1982 |
"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir." |
L’année 1923 est entrée dans l’histoire comme l’année du chaos monétaire, de la famine de masse, de la plongée dans l’abîme de sections entières de la société, et de bagarres de rue continuelles.
Pourtant, pendant les deux ou trois premiers mois, la vie sociale avait paru ordonnée et paisible. L’occupation de la Ruhr par les Français avait créé une atmosphère de patriotisme et d’unité sociale. La paix de classe régnait comme on l’avait rarement vu dans l’histoire de la République de Weimar. Les seules grèves apparues au cœur du capitalisme germanique, la Ruhr, avaient eu pour but de défendre les magnats de l’industrie. L’agitation sur les salaires, qui avait grandi en novembre et décembre, n’était plus qu’un lointain souvenir au moment où les employeurs doublaient le salaire des mineurs. Et l’argent conservait sa valeur dans les transactions quotidiennes, même si les prix montaient déjà à une vitesse que nous considérerions aujourd’hui comme phénoménale – de 20 ou 30 % par mois. En fait, le gouvernement avait même réussi, en février et en mars, à stabiliser la valeur du mark.
Ce semblant d’ordre commença à être ébranlé à la mi-avril. Stinnes bougea son petit doigt, et la valeur du mark plongea. Il fallait 31 700 marks pour acheter un dollar le 1er mai, 160.400 le 1er juillet et 1 103 000 le 1er août.
Dans la Ruhr, le front inébranlable de la « résistance passive » contre « l’envahisseur » fléchissait soudain : des travailleurs, non syndiqués et immigrés (essentiellement des Polonais), se mettaient à obéir aux ordres des Français, et les industriels négociaient avec « l’ennemi ».
Les premières manifestations contre les autorités allemandes commencèrent lorsque la hausse des prix réduisit la valeur des indemnités versées à ceux que la « résistance passive’ avait réduits au chômage. Die rote Fahne du 20 avril avait pour titre : « Effusion de sang dans la Ruhr – Encore des morts et 35 blessés à Mülheim », après que la police criminelle ait tiré sur une manifestation de « plusieurs centaines de sans emploi » devant l’hôtel de ville. Il y eut des manifestations semblables à Essen, Duisburg et Düsseldorf.
Il n’y avait pas autant de chômeurs dans le reste de l’Allemagne que dans la Ruhr, mais leur sort était bien pire. On estimait qu’à Berlin les indemnités d’assistance versées aux privés d’emploi étaient alors à 25 % du niveau de subsistance. Par conséquent il y eut des « troubles » occasionnés par les chômeurs à Stettin, Chemnitz, Leipzig, Plauen, Zittau et Werdau. A Dresde des comités de contrôle « formés spontanément » commencèrent à forcer les prix à la baisse.1
La montée de l’extrême droite provoqua une réaction de la part des sections les plus actives des travailleurs. Le Parti Communiste appelait depuis quelque temps à la formation de groupes de défense des travailleurs appelées habituellement « Centuries prolétariennes ». Elles commencèrent alors à prendre racine – en particulier dans la Ruhr, où les Français avaient expulsé la police de sécurité allemande, et en Allemagne centrale où les gouvernements d’Etats sociaux-démocrates de gauche les toléraient.
Le comité élu au congrès de décembre des conseils d’usine appela, en avril, à « la construction de Centuries prolétariennes en tant qu’expression du front unique organisé et prêt à la lutte qui existe dans les usines ». Les cartes de membre délivrées aux Centuries à Leipzig définissaient leurs buts : « Eclairer la classe ouvrière sur les dangers (...) du fascisme. Protéger (...) les réunions et les manifestations (...) ouvrières ».2
Dans l’idéal, les Centuries devaient être constituées par décision de réunions de masse dans les usines. Le comité central du Parti Communiste appela à ce que les sans-emploi soient enrôlés dans des groupes d’autodéfense basés sur des travailleurs employés : « Pas de Centuries spéciales pour les chômeurs. (...) Pas de constitution de Centuries du parti ».3 De cette façon, le mouvement des Centuries devait être étroitement lié au mouvement des comités d’usine et à celui des comités de contrôle.
Il est difficile de savoir quelle efficacité eut tout ceci dans la pratique. Il est peu douteux que les Centuries étaient souvent des organisations du KPD. Mais en mai-juin à Chemnitz les grandes usines votèrent effectivement pour la construction d’organisations d’usine armées. Et à Leipzig le mouvement était dirigé par un comité de sept membres du SPD, cinq communistes et trois sans parti. Il revendiquait des affiliations dans 96 usines.4 Les effectifs des Centuries de Leipzig étaient constitués de deux cinquièmes de communistes, un cinquième de sociaux-démocrates, et le reste de syndicalistes sans parti.5 On assurait que la majorité des membres étaient d’anciens combattants du front.
La première action des Centuries qui ait laissé des traces eut lieu le 9 mars à Chemnitz, où elles agirent contre une réunion fasciste. Deux jours plus tard 4 000 membres, parmi lesquels un contingent d’une centaine de femmes, manifesta en Thuringe. Et, le 18 mars, une manifestation communiste à Halle était précédée de « troupes ouvrières portant des drapeaux rouges ».6
Les défilés du Premier Mai furent utilisés comme une occasion de montrer le mouvement en cours à l’ensemble de la classe ouvrière. Dans tout le pays des manifestations étaient précédées des rangs ordonnés des Centuries. A Berlin, on a dit que 25 000 de ces travailleurs étaient à la tête d'une manifestation de 500 000 personnes.7 La manifestation à Essen, le même jour, comptait 100 000 participants ; à Halle 50 000 ; cependant qu’à Munich une manifestation unitaire de toutes les organisations ouvrières atteignait, malgré les menaces d’agression fascistes, 70 000 personnes.
Peu après les Centuries furent interdites dans toute la Prusse par le ministre de l’intérieur Severing. Il avait déclaré un mois plus tôt :
Depuis quelque temps le KPD appelle à la formation de forces prolétariennes d’autodéfense – pas seulement comme une défense contre les fascistes et les organisations d’extrême droite, pour empêcher les réunions nationalistes et protéger les meetings communistes, mais aussi comme l’avant-garde d’une Armée Rouge.8
L’interdiction n’empêcha cependant pas le mouvement de continuer à croître dans la Ruhr occupée par les Français et dans les Länder allemands centraux de Saxe et de Thuringe. Le 15 mai 10 000 travailleurs combattirent la police qui protégeait un meeting des paramilitaires d’extrême droite Stahlheim rassemblant 8 500 participants. En Saxe, les Centuries se renforcèrent au point de pouvoir dresser des barrages routiers pour empêcher les fascistes de se déplacer d’un endroit à un autre. Dans la Ruhr, les autorités étaient divisées sur l’importance des Centuries. Le point de vue officiel était qu’elles existaient probablement dans les usines mais pas dans les mines.9
Dans le reste de l’Allemagne des efforts furent faits pour continuer à construire le mouvement clandestinement – par exemple, à Halle les conseils d’usine votèrent, à la fin juin 1923, pour mettre en place des « forces de défense » bien qu’elles fussent « illégales ».10
Une fois constituées, les Centuries ne se limitèrent pas à des missions antifascistes. L’inflation s’accélérant, elles furent naturellement utilisées par les comités de contrôle comme un moyen de mettre en application des décisions contre la spéculation. On les envoyait, des centres industriels de l’Allemagne moyenne, empêcher des évictions de salariés agricoles. De plus en plus, elles prenaient en charge la défense des piquets et l’extension des grèves.
L’effondrement du mark à partir d’avril aboutit à ce que la « paix » dans les usines du début de l’année se mit à se dégrader rapidement. En mars, une grève des mineurs impliquant 40 000 travailleurs éclata en Haute Silésie, en même temps que des arrêts de travail en Allemagne centrale. Mais ce n’était rien à côté de ce qui allait frapper le pays tout entier en mai-juin.
