1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre VIII

1934

L´Arène du Taureau

 

Plusieurs jours durant, Birmingham fut comme une ville conquise. Des groupes de chartistes défilaient triomphalement dans les rues, et les membres de la Convention siégeaient quotidiennement avec autant de pompe que le Parlement lui-même. Certains voyaient déjà le pouvoir aux mains du peuple et il leur semblait que les résolutions de la nouvelle assemblée seraient les futures lois du pays.

Tapper était autrement lucide et savait à quoi s´en tenir. Il voyait bien plus loin: il expliqua aux garçons quel long chemin restait à parcourir.

– Nos adversaires tiendront jusqu´au bout, ils s´accrocheront au dernier pouce de terrain, leur dit-il. S´ils le peuvent, ils nous vaincront par la loi. Sinon, ce sera le plomb et les balles. Ils ne vont pas abandonner leur confort et leurs privilèges simplement parce que nous rédigeons ou signons une pétition.

La réunion de la Convention prit fin le 16 mai. Les délégués repartirent vers leurs comtés respectifs où ils informeraient la population des progrès accomplis et des positions exactes des chartistes. La grande pétition allait être présentée au Gouvernement en juillet. Et ensuite…

Que réservait l´avenir ?

Personne ne le savait. Les dirigeants chartistes eux-mêmes n´étaient pas d´accord entre eux. Certains affirmaient qu´il fallait continuer à signer des pétitions et renouveler pacifiquement leurs demandes jusqu´à obtenir satisfaction. D´autres rejetaient violemment cette idée et appelaient à la révolte armée.

Le Pays de Galles, Birmingham, le Lancashire, étaient les principaux centres d´agitation. Mais des hommes s´armaient à travers toute l´Angleterre. Parfois même, ils faisaient ouvertement l´exercice et défilaient en formation militaire.

Tapper et les deux garçons avaient repris la route.

Parcourant le Staffordshire et divers autres comtés, ils pouvaient jauger l´état d´esprit de l´ensemble des Midlands. Celui-ci variait selon les conditions de vie. C´était chez les plus déshérités, les plus opprimés, qu´on rencontrait les chartistes les plus acