1910

Rudolf Hilferding

Le capital financier

TROISIEME PARTIE - LE CAPITAL FINANCIER ET LA LIMITATION DE LA LIBRE CONCURRENCE

CHAPITRE XI - LES OBSTACLES A L'EGALISATION DES TAUX DE PROFIT ET LES MOYENS DE LES SURMONTER

1910



L'objectif de la production capitaliste est le profit. L'obtention du plus grand profit possible est l'objectif de chaque capitaliste en particulier, la raison d'être de son activité économique, qui découle nécessairement des conditions de la lutte pour la concurrence. Car le capitaliste ne peut se maintenir que s'il s'efforce constamment, non seulement de résister à ses concurrents, mais même de les battre. Il n'y réussit que s'il parvient à accroître son profit au-dessus de la moyenne, par conséquent à obtenir un surprofit 1.

Mais cet effort subjectif en vue du profit le plus élevé possible a pour résultat objectif la tendance à l'établissement du même taux de profit moyen pour tous les capitaux 2.

Ce résultat on cherchera à l'atteindre par la concurrence des capitaux pour les sphères de placement, l'afflux constant du capital dans les secteurs à taux de profit supérieur à la moyenne et son reflux constant hors des secteurs à taux de profit inférieur à cette moyenne. Mais ce va-et-vient constant se heurte à des obstacles qui s'accroissent au fur et à mesure du développement capitaliste.

Le développement de la productivité du travail, le progrès technique, se manifestent en cela que la même quantité de travail vivant met en mouvement une quantité croissante de moyens de production. Ce processus se reflète économiquement dans la composition organique de plus en plus élevée du capital, la part de plus en plus grande qu’occupe le capital constant par rapport au capital variable à l'intérieur du capital global 3. Dans cette modification de la proportion c : v s'exprime le changement de l'image que présentaient la manufacture et la fabrique pré-capitaliste avec leurs groupes d'ouvriers serrés les uns contre les autres dans des ateliers exigus autour de quelques petites machines, en comparaison avec l'usine moderne où derrière les immenses carcasses des automates, de petits hommes à peine visibles çà et là semblent toujours disparaître de nouveau.

Mais le développement technique entraîne également un changement à l'intérieur des éléments dont se compose le capital constant. Ainsi, la part du capital fixe croit plus rapidement que celle du capital circulant. C'est ce que montrent les textes suivants :

« Les progrès techniques dans les hauts fourneaux ont contraint à une activité de plus en plus grande, amené une concentration de capital de plus en plus forte. Selon Lürmann («  Les Progrès dans l'industrie des hauts fourneaux depuis cinquante ans », Düsseldorf, 1902), le cubage des hauts fourneaux s'est accru depuis 1852 dans la proportion à 33,3 et de 1 à 7 par tonne de cubage. En 1750, quatorze hauts fourneaux de charbon de bois silésiens produisaient au total 25 000 quintaux de fer brut, en 1799, les deux hauts fourneaux à coke de Königshütte voyaient passer leur production à 40 000 quintaux par an. Œchelhaüser célèbre en 1852 une production journalière de 50 à 60 000 livres prussiennes. Les derniers records par jour et haut fourneau sont : société d'exploitation Deutscher Kaiser (Thyssen), 518 tonnes; Ohio Steel Co n° 3, 806 tonnes. Autrement dit, le haut fourneau américain produit en une trentaine d'heures ce qu'un haut fourneau silésien produisait autrefois en une année entière et en 36 heures ce que produisaient dans l'année il y a cent cinquante ans quatorze hauts fourneaux silésiens.

En conséquence, les frais d'installation par haut fourneau ont augmenté dans d'énormes proportions. Les hauts fourneaux de Königshütte susmentionnés étaient estimés en gros à 40 000 thalers, ce qui représente environ un capital de fondation de 20 000 thalers par tonne de pro­duction quotidienne. En 1887, on était descendu, selon Wedding, avec des frais d'établissement de près de 1 million de marks par haut fourneau, à 5 400-6 000 marks par tonne de production journalière. Ces derniers temps, les frais par tonne de production journalière, du fait de l'introduction de nombreux nouveaux appareils et de la suppression presque complète du travail manuel, se sont élevés à environ 10 000 marks, ce qui signifie qu'un faut fourneau normal de 250 tonnes dans le bassin de la Ruhr coûte aujourd'hui 2 millions et demi de marks. Quant aux hauts fourneaux américains, ils ont déjà englouti 6 millions de marks.

En dehors du Siegerland et de la Haute-Silésie, il n'y a presque plus aujourd'hui en Allemagne de hauts fourneaux d'une capacité de production journalière inférieure à 100 tonnes. La production annuelle minima d'un nouveau haut fourneau doit être estimée à 30 à 40 000 tonnes au minimum, mais l'activité de plusieurs hauts fourneaux offre de grands avantages, d'où l'effort en vue d'accroître constamment le nombre des hauts fourneaux appartenant à la même société. De même, les frais généraux (direction, laboratoire, ingénieurs), les frais de la machinerie de réserve nécessaire (soufflerie, chaufferie), se répartissent sur une production beaucoup plus vaste. Mais ce n'est qu'en groupant plusieurs fourneaux qu'on peut, bon an mal an, produire dans un même fourneau la même sorte de fer brut. On évite ainsi le passage onéreux, dans le même fourneau, d'une sorte de fer brut à l'autre, et il devient alors possible de spécialiser la construction des fourneaux en vue de la production d'une sorte de fer déterminée. Enfin, l'utilisation des inventions modernes (transport rationnel des matières premières, chaudière de fonderie, mélangeur, etc.) n'est économiquement rationnelle qu'avec de hauts chiffres de production et plusieurs fourneaux (Heymann, op. cit., pp. 13 sq.).

A cette branche d'industrie à haute composition organique, il est intéressant de comparer une autre branche industrielle où l'utilisation des machines a atteint également un très haut degré, mais où, par suite de tout autres conditions techniques, la composition organique est beaucoup plus basse. Nous montrerons l'importance du capital nécessaire pour la fabrication des chaussures en prenant l'exemple d'une usine qui fabrique 6 à 800 paires de chaussures par jour, la moitié à semelles débordantes, la moitié à semelles cousues.


Bâtiments 100 000 marks
Terrain  50 000  »
Machines à vapeur (50 CV) 21 000  »
Installations électriques 20 000  »
Machines et autres installations  80 000  »
Formes 25 000  »
————————— 
Capital fixe 296 000   marks

 

Supposons maintenant que le capital circulant soit transformé deux fois par an ; nous obtenons :

Matières premières pour six mois 350 000 marks
Salaires pour six mois 100 000 »
Frais divers pour six mois  90 000 »
————————
Capital circulant 540 000 marks

« Nous pourrons donc dire qu'en dehors d'un capital fixe d'environ 300 000 marks, il faut un capital circulant de 500 000 marks, soit, pour cette fabrique, qui occuperait 180 à 200 ouvriers, un capital total d'environ 800 000 marks » (Karl Rehe, op. cit., p. 54)

En revanche, « Une grande firme combinée Thomas, d'une production de 300 000 à 400 000 tonnes, dont la fon­dation est projetée en Allemagne occidentale, et qui doit acheter des terrains ferrugineux, coûterait aujourd'hui au moins :

1 000 hectares de terrains ferrugineux 10 millions de marks
Six terrains houillers dans le bassin de la Ruhr 3 »
Une mine de charbon d'une capacité extractive de un million de tonnes, y compris les cokeries  12 »
Construction de hauts fourneaux 10 »
Usine sidérurgique 15 »
Terrains, lignes ferroviaire, logement ouvriers, etc 5 »
————————————
Soit en tout 55 millions de marks


Il faut envisager pour un tel combinat un personnel ouvrier de 10 000 personnes. En Amérique, on estime nécessaire un capital de 20 à 30 millions de dollars pour une aciérie d'une capacité de production deux fois plus grande (2 500 tonnes par jour). En revanche, on a investi en 1852 dans toute l'industrie du fer de la province de Nassau un capital de 1 235 000 florins » (Heymann, op. cit., p. 26).

