réserves, ce qui contraindra les banques à réduire d'autant leur crédit. Mais cette restriction signifie pour l'industrie que les perturbations provenant de la disproportionnalité ne peuvent plus être effacées, parce qu'on ne dispose plus du capital-argent nécessaire à cet effet. Il faut vendre à tout prix des marchandises pour obtenir des moyens de paiement qu'on ne peut plus se procurer à l'aide du crédit. D'où baisse des prix. Mais, comme l'ancien niveau des prix était à la base de toutes les opérations de crédit, cette baisse signifie que la traite qui a été tirée sur cette marchandise ne peut plus être payée avec le produit de la vente de cette même marchandise. Une demande apparaît en vue du paiement au moment même où l'offre diminue. Car le crédit de circulation diminue rapidement, du fait que la baisse des prix déprécie les traites et diminue leurs rentrées. D'un autre côté, le crédit bancaire ne peut pas être élargi, vu que la baisse des prix met en question la solvabilité des industriels. Ainsi la demande de paiement conduit à l'impossibilité de la satisfaire. La compression de crédit s'accroît à l'extrême. Non seulement l'intérêt est monté au plus haut, mais on ne peut plus obtenir de crédit du tout, car l'ébranlement du crédit a pour résultat que tous ceux qui disposent d'argent liquide le gardent pour leurs propres paiements. Il n'y a qu'un moyen d'obtenir des moyens de paiement, c'est de transformer la marchandise en argent. Tous veulent vendre mais, précisément à cause de cela, personne ne peut vendre. Les prix ont beau baisser de plus en plus, les marchandises ne trouvent pas preneur. L'arrêt des ventes est total, mais par là le crédit de circulation est anéanti. Bien que la circulation soit réduite au minimum, la disparition de l'argent-crédit réduit encore plus la masse des moyens de circulation : l'argent liquide doit se substituer à l'argent-crédit ; la demande de moyens de paiement devient une demande effrénée d'argent liquide.

Quelles sont les conséquences qu'entraîne cette demande, cela dépend de la situation concrète. La chute des prix des marchandises réduit dans des proportions considérables la solvabilité des industriels et rend par conséquent douteux le remboursement du crédit bancaire. Si la banque a investi ses fonds dans des industries insolvables, elle sera entraînée dans leur faillite : le crédit dont elle jouissait, soit sous forme de dépôts, soit sous forme de placement de ses propres billets, est soudainement anéanti. Les clients se précipiteront à ses caisses en exigeant le paiement en liquide de leurs dépôts, alors que seuls une petite partie d'entre eux n'ont pas été prêtés. Il sera impossible de les payer, et la panique peut s'étendre aux autres banques et les contraindre les unes après les autres à cesser leurs paiements. C'est la crise bancaire. L'effondrement du système du crédit, le retour au système monétaire, comme dit Marx, ne laisse plus maintenant place qu'à l'argent liquide comme moyen de circulation. Mais la masse d'argent liquide existante est insuffisante pour la circulation, d'autant plus qu'en raison de la panique il se produit une accumulation massive d'argent liquide. Le résultat est l'apparition d'un agio sur cet argent ; sa valeur intrinsèque (même avec la monnaie d'or, comme l'a montré de nouveau la dernière crise américaine) disparaît et le cours de l'argent est déterminé par la valeur de la circulation socialement nécessaire.

Il s'est produit une longue évolution entre les fonctions de l'argent comme moyen de circulation et de paiement et sa fonction comme capital de prêt.