Le mouvement commença lorsque les mineurs d’un puits près de Dortmund, dans la Ruhr, se mirent en grève sur les salaires le 16 mai – rejetant comme inadéquat un accord entre les charbonniers et le gouvernement. Les mineurs occupèrent l’hôtel de ville de Dortmund, et envoyèrent dans des puits et des usines du voisinage des piquets volants accompagnés des Centuries prolétariennes locales. Des affrontements avec la police suivirent, dans lesquels un mineur fut tué d’un coup de feu. Mais cela n’empêcha pas la grève de s’étendre à toute la zone de Dortmund – même si le Parti Communiste fut complètement pris par surprise et ne donna au mouvement aucune direction pendant quatre jours.
Une conférence locale des conseils d’usine, tenue le 20 mai, réunit 200 délégués de 60 lieux de travail, et dans la semaine suivante la grève ferma toutes les mines et la plupart des grandes usines du cœur de la Ruhr, entre Dortmund et Essen – même si un comité central de grève sous direction communiste ne devait être formé qu’à la fin de la semaine. A ce point de l’action, il y avait 310 000 grévistes, à peu près la moitié des mineurs et des métallos de la Ruhr.
Les grévistes se heurtaient de façon répétée à la police. Le 22 mai, par exemple, une manifestation de 50 000 personnes se battit avec la police et trois travailleurs furent tués. Le lendemain, 50 000 manifestants protestaient contre les tirs. D’autres combats eurent lieu lorsque la police essaya d’expulser des travailleurs qui avaient occupé les bâtiments d’une mine. Les mineurs s’organisèrent instinctivement comme ils l’avaient fait dans les premières luttes d’après-guerre. Les marches des Centuries prolétariennes rappelaient aux observateurs les Armées Rouges de 1920. Elles occupèrent les marchés et les boutiques pour le comité de contrôle local, faisant baisser les prix par la force.11
Le gouvernement central ne savait trop que faire. Les Français avaient expulsé la police de sécurité de la région pour essayer d’amener les autorités locales à mettre un terme à la « résistance passive » et à collaborer à la mise en place d’une nouvelle police sous contrôle français. La police criminelle était tout ce qui restait et elle était bien incapable de faire face à la situation.
En désespoir de cause, le chef de l’autorité gouvernementale de Düsseldorf demanda de l’aide au général « ennemi », Devigues, lui rappelant qu’« à l’époque de la Commune de Paris le Haut Commandement allemand avait apporté une aide décisive dans l’écrasement du soulèvement ».12
Finalement on parvint à un demi-accord selon lequel les Français permettaient aux autorités locales de Mülheim et d’Essen de constituer des « forces de police auxiliaires » avec des volontaires. Selon Rote Fahne, il y eut ensuite des « arrestations massives de grévistes et de permanents communistes ».13
Les grévistes commencèrent à retourner au travail le 28 mai : le Parti Communiste, de peur qu’une grève isolée du reste de l’Allemagne ne soit écrasée, recommanda l’acceptation d’une augmentation de salaire substantielle.
Mais si la direction du KPD croyait que la colère était limitée à la Ruhr, elle se trompait. Cette colère s'ouvrit en juin« un chemin tempétueux dans toute l’Allemagne par des meetings de protestation, des manifestations contre la vie chère, par une vague de grèves, grandes et petites, ».14
Le 7 juin, 30 000 mineurs et métallos se mirent en grève en Haute Silésie. En deux jours leur nombre avait doublé, et encore deux jours plus tard ils furent rejoints par l’arrêt de travail de dizaines de milliers de salariés agricoles. Les grèves doivent avoir été dures – le Parti Communiste déclara qu’elles furent brisées physiquement par l’intervention de la police de sécurité. Mais cela n’empêcha pas l’agitation parmi les salariés agricoles de se répandre au Brandebourg, où 10 000 cessèrent le travail, ainsi qu’au cœur de la réaction, en Prusse orientale, où des « réunions spontanées » de salariés agricoles furent signalées.15
Il y avait des signes d’agitation partout : le jour où les mineurs de Haute Silésie se mirent en grève, Die rote Fahne avait pour titre « Sept morts à Leipzig » après que la police ait tiré sur une manifestation du SPD et des syndicats. Et sur la côte Nord-Ouest, des marins firent grève sous direction communiste trois jours plus tard.
En Allemagne centrale, les mineurs résistaient de plus en plus aux pressions poussant à des « sacrifices » à un moment où la principale zone minière du pays était fermée par les troupes françaises. L’inflation avait réduit leurs salaires à un point tel que, de l’aveu même d’un ministre du gouvernement du Land de Saxe, « Les mineurs de Zwickau ne peuvent pas acheter de pain avec leur salaire, sans parler des autres aliments ». Pendant les mois de mai et juin les mineurs firent des grèves du zèle qui réduisirent la production. En désespoir de cause, les charbonniers firent appel au gouvernement central. Lorsque le gouvernement leur répondit « le mouvement de Zwickau s’est produit contre la volonté des syndicats, qui perdent de plus en plus le contrôle de la classe laborieuse », les propriétaires demandèrent une répétition de la tactique de 1919 – une entrée de la Reichswehr en Saxe.16
En même temps que ces grands mouvements il y avait une prolifération de grèves locales et partielles, en particulier lorsque le rythme de l’inflation commença à s’emballer. Les prix ne changeaient plus tous les mois ou toutes les quinzaines mais tous les deux ou trois jours : entre le 29 et le 31 juin le prix des denrées de première nécessité s’éleva de 25 %. Des travailleurs jusque là pacifiques décidèrent que seule l’action directe pouvait les protéger – que ce soit en prenant le contrôle des marchés pour faire cesser la spéculation sur les pommes de terre, ou, comme les cols blancs des usines de Berlin, en faisant grève le 21 juin pour des salaires de « temps de paix » (en d’autres termes, d’avant-guerre).
La vague de grève atteignit son pic lorsque les métallos de Berlin votèrent la grève à dix contre un. Le 10 juillet, 150 000 d’entre eux avaient débrayé et à nouveau des manifestations de grévistes se mesuraient avec la police. Les luttes n’étaient plus seulement économiques. Comme un historien non révolutionnaire l’a noté récemment, en juillet « la vague des revendications ouvrières monte inséparablement d’une agitation véritablement révolutionnaire ».17
Un témoin encore moins révolutionnaire, Wissell, porte-parole du Conseil Economique Provisoire, écrivait au début de juin :
Un mélange de colère et de désespoir règne dans les grandes masses et parmi tous ceux qui sont forcés de se passer de nourriture. C’est tout autant le cas chez les fonctionnaires que parmi les demandeurs d’aide sociale et les ouvriers. Et je dois dire que l’atmosphère est telle que ces dernières semaines elle m’a effrayé et rempli de sombres appréhensions pour l’avenir. Je vous dis très clairement qu’un esprit révolutionnaire militant se lève parmi les masses les plus calmes et les plus stables. (...) Il ne manque plus qu’une petite étincelle pour faire tout exploser.18
C’était exactement le moment pour lequel un parti révolutionnaire de masse avait été construit pendant les années précédentes. Pourtant « la petite étincelle » se faisait désirer.
En 1922, la tendance, réelle, de la classe ouvrière à s’éloigner des sociaux-démocrates et à se rapprocher des communistes était à peine perceptible. Au début de l’été 1923, toute la structure des allégeances politiques traditionnelles vola en éclats.
L’inflation en accélération rapide frappa le Parti Social-Démocrate de deux façons. D’abord, elle poussa les travailleurs à des grèves répétées, auxquelles les dirigeants syndicaux résistaient et que la police prussienne, dirigée par des sociaux-démocrates, réprimait violemment. Ensuite, elle détruisit les finances du SPD et des syndicats. Les cotisations avaient perdu toute valeur au moment où elles atteignaient la trésorerie nationale, de telle sorte qu’il n’y avait plus rien pour financer l’appareil, autrefois tout-puissant, ni pour la presse.