Mais cet énorme accroissement du capital fixe a pour conséquence qu'il devient de plus en plus difficile de retirer les capitaux une fois investis. Alors que le capital circulant, à la fin de chaque période de transformation, peut être reconverti en argent et placé de nouveau dans une autre branche de production, le capital fixe est immobilisé par toute une série de périodes de transformation dans le processus de la production. Sa valeur se transfère peu à peu sur le produit et revient aussi progressivement sous forme d'argent. La transformation du capital global se prolonge. Plus la part du capital fixe est importante, plus vastes ses dimensions, plus il pèse lourdement dans la balance des investissements, et plus il est difficile de réaliser la valeur qui y est liée sans lourdes pertes et de transférer ensuite le capital dans une sphère de production plus favorable. Mais cela a pour résultat de modifier la lutte de concurrence du capital pour les sphères de placement. A la place des vieilles barrières légales de la tutelle moyenâgeuse, de nouvelles barrières économiques sont apparues, qui restreignent la liberté de mouvement du capital, restriction qui n'affecte d'ailleurs que les capitaux déjà investis dans la production et non ceux qui cherchent à s’investir. Une deuxième barrière consiste en ceci que le développement technique élargit en même temps l'échelle de la production, que les dimensions croissantes du capital constant et en particulier du capital fixe exigent des capitaux de plus en plus considérables, pour pouvoir élargir la production d'une façon adéquate ou créer de nouvelles entreprises. Les sommes progressivement accumulées au moyen de la plus-value sont très loin de suffire pour pouvoir être transformées en capitaux indépendants. On pourrait ainsi penser que même l'afflux de nouveaux capitaux est insuffisant ou vient trop tard. Mais la liberté de mouvement du capital est la condition de l'établissement du taux de profit égal - égalité impossible si l'afflux ou le reflux du capital ne peuvent se faire sans entraves. Comme la tendance à l'égalité du profit est en premier lieu effort individuel du capitaliste en vue du plus haut profit possible, la barrière doit être supprimée en premier lieu au niveau individuel. C'est ce qui se passe grâce à la mobilisation du capital.

Pour centraliser le capital, il suffit de l'associer. Mais la mobilisation élargit en même temps le cercle du capital associé. Car elle rend la reconversion du capital industriel, y compris le capital fixe, en capital-argent la plus indépendante possible du véritable reflux à la fin de la période pendant laquelle le capital fixe doit fonctionner en tant que tel. Cette reconversion, bien entendu, n'est pas possible à l'échelle sociale, mais seulement pour un certain nombre de capitalistes changeant constamment. La possibilité d'être reconverti en argent donne au capital le mode de reflux du capital de prêt - capital-argent qui, avancé pour un certain temps, revient comme somme d'argent majorée de l’intérêt. Mais cela permet à des capitaux d'être investis dans l’industrie, qui n'auraient pu le faire sans cela.

Ce sont des capitaux qui devraient être immobilisés pour un temps plus ou moins long ou placés provisoirement en tant que simple capital de prêt. Leur composition change constamment, Ils se contractent ou s'élargissent, mais il y a toujours une certaine somme ainsi provisoirement immobilisée. Celle-ci peut être transformée en capital industriel et par là fixée. Le changement constant de cette somme d'argent s’exprime dans le changement constant de la propriété des actions. Cette transformation en capital industriel ne se fait bien entendu qu’une fois pour toutes. L'argent immobilisé a définitivement été transformé en capital-argent et celui-ci en capital productif. Les nouvelles sommes d'argent qui affluent maintenant de ce fonds d'argent immobilisé fonctionnent en tant que moyens d'achat pour les actions et ne servent plus que comme moyens de circulation pour leur échange. Mais, pour propriétaires de l’argent initialement converti en capital industriel, elles permettent le reflux de leur argent, dont ils peuvent maintenant disposer de nouveau à d'autres fins, après qu'il a fonctionné pour eux aussi dans l'intervalle en tant que capital. Observons en passant qu'avec la hausse du cours des actions, l'argent nécessaire pour leur échange doit, toutes proportions gardées, augmenter également et qu'alors il peut entrer dans cette circulation plus d'argent qu'il n'en a été initialement transformé en capital industriel. A propos de quoi il faut tenir compte qu'en règle générale le cours des actions est plus élevé que la valeur du capital industriel en lequel l'argent a été converti.

La mobilisation du capital n'affecte en rien bien entendu le processus de production. Elle ne concerne que la propriété, ne crée que la forme de transfert de la propriété fonctionnant d'une façon capitaliste, le transfert de capital en tant que capital, somme d'argent produisant du profit. Comme il n'affecte pas la production, ce transfert n'est en fait que transfert du titre de propriété sur le profit. Mais le capitaliste ne s'intéresse qu'au profit. La sphère dans laquelle ce profit a été réalisé lui est indifférente. Le capitaliste ne fait pas une marchandise, mais il fait, dans une marchandise, du profit.

Une action est donc aussi bonne qu'une autre si elle rapporte, dans les mêmes conditions, le même profit. Chaque action est donc estimée selon le profit qu'elle rapporte. Le capitaliste qui achète des actions achète pour la même somme d'argent une part aussi grande sur le profit que tout autre capitaliste. Sur le plan individuel, par conséquent, l'égalité du taux de profit est réalisée pour chaque capitaliste par la mobilisation du capital. Mais seulement sur le plan individuel, en ce sens que les inégalités existantes ne sont, lors de l'achat des actions, effacées que pour lui. En réalité, ces inégalités continuent d'exister, de même que leur tendance à se compenser mutuellement.

Car la mobilisation du capital n'affecte pas le véritable mouvement du capital vers l'égalisation du taux de profit. Reste seulement l'effort du capitaliste en vue du plus grand profit possible. Celui-ci apparaît maintenant dans le plus grand dividende et le cours le plus élevé des actions. On montre ainsi nettement la voie au capital qui cherche à s'investir. Le montant du profit obtenu, qui était jusqu'alors le secret commercial de l'entreprise individuelle, apparaît maintenant exprimé d'une façon plus ou moins adéquate dans le montant du dividende et facilite ainsi, pour le capital à la recherche d'un placement, le choix de la branche de production vers laquelle il doit se tourner. Si, par exemple, dans une industrie sidérurgique, on réalise avec un milliard de capital un profit de 200 millions, et dans une autre industrie avec le même capital 100 millions seulement, la valeur totale des actions de la première, en supposant une capitalisation à 5 %, peut atteindre 4 milliards, celle de la seconde 2 milliards, et ainsi la différence être effacée pour les propriétaires individuels. Mais cela n'empêche pas les nouveaux capitaux de chercher à s'investir dans l'industrie sidérurgique où ils peuvent obtenir un profit supérieur à la moyenne. Précisément, par le système des actions, l'afflux des capitaux dans cette sphère industrielle sera facilité. Non seulement parce que, nous l'avons remarqué, l'obstacle découlant de l'importance du capital en est ainsi facilement surmonté, mais parce que le surprofit de cette branche de production permet aussi, capitalisé, un bénéfice de fondateur particulièrement élevé et pousse les banques à tourner leur activité vers cette branche. La différence des taux de profit se manifeste ici dans la différence des bénéfices du fondateur; celle-ci se compense du fait que les masses de plus-value nouvellement accumulées affluent dans les sphères de production donnant les bénéfices du fondateur les plus élevés.

De même, la mobilisation du capital ne diminue en rien les difficultés auxquelles se heurte l'égalisation des taux de profit. Par contre, l'association du capital, qui se développe en même temps que la mobilisation, supprime les obstacles qui résultent du montant du capital à investir : grâce à l'union des capitaux avec la richesse croissante de la société capitaliste, l'importance de l'entreprise n'est pas un obstacle à sa réalisation. Ainsi, de plus en plus, l’égalisation du taux de profit n'est possible que par l'introduction de nouveaux capitaux dans les sphères de production où le taux de profit est supérieur à la moyenne, alors que le reflux du capital hors de celles comportant un grand capital fixe se heurte à de nombreuses difficultés. Ici, la diminution du capital ne se réalise que par une disparition progressive de vieilles installations ou la destruction du capital en cas de faillite.

En outre, avec l'élargissement de l'échelle de la production, une autre difficulté se présente. Dans une sphère de production hautement capitaliste, une nouvelle entreprise doit d’avance avoir une grande extension; son installation accroîtra considérablement d'un seul coup la production. Les exigences de la technique ne permettent pas cet accroissement progressif de la production que nécessiterait sans doute la capacité d'absorption limitée du marché. La forte augmentation de la production compense et au-delà l'effet sur le taux de profit ; si ce dernier était supérieur à la moyenne, il tombe maintenant au-dessous de cette moyenne.

C'est ainsi que la tendance à l'égalisation du taux de profit se heurte à certains obstacles qui s'accroissent au fur et à mesure du développement du capitalisme. Ils agissent différemment selon les branches de production, en particulier selon la part que représente le capital fixe dans le capital global. Mais c'est précisément dans les sphères les plus développées de la production capitaliste, à savoir l'industrie lourde, que cette influence est la plus forte. C'est là que le capital fixe joue le rôle de loin le plus important. C’est là que le capital une fois investi se dégage le plus difficilement.