L'argent, dans son apparence brillante d'or, est le premier amour du jeune capitalisme. La théorie mercantiliste est son bréviaire d'amour. C'est une grande et forte passion, illuminée par tout l'éclat du romantisme. Pour la possession de la bien-aimée, il accomplit maintes prouesses, découvre de nouveaux continents, mène des guerres incessantes, instaure l'Etat moderne et anéantit par exaltation romantique la base même de tout romantisme : le Moyen Age. Puis il avance en âge et en raison. L'économie classique lui enseigne le mépris du romantisme et lui inspire le désir de se créer une solide existence familiale dans son propre foyer, la fabrique capitaliste. Il considère avec effroi les folies héroïques de sa jeunesse qui lui faisaient mépriser le bonheur domestique. Ricardo lui montre les désagréments de sa liaison coûteuse avec l'or. Avec lui, il déplore l'improductivité des high price of bullion. C'est sur papier, banknote et traite, qu'il écrit maintenant ses lettres d'adieu à la bien-aimée. Certes, il cherche à maintenir certaines prétentions, et l'école de la concurrence exige de ce papier modeste qu'il se conforme aux habitudes de sa brillante devancière. Les besoins du capitalisme qui a pris de l'âge deviennent de plus en plus raffinés. Il a perdu sa jeunesse, la passion onéreuse et épuisante ne lui convient plus, des frissons mystiques montent en lui, seule la foi le rend heureux. John Law annonce le nouvel Evangile : le capitalisme maintenant blasé méprise la chair et se réfugie dans l'esprit. De nouveau, il connaît les plus grandes extases; un vieux désir le reprend; la confiance en la satisfaction par la seule foi a soudain disparu ; il veut ardemment avoir la certitude que sa force s’est conservée. Le crédit s'effondre et l'abandonné revient désespéré à son premier amour, l'or. Secoué par la fièvre, de la crise, aucun sacrifice ne lui est trop grand pour posséder la bien-aimée. Déjà il se croit libéré de son joug, mais voilà qu'il éprouve la plus violente déception et, saisi de panique, reconnaît avec épouvante sa sujétion. Ce sont là crises salutaires. Peu à peu, il apprend à connaître le caractère de celle qu'il craint, mais dont il ne peut se passer. Assurément, il renonce à sa vaine tentative d'abandonner et s'efforce avec plus de zèle que jamais à la garder près de lui et, notamment à entraver son dangereux penchant pour les voyages à l'étranger. Mais, plus il consolide son pouvoir, moins il se laisse prendre maintenant dans ses rets dorés. La bien-aimée autrefois si exigeante se fait modeste et se contente finalement du rôle qui consiste à se tenir en réserve pour le cas où une nouvelle déception l’obligerait à se réfugier auprès d'elle. Même si ses prétentions s’accroissent, même si parfois même elle se refuse tout à fait, cela ne dure jamais longtemps et l’ancienne situation se rétablit. L'or a définitivement perdu son pouvoir exclusif.

La crise monétaire n'apparaît pas comme une nécessité absolue de la crise et peut ne pas se produire. Même pendant la crise, l'échange des marchandises, quoique extrêmement réduit, se poursuit. Dans cette proportion, la circulation peut se poursuivre à l'aide d'argent-crédit. C'est d'autant plus souvent le cas que la crise n'affecte pas avec la même violence toutes les branches de production en même temps. C'est bien plutôt par sa connexion avec la crise bancaire et financière que l'arrêt des ventes atteint son caractère le plus aigu. Mais, si l'argent-crédit nécessaire est mis à disposition, on peut éviter la crise financière, à condition qu'une banque dont le crédit est resté intact accorde aux industriels de l'argent contre certaines garanties. En fait, on a évité des crises financières chaque fois qu'une telle extension des moyens de circulation a été possible. Ces crises n'ont éclaté que quand les banques dont le crédit était resté intact ont été empêchées de mettre de l'argent-crédit à la disposition des industriels. Ce fut le cas en Angleterre en 1847 et en 1857 ; la crise financière menaçante a été évitée grâce à la suspension du règlement qui réduisait arbitrairement l'émission des billets, par conséquent l'argent-crédit, au niveau de la réserve d'or, plus 14 millions de livres sterling. En Amérique, où la loi interdit d'une façon encore plus insensée la circulation de l'argent-crédit au moment où elle est la plus pressante, la crise de 1907 a atteint sa perfection classique. Si l'on considère ce qui se passe sur le marché national, on s'aperçoit que la diminution de la réserve d'argent liquide n'est pas due seulement aux besoins accrus de la circulation intérieure, mais aussi aux exportations d'or. Nous avons vu que, pour équilibrer la balance mondiale des paiements, l'or joue le rôle de monnaie internationale. Or, il existe certaines tendances qui font que, dans un pays où la conjoncture est au plus haut, l'apparition de la crise a pour résultat d'aggraver au maximum la balance des paiements. Les prix élevés de la haute conjoncture favorisent l'importation des marchandises, qu'ils portent très au-delà des besoins normaux, tandis que les exportations, du fait que la capacité d'absorption du marché intérieur paraît toujours considérable, ne s'accroissent pas dans les mêmes proportions et peuvent même, pour certains produits importants, tels que minerais, charbon, etc., baisser fortement en chiffres absolus.