Un historien qui a vécu la période raconte :
Au cours de 1923, la puissance du SPD décrut constamment. (...) Surtout, les syndicats libres, qui avaient toujours été le support essentiel de l'influence des sociaux-démocrates, étaient dans un état de délabrement complet. L’inflation anéantissait la valeur des cotisations. Les syndicats ne pouvaient plus payer leurs employés normalement, ni apporter de l’aide à leurs membres. Les accords salariaux que les syndicats étaient habitués à conclure avec les employeurs devinrent sans intérêt dès lors que la dévaluation de la monnaie réduisait à peau de chagrin les salaires payés une semaine plus tard. Ainsi le travail syndical à l’ancienne perdit toute utilité. (...) La destruction des syndicats était en même temps un coup porté au SPD.19
Il y a là quelque exagération. Mais il est vrai que les effectifs des syndicats « libres » s’effondrèrent – de neuf millions en 1922 à quatre millions en 1924. Il y avait une décomposition visible de l’appareil qui avait restreint la classe ouvrière allemande depuis la guerre.
Le vieux travail « syndical » de lutte sur les salaires devait désormais être effectué sur une base hebdomadaire, puis quotidienne, par des organisations proches des travailleurs. Les sections syndicales locales, et par dessus tout les conseils d’usine, assumèrent un nouveau rôle de direction des luttes. Et les militants communistes ouvraient la voie en suggérant des formes d’action qui pouvaient gagner.
Déjà, lors de l’élection à la mi-février d’un conseil d’usine chez Thyssen, dans la Ruhr, la liste communiste avait eu plus de voix que celles des syndicats « libres », en même temps qu’un syndicat dissident recueillait plus de suffrages que les syndicats « apolitiques » et chrétiens. Les syndicats comprirent le message – et remirent à plus tard les élections dans d’autres usines de la zone occupée.20 Mais cela ne pouvait détruire l’implantation des communistes dans les conseils d’usine sur le plan national. Une estimation communiste pessimiste parle de cinq mille conseils que le KPD pouvait mobiliser – même s’il ne les contrôlait pas tous.21
En juin, les évaluations des communistes suggéraient que les militants du parti tenaient des positions qui organisaient deux millions et demi de syndicalistes au niveau local – un tiers du total des effectifs syndicaux de l’époque. Dans le syndicat du bâtiment, par exemple, le KPD dirigeait 65 des 749 sections locales et était à égalité avec les sociaux-démocrates dans 230 autres ; dans le syndicat des métallurgistes, le parti avait la majorité dans des centres clé comme Stuttgart, Hall, Merseburg, Iéna, Suhl, Solingen et Remscheid ; à Halle, il gagnèrent les élections des métallos par 2 000 voix contre 500, et à Magdebourg, où les sociaux-démocrates l’emportèrent avec 4.900 voix, les communistes pouvaient malgré tout se vanter d’en avoir obtenu 2 600.22
Les effectifs du parti grossirent de 70 000 nouveaux membres – à peu près un tiers – et il y avait des signes que son influence sur un nombre bien plus important de travailleurs avait considérablement augmenté. Il n’y eut que deux compétitions électorales pendant la montée de la lutte en 1923 – dans l’Oldenburg au début de juin et au Mecklembourg un mois plus tard. Dans l’Oldenburg le score des communistes passa de 3 % du SPD en 1920 à 25 % ; dans le Mecklembourg rural les progrès étaient encore plus étonnants, car les communistes n’avaient pas cru devoir y présenter de candidat en 1920 et les Indépendants avaient obtenu seulement 2 000 voix – et là les communistes bénéficiaient de 10 000 voix, à peu près le même nombre que les sociaux-démocrates.
Au Mecklembourg quatre travailleurs sur dix qui votaient social-démocrate trois ans plus tôt votaient désormais communiste. Ces chiffres, bien sûr, peuvent ne pas être représentatifs du pays dans son ensemble. Mais ils indiquent un mouvement massif de sympathie dans la classe ouvrière, même si l’on peut concevoir qu’il n’ait pas connu la même amplitude partout.
C’est la même constatation qui ressort de la séquence électorale suivante, lorsque la crise inflationniste était terminée et que la gauche avait été mise en déroute. Malgré l’illégalité, le manque d’organisation et en particulier d’esprit offensif, à la fin de 1923 et au début de 1924 le Parti Communiste doubla (au moins) ses suffrages par rapport à 1921 dans les régions industrielles. En Thuringe, il fit quatre voix quand le SPD en faisait cinq, et même dans la Bavière réactionnaire il réalisait la moitié du score des sociaux-démocrates. Un nombre massif de travailleurs ayant participé aux grèves et aux manifestations de l’été 1923, on peut supposer que le soutien dont bénéficiaient les communistes à ce moment-là était considérablement plus élevé.
Il semble que l’on puisse considérer comme justifiée l’affirmation de l’historien et ancien communiste « de gauche » Rosenberg selon laquelle
Le Parti Communiste (...) critiquait à haute voix et de façon vigoureuse le gouvernement Cuno. (...) Les masses affluèrent vers lui. (...) En été 1923, le KPD avait incontestablement la majorité du prolétariat allemand derrière lui.23
Même le président du parti, Brandler, peu porté à l’excès d’optimisme, pouvait affirmer six mois plus tard que dans les cœurs industriels du pays les communistes avaient l’avantage sur les sociaux-démocrates : « Donc dans trois endroits [en juin] – dans la Ruhr, en Haute Silésie et en Saxe, et plus tard en Allemagne moyenne, nous avions la direction de la classe ouvrière assez solidement en main ».24 A nouveau, peu de temps plus tard il déclarait : « Nous avions la majorité de la classe ouvrière derrière nous… » - même si, d’après le contexte, on ne comprend pas clairement s’il s’agit de toute l’Allemagne ou seulement de « Berlin, la Ruhr et la Saxe ».25
Pourtant au même moment, en juin 1923, la majorité de la direction du parti semblait ne pas avoir la moindre idée de la façon dont les évènements changeaient en sa faveur.
Pendant les deux premiers mois de l’occupation de la Ruhr le Parti Communiste dut faire face à certains problèmes politiques complexes. La vague nationaliste influençait un nombre considérable de travailleurs, et dans la Ruhr elle-même les patrons allemands et les troupes françaises faisaient de leur mieux pour gagner les faveurs des travailleurs. La direction communiste devait élaborer une réplique à l’occupation qui ne la ferait identifier avec aucun des deux. Elle se comporta dans l’ensemble assez bien, même si dans une occasion au moins elle s’égara dans une direction douteuse.
Die rote Fahne lança le slogan « Battons Poincaré et Cuno sur la Ruhr et sur la Spree » (Poincaré était le président du conseil français, la Spree est la rivière qui traverse Berlin et la Ruhr est la rivière qui parcourt la région à laquelle elle donne son nom). Le journal disait que les travailleurs de la Ruhr entendaient résister à l’exploitation de l’impérialisme français, mais que leur but était complètement différent de celui des patrons allemands :
La bourgeoisie française et la bourgeoisie allemande sont d'accord pour constuire un trust commun, qui lie le charbon allemand et le minerai de fer français. Mais les Français veulent avoir le dessus. Ils désirent une part de 60 % pour eux-mêmes, laissant à Stinnes, Krupp et Thyssen seulement 40 %. La lutte se mène sur ces 10 %. (...) Elle l'a payée jusqu'à présent avec la sueur des ouvriers allemands, payés dans une monnaie qui se déprécie constamment, pour vendre ainsi leurs marchandises à l’étranger bon marché.