Quelles conséquences cela a-t-il pour le taux de profit dans ces branches de production? On peut imaginer le raisonnement suivant : dans ces branches d'industrie, il faut un capital initial très important ; or, la propriété de si gros capitaux initiaux est limitée ; aussi la concurrence y sera-t-elle moins forte et le profit plus élevé. Mais ce raisonnement ne tient pas compte du fait que cela n'est vrai que pour le temps où le capital fonctionnait encore individuellement. La possibilité d'association du capital supprime comme en se jouant cette barrière. L'importance du capital n'est pas du tout un obstacle à sa mise sur pied. En revanche, l'égalisation du taux de profit par suite du dégagement de capitaux est ici à peu près exclue, et de même la destruction de capital très difficile. Ces branches d'industrie développées sont aussi celles où la concurrence des petites entreprises est plus rapidement éliminée ou bien où il n'y a pas eu de petites entreprises (comme dans certaines branches de l'industrie électrique). Non seulement c'est ici le domaine de la grande entreprise, mais ces grandes entreprises disposant de gros capitaux s'égalisent de plus en plus, et les différences techniques et économiques qui assurent à certaines d'entre elles une position prépondérante dans la lutte pour la concurrence diminuent de plus en plus. Ce n'est pas une lutte de forts contre des faibles, où ces derniers seraient anéantis et par là supprimé l'excédent de capital dans ces branches de production, mais une lutte entre égaux, qui longtemps reste indécise et impose à tous les mêmes sacrifices. Ces entreprises doivent toutes maintenir le combat, car autrement l'immense capital que l'on y a investi perdrait de sa valeur.

L'allégement de ces branches de production par destruction de capital est ainsi rendu très difficile. Par ailleurs, chaque nouvelle entreprise, du fait de la grande capacité de production qu'elle doit d'avance posséder, exerce une action puissante sur l'afflux de capitaux. Aussi, dans ces sphères, une situation se crée très facilement où, pour un temps très long, le taux de profit est inférieur à la moyenne - situation d'autant plus dangereuse que le taux de profit moyen est plus faible. Avec la baisse du taux de profit qui accompagne le développement de la production capitaliste, la marge à l'intérieur de laquelle une production est encore rentable se rétrécit de plus en plus. Si le profit n'est que de 20 %, alors qu'il était précédemment de 40 %, il suffit déjà d'une pression des prix beaucoup plus faible pour faire disparaître complètement le profit et détruire la raison d'être de la production capitaliste. Ainsi, ces industries précisément, avec leurs masses de capital fixe, sont de plus en plus sensibles à la concurrence et à la baisse du taux de profit qu'elle entraîne, tandis qu'il leur est de plus en plus difficile de modifier la répartition du capital telle qu'elle a déjà été faite. C'est chez elles que - en supposant une libre concurrence - peut apparaître facilement un taux de profit inférieur à la moyenne, qui ne s'égaliserait que peu à peu, grâce à un arrêt de l'afflux de nouveaux capitaux et à une augmentation progressive de la consommation comme conséquence d'un accroissement de la population. Cette tendance ne peut qu'être renforcée par le fait que de nouveaux capitaux (capital-actions) n'escomptent qu'un profit inférieur à la moyenne.

D'un autre côté, il y aura un profit inférieur à la moyenne dans les branches d'activité où le capital individuel domine encore et où le capital nécessaire est encore relativement faible. C'est là qu'affluent les capitaux qui ne peuvent plus soutenir la concurrence dans les branches d'activité plus développées, et dont les faibles dimensions par ailleurs ne permettent plus à leurs propriétaires de les placer en tant que capitaux rapportant intérêt ou dividende. Ce sont les sphères du petit commerce et de la petite production capitaliste, avec leur concurrence acharnée, leur destruction constante de vieux capitaux, constamment remplacés par d'autres, sphères habitées par ces éléments qui ont toujours un pied dans le prolétariat, où la faillite est un phénomène courant et où un très petit nombre seulement deviennent peu à peu de grands capitalistes. Ce sont les branches de la production qui tombent de plus en plus et sous les formes les plus diverses sous la dépendance du grand capital.

Une autre circonstance encore vient exercer son action pour abaisser ici le taux de profit. On se livre à une concurrence acharnée pour les débouchés, concurrence qui nécessite de grosses sommes d'argent. On consacre des sommes énormes à la publicité, on envoie partout des représentants, qui s'arrachent les clients. Tout cela nécessite de l'argent, qui vient gonfler le capital de ces sphères d'activité, mais qui, du fait qu'il n'est pas employé d'une façon productive, n'accroît pas le profit, mais en fait baisser le taux, calculé sur ce capital accru.

Ainsi nous voyons comment se forme, aux deux pôles du développement capitaliste et pour des raisons tout à fait différentes, une tendance à la baisse du taux de profit au-dessous de la moyenne. Cette tendance provoque à son tour, là où le capital est suffisamment fort, une tendance contraire. Celle-ci aboutit finalement à la suppression de la concurrence et, par là, au maintien de l'inégalité du taux de profit, jusqu'à ce que, en fin de compte, cette inégalité elle-même soit abolie par la suppression de la séparation des sphères de production 4.

Cette tendance, qui se manifeste précisément dans les sphères les plus développées du capital industriel, est mise en action par les intérêts du capital bancaire.

Nous avons vu que la concentration dans l'industrie provoque en même temps une concentration des banques, laquelle est encore renforcée par les conditions de développement propres du système bancaire. Nous avons vu également comment le capital bancaire peut élargir le crédit industriel au moyen du système des actions et, stimulé par l'espoir d'un bénéfice de fondateur, s'intéresse de plus en plus au financement d'entreprises industrielles. Mais ce bénéfice du fondateur dépend, sauf circonstances imprévues, du niveau du profit. Le capital bancaire est ainsi directement intéressé à ce niveau. Toutefois, la concentration des banques a pour effet d'accroître le cercle des entreprises industrielles auxquelles participe la banque, en tant que donneur de crédit et institut financier.

Tandis que l'entreprise industrielle qui possède une supériorité technique ou économique s'efforce de conquérir le marché, d'accroître ses propres débouchés et d'obtenir, pour longtemps, après avoir éliminé ses adversaires, un surprofit qui la dédommagera amplement des pertes subies pendant la lutte pour la concurrence, les calculs de la banque sont d'un tout autre ordre. La victoire de cette entreprise est la défaite d'une ou plusieurs autres, auxquelles la banque est également intéressée. Ces entreprises ont eu besoin de beaucoup de crédit et le capital prêté est maintenant en danger. La lutte pour la concurrence elle-même a entraîné des pertes, ce qui a obligé la banque à restreindre ses crédits et à renoncer à des opérations prometteuses. La victoire d'une entreprise sur ses rivales ne l'en dédommage absolument pas, car une entreprise aussi forte est un partenaire avec lequel elle ne peut pas trop gagner. Du fait que les firmes en concurrence sont ses clients, la banque n'a que des inconvénients à attendre de cette concurrence. Aussi s'efforce-t-elle de l'éliminer parmi celles auxquelles elle participe. Mais chaque banque est intéressée à obtenir un profit le plus élevé possible. Elle ne pourra y parvenir qu'en éliminant complètement la concurrence dans une branche d'industrie. D'où l'effort des banques en vue de créer des monopoles. Ainsi les tendances du capital bancaire coïncident avec celles du capital industriel en vue de l'élimination de la concurrence. Mais, en même temps, le capital bancaire acquiert de plus en plus les moyens de parvenir à ce but, même contre la volonté de certaines entreprises qui, travaillant dans des conditions particulièrement favorables, préféreraient peut-être encore la lutte pour la concurrence. C’est donc à l'appui du capital bancaire que le capital industriel doit de pouvoir éliminer la concurrence à un stade du développement économique où, sans cette participation, elle se maintiendrait encore 5.

Outre ces tendances générales à la restriction de la concurrence, il en est d'autres qui découlent de certaines phases de la production industrielle. Constatons tout d'abord qu'en période de dépression le désir d'accroître le profit se fait sentir d'une façon particulièrement forte. En période de prospérité, la demande dépasse l'offre, ce qui suffit à expliquer que, tant qu'elle dure, la production est vendue longtemps avant d'être effectuée 6.