A quoi il faut ajouter que, dans les pays capitalistes les plus développés, ce qui l'emporte du côté des importations, ce sont les produits naturels, articles de consommation et matières premières, et du côté des exportations les produits manufacturés. Mais les premiers sont beaucoup plus que les seconds objets de spéculation. Cela suffit pour montrer, en dehors de toute autre considération, le rôle beaucoup plus important que jouent le commerce et l'ignorance de la véritable situation du marché. C’est pourquoi l'excès des importations est possible à une plus grande échelle et dans de plus grandes proportions que l'excès contraire, celui des exportations. La balance commerciale, par conséquent la partie la plus importante de la balance des paiements, s'aggrave et exige pour être équilibrée une quantité d'or beaucoup plus grande.

Il en est autrement sur le marché monétaire. On sait que dans le pays où la haute conjoncture est à son apogée, les taux d'intérêt y sont aussi les plus élevés. Par conséquent, un grand nombre de capitaux étrangers y sont investis d'une façon durable ou passagère. La spéculation sur les valeurs, comme celle sur les marchandises, dans la mesure où il s'agit de spéculation boursière, bat son plein et attire aussi du dehors un certain nombre de spéculateurs, ce qui a pour résultat de faire affluer dans le pays, en vue de l'achat de titres, de grosses sommes d'argent. L'évolution concrète de la balance des paiements dépendra à. tout moment des conditions de crédit dans les échanges internationaux. L'Angleterre, dont les crises sont toujours précédées de fortes sorties d'or, accorde relativement beaucoup de crédit pour le paiement des marchandises qu'elle exporte et en demande elle-même très peu pour celles qu'elle importe. La disproportion qui, nous l'avons vu, a tendance à se manifester dans la balance commerciale, en est encore aggravée.

Cette aggravation de la balance commerciale peut suffire à elle seule à provoquer des sorties d’or, et toute diminution de la réserve d'or au moment de la haute tension du crédit agit à la manière d’une sonnette d’alarme, fait monter encore plus le taux d’intérêt, ébranle la confiance, restreint avant tout la spéculation et peut donner ainsi le signal de la crise boursière. L'effet de l'aggravation de la balance commerciale peut encore être renforcé par un dérangement de la balance des paiements. La haute conjoncture est un phénomène international, même si elle manifeste dans les différents pays des degrés et nuances différents par son intensité comme par son déroulement dans le temps. Supposons qu’elle apparaisse d’abord aux Etats-Unis et qu'elle y atteigne son point le plus haut, tandis qu'en Angleterre elle ne fasse encore que s'en approcher. Les taux d'intérêt plus élevés et la spéculation plus intense ont attiré de nombreux capitaux anglais en Amérique. Mais voici qu'en Angleterre également les demandes sur le marché financier se font de plus en plus pressantes ; là aussi le taux d'intérêt augmente et la spéculation se déchaîne. Les capitaux qui avaient été placés sur le marché financier américain en sont retirés et placés en Angleterre juste au moment où la balance commerciale américaine s'est aggravée. Ainsi les sorties d'or augmentent et mènent en Amérique à la restriction du crédit et, par là, au déclenchement de la crise boursière. Celle-ci elle-même, qui précède la crise commerciale, aggrave encore davantage la situation de la balance des paiements. Les capitaux étrangers, qui étaient investis dans la spéculation, sont retires immédiatement - c'est-à-dire, bien entendu, ceux qui peuvent l’être, qui n'ont pas été fixés dans les valeurs mais ont été employés dans des affaires de report ou d'avances sur gages. Au début de la crise, les spéculateurs étrangers cherchent aussi à se débarrasser des papiers en baisse et à ces ventes viennent s'ajouter les ventes forcées de ceux dont la spéculation à la hausse s'effondre. Dans la mesure où des étrangers y ont participé, la vente des valeurs aggrave la balance des paiements.