La bourgeoisie allemande veut se servir de la faim et du coût de la vie croissant dont elle s'empiffre pour amener les masses paupérisées à marcher seulement contre l’impérialisme français. Elle veut ainsi faire d'une pierre deux coups. (...) les 10 % de la participation au trust charbon et fer, et en même temps submerger tous les barrages qui ont été érigés après l'assassinat de Rathenau (...) contre la contre-révolution.
Dans cette situation, le prolétariat doit savoir qu'il a à se battre sur deux fronts. (...) Les capitalistes français ne sont aucunement meilleurs que les capitalites allemands, et les baïonnettes des troupes d’occupation françaises ne sont pas moins acérées que celles de la Reichswehr. Le Parti Communiste demande aux travailleurs conscients de la Ruhr de prendre en charge la lutte défensive contre les forces d’occupation françaises avec toute leur énergie.
C’est seulement si, dans l’ensemble de l’Allemagne, vous marchez en tant que force indépendante, en tant que classe combattant pour ses propres intérêts, que vous pourrez écarter le danger du renforcement de la bourgeoisie allemande du fait de l’intoxication nationaliste.26
Cette politique impliquait d’élargir l’échelle de la résistance ouvrière à l’occupation française, tout en s’opposant aux actes de sabotage organisés par les groupes terroristes d’extrême droite. Alors que l’extrême droite appelait à boycotter les soldats français, le Parti Communiste préconisait la fraternisation. L’Internationale Communiste aussi travaillait, comme elle ne l’avait jamais fait auparavant, à mettre en place une solidarité pratique. Une réunion des partis communistes européens fut tenue à Essen le 6 janvier pour organiser la résistance internationale à l’occupation. Une réunion plus large de socialistes européens et de représentants des syndicats eut lieu à Francfort deux mois plus tard. Une réunion élargie spéciale de l’exécutif de l’Internationale (à laquelle fut donnée une large publicité) fut consacrée en juin à la question de la Ruhr. Des meetings furent tenus dans les grandes villes de France, Russie et Allemagne, et les Russes envoyèrent une grande quantité de blé pour nourrir les affamés de la Ruhr.
Le Parti Communiste Français, en particulier, dut faire des efforts spéciaux pour s’opposer à l’occupation organisée par son propre gouvernement. Les Jeunesses Communistes furent invitées à se rendre dans la Ruhr faire de l’agitation parmi les forces d’occupation. Ils étaient hébergés dans les familles de communistes allemands et éditèrent toute une variété de journaux à l’intention des troupes – comme le Conscrit, la Caserne, et le Drapeau Rouge. Des affiches bilingues furent collées, qui proclamaient :
Soldats français, ouvriers en uniforme, vous êtes entrés dans la Ruhr sur l'ordre de vos exploiteurs pour mettre sous le joug vos frères prolétaires allemands, déjà opprimés par leur propre bourgeoisie. (...) Soldats français, votre place est aux côtés des ouvriers allemands. Fraternisez avec le prolétariat allemand.27
Il est difficile de mesurer la portée que put avoir cette propagande. Il y eut très certainement des réponses : 57 soldats français passèrent en cour martiale et furent condamnés à des peines d’emprisonnement totalisant 130 années. A Paris, le gouvernement perquisitionna dans les locaux de la direction du parti, et arrêta un certain nombre de dirigeants communistes parmi lesquels Marcel Cachin, le secrétaire général.
L’agitation fut probablement plus efficace, cependant, dans la lutte contre le courant nationaliste parmi les travailleurs allemands. Lorsque, par exemple, des conseillers municipaux nationalistes suggérèrent que Thyssen, qui avait été arrêté par les Français, devrait être nommé maire d'honneur de Hamborn, une ville de la Ruhr, les communistes neutralisèrent la proposition en mettant en avant le nom de Cachin, qui « avait fait bien plus pour les travailleurs allemands ».28 Les forces d’occupation françaises interdirent la plupart des journaux bourgeois allemands à cause de leur nationalisme – mais ils durent interdire des journaux communistes comme l’Echo de la Ruhr pour leur internationalisme, leurs appels destinés aux soldats français.
Le ton de la propagande du Parti Communiste est donné par les titres de l’édition du Premier Mai de Die rote Fahne : « Les Centuries de défense au premier rang », « Drapeaux rouges », « Provocation policière à Halle », « Fraternisation dans la Ruhr avec les soldats français », « Vive Cachin », « Vive la Commune de Paris », « L’Echo de la Ruhr interdit par le général français », « Les fascistes de Munich défiés ».
On se plaignit, dans l’Internationale Communiste, de l’insuffisance des efforts des communistes français parmi les troupes de la Ruhr, et un historien révolutionnaire français a proclamé depuis qu’ils étaient sans efficacité,29 mais ils avaient au moins le mérite de poser le modèle d’une forme d’agitation internationale bien différente de celle qui caractérisait le mouvement ouvrier social-démocrate.
Cela dit, il y avait un autre aspect de la politique des communistes qui prêtait beaucoup plus à controverse – et qui a été attaqué avec colère par d’anciens communistes qui ont quitté le parti pendant l’ère stalinienne. Il s’agit de la tentative de s’implanter dans les classes moyennes appauvries qui étaient influencées par les nationalistes et les fascistes. Le parti et l’Internationale s’employaient à gagner certains de ces éléments à la révolution en expliquant que seuls le pouvoir des travailleurs et l’alliance avec l’Etat ouvrier russe pouvaient permettre de venir à bout de la misère qui frappait la grande masse du peuple allemand. Le but des communistes, comme le disait Brandler, était de séparer les « bandes de Pinkerton payés par les capitalistes » du fascisme de « ces petits bourgeois qui ont rejoint le mouvement sur la base d’une honnête déception nationaliste ».30
L’argument fut utilisé en premier par Frölich dans un discours parlementaire au début de l’occupation :
On vient nous voir et on nous : « à l’heure du danger nous devons être tous comme des frères, nous devons tous faire des sacrifices ! » Nous demandons : « où sont les sacrifices ? » (...) Les barons de la houille viennent de relever leurs prix de 50 % ! (...) Nous nous sentons être les frères du prolétariat français, avant tout les frères des camarades français qui sont entrés en lutte contre Poincaré. (…)
Que faire ? C'est Karl Marx nous a parlé de ce qui est en train d'arriver en ce moment : lorsque le danger menace la nation tout entière, il est nécessaire que la classe ouvrière se constitue elle-même en nation en prenant le pouvoir politique. (...) A bas ce gouvernement !
Alors seulement le peuple allemand pourra être sauvé. Constitution du prolétariat en nation, et sur cette base salut de la nation par le règne du prolétariat !31
Les propriétaires des trusts industriels, était-il dit, agissaient contre les intérêts de la masse du peuple allemand ; en fait, ils trahissaient les buts nationaux qu’ils prétendaient défendre. De là, il n’y avait qu’un pas vers l’argument selon il y avait d'une certaine manière un intérêt national que les communistes défendaient et non les grands industriels : lorsque Stinnes fut pris la main dans le sac en train de négocier avec les Français et lorsque les autorités allemandes firent appel à l’aide des Français pour écraser les travailleurs de la Ruhr, Die rote Fahne parla de « gouvernement de la trahison nationale ».
Radek opéra le développement le plus célèbre de cet argument au mois de juin dans un discours devant une réunion élargie de l’exécutif de l’Internationale. Schlageter, terroriste de droite et ancien membre des Freikorps, était devenu un héros dans les cercles nationalistes de droite, après son exécution par les Français. Radek sauta sur l’occasion pour s’adresser à ces cercles, tentant de leur montrer que la vie de leur héros avait été une contradiction que seule la révolution prolétarienne aurait pu résoudre.