Observons en passant que la demande en période de prospérité prend un caractère spéculatif. On achète dans l'espoir que les prix continueront à monter. L'augmentation des prix, qui réduit la demande destinée à, la consommation, stimule au contraire la demande spéculative. Mais, si la demande dépasse l'offre, les entreprises produisant dans les plus mauvaises conditions déterminent le prix du marché. Celles qui produisent dans les meilleures conditions réalisent un surprofit. Les entrepreneurs constituent une unité solide même sans avoir conclu un accord formel. Tout au contraire, en période de dépression, où chacun cherche à sauver par ses propres moyens ce qu'il est encore possible de sauver, chacun opère impitoyablement contre les autres. « L'aspect momentanément le plus faible que comporte la concurrence est celui où chacun agit indépendamment des autres et souvent en opposition directe avec eux, faisant ressortir ainsi la dépendance de chacun à l'égard des autres, tandis que l'aspect le plus fort est celui où chacun voit dans la masse de ses partenaires une unité solide. Si, pour une certaine sorte de marchandises, la demande est plus forte que l'offre, un acheteur surenchérit, dans certaines limites, sur l'autre et fait monter ainsi pour tous le prix de la marchandise au-dessus du prix du marche, tandis que, d'un autre côté, les vendeurs cherchent ensemble à vendre à un prix élevé. Si, au contraire, l'offre est plus forte que la demande, l'un commence à vendre meilleur marché, et les autres sont obligés de suivre, tandis que les acheteurs ensemble s'efforcent d'abaisser le plus possible le prix du marché au-dessous de la valeur marchande. Le lien qui les unit n'intéresse chacun que dans la mesure où il présente plus d'avantages que d'inconvénients. Et la communauté cesse dès qu'il apparaît comme le plus faible et que chacun pour son propre compte peut s'en tirer le mieux possible. Si l'un produit à meilleur marché et peut arriver à conquérir une plus grande partie de la clientèle, il le fait, et ainsi commence l'action qui oblige peu à peu les autres à introduire le genre de production à meilleur marché et réduit le temps de travail nécessaire à de nouvelles dimensions moindres. Si un côté domine, tous ceux qui en font partie gagnent, c'est comme s'ils avaient à faire valoir un monopole commun. Si un côté est le plus faible, chacun peut essayer pour son propre compte d'être le plus fort (par exemple celui qui travaille à un coût de production moindre) ou tout au moins de s'en tirer aussi bien que possible, et ici que le diable emporte le voisin, quoique son action ne l'intéresse pas lui seulement, mais aussi tous les autres 7. »

On constate ainsi une contradiction : la limitation de la concurrence est la plus facile quand elle s'impose le moins, parce que l'accord ne concerne que l'état de choses existant, notamment pendant la période de prospérité. Au contraire, c'est pendant la période de dépression, où la limitation de la concurrence est la plus nécessaire, qu'il est le plus difficile de conclure l'accord. Cela explique pourquoi les cartels se forment plus facilement pendant les périodes de prospérité ou tout au moins une fois passée la période de dépression, et s'écroulent si souvent pendant cette période, surtout quand ils ne sont pas solidement constitués 8.

De même il est clair que les associations de monopole dominent le marché d'une façon beaucoup plus efficace en période de haute conjoncture que dans les périodes de dépression 9.

En dehors des tendances qui provoquent une baisse du taux de profit au-dessous de la moyenne et qui ne peuvent être surmontées qu'en supprimant leur cause, la concurrence, on constate également une baisse du taux de profit dans une branche d'industrie déterminée, baisse provoquée par un accroissement du profit dans une autre branche. Si la première est due à des causes agissant d'une façon permanente, le second est dû aux conditions du cycle industriel. Si la première, enfin, se manifeste dans toutes les branches de production capitalistes développées, ce dernier n'apparaît que dans certaines branches bien déterminées. Si la première provient de la concurrence à l'intérieur d'une branche d'industrie, le second naît des rapports entre certaines branches d'industrie, dont l'une fournit les matières premières utilisées par l'autre.

Pendant les périodes de prospérité, il y a expansion de la production. Elle est la plus rapide là où les capitaux sont relativement faibles et où elle peut se produire dans un délai très court et sur de nombreux points. Cette expansion rapide de la production va jusqu'à un certain point de pair avec une hausse des prix. C'est le cas par exemple dans une grande partie de l'industrie de transformation. En revanche, elle est moins rapide dans les industries extractives. L'achèvement d'un nouveau puits de mine, la construction de nouveaux hauts fourneaux, exigent des délais relativement longs 10. Au début de la période de prospérité, la demande croissante est satisfaite par l'utilisation plus intensive des capacités de production existantes. Mais, au plus fort de cette période, la demande des industries de produits manufacturés croît plus rapidement que la production des industries extractives. Par conséquent, les prix des matières premières montent plus rapidement que ceux des produits manufacturés. Ainsi dans l'industrie extractive le taux de profit s'accroît au détriment de l'industrie de transformation et celle-ci en outre peut être empêchée par le manque de matières premières de profiter de la conjoncture.

C'est le contraire qui se produit en période de dépression. La limitation de la production est plus difficile dans les branches d'industrie qui fournissent les produits manufacturés. C'est donc chez elles que le taux de profit reste le plus longtemps au-dessous de la moyenne, ce qui contribue à ramener dans l'industrie de transformation le taux de profit à la moyenne, tandis que dans l'industrie extractive la dépression est plus longue et plus pénible.

Combien longues et pénibles peuvent être de telles périodes de dépression en régime de libre concurrence, c'est ce que montre la crise dans l'industrie métallurgique aux Etats-Unis de 1874 à 1878. De 1873 à 1878, le prix du fer brut à Philadelphie passa de 42,75 à 17,63 dollars 11.

Les fluctuations énormes des prix au cours d'un cycle industriel sont encore illustrées par les chiffres ci-dessous, à propos de quoi il faut observer que le coût de production du fer brut a diminué d'une façon générale pendant la période considérée.

De 1890 à 1895, le prix du minerai de base n° 1 de l'hématite Bessemer passe de 6 dollars à 2,90 dollars. En 1894, le Bessemer Mesabi est vendu 2,25 dollars, le non-Bessemer 1,85 dollars. Survient une courte période de prospérité dans l'industrie sidérurgique... Aussitôt les cours s'élèvent à 4,00 dollars, 3,25 dollars et 2,40 dollars 12.

Le fer brut Bessemer à Pittsburgh valait en 1887 21,37 dollars, en 1897 10,13 dollars, en 1902 20,67 dollars, en 1904 13,76 dollars. Le meilleur fer brut anglais valait en 1888 13,02 dollars 13.

En ce qui concerne l'évolution des prix des matières premières par rapport au fer brut au cours de la période de dépression, voici les chiffres que fournit Lévy 14 :



Année

Prix de 2 240 lbs fer brut Bessemer (dollars)

Prix de 2 240 lbs de minerai du Lac Supérieur (dollars)

Prix de 2 000 livres de coke (dollars)

Prix de 4 122 lbs de minerai + 2 423 lbs de coke (dollars)

Différence entre le prix du fer brut et celui du minerai + coke (dollars)

1890

18.8725

6.00

2.0833

13.56

5.31

1891

15.9500

4.75

1.8750

11.01

4.94

1892

14.3667

4.50

1.8083

10.47

3.90

1893

12.8692

4.00

1.4792

9.15

3.72

1894

11.3775

2.75

1.0583

6.34

5.04

1895

12.7167

2.90

1.3250

6.94

5.78

1896

12.1400

4.00

1.8750

9.63

2.51

1897

10.1258

2.65

1.6167

6.84

3.29



Ces chiffres montrent dans quelle situation étaient tombées après 1890 les entreprises qui étaient contraintes d'acheter du charbon et du minerai. Certes, au cours de cette période, les prix des matières premières baissèrent considérablement, mais la différence entre leurs prix et ceux des produits fabriqués diminua encore plus fortement, de sorte que la situation des industries consommatrices s'aggrava sensiblement. C’était la tendance bien connue : les prix du fer baissèrent plus rapidement et plus fortement que ceux des matières premières, tendance qui, nous l'avons expliqué, poussa à la combinaison des entreprises.

Cette différence dans le taux de profit doit être surmontée et elle ne peut l'être que par l'union de l'industrie extractive et de l'industrie de transformation. La raison qui pousse à cette union diffère selon le caractère de la conjoncture. En période de prospérité, l'initiative vient de l'industrie de transformation en vue de supprimer les prix élevés des matières premières ou la pénurie de ces dernières. Dans les périodes de dépression, au contraire, ce sont les producteurs de matières premières qui s'annexent l'industrie de transformation pour n'avoir pas à vendre les matières premières au-dessous de leur prix de revient. Ils les transformeront eux-mêmes et réaliseront le produit manufacturé avec un profit plus élevé. D'une façon générale, la tendance est que la branche d'industrie momentanément la moins rentable s'annexe la branche la plus rentable 15.