Mais d'autres facteurs entrent en jeu qui peuvent amener un tournant. La crise boursière et la crise bancaire qui s’y ajoute peut-être signifient un fort ébranlement du crédit. Le taux d'intérêt monte à une hauteur vertigineuse et entraîne le placement de capital-argent étranger. La dépréciation des valeurs les fait apparaître appréciables aux capitalistes étrangers et les fortes exportations de valeurs améliorent la balance des paiements. En même temps la balance commerciale s'améliore ; l'ébranlement du crédit met fin à la spéculation sur les marchandises. Bientôt il apparaît que le marché intérieur est encombré, les prix tombent, la crise commerciale survient, les importations s’arrêtent, tandis que les exportations, aussi longtemps que la situation des marchés extérieurs, où la crise n'a pas encore commencé, le permet, sont forcées en vue d'obtenir des moyens de paiement 2. Les faillites commencent. Mais, dans la mesure ou elles frappent ceux qui ont à faire des paiements à des industriels étrangers pour des marchandises importées, la faillite fait un trait sur ces paiements et la balance nationale des comptes en est améliorée 3. Ainsi les exportations d’or cessent, selon les circonstances, peu ou longtemps avant le déclenchement de la crise, pour faire place, pendant la crise et après, à la tendance contraire. Le passage des exportations aux importations d'or signifie ainsi dans cette période de la crise le changement de la scène où la crise peut être le plus efficace.

Une sortie d'or plus forte influera toujours sur le taux d’intérêt au moment où, par suite de l'accroissement de la disproportionnalité, le crédit de circulation ne peut être élargi dans la mesure exigée par les besoins de la circulation. Mais cette influence dépendra de la législation en vigueur sur les banques. Ce qui fait qu'une telle législation est erronée est qu'elle empêche l'expansion du crédit de circulation et ne le laisse pas atteindre sa limite rationnelle découlant des seules lois économiques. Cela en mettant arbitrairement le crédit de circulation en rapport avec des grandeurs de valeur avec lesquelles il n'a en réalité, d'après sa nature économique, absolument rien à voir. Nous savons que le billet de banque n'est que la forme nouvelle de la traite et celle-ci qu'une forme d'argent de la valeur marchandise. Or, si l'on met le billet de banque en rapport, non avec les traites, par conséquent en dernière analyse avec les valeurs marchandises en circulation, ce qui se produit par ce qu'on appelle la couverture bancaire des billets, aussi longtemps qu'elle est strictement observée, mais avec la réserve métallique, comme en Angleterre, ou même avec les obligations d'Etat comme aux Etats-Unis, où la démence a atteint son point culminant et où des dettes sont considérées comme la meilleure garantie pour l'allocation de crédit - démence qui s'explique par la forme démentielle du capital fictif -, on crée artificiellement des obstacles à l'offre de capital de prêt, qui doivent bien entendu influer immédiatement sur le taux d'intérêt. En Angleterre, où la quantité de billets en circulation est fixée par la loi et où par conséquent les besoins de la circulation ne sont satisfaits que par de la monnaie métallique (car chaque billet au-dessus de 18,5 millions de livres sterling représente seulement de l'or qui se trouve dans les caves de la banque, et est donc, au point de vue économique, de l'or véritable), chaque sortie d'or un peu forte devient immédiatement un danger pour la circulation. La banque ne peut, dans la même mesure où l'or sort du pays, par exemple pour compenser une importation accrue de céréales par suite de mauvaises récoltes en Angleterre, transformer cette quantité de traites en billets, quoique la situation puisse être encore parfaitement saine et le crédit intact. C'est pourquoi elle est obligée, à chaque sortie d'or, même si elle est sûre que celle-ci ne sera que provisoire, d'élever immédiatement le taux d'intérêt pour protéger sa réserve d'or et rendre ainsi le crédit plus cher, une mesure, soit dit en passant, qui accroît aux dépens du bénéfice de l'entrepreneur celui du capital de prêt, par conséquent aussi le sien propre. Mais, d'un autre côté, la convertibilité des traites en billets de banque, par conséquent en moyens de paiement légal, et sinon, généralement reconnu, devient douteuse. La circulation d'argent-crédit qu'exige la circulation élargie est ainsi artificiellement entravée, quoique rien dans l'état de la production n'en fournisse le moindre motif, et c'est ainsi qu'on peut provoquer artificiellement une interruption complète de la circulation de l'argent-crédit, avec ses conséquences de crise financière et bancaire, pour l'amour d'une fausse théorie, dont l'application dans la pratique n'apporte assurément pas que des avantages théoriques au capital de prêt.