Schlageter, dit Radek, avait été un « pèlerin du néan ». Il s’était engagé dans les Freikorps pour se battre à l’Est contre la Russie soviétique. Les gens qui l’avaient envoyé là espéraient de cette façon obtenir les bonnes grâces des Français. Aujourd’hui, les Français avaient fusillé Schlageter. « La presse de Stinnes le pleure. Mais dans les Alpes monsieur Stinnes était le compagnon de Schneider-Creusot, l'armurier de l'assassin de Schlageter ».
Schlageter était allé pour la première fois dans la Ruhr en 1920, non pas pour se battre contre les Français, mais pour réprimer la classe ouvrière. Il avait agi ainsi parce qu’il croyait que les travailleurs étaient « l’ennemi intérieur » qui devait être vaincu avant qu’on ne puisse s’occuper de l’ennemi extérieur. Mais aujourd’hui, dans la Ruhr, c’était ces mêmes travailleurs qui résistaient aux Français.
Les travailleurs étaient prêts à combattre l’impérialisme. Mais comment pouvaient-ils combattre l’impérialisme français s’ils étaient sans armes ? « La majorité du peuple allemand sont des travailleurs qui doivent combattre contre le besoin et l'oppression que la bourgeoisie allemande leur impose. (...) La liberté [des travailleurs allemands](...) est identique à la liberté du peuple tout entier(...). » Schlageter avait été un « pèlerin du néant », mais il aurait pu être « un pèlerin d'un avenir meilleur pour l’humanité tout entière ».32
Le discours sur Schlageter fut suivi d’une offensive idéologique contre les nazis parmi les partisans des nazis eux-mêmes. Des dirigeants communistes comme Ruth Fischer débattirent avec des porte-parole des nazis dans des réunions d’étudiants, par exemple, chez lesquels les nazis étaient implantés et où la gauche révolutionnaire était très faible.
Beaucoup de ceux qui ont depuis critiqué cette politique l’ont identifiée avec le national-bolchevisme de Laufenberg (le « communiste de gauche » hambourgeois) que Radek lui-même avait sévèrement dénoncé en 1919, et avec le national-communisme prêché par le Parti Communiste stalinisé du début des années 1930. Tous deux ont fait des concessions importantes à l’idéologie nazie – et dans les années 30 il y avait aussi une tendance à une phraséologie nationaliste rageuse qui avait bien peu à voir avec l’internationalisme du mouvement ouvrier. Le ton des déclarations communistes de 1923 était très différent.
Le discours de Frölich sur « la classe ouvrière se constituant elle-même en nation » est sans aucun doute loin d’être irréprochable ; le fait que Radek puisse appeler un nazi « camarade Schlageter »33 est incontestablement nauséeux. De plus, la tentative de gagner le soutien des classes moyennes appauvries en faisant appel à leur nationalisme encourageait plus qu’elle ne combattait une idéologie fausse – mais le cadre général des déclarations communistes était la résistance à l’hystérie nationaliste. Après tout, c’étaient les députés communistes qui votaient au Reichstag contre les résolutions nationalistes, alors que les sociaux-démocrates votaient pour.
Les débats avec l’extrême droite étaient une tactique marginale à une époque où en même temps, jour après jour, le parti appelait les sociaux-démocrates à un front unique contre les nazis. Une fois de plus, nous sommes bien loin de la politique de Laufenberg et du KPD au début des années 30. De plus, ce qui est peut-être le plus significatif, ce sont les nazis qui ont décommandé la série de débats – parce qu’ils y perdaient des membres.
Le « tournant » Schlageter fut certes une erreur, mais pas la folie criminelle dont certains ont cru bon de le qualifier.34
L’axe principal de l’activité des communistes dans la première moitié de 1923 suivait la ligne de l’année précédente – tenter, par l’action commune, de gagner le soutien des travailleurs sociaux-démocrates. C’était cette priorité qui permettait au parti de grandir alors même que la social-démocratie commençait à donner des signes de désintégration.
La proposition générale de front unique devint désormais un appel à ce que les sociaux-démocrates rompent avec les partis bourgeois et forment un « gouvernement ouvrier » avec les communistes. C’était de plus en plus le slogan national depuis les derniers mois de 1922 – en particulier après que le Quatrième Congrès de l’Internationale Communiste l’ait adopté en décembre. Il rencontra une prompte réponse chez les travailleurs des Etats d’Allemagne centrale de Saxe et de Thuringe.
Là, les sociaux-démocrates et les communistes avaient ensemble la majorité des sièges dans les parlements des Länder – mais les sociaux-démocrates s’obstinèrent, jusqu’au début de 1923, à constituer des coalitions gouvernementales avec les partis bourgeois. Puis, en mars 1923, la gauche prit le contrôle du SPD en Saxe et un nouveau gouvernement, entièrement social-démocrate, fut formé sous la présidence du social-démocrate de gauche Zeigner. Les communistes votèrent pour lui au Landtag en échange de l’acceptation de la formation d’une force d’autodéfense ouvrière, de la libération des prisonniers politiques et de l’organisation de comités « consultatifs » basés sur les conseils d’usine.
Le gouvernement national, à Berlin, fut de plus en plus perturbé dans les mois qui suivirent. « La loi et l’ordre » semblaient se briser en Allemagne centrale, où les centuries prolétariennes manifestaient ouvertement, où les comités de contrôle intervenaient de plus en plus pour fixer les prix, et où les conseils d’usine se développaient comme nulle part ailleurs, malgré le sabotage de l’aile droite du SPD toujours puissante. Mais aussi bien pour les communistes que pour les sociaux-démocrates, un point d’interrogation était suspendu au dessus du slogan de « gouvernement ouvrier ». Cela signifiait-il que les communistes étaient prêts à gouverner conjointement avec les sociaux-démocrates ?
La question avait été, bien évidemment, posée en premier lieu au cours des journées turbulentes qui avaient suivi le renversement du Kaiser, et, à nouveau, à la suite du putsch de Kapp. Dans les deux cas, la participation des communistes à un gouvernement de coalition avec les sociaux-démocrates avait été rejetée comme une question de principe. Même l’idée plus limitée d’« opposition loyale » à un gouvernement social-démocrate de gauche avait causé une âpre controverse en mars 1920. Désormais les dirigeants du KPD et certains leaders de l’Internationale trouvaient le slogan de gouvernement SPD/KPD très attrayant. Il mettait les dirigeants sociaux-démocrates au pied du mur face à leurs partisans – il prouvait qu’ils préféraient une coalition avec la bourgeoisie même lorsque l’équilibre des forces parlementaires leur aurait permis de faire autrement.
Le résultat fut excellent pour les communistes – aussi longtemps que les dirigeants sociaux-démocrates refusèrent un gouvernement d’unité. Mais s’ils acceptaient ? Ce serait alors les communistes qui seraient piégés, obligés de participer à un « gouvernement de gauche » avec un appareil d’Etat toujours contrôlé par des fonctionnaires bourgeois, et d’assumer la responsabilité de conditions économiques qui ne pourraient être modifiées par leur faible portion de pouvoir gouvernemental.
La discussion sur la participation au gouvernement saxon fut houleuse, aussi bien dans le KPD qu’au sein de l’Internationale communiste à l’époque du Quatrième Congrès. On ne peut pas dire qu’elle ait trouvé une issue satisfaisante. Thalheimer avait tendance à se passionner en faveur de gouvernements d’unité sur un programme très minimaliste, alors que Lénine et Trotsky insistaient plutôt sur la formation d’un tel gouvernement autour d’un programme contenant nécessairement le début d’une destruction de l’Etat bourgeois – en particulier l’armement des travailleurs et la responsabilité du gouvernement devant les congrès de conseils d’usine. Zinoviev martelait que le « gouvernement ouvrier » ne pouvait être que le synonyme de la dictature du prolétariat.