Selon la façon dont naît la combinaison, on peut par conséquent distinguer, d'une part, la combinaison montante - par exemple, une usine de fer laminé qui s'annexe des hauts fourneaux et des mines de charbon -, d'autre part, la combinaison descendante - une mine de charbon achète des hauts fourneaux et des laminoirs. Ou la combinaison mixte - une entreprise sidérurgique s'annexe, d'une part, des mines de charbon, d'autre part, des usines de fer laminé. C'est par conséquent la différence des taux de profit qui pousse à la combinaison. Pour l'entreprise combinée, les fluctuations du taux de profit sont éliminées, tandis que l'entreprise isolée voit son profit diminué à l'avantage de l'autre.

Un autre avantage de la combinaison découle de l'épargne de profit commercial. Ce dernier peut être éliminé, ce qui accroît d'autant le profit industriel.

Cette suppression du profit commercial est rendue possible par la concentration croissante. La fonction du commerce, qui consiste à concentrer la fonction dispersée dans les différentes entreprises capitalistes et à permettre ainsi aux autres capitalistes industriels de satisfaire leurs besoins dans les dimensions voulues, n'est plus nécessaire. Un tisserand préfère se procurer chez le marchand de fil les différentes sortes de fil dans les différentes qualités et quantités que de conclure des transactions avec toute une série de fileurs. De même, le fileur préfère vendre sa production à un seul marchand plutôt qu'à toute une série de tisserands. On épargne ainsi du temps et des frais de circulation qui réduisent le capital de réserve.

Il en est tout autrement quand il s'agit de grandes entreprises concentrées, qui produisent les mêmes sortes de biens (biens de grande consommation), où la production de l'un couvre les besoins de l'autre. Ici le commerce est superflu. Le commerçant et son profit peuvent être éliminés et ils le sont en fait par la combinaison de ces entreprises. Cette suppression du profit commercial est propre à la combinaison par rapport à la fusion, où il n'y a naturellement pas eu de relations commerciales. Mais le profit commercial n'est qu'une partie du profit global. Sa suppression accroît d'autant le profit industriel. Aussi longtemps que les entreprises combinées sont en concurrence avec les entreprises isolées, ce profit accru leur confère une supériorité certaine dans la lutte pour la concurrence.

Si les taux de profit de deux entreprises étaient les mêmes et ne dépassaient pas le profit moyen, leur combinaison ne leur conférait aucune supériorité, étant donné que seul ce dernier pourrait être réalisé. Mais la combinaison a pour effet de compenser les différences de conjoncture et garantit ainsi pour les entreprises combinées une plus grande constance du profit moyen. En outre, la combinaison a pour résultat d'éliminer le profit commercial. Troisièmement, elle fournit la possibilité de progrès techniques et, par là, l'obtention d'un surprofit par rapport à l'entreprise isolée. Quatrièmement, elle renforce la position de l'entreprise combinée par rapport aux autres dans la lutte pour la concurrence en période de dépression, quand la baisse des prix des matières premières ne va pas de pair avec celle des prix des produits manufacturés.

La combinaison, qui signifie également une limitation de la division du travail social, tandis qu'elle fournit un nouveau stimulant pour la division du travail au sein de l'entreprise combinée, division du travail qui englobe aussi de plus en plus le travail de la direction, accompagne dès le début le mode de production capitaliste. « Enfin la manufacture, qui naît en partie de la combinaison de différents ateliers artisanaux, peut se développer en une combinaison de différentes manufactures. Les plus grandes verreries anglaises, par exemple, fabriquent elles-mêmes leurs creusets de terre parce que de leur qualité dépend essentiellement la réussite ou l'échec du produit. La manufacture d'un moyen de production est ici liée à la manufacture du produit. Et, réciproquement, la manufacture du produit peut être liée à des manufactures où il sert à son tour de matière première ou bien aux produits desquelles il sera plus tard uni. C'est ainsi qu'on trouve, par exemple, la manufacture de flint-glass combinée avec le polissage du verre et la dinanderie, celle-ci pour le sertissage d'articles de verre. Les différentes manufactures combinées forment alors plus ou moins des départements, séparés dans l'espace, d'une manufacture totale et en même temps des processus de production indépendants les uns des autres, chacun avec sa division du travail propre. Malgré certains avantages qu'offre la manufacture combinée, elle n'acquiert sur sa propre base aucune unité technique véritable. Celle-ci n’apparaît que lors de sa transformation en entreprise mécanisée 16. »

L'accélération inouïe que connaît la combinaison dans la phase la plus récente du développement capitaliste est due aux fortes impulsions nées de causes économiques, particulièrement de la cartellisation. Mais celle-ci implique en même temps que la combinaison due à des causes économiques fournit rapidement l'occasion d’améliorations techniques du processus de production, telle que, par exemple, l'union des hauts fourneaux avec les usines de transformation, qui seule a permis l'utilisation des gaz de combustion en tant que force énergétique. Ces avantages techniques, une fois donnés, constituent à leur tour un motif de réaliser la combinaison là où les seules causes économiques n'auraient pas réussi à la faire naître.

Par combinaison, nous entendons par conséquent l’union d'entreprises capitalistes, dont l'une fournit les matières premières utilisées par l'autre, et distinguons cette union découlant de la différence des taux de profit dans différentes sphères de l'union d'entreprises faisant partie de la même branche d'industrie. Celle-ci se forme dans le but d'élever, par l'élimination de la concurrence, le taux de profit dans cette sphère au-dessus de son niveau inférieur a la moyenne. Dans le premier cas, les taux de profit dans les branches d'industrie auxquelles appartenaient les entreprises avant leur union ne sont pas modifiés. Leur différence subsiste et ne disparaît que pour l'entreprise combinée. Dans le second cas, on escompte un accroissement du profit dans cette branche d'industrie par suite de l'atténuation de la concurrence. Théoriquement il apparaît déjà lors de l'union de deux entreprises, soit que la suppression de la concurrence n'a d'effet que pour les entreprises en question, soit qu'elles sont suffisamment importantes pour occuper une position prépondérante sur le marché et l'utiliser pour des augmentations de prix, ce qui réduit également l'effet de la concurrences pour les autres entreprises. Le cas peut aussi se présenter ou les entreprises unies utilisent d'abord leur position renforcée pour éliminer la concurrence de leurs adversaires et ne s'en servent pour accroître leur profit qu'une fois cet objectif atteint.

L'union des entreprises peut se faire de deux façons. Ou bien elles conservent chacune son autonomie et ne se lient que par contrat. Il s'agit alors d'une communauté d'intérêts Ou bien elles se fondent dans une entreprise nouvelle, et c'est ce qu'on appelle une fusion.

La première comme la seconde peuvent être, soit partielles et, dans ce cas, la concurrence se poursuit comme auparavant dans la branche d'industrie en question, soit totales 17.

Une communauté d'intérêts groupant le plus grand nombre possible d'entreprises en vue d'augmenter les prix et, par là, le profit en éliminant la concurrence, c'est le cartel. Le cartel est par conséquent une communauté d'intérêts à caractère de monopole.

Une fusion se proposant le même but par le même moyen, c'est le trust. Ce dernier est par conséquent une fusion à caractère de monopole 18.

Communauté d'intérêts et fusion peuvent être en outre, soit homogènes, c'est-à-dire englober des entreprises appartenant à la même branche de production, soit combinées, c'est-à-dire englober des entreprises appartenant à des branches de production complémentaires. Nous parlons par conséquent de fusions et de communautés d'intérêts homogènes ou combinées partielles ou de cartels et de trusts homogènes ou combinés. A propos de quoi il faut observer que des communautés d'intérêts peuvent souvent se former aujourd'hui, non pas au moyen de contrats formels, mais d'unions personnelles, qui reflètent ordinairement des rapports de dépendance capitalistes. Les fusions et les communautés d'intérêts sont possibles, non seulement dans l'industrie, mais aussi dans le commerce et les banques. Toutes ces unions se font dans une seule et même sphère, et c'est ce que nous appelons des unions homosphériques. Mais il peut se former également des unions entre une entreprise commerciale et une banque. C'est le cas quand une banque ouvre une section commerciale ou au contraire quand une maison de commerce ouvre une banque de dépôts. De même, une entreprise industrielle peut créer une entreprise commerciale. C'est ainsi que, par exemple, des fabriques de chaussures ouvrent fréquemment dans les grandes villes des magasins pour la vente directe aux consommateurs. Nous parlons alors d'unions « hétérosphériques ».

A ce propos il faut observer que, pas plus que les genres dans la nature, les différentes branches dans l'industrie n'ont un caractère fixe. La combinaison, d'une façon générale, ne fait que grouper en une seule des branches d'industrie jusque-là distinctes. On peut très bien imaginer que l'industrie métallurgique constituera une seule branche d'industrie dont feront partie aussi bien les mines de charbon et de fer que la fabrication des rails et de fil de fer, puisque chaque entreprise sidérurgique englobe tous ces genres de production et que celles qui s'y consacraient exclusivement ont disparu. A l'intérieur de cette branche d'industrie, toutes les façons de supprimer la concurrence, de la communauté d'intérêts jusqu'au trust, sont possibles.