Encore plus folles sont les conditions en Amérique, où l'extension de la circulation des billets n'est possible que par l'augmentation des achats des obligations d'Etat par les banques. Comme leur quantité est limitée, la demande accrue mène à des augmentations extraordinaires des cours, qui font paraître aux banques, elles-mêmes avec un taux d'intérêt élevé, l'émission de billets non rentable. En outre, l'arrêt des achats et par là de l'élargissement de la circulation des billets entraîne des augmentations d'intérêts exorbitantes, qui non seulement procurent aux banques et aux capitalistes bancaires d'énormes profits, mais font d'eux, d'une façon générale, les maîtres du marché de l'argent, et leur permettent d'exercer leur dictature, non seulement sur la spéculation et la Bourse, mais aussi, par l'entremise du système des actions et l'allocation de crédit, sur la production. C'est l'une des raisons pour lesquelles les Bourses américaines ont acquis une importance aussi énorme pour la concentration de la propriété dans les mains de quelques capitalistes financiers. Si cette législation sur les banques était maintenue, l'extinction de leurs dettes d'Etat signifierait pour les Etats-Unis la destruction de leur circulation de billets, une véritable folie, mais qui a pourtant un objectif, car c'est un excellent moyen de procurer de gros bénéfices au capital de prêt, ce qui explique pourquoi elle résiste victorieusement à toutes les tentatives de guérison.

Les restrictions apportées par la législation sur les banques n'ont été dans une certaine mesure supportables que parce que, provoquée par elles, la circulation des billets, précisément en Angleterre et en Amérique, où elles sont les plus fortes et les plus nocives, est restreinte par le développement d'autres formes de circulation d'argent-crédit et que ces clauses légales se sont par conséquent fait un peu moins sentir. Il faut mentionner ici le développement des instituts de clearing et du système des chèques. Les instituts de clearing ont pour but de compenser les traites qui, dans la mesure où elles se compensent, remplissent leur fonction d'argent, par conséquent n'ont pas besoin d'être transformées en billets. Il en est de même du chèque. Le chèque est tiré sur le dépôt du tireur. Mais ce dépôt n'existe pas en réalité, car la banque l'a prêté. Quand je paye avec un chèque sur ce dépôt inexistant, c'est comme si je payais avec un bon de caisse qui lui non plus n'a pas de couverture métallique, mais n'a comme base, tout comme les dépôts prêtés, que la garantie de la banque. Du point de vue économique, c'est le même contenu, bien que la forme, que par bonheur les auteurs de la législation sur les banques sont seuls à voir, apparaisse encore si différente. En Angleterre, à ces moyens de restreindre la circulation des billets - et précisément le fait que l'une des formes de l'argent-crédit peut se substituer aux autres prouve qu'elles sont essentiellement égales -, vient s'ajouter la certitude que la fameuse loi sur les banques, à partir du moment où elle risquerait d'être efficace, serait immédiatement suspendue.