Mais personne ne semblait se soucier d’une question très simple : un slogan qui pouvait causer une telle confusion parmi des dirigeants communistes expérimentés était certainement de nature à semer de plus fort le trouble à la base, aussi bien communiste que social-démocrate. Il donnait l’impression que la solution à tous les problèmes reposait dans une combinaison gouvernementale différente, et non dans la prise du pouvoir par les conseils ouvriers. Comme Brandler, un partisan du slogan, le faisait remarquer un an plus tard :
[Il] mena à des illusions dangereuses dans la classe ouvrière, y compris dans les cercles de notre parti, que peut-être une agitation intense et principielle aurait pu surmonter. Mais le danger le plus important était qu'ils se disaient : « D’abord une coalition bourgeoise, ensuite un gouvernement social-démocrate soutenu par les communistes, puis un gouvernement SPD/KPD, et puis un gouvernement communiste sans que ne survienne aucune bataille sérieuse, sanglante. »35
L’insistance du parti sur l’appel au front unique et au gouvernement ouvrier se combina, jusqu’à l’été, avec le sentiment que les perspectives révolutionnaires immédiates étaient sombres et que par conséquent la seule chose sérieuse à faire était de gagner des sections de travailleurs sociaux-démocrates. Comme le formula Radek dans une réunion du Comité central du KPD tenue les 16 et 17 mai :
Nous ne sommes pas aujourd’hui en situation d’établir la dictature du prolétariat, parce que la condition préalable, la volonté révolutionnaire de la majorité du prolétariat, fait défaut.36
Brandler exprima le même point de vue à la conférence internationale de Francfort : « Nous faisons face aujourd’hui à un reflux de la vague révolutionnaire ».
Cela aurait été correct en 1921 et en 1922. C’était encore partiellement vrai au premier trimestre 1923. Mais en avril et mai 1923, cela aboutissait à ignorer ce que remarquaient de nombreux commentateurs bourgeois – que l’inflation et l’occupation de la Ruhr avaient produit une déstabilisation profonde de la société, à laquelle une réaction de la classe ouvrière était inévitable.
Les dirigeants communistes ne comprirent pas cela. Ils poursuivirent une politique de front unique agressive – construction des Centuries, des Comités de Contrôle, des conseils d’usine, et attraction sous l’influence du parti de nombreux travailleurs de la base du SPD. Mais ils faisaient tout cela de façon purement défensive, sans préparer leur parti à utiliser les positions gagnées dans la lutte défensive pour passer à l’offensive.
Le parti fut surpris par la vague de grèves de mai-juin : comme nous l’avons vu, il lui avait fallu quatre jours pour pouvoir intervenir dans la grève de la Ruhr. Cela n’aurait dû en soi avoir aucune importance. Il arrive souvent que l’activité spontanée des travailleurs prend au dépourvu des dirigeants établis, même révolutionnaires. Mais même lorsque le parti eut commencé à comprendre qu’une nouvelle activité était en train de se développer, sa posture resta défensive. Il semblait être embarrassé par l’activisme des Centuries dans la Ruhr – peut-être à cause de l’influence en leur sein de syndicalistes et d’anciens membres du KAPD. Et il recommanda une fin rapide de la grève, sans apercevoir la poussée à l’action qui grandissait ailleurs en Allemagne.
Lorsque des grèves se déclenchèrent ailleurs, le parti fit de son mieux pour les encourager. Mais Rote Fahne, par exemple, ne donnait pas l’impression que la direction du parti se rendait compte qu’il y avait eu un changement qualitatif dans l’état d’esprit de la classe. En fait, il semble qu’il y ait eu une diminution de l’activité du parti pendant la grève par comparaison avec les débuts de mai, qui avaient vu le parti organiser à Berlin une série de grands meetings propagandistes et de manifestations de masse.
Dans un discours à la tonalité autocritique tenu quelques mois plus tard, Radek décrivait la séquence des évènements :die Ruhrgeschichte [hat] eine neue Phase in der Entwicklung des Klassenkampfs in Deutschland eröffnet ... Wir haben auf dem Leipziger Parteitag in dem Aufruf an die Partei gesagt: diese Phase endet mit dem Bürgerkrieg. Wir haben theoretisch richtig visiert, und wir haben die praktischen Schlüsse daraus nicht gezogen. [Hätten] wir seit Mai, als der Durchfall der Ruhraktion [das Scheitern des passiven Widerstands] schon klar war, als die Zersetzungselemente außerordentlich wuchsen, ... die wachsenden Massenkämpfe aufgerollt .
L’affaire de la Ruhr a ouvert une nouvelle phase du développement de la lutte des classes en Allemagne. (...) Nous disions, dans l'appel au parti du congrès de Leipzig [en janvier] : cette phase se termine avec la guerre civile. Nous avons bien visé théoriquement, mais nous n'en avons pas tiré les conclusions pratiques. [Nous aurions dû] développer les combats de masse croissants à partir de mai, alors que l’échec de l’action de la Ruhr [l'échec de la « résistance passive’ » était déjà patent, et alors que les éléments de décomposition sociale s’accumulaient de façon extraordinaire.37
Même la construction des Centuries prolétariennes, un élément clé de la stratégie défensive de front unique, ne semble pas avoir été prise très au sérieux par de nombreuses sections du parti. Brandler déclara plus tard : « En août 1922, alors que je revenais en Allemagne après l'amnistie de Rathenau, j'ai fait une déclaration sur la préparation à la guerre civile. (...) Personne n'a rien entrepris. (...) C'était en particulier le cas à Berlin. »38
Comment expliquer ce décalage par rapport aux évènements ? Il ne fait aucun doute que pour la direction du parti dans son ensemble et pour son mentor de l’Internationale, Radek, l’expérience de l’Action de Mars fut décisive. Ils vivaient dans la hantise d’une répétition de l’aventure qu’ils avaient engagée avec tant d’enthousiasme à peine deux ans auparavant. C’est à l’ajustement de la tactique après l’Action de Mars que Radek se référait, dans le discours cité ci-dessus, lorsqu’il décrivait la lenteur de la réaction du parti en 1923. Il expliquait qu’après l’Action de Mars il était dit :
il faut d'abord conquérir les masses. Cette période de conquète des masses (...) dura jusqu’à la guerre de la Ruhr. Ensuite, nous ne pouvions plus les gagner par la voie propagandiste, pour les conquérir nous devions passer à l’action. Et à nouveau le contexte (...) dans son ensemble n'a pas été saisi assez vite.39
La timidité de la direction fut aggravée par un autre facteur. Après l’Action de Mars, une puissante fraction d’opposition, dirigée par Ruth Fischer et Arkadi Maslow, avait grandi dans le parti, qui était partisane de l’action offensive en toute circonstance. Elle dénonçait la direction pour ses « concessions à la social-démocratie », son « opportunisme », sa position « sur le terrain de la démocratie » (par quoi elle voulait dire la démocratie bourgeoise), son « liquidationnisme idéologique et son révisionnisme théorique ». Lorsque la tactique du front unique fut formulée, elle la dénonça rageusement. Plus tard, elle l’approuva formellement – à condition qu’elle soit « par en bas » et non « par en haut ».
L’hostilité générale de l’opposition envers le front unique se traduisait nécessairement par un refus du « gouvernement ouvrier ». Mais les critiques en provenance de tels milieux étaient peu susceptibles d’influencer ceux qui avaient appris à la dure le besoin de gagner le soutien des travailleurs sociaux-démocrates. De la même façon, Fischer et Maslow pouvaient appeler de leurs vœux une réponse apparemment agressive à la crise de la Ruhr – sans proposer de véritable alternative à l’autosatisfaction de la direction.