La combinaison partielle, que ce soit sous forme de communauté d'intérêts ou de fusion, ne supprime pas la concurrence, elle ne fait que renforcer la position de l'entreprise combinée dans la concurrence avec celles qui ne le sont pas. En revanche, l'union homogène a toujours pour conséquence une atténuation de la concurrence quand il s'agit d'une union partielle ou une suppression complète de cette concurrence quand il s'agit d'une union totale. Combinaison, fusion et trust procurent, outre des avantages économiques, des avantages techniques propres aux grandes entreprises par rapport à celles de moindre importance. Ces avantages sont différents selon la nature des entreprises et de la branche d'industrie à laquelle elles appartiennent.

Ces avantages techniques peuvent suffire à eux seuls pour pousser aux combinaisons et aux fusions. Par contre, les communautés d'intérêts et les cartels ne poursuivent que des avantages économiques. Toutes ces unions d'entreprises industrielles sont, d'une façon générale, préparées par l'intérêt commun qui lie une banque à certaines entreprises. Une banque qui, par exemple, a de gros intérêts dans une mine de charbon utilisera son influence sur une entreprise sidérurgique pour en faire le client de la mine. Il y a là le germe d'une combinaison où les intérêts qu'elle possède dans deux entreprises du même genre qui se livrent une concurrence acharnée sur différents marchés l'amèneront à essayer de leur faire conclure un accord, première étape vers une communauté d'intérêts homogène ou une fusion.

Cette intervention bancaire ne fait du reste qu'accélérer et faciliter un processus qui est impliqué dans la tendance du développement de la concentration industrielle. Mais elle le réalise par d'autres moyens. Le résultat de la lutte pour la concurrence est anticipé. D'une part, on épargne ainsi une destruction et un gaspillage de forces productives et, d'autre part, on évite cette concentration de la propriété qui était jusqu'alors le résultat de la lutte par la concurrence. L'autre entreprise n'est pas expropriée. Nous avons une concentration d'activité et même d'entreprises sans concentration de la propriété. De même qu'on a à la Bourse une simple concentration de propriété sans concentration d'activité, on assiste maintenant dans l'industrie à une concentration d'activité sans concentration de propriété, ce qui manifeste d'une façon évidente que la fonction de propriété s'est détachée de plus en plus de la fonction de production.

En revanche, l'intervention de la banque dans ce processus lui assure une plus grande sécurité pour son capital prêté et lui fournit en même temps l'occasion de transactions lucratives : échange d'actions, nouvelles émissions d'actions, etc. Car l'union de ces entreprises signifie pour elles un profit accru. Une partie de ce profit accru, capitalisée, est appropriée par la banque, laquelle est ainsi intéressée, non seulement en tant qu'institut de crédit, mais aussi et surtout en tant qu'institut financier, aux opérations d'unions.

Mais, d'un autre côté, cette concentration croissante constitue un obstacle à la poursuite du phénomène. Plus les entreprises sont importantes, puissantes et de même genre, moins il leur est possible de s'agrandir en supprimant la concurrence des autres. En outre, le bas niveau du taux de profit, la peur de faire baisser encore davantage les prix en accroissant la production, fait hésiter devant une extension des entreprises qui serait peut-être souhaitable pour des raisons techniques. Mais, même en cas de pression sur le marché; on ne peut se priver des avantages de la grande production. D'où la solution qui consiste à créer une entreprise plus vaste en unissant des entreprises jusque-là séparées : la fusion.

Quelle doit être la part d'une union à caractère de monopole dans la production globale qui lui permette de contrôler le marché ? A cette question il est impossible d'apporter une réponse générale pour toutes les branches de production. Mais, pour pouvoir y répondre, il suffit de nous rappeler la conduite déjà mentionnée des concurrents aux périodes de haute et de basse conjoncture. Dans les premières, quand la demande dépasse l'offre, le prix du produit est le plus élevé possible; dans de telles périodes, les entrepreneurs en dehors du cartel vendent plutôt au-dessus qu'au-dessous du prix du cartel. II en est autrement dans les périodes de dépression, quand l'offre dépasse la demande. C'est le moment où l'on se rend compte si l'union contrôle ou non le marché. Ce sera le cas si sa production est absolument nécessaire à l'approvisionnement du marché. Elle ne vendra que si son prix est accepté, et il faut qu'il le soit, puisque le cartel est précisément indispensable au marché. Il pourra donc vendre à ce prix les quantités manquantes sur le marché. Mais il devra ensuite restreindre la production assez fortement pour qu'elle n'encombre pas le marché pendant que les autres entreprises pourraient y écouler toute leur production. Une telle politique des prix est surtout possible dans les branches de production où la restriction n'impose pas de sacrifices trop durs et par conséquent là où le travail vivant constitue un poste principal et où l'usure du capital constant ne joue pas un rôle trop important, comme par exemple dans l'industrie extractive. Le minerai et le charbon ne s'usent pas et le travail vivant joue là un rôle important. Elle est également possible là où la restriction de la consommation en période de dépression est faible.

Mais là où elle n'est pas possible, le cartel est obligé, pour écouler sa production, de baisser ses prix par rapport à ceux des autres entreprises. Alors le moment est venu où le cartel, qui ne contrôle pas toute la production, perd son contrôle sur le marché, et où la libre concurrence se rétablit.

La nécessité de restreindre la production et, par là, d'accroître le prix de revient pour une production amoindrie, donc de réduire le taux de profit, va à l'encontre de la tendance qui consiste à tenir les prix même en période défavorable, tendance où s'exprime le contrôle du marché. Mais cette restriction, le cartel peut l'éviter s'il ne satisfait que la demande moyenne en laissant aux autres le soin de satisfaire la demande conjoncturelle. Ce n'est possible que si ces derniers, premièrement, ne peuvent pas produire plus que ne l'exige la demande supplémentaire des périodes de haute conjoncture - car autrement il y aurait danger pour le cartel à voir ses débouchés réduits - et, deuxièmement, qu'ils produisent a un prix de revient plus élevé que le cartel. Car c'est seulement dans ce cas que des prix encore rentables pour le cartel pourront jeter ces concurrents hors du marché et assurer les débouchés du cartel. En d'autres termes, les outsiders sont indispensables pour qu'on puisse rejeter sur eux tout le poids des fluctuations de la conjoncture. En période de haute conjoncture, le cartel réalise des surprofits élevés, en période de dépression un profit moyen, tandis que les concurrents sont exclus du marché. C'est pourquoi il est de l'intérêt de l'union à caractère de monopole de ne pas s'opposer entièrement au maintien des outsiders, ce qu'il pourrait faire souvent grâce a sa supériorité économique.

Mais quand les conditions nécessaires de production défavorables pour les outsiders sont-elles remplies ? Cela peut déjà être le cas quand l'importance et l'installation technique de l'union monopolistique lui assurent cette supériorité. Mais ce ne sera souvent qu'une supériorité momentanée ou insuffisante. Il en est autrement quand il s'agit de cartels bénéficiant de conditions de production naturelles plus favorables, où par conséquent le monopole naturel vient s'ajouter au monopole économique, de cartels qui se sont assuré la possession des mines de charbon ou de minerai ou de chutes d'eau particulièrement favorables par rapport aux conditions dont disposent les outsiders. Ces derniers ne pourront donc pas élargir leur production dans la mesure où elle peut mettre le cartel dans l'impossibilité d'écouler ses produits, mais seulement produire au cas où les prix élevés de la haute conjoncture leur permettent de le faire avec un coût de production plus élevé.

Un exemple frappant en est la politique suivie par le trust de l'acier. Ce dernier pourrait facilement accroître sa production, mais il s'en garde bien pour n'avoir pas à supporter pendant la période de dépression le poids de la surproduction. « Il paraît souhaitable aux grandes entreprises combinées dans l'industrie métallurgique d'avoir un stock de réserve qu'il est toujours possible d'écouler. A cet effet on laisse, dans les périodes de haute conjoncture, les entreprises non combinées produisant à prix de revient élevé se multiplier à leur aise et on leur fournit même du travail en leur passant des commandes. Ainsi, elles deviennent de nouveau rentables avec la hausse des prix, la soif de spéculation pousse à la création de nouvelles entreprises non combinées, bref la production à prix de revient élevé s'accroît par rapport à la production à bas prix de revient. Cela dure jusqu'à ce que la demande soit satisfaite et que les prix baissent de nouveau. Alors les hauts fourneaux mis en activité en période de haute conjoncture, dans la mesure où ils travaillent à prix de revient élevé, disparaissent du marché, car ils ne sont plus rentables. Seuls restent en compétition ceux qui produisent à meilleur marché et sont encore rentables : avant tout le trust, les grandes entreprises combinées et tel ou tel haut fourneau travaillant dans des conditions particulièrement favorables.