Les effets de la législation sur les billets peuvent également affaiblir, et même dans certains cas supprimer complètement, les tendances qui se manifestent dans les changements de la balance des comptes pendant la crise. Nous avons vu que ces changements se déroulent toujours sur une base déterminée par la situation de la balance commerciale. Celle-ci dépend, d'une part, des conditions de production, naturelles, de l'autre, de l'état et de l'ancienneté du développement économique. Un pays de développement économique ancien, avec un développement extrêmement fort, purement industriel, des exportations de moyens de production, et de production insuffisante de matières premières aura une balance commerciale déficitaire. L'Angleterre n'a pu développer si fortement ses exportations de moyens de production qu’en exportant - premier pays de production capitaliste développée - ses moyens de production, non seulement comme marchandises, mais comme capital, c’est-à-dire en les envoyant à l'étranger en tant que propre placement de capital. Ainsi, par exemple, quand elle accorda a l’Amérique du Sud un prêt pour la construction de voies ferrées et quand les Sud-Américains employèrent cet argent à l'achat de machines, de locomotives, etc., importées d’Angleterre. Une telle exportation, qui est en même temps exportation de capital, est indépendante des importations de marchandises qui se font en même temps. S’il s’agissait d'une simple exportation de marchandises, l'Amérique du Sud par exemple pourrait à la longue n’importer d’Angleterre que des moyens de production si elle pouvait les payer avec ses propres marchandises, car l'Amérique n’a pas rassemblé assez d'argent pour pouvoir payer sur ses propres réserves métalliques les moyens de production dans ces proportions. En fait, une grande partie du commerce international est un tel échange de marchandises et s’équilibre aussi dans ces proportions. Mais, par l’exportation de marchandises en tant que capital, l’exportation dans ces proportions est indépendante de la production de marchandises du pays non encore développé et ne trouve ses limites que dans la possibilité de développement capitaliste, d’une part, dans l'accumulation capitaliste, l’excédent de capital productif dans le pays développé, d’autre part. C’est là précisément la raison de la rapidité de l’expansion capitaliste. Ainsi, les pays capitalistes les plus développés accroissent, d'une part, leur production industrielle et, de l’autre, leurs exportations très au-delà des importations en provenance des pays non développés. D’où la balance commerciale déficitaire, qui correspond d’un autre côté à une balance des comptes excédentaire, puisque ces pays reçoivent constamment des payements, le profit de leur capital exporté.

Selon la forme concrète, quantitative, de la balance commerciale et de la balance des comptes, les tendances qui déterminent les importations et les exportations d'or, exerceront maintenant leurs effets. Si les Etats-Unis n'ont pas connu aussi régulièrement que l'Angleterre, au cours des crises précédentes, des sorties d'or, cela est dû essentiellement à deux facteurs différents. D'abord, ces entraves au développement du crédit de circulation découlent de la législation sur les billets. Comme le taux d'intérêt en Amérique était supérieur au niveau européen du fait de l'étroitesse de son crédit de circulation, l'Amérique attire constamment du capital-argent européen, et la question de savoir si ce capital-argent dans les périodes de haute conjoncture sera ramené en Europe et entraînera des sorties d'or d'Amérique dépendra entièrement de la force de la pression du crédit en Europe.

Mais l'état de la balance commerciale américaine peut amener également des changements. L'Amérique est un pays qui exporte surtout des matières premières. En supposant une bonne récolte, la balance commerciale américaine, précisément pendant la période de haute conjoncture, s'améliore considérablement, car, par exemple, les prix du coton, du cuivre, et éventuellement aussi des céréales, augmenteront, et cette amélioration de la balance commerciale peut affaiblir ou supprimer ou retarder les tendances qui aboutissent à l'écoulement de l'or, et repousser par là aussi éventuellement le déclenchement de la crise, pour laquelle le fait des sorties d'or n'est d'ailleurs pas une condition sine qua non.