En février et mars, Fischer visita la Ruhr et commença à y déclencher une campagne fractionnelle acharnée contre la direction. Elle proclamait que celle-ci n’avait pas mis en avant des revendications concrètes dans les premiers jours de l’occupation. Elle aurait dû, disait-elle, appeler au contrôle ouvrier des mines et des usines, et des produits de première nécessité. La lutte sur ces revendications aurait amené les ouvriers à se rendre maîtres des usines. En même temps, les Centuries prolétariennes auraient dû s’installer là où les Français avaient expulsé la police de sécurité. C’est alors que la base aurait été posée d’une lutte immédiate pour le pouvoir dans toute l’Allemagne.40
Au lieu de cette « politique révolutionnaire », s’indignait-elle, la direction proposait ni plus ni moins un « soutien à un gouvernement social-démocrate minoritaire » - une position que les communistes ne devaient adopter « en aucun cas ».
La direction n’eut pas beaucoup de mal pour dénoncer tout cela comme un bavardage vide de sens. En janvier et en février, les autorités aussi bien allemandes que françaises traitaient les travailleurs avec des gants de velours – les Français prétendant qu’ils étaient venus pour punir les employeurs et non pas les travailleurs, les Allemands offrant des hausses de salaires et des indemnités de chômage au niveau de 100 % des rémunérations. Dans une telle situation, il n’y avait aucune base pour la construction d’un mouvement pour le « contrôle de la production » et des « produits de première nécessité ».
Pour couronner le tout, si une telle lutte avait commencé, elle aurait fait le jeu des bourgeoisies aussi bien allemande que française. Elle aurait donné aux autorités françaises une excuse pour saisir les mines à leur bénéfice, en utilisant le « désordre » comme un prétexte, et tout affrontement avec les troupes françaises aurait été mis à profit par l’extrême droite allemande pour développer l’hystérie nationaliste.
Fischer, comme la direction pouvait facilement le faire remarquer, ignorait tout simplement les faits les plus élémentaires relatifs à la conscience des travailleurs en janvier et février, la « grande passivité des travailleurs ». Dans la Ruhr, les conditions étaient « idylliques comparées aux journées de Noske et Watter en 1919 et 1920 ».41
La direction réussit à faire passer sa politique à la fois au congrès national du parti en janvier (par plus de deux contre un) et dans une conférence des districts de la Ruhr en mars (par 68 voix contre 55). Mais l’opposition avait une emprise sur d’importantes sections du parti – Berlin, la côte Nord-Ouest, et la moitié de la Ruhr. De plus, sa présence aboutissait à ce que toute la vie interne du parti était caractérisée par des débats semblables à ceux mettant en lice « gouvernement » et « opposition » dans un parlement bourgeois : chaque camp se sentait obligé de s’opposer par principe à toute proposition de l’autre. La discussion politique entre camarades de parti se ramenait à compter les points.
Même lorsque l’Internationale intervint pour forcer les deux côtés à travailler ensemble dans les comités de direction, rien ne fut réglé. Comme personne n’était capable de comprendre le changement qualitatif qui s’était produit dans la lutte des classes à la fin du printemps, le fractionnisme dans le parti, loin de produire une dialectique de discussion qui pouvait élever le niveau de compréhension des évènements, aboutit à figer les deux camps dans des postures sans pertinence.
La direction considérait l’opposition (à raison) comme une horloge arrêtée : sans égard pour les circonstances, elle tirait toujours les mêmes conclusions. L’opposition, malgré les injures dont elle abreuvait la direction, tendait aux moments cruciaux à adopter les mêmes conclusions passives que celle-ci : lorsque la véritable lutte éclata en mai dans la Ruhr, Fischer n’avait rien à dire.
La seule tentative pour inverser l’attitude défensive du parti ne vint pas de la prétendue « gauche », mais du président du parti, Brandler. Le 12 juillet, la première page de Die rote Fahne était porteuse d’une importante déclaration écrite par lui, « Au Parti ». Elle décrivait une situation de crise montante, dans laquelle la lutte armée n’était pas éloignée. « Le gouvernement Cuno est en faillite. Les crises, interne et externe, l’ont amené au bord de la catastrophe.
Les fascistes progressaient, disait Brandler. Leurs attaques contre la classe ouvrière pouvaient prendre différentes formes :
L'offensive des fascistes ne commence pas nécessairement par un putsch à la Kapp ; elle peut commencer avec l’imposition de l'état de siège en Saxe et en Thuringe ; ou bien avec la proclamation d’une république indépendante de Rhénanie-Westphalie. Il peut suivre une attaque contre les luttes salariales des travailleurs. (...) [Dans tous les cas] nous sommes à la veille de luttes acharnées. Nous devons être entièrement prêts à agir.
Il sera nécessaire d’impliquer des travailleurs sociaux-démocrates et sans parti dans cette action, disait Brandler :
Notre parti doit développer la combativité de ses organisations au point où elles ne seront pas surprises par le déclenchement de la guerre civile. (…) Une attaque des fascistes ne peut être battue qu’en opposant la terreur rouge à la terreur blanche. Si les fascistes armés tirent sur les travailleurs, nous devons être prêts à les annihiler. S’ils mettent contre le mur un travailleur sur six, nous devrons fusiller un fasciste sur cinq. Dans l’esprit de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, à l’attaque !
Le même numéro de Die rote Fahne annonçait que quinze jours plus tard, le 29 juillet, il y aurait une journée nationale de manifestations antifascistes. Il était clair que c’était le jour où l’offensive contre la droite devait être lancée.
L’appel de Brandler fut reçu comme un signal que les communistes abandonnaient leur posture défensive. Les grandes grèves avaient montré l’amplitude de la colère populaire. Le parti semblait sur le point de canaliser cette colère dans une bataille pour le contrôle de la rue le 29 juillet. La presse bourgeoise piaillait que l’appel n’était rien d’autre que le signal de la guerre civile. Pourtant il bénéficiait du soutien de sections de travailleurs sociaux-démocrates et de syndicalistes sans affiliation, dont les organisations locales s’engageaient nommément.
Ce que pouvait faire cette action unie fut démontré à Francfort le 23 juillet. Une manifestation conjointe du KPD et du SPD descendit dans les rues de la ville, fermant les boutiques et obligeant les passants petits bourgeois à scander des slogans tels que « Les exploiteurs à l’échafaud » et « Pas de justice sans verser le sang ».42
Il est clair que les dirigeants sociaux-démocrates nationaux étaient réduits à la défensive. Ils essayèrent de défendre à leurs membres de s’engager dans les Centuries prolétariennes. Puis des ministres SPD prirent l’initiative d’interdire les manifestations de la Journée Antifasciste dans les Länder qu’ils contrôlaient (à l’exception de la Saxe, de la Thuringe et du Wurtemberg) – un exemple que les autres Etats étaient tout à fait désireux de suivre. Si les communistes persistaient dans leurs manifestations, ils risquaient une confrontation armée dans les grandes villes avec la police de sécurité, peut-être même avec la troupe.
Les interdictions amenèrent à la surface les réserves de nombreux dirigeants communistes envers l’initiative de Brandler du 12 juillet. « Cet appel eut un effet particulier sur le parti », raconta Brandler plus tard. « Dans les masses laborieuses il éveilla de l’espoir, mais dans les rangs des permanents du parti il y avait cette idée : Brandler est encore devenu fou et veut faire un putsch ». Il prétendait que « c’était particulièrement le cas à Berlin », le centre de la « gauche ».43
L’annonce des interdictions causa un désarroi dans la direction. La plupart les voyaient comme un prétexte pour prendre ses distances avec le « coup de folie » de Brandler. Ce dernier persistait dans son désir d’une tactique offensive. Il suggéra de défier l’interdiction partout où le rapport des forces permettait aux communistes de fournir une protection armée capable de dissuader la police d’attaquer les manifestations – dans la province prussienne de Saxe, dans la Ruhr, en Haute Silésie aussi bien que dans le Land de Saxe et en Thuringe. De cette façon le parti montrerait qu’il était capable de braver les autorités sans pour autant prendre le risque de s’engager dans des affrontements sanglants pendant que la masse des travailleurs restait sur la touche.