« Ainsi ces grandes entreprises, et avant tout le trust, constituent le stock de base d'une production qui peut, dans sa grande masse, se poursuivre avec bénéfice dans les mauvaises périodes comme dans les bonnes et trouve des débouchés. L'apparition d'une plus grande concurrence de la part des outsiders ne nuit nullement au trust en période de haute conjoncture car, s'il voulait couvrir lui-même les besoins croissants, il sentirait peser sur lui, au moment de la dépression, le poids de la surproduction, tandis que celui-ci affecte en premier lieu les outsiders  19.

Tout autre est la situation, par exemple, pour le Syndicat de la houille rhénano-westphalien. Ici, les outsiders ne jouent pas un rôle important. En 1900, dans le district minier de Dortmund, la part des mines appartenant au syndicat représentait 87 % de la production globale et celle des mines non adhérentes au syndicat 13 %. Le syndicat contrôle ainsi le marché et les prix. C'est pourquoi il préféra, pendant la crise de 1901, maintenir les prix en vigueur pendant la période de haute conjoncture de 1900 et restreindre la production. Aussi, cette année-là et l'année suivante, les mines non syndiquées purent accroître quelque peu leur production, tandis que la part du syndicat, pour qui le maintien des prix avait plus d'importance, diminuait 20.

Tout autre doit être la politique des unions monopolistiques là où l'accroissement de la production n'est pas limité par des monopoles naturels, où la production par conséquent peut s'accroître au-delà des dimensions d'une demande supplémentaire de caractère conjoncturel et, où cet accroissement est possible à un prix de revient égal ou même moindre. Là, le contrôle du marché dépendra essentiellement de la question de savoir si l'union contrôle la plus grande partie de la production pour que la mauvaise conjoncture ne rende pas le cartel sans valeur pour ceux qui en font partie et même ne le brise pas.

L'existence ou l'absence d'un monopole naturel agit ainsi d'une façon décisive sur la formation des prix et le coût de production, mais par là aussi sur le maintien et la durée de l'union monopolistique, sa capacité de contrôler le marché. Le facteur décisif est l'importance de la part à la production totale que doit représenter l'union pour être en mesure de contrôler le marché.

Cette possibilité peut être plus ou moins grande. Elle sera la plus grande là où l'on réussit à renforcer le monopole économique par un monopole naturel. En cela, l'union monopolistique, une fois créée, bénéficie d'un grand avantage du fait de sa puissance financière qui lui permet de fixer pour une durée assez longue des moyens extrêmement importants. La solidité des syndicats de producteurs de matières premières repose essentiellement sur leur monopolisation des conditions naturelles de la production, monopolisation qui leur est en outre facilitée par la législation minière.

Un monopole légal en tant que soutien du monopole économique permet aux unions monopolistiques la possession de brevets. Ici également elles sont, grâce à leur puissance financière, plus facilement que leurs concurrents en mesure d'acquérir de nouveaux brevets et de renforcer ainsi leur position de monopole 21.

Une étape intermédiaire entre un monopole naturel et légal et un monopole uniquement économique est représentée par le monopole des moyens de transport. D'où l'effort des trusts en vue d'obtenir le contrôle des moyens de transport par voie fluviale et terrestre. L'étatisation des moyens de transport réduit la solidité du monopole et entraîne ainsi jusqu'à un certain point un ralentissement de la concentration des entreprises et de la propriété.

Le monopole économique lui-même deviendra d'autant plus solide qu'il faudra des capitaux plus importants pour créer une nouvelle entreprise et que sera plus étroite la liaison des banques avec l'union monopolistique car une grande entreprise industrielle ne peut plus exister de nos jours sans l'aide des banques ou contre leur volonté.


Notes

1 Hobbes explique cet effort de la manière suivante : la tendance générale de l'homme est « le désir permanent de plus en plus de puissance, désir qui ne prend fin qu'avec la mort ». « Et la cause en est toujours que chacun espère un plaisir plus intense que celui qu'il a obtenu ou qu'il ne se satisfait pas d'une puissance modérée, et qu'il ne peut assurer la puissance et les moyens pour le bien-être dont il jouit sans en avoir davantage » (Le Léviathan, chap. XI). Le motif capitaliste - le profit pour le profit - est personnifié chez Zola par Gunderman, qui ne se nourrit que de lait et malgré cela continue à pratiquer l'usure. D'où sa victoire - celle du principe capitaliste - sur Saccard, chez qui la recherche du profit est troublée par un mélange étranger au capital : le goût de la puissance, les idées culturelles et des besoins de luxe. Gunderman est le type du capitaliste sous sa forme la plus pure, saisi comme usurier et spéculateur en Bourse, bien plus que le Gabriel Borkmann d'Ibsen (chez qui le besoin social est violenté par le capitalisme). Car Borkmann part du besoin social au lieu de la recherche du profit, par conséquent d'un motif étranger au capitaliste. Dans les drames bourgeois, cette contradiction entre l'intérêt social et l'intérêt du profit est toujours le motif tragique, et c'est ce qui explique si souvent leur effet non réaliste. Le vrai capitaliste se présente tout autrement que l'avare, dont la misère personnelle apparaît parfois tragique : non comme personnage dramatique, mais seulement comme épisode dans le roman.

2 Des motifs des sujets économiques agissants, déterminés eux-mêmes par la nature des rapports économiques, on ne peut rien tirer de plus que la tendance à l'établissement de l'égalité des conditions économiques : mêmes prix pour les mêmes marchandises même profit pour le même capital, même salaire et même taux d'exploitation pour le même travail. Mais, de cette façon, en partant des motifs subjectifs, je n’aboutis jamais aux rapports quantitatifs. Il me faut connaître déjà l’importance du produit social pour pouvoir trouver les déterminations quantitatives des différentes parties. De facteurs psychologiques il est impossible de tirer des résultats quantitativement déterminés.

3 A quel point, dans les usines modernes de fer laminé, la part du travail vivant a diminué, c'est ce qu'expriment les chiffres suivants : « Le seul élévateur dans le laminage des rails a eu pour effet de faire passer de 15-17 à 4-5 le nombre des servants. » Aux Etats-Unis, le salaire par tonne de produit fabriqué est passé de 1880 à 1901 : 

pour les lamineurs de rails de 15 à moins de 1
tréfileurs de 212 à moins de 12
chauffeurs de rondins  de 80 à moins de 5

(Voir Hans Gideon Heymann, Les Usines mixtes dans la grande industrie sidérurgique allemande, Stuttgart, 1904, p. 23.)

4 La tendance à l'égalisation du taux de profit est importante pour comprendre le mouvement de la production capitaliste et le mode d'action de la loi de la valeur en tant que loi de mouvement. Car la loi de la valeur ne régit pas directement les actes d'échange individuels, mais seulement leur totalité, dont l'acte d'échange individuel n'est qu'une partie, elle-même conditionnée par la totalité. D'un autre côté, l'inégalité individuelle des profits est importante pour la répartition du profit global, pour l'accumulation et la concentration, enfin pour la combinaison, la fusion, le cartel et le trust.

5 Il ne fait aucun doute que l'évolution différente du système bancaire en Angleterre, qui accorde aux banques une influence bien moindre sur l'industrie, est une des raisons qui rendent difficile dans ce pays la formation de cartels et n'en font, lorsqu'ils se forment, que de simples accords sur les prix, qui, en période de haute conjoncture, les font monter extraordinairement, pour ensuite s'effondrer en période de dépression (Voir les nombreux exemples qu'en donne Henry W. Macrosty, The Trust Movement in British Industry, Londres, 1967, pp. 63 sq.). Les améliorations apportées dans l'organisation de l'industrie anglaise, notamment l'extension de la combinaison au cours des dernières années, s'expliquent par la concurrence américaine et allemande. Le monopole du marché mondial que détenait l'industrie anglaise avait provoqué son retard, ce qui est la meilleure preuve de la nécessité de la concurrence au sein du système capitaliste. Du reste, l'évolution du système bancaire en Angleterre montre encore un autre phénomène. En Allemagne et aux Etats-Unis, ce sont en grande partie les directeurs de banque qui expriment au moyen de l’union personnelle les communautés d’intérêts de l'industrie. En Angleterre, cela joue un rôle moins important ; l'union personnelle est réalisée par les directeurs des sociétés par actions industrielles.