Soulignons à ce propos que la possibilité qu'ont les banques nationales de se protéger contre les sorties d'or diffère complètement selon les raisons pour lesquelles on demande de l'or dans des buts d'exportation. Si, par exemple, à Berlin, le taux de l’escompte est de 5 %, et à Paris de 3 %, des banquiers français y trouveront un motif de transférer de l'argent de France en Allemagne pour tirer profit du taux d'intérêt plus élevé. Cela peut être également le cas si, par exemple, il règne à Berlin une spéculation boursière plus vive, à laquelle des firmes françaises veulent participer. De tels transferts d'or ne découlent pas d'une nécessité économique pressante ; il s'agit là de mouvements en quelque sorte arbitraires du capital-argent. Ces capitaux pourraient rester en France s'ils se contentaient d'un taux d'intérêt ou d'un bénéfice boursier moindre. C'est pourquoi ces transferts d'or peuvent être empêchés par des mesures de politique bancaire appropriées. Le plus simple serait de retenir ces capitaux dans le pays en leur accordant un intérêt plus élevé, par exemple en augmentant le taux de l'escompte, ce qui aurait pour résultat d'égaliser les taux d'intérêt. Mais la banque peut aussi empêcher ces transferts en refusant le payement en or. La Banque austro-hongroise, qui a suspendu les payements en argent liquide, en a légalement le droit ; la Banque de France, qui peut aussi payer en monnaie d'argent, peut de même refuser le payement en or, éventuellement en faisant usage du droit qu’elle possède de prélever une prime d'or 4 en supprimant ainsi l'avantage de la différence d'intérêt et le motif du transfert. Ni la Banque d'Angleterre ni la Reichsbank allemande n'ont de tels moyens à leur disposition, mais du moins cette dernière cherche par une pression indirecte sur les exportateurs d'or à restreindre, en cas de situation financière tendue, leurs opérations, politique qui, si elle se limite à ces cas d'exportation d'or, est pour l'économie nationale absolument rationnelle. Par ailleurs, cette restriction de la liberté de mouvement du capital-argent et des exportations de métal jaune est une des causes qui empêchent l'égalisation internationale des taux d'intérêt nationaux au même niveau.

Mais il en est tout autrement si la demande d'or, par exemple à la Reichsbank allemande, est due au fait que des Allemands ont à payer en Angleterre des marchandises ou des valeurs. Ils commenceront d'abord par acheter des traites en livres sterling à la Bourse de Berlin mais si le cours des traites s'élève au-dessus du pair, ils voudront les payer avec de l'or. Si la Reichsbank refuse de leur en donner, il leur faudra, pour ne pas être déclarés en faillite, se procurer de nouvelles traites en sterling ; cette demande aura pour effet de faire monter le cours des traites au-dessus du pair, ce qui signifie une dépréciation de la devise allemande, dépréciation que la politique bancaire a précisément pour but d'empêcher.

On peut par conséquent empêcher des sorties d'or qui ont pour but de simples opérations financières ; en revanche, il n'est pas possible de s'opposer à celles qui sont nécessaires pour s'acquitter d'obligations découlant du commerce des marchandises ou des valeurs sans déprécier la devise nationale.


Notes

1 Nous ne considérons ici, bien entendu, que la crise boursière qui n'est qu'un aspect de la crise commerciale générale. Les crises boursières et spéculatives peuvent aussi apparaître isolément : ainsi une crise boursière se produit souvent au début de la période de prospérité industrielle, quand la spéculation l'a escomptée trop tôt. Ce fut le cas notamment à Vienne en 1895.

2 C'est ainsi que, pendant la dernière crise financière aux Etats-Unis, on força les exportations de coton et de céréales en Europe pour pouvoir se procurer de l'or.

3 Ce qui est naturellement une vieille expérience. Un continental merchant anonyme le disait déjà aux membres du fameux Bullion committee en 1810. : « Je ne connais en fait que deux moyens pour égaliser un bilan commercial défavorable, ou l'envoi d'or ou la banqueroute » (Report, p. 101).

4 La Banque de France prélève très souvent, lors des retraits d'argent une prime qui s'élève, en cas de forte demande pour l’étranger jusqu'à 0,8 ou 1 %, et, étant donné que l'étranger ne peut utiliser que de l'or, l'escompteur doit ajouter ce montant au taux d'escompte normal. En général, on peut être sûr qu'en cas de haut taux d'escompte sur l'étranger et taux d'escompte bas à Paris, la prime sera prélevée. Elle accroît l'intérêt, avec un montant de 0,5 % sur une traite à trois mois, de 2 % par an (Voir Sartorius, op. Cit., p. 263).

R. Hilferding
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