Brandler s’aperçut que non seulement la plus grande partie de la « majorité » de la direction lui était opposée ; il n’avait non plus aucun soutien de la « gauche ». La dirigeante des « gauches », Ruth Fischer, se souciait surtout que son bastion personnel, Berlin, ne soit pas inclus dans le plan de Brandler. Lorsque celui-ci lui demanda si le district de Berlin pouvait fournir une protection armée à la manifestation, elle le traita d’« aventurier » et de « fasciste ».
Face à la rebuffade aussi bien de la majorité que de l’opposition, Brandler hésita. Il avait fait une erreur en 1921 en lançant une action prématurée et il n’avait pas l’intention de récidiver. Alors il répéta son autre erreur de 1921 – il se tourna, pour décider d’une question tactique, vers des hommes qui étaient éloignés d’une vision détaillée des évènements. Il télégraphia à Moscou.
Mais il n’y avait personne à Moscou pour donner un conseil. Lénine, paralysé, était mourant. Le reste de la direction russe, à l’exception de Radek – qui avait été aussi mauvais tacticien que Brandler en 1921 – était en congé, se reposant d’une conférence éprouvante. La première bouffonnerie, le télégramme de Brandler à Moscou, fut suivie d’une seconde, Radek télégraphiant dans les endroits les plus distants de la Russie pour avoir l’opinion individuelle de dirigeants qui n’avaient même pas une connaissance de seconde main de la situation allemande.
Zinoviev et Boukharine étaient partisans d’une tactique offensive – mais Radek savait qu’eux aussi avaient eu tort en 1921. Staline (c’était l'une des première fois qu’il venait à l’esprit de quelqu’un de lui demander son avis sur des questions internationales) affirma avec insistance que le parti allemand devait être retenu. Comme il l’expliqua quelques jours plus tard : « Si le pouvoir tombait, pour ainsi dire, aujourd’hui en Allemagne, et que les communistes s’en emparent, ils échoueraient avec fracas ».44 Trotsky fut le seul a avoir l’honnêteté d’admettre qu’il n’avait pas la moindre idée de la situation sur le terrain en Allemagne et donc ne pouvait rien dire.
Radek en fut réduit à choisir entre des positions contradictoires. Craignant une tentative, dans le style de 1921, de « forcer les évènements », il répondit à Brandler : « Le Présidium de l’Internationale suggère de renoncer aux manifestations ».45
Les manifestations prévues furent remplacées par des meetings, sauf en Saxe, Thuringe et Wurtemberg, où les rassemblements n’avaient pas été interdits. Les meetings furent imposants : 200 000 participants à Berlin, 50 000 à Chemnitz, 30 000 à Leipzig, 25 000 à Gotha, 20 000 à Dresde, 100 000 au total au Wurtemberg. Mais c’était un recul. Il n’y avait plus aucun défi aux fascistes ou au gouvernement autre que verbal. Le parti avait, dans les faits, abandonné l’offensive ouverte par l’appel de Brandler du 12 juillet. Au lieu de lancer dans la bataille la mobilisation construite au sein de la classe ouvrière depuis la mi-mai en la dirigeant politiquement, le parti était retourné à la posture défensive développée en 1922.
Dans la presse communiste l’appel « Aux armes » fut remplacé par l’avis de Radek : « Nous devons toujours garder à l’esprit que nous sommes encore faibles aujourd’hui. Nous ne pouvons encore livrer une bataille générale ». Brandler lui-même déclarait avec insistance, dans une réunion du Comité central tenue les 5 et 6 août, que ce à quoi ils se préparaient était une « lutte révolutionnaire défensive ».
Pourtant, l’abandon par le parti du bref tournant vers l’offensive ne précéda que de quelques jours le déclenchement par les travailleurs de Berlin de la plus formidable vague de grève qui ait été vue jusque là.
Notes
1 J C Favez, Le Reich devant l’occupation franco-belge de la Ruhr en 1923 (Genève 1969) p. 224.
2 Helmut Gast, « Die Proletarische Hundertschaften als Organe der Einheitsfront im Jahre 1923 » in Zeitschrift für Geschichtwissenschaft 1956, p. 442.
3 Ibidem, p. 445.
4 Ibidem.
5 Ibidem, p. 452.
6 J C Favez, op. cit., p90. Traduit de l'anglais.
7 Rote Fahne, 2 mai 1923.
8 Voir H Gast, op. cit., p. 444; et W Ersil, Aktionseinheit stürtzt Cuno (Berlin 1961) p. 94-100. Traduit de l'anglais.
9 J C Favez, op. cit., p. 229.
10 W Ersil, op. cit., p. 17. Traduit de l'anglais.
11 J C Favez, op. cit., pp. 238-239.
12 Cité ibidem, p. 240. Traduit de l'anglais.
13 Rote Fahne, 30 mai 1923. Traduit de l'anglais.
14 W Ersil, op. cit., p. 109.
15 Die rote Fahne, 21 juin 1923.
16 Citations in J C Favez, op. cit., pp. 248-249. Traduit de l'anglais.
17 Ibid, p. 222. Traduit de l'anglais.
18 Cité ibid, p. 228. Traduit de l'anglais.
19 A. Rosenberg, Entstehung und Geschichte der Weimarer Republik, Frankfurt/M. 1988, S. 402
20 J C Favez, op. cit., p. 230.
21 Remmele in Die Lehren der deutschen Ereignisse, Présidium de l’Internationale Communiste, juin 1924.
22 Chiffres et exemples in Pierre Broué, Révolution en Allemagne(Paris 1971) pp. 682-683.
23 Artur Rosenberg, op. cit., p. 402.
24 Die Lehren der deutschen Ereignisse, pp. 28 et 32.
25 Ibidem, p. 32.
26 Die rote Fahne, 23 janvier 1923.
27 Texte in J C Favez, op. cit., p. 40.
28 Bulletin communiste, 8 mars 1923 (Paris), p. 159.
30 Cité in Werner Angress, Die Kampfzeit der KPD, Düsseldorf 1973, p. 352.
31 Le texte entier in Michaelis et Schlapper, Ursachen und Folgen vom deutschen Zusammenbruch 1918 bis 1945, zur Staatlichen Neuordnung Deutschlands in der Gegenwart, 5. Das kritische Jahr 1923, pp. 37-39.
32 Karl
Radek, Leo Schlageter, der Wanderer ins Nichts.
33 La formule « camarade Schlageter » n'apparaît nulle part dans le texte cité, dont la traduction en anglais est fautive par d'autres aspects, corrigés ici. (Note du correcteur).
34 Un rôle important a été joué ici par le livre totalement fantaisiste de l’ancienne dirigeante « communiste de gauche » Ruth Fischer, Stalin and German Communism. Les racontars, une fois mis en circulation, ont influencé d’autres travaux par ailleurs excellents. Tony Cliff lui-même, dans son Lenin vol. 3, se laisse piéger par certains histoires exagérées. Pour une version prenant en compte les preuves historiques, voir E H Carr, The Interregnum (Londres 1954) pp. 179-185.
35 Die Lehren der deutschen Ereignisse, op. cit., p. 13.
36 Cité in W Angress, op. cit., p. 353.
37 Die Lehren der deutschen Ereignisse, op. cit., p. 14.
38 Ibid, p. 31.
39 Ibid, p. 16.
40 Un résumé de ces positions est contenu in Material zu Differenzen mit der Opposition, KPD (Berlin 1923) pp. 17-18.
41 Ibid, p. 7. (Traduit de l'anglais)
42 Die rote Fahne, 24 juillet 1923 ; comparer avec W Angress, op. cit., p. 398.
43 Die Lehren der deutschen Ereignisse, p. 31.
44 Staline, « Lettre à G.E. Zinoviev », 7 août 1923, Cочинения, tome XVII (2004), p. 173,
45 Cité in EH Carr, The Interregnum, p. 187.