6 C'est ainsi qu'à la mi-juin 1907 la production totale des filatures allemandes et anglaises était dans de nombreux cas déjà vendue pour le premier trimestre de l'année suivante. Les consommateurs allemands de charbon avaient en janvier 1907 conclu avec le syndicat de la houille des accords fermes jusqu'en mars 1908, soit sur quinze mois (Frankfurter Zeitung du 16 juillet 1907).

7 Marx, Le Capital, I, p. 174. Très caractéristique également est le passage suivant cité par Marx et dont voici la traduction : « Si chaque individu d'une classe déterminée ne pouvait jamais avoir plus qu'une certaine partie des profits et des biens de toute la classe, il serait facilement porté à conclure des accords pour accroître les revenus (ce qu'il fait du reste, ajoute Marx, dès que le rapport de l'offre et de la demande le lui permet). Cela signifie monopole. Mais dès que chacun pense qu'il pourrait augmenter d'une manière quelconque le montant absolu de sa propre part, même en dimi­nuant le montant total, il le fait; cela signifie concurrence » (An Inquiry into those Principles Respecting the Nature of Demand... , Londres, 1811, p. ,105). Pendant la prospérité, cette part est donnée, elle est égale au produit que peut créer un entrepreneur individuel. Dans la dépression, en revanche, il lui faut lutter pour l'écouler.

8 « L'expérience a montré que, quoique les cartels soient considérés comme des « enfants de la nécessité » et que les efforts en vue de grouper les collègues de la profession trouvent leur terrain le plus favorable dans les périodes de mauvaise conjoncture ou les crises, c'est pourtant dans les périodes de haute conjoncture qu'il est le plus facile de former des cartels, car la perspective du maintien de prix élevés, liée à une forte demande, constitue le meilleur stimulant pour l'association d'intérêts communs. En revanche l'effort en vue d'obtenir des commandes à n'importe quel prix, même le plus bas, et de les enlever au concurrent, rend difficile une action commune » (Rapport du Dr Voelcker sur l'Association allemande des producteurs de papier à imprimer). Voir également, sur l'histoire des cartels, Heinrich Cunow, « Les Cartels en théorie et en pratique », Neue Zeit, XXII, 2, p. 210.

9 C'est ainsi que Lévy dit également, après avoir indiqué que le prix des rails d'acier aux Etats-Unis, en dépit de toutes les fluctuations, tant du prix du marché mondial que des matières premières, s'est maintenu stable à 28 dollars de mai 1901 à l'été 1905 : « Il semble que cette organisation, le pool, ait toujours perdu de sa puissance dans les mauvaises périodes pour retrouver dans les bonnes... Ainsi, en 1892, le rail pool s'effondre à la suite du conflit entre la Carnegie et l'Illinois Steel Company, ses deux principaux éléments, au moment où les prix baissent. Il s'effondre de nouveau en 1897, après le court essor de l'année 1896. Suit la démoralisation générale du marché qui pousse de nouveau les producteurs, à la fin de l'année 1898, à reconstituer le cartel. (Hermann Lévy, L'Industrie de l'acier aux Etats-Unis, Berlin, 1905, p. 201.)

10Dans le bassin de la Ruhr, l'installation d'une fosse demande cinq à sept ans. Aux Etats-Unis, la mise en activité d'une usine sidérurgique dure deux ans, et plus longtemps encore avec un haut fourneau (Op. cit., p. 221). Le processus décrit ici est un pur phénomène de concurrence. C'est pourquoi son analyse ne relevait plus du champ d'investigation du capital. Mais Marx a indiqué en passant un phénomène tout à fait analogue : « Il est dans la nature des choses que des matières végétales et animales, dont la croissance et la production sont soumises à certaines lois organiques liées à certains intervalles naturels, ne peuvent être accrues soudainement dans la même mesure que, par exemple, des machines et autre capital fixe : charbon, minerais, etc., dont l'accroissement, dans certaines conditions naturelles données, peut dans un pays industriellement développé se faire en un temps très court. C'est pourquoi il est possible, et même avec une production capitaliste développée, inévitable, que la production et l'accroissement de la partie du capital constant qui consiste en capital fixe, machines, etc., prennent une avance considérable sur la partie de ce capital qui consiste en matières premières organiques, de sorte que la demande de ces matières augmente plus rapidement que leur production, et c'est pourquoi leur prix monte » (Le Capital, III, 1, pp. 94 sq.). La disproportion ici décrite est la conséquence de la différence de longueur du temps de transformation. Si elle provient, pour les matières premières organiques, de causes naturelles, pour les matières premières d'ordre minéral elle provient de l'importance du capital, en particulièrement de sa partie fixe.

11 Lévy, op. cit., p. 31.

12 Ibidem, p. 98.

13 Ibidem, p. 121.

14 Ibidem, p. 136

15 Heymann, op cit., p. 223. Aux Etats-Unis, c'est surtout le besoin de voies ferrées, lequel dépendait lui-même du résultat de la récolte, qui décidait de la conjoncture dans l'industrie métallurgique aux premiers stades de son développement. D'où la succession rapide et l'importance des fluctuations de prix pendant la conjoncture et la tendance précoce à la combinaison aux Etats-Unis (Voir Lévy, op. cit., p. 77).

16 Marx, Le Capital, I, 4° éd., p. 312.

17 Il faut considérer qu'on a déjà affaire à une union monopolistique quand celle-ci détermine la fixation des prix sur le marché. Qu’il puisse encore exister quelques entreprises indépendantes, dont les prix se conforment toujours à ceux fixés par l'union, cela ne change rien au fait que, dans cette branche de production, la libre concurrence, au sens économique du terme, n'existe plus. Mais, pour éviter certaines objections de caractère pédantesque, je n'appelle pas de telles unions communautés d'intérêts ou fusions totales, mais seulement des unions à caractère de monopole (Voir Liefmann, Cartels et trusts, 1905, p. 12).

18 Liefmann, op. cit.,p. 13.

19 Lévy, op. cit., pp 156 sq. Lévy illustre ce qui a été dit par les chiffres suivants de la production du fer brut, dans laquelle à vrai dire est comprise également celle de fonte et de puddlage, à laquelle la corporation ne participe que pour un minimum. Cette production était (en tonnes) :

 Année   Corporation   Entr. indépendantes   Pourcentage 
1902 7 802 812 9 805 514 44,3
1903  7 123 053 10 693 538 39,9
1904  7 210 248  9 286 785 43,9

En 1903, la production diminue par rapport à l'année précédente ; celle des outsiders, en revanche, augmente fortement, de sorte que la part de la corporation dans la production totale passe de 44,3 % à 39,9 %. Mais au cours de l'année de dépression 1904, la production augmenta quelque peu, tandis que celle des outsiders diminuait de 1 400 000 tonnes, tombant ainsi très en dessous de la production de 1902.

Remarquons en passant à quel point est superficielle l’opinion de ceux qui considèrent chaque outsider d'un cartel comme un monstre épouvantable, une sorte de criminel. Cette façon de voir est ridicule, même du point de vue de l'intérêt du cartel, sans parler du point de vue social, car justement la concurrence des outsiders peut être précieuse pour le développement technique et autre de l’union monopolistique, abstraction faite des intérêts des consommateurs.

20 Voir Débats contradictoires sur les cartels allemands, 1er cahier, Berlin, 1903, Franz Siemenroth, p. 80. Déclaration de Kirdorf.

21 D'un autre côté, la possession de brevets peut, dans certaines circonstances, rendre plus difficile la fusion, si le surprofit qu'on en obtient est suffisamment élevé pour faire paraître avantageux le maintien de la concurrence. « Chaque branche de l'industrie des machines textiles ne comprend que peu de noms. Seules de grandes firmes dans le Lancashire fabriquent des machines textiles et non seulement monopolisent le marché intérieur, mais exportent en outre pour plus de 4,5 millions de livres sterling par an. A différentes reprises, des tentatives ont été faites en vue d'une fusion, mais chaque fois sans succès. Les industries mécaniques conduisent d'elles-mêmes à des inventions, qui, une fois brevetées, créent un monopole pour de nombreuses années, et, aussi longtemps qu'il est en vigueur, un brevet est un argument contre la fusion. Le refus de sacrifier un nom mondialement connu, surtout quand il a été créé par l'esprit d'initiative individuel, à une association anonyme et impersonnelle, doit également agir comme un moyen de répulsion efficace » (Maccrosty, op. cit., p. 48). Le petit monopole est ici l'ennemi du grand. Pourtant le désir d'échanger des brevets peut servir précisément de stimulant à des communautés d'intérêts, tels les accords conclus dans l'industrie chimique allemande et ceux conclus par la Société générale allemande d'électricité avec la Westinghouse Company américaine.


R. Hilferding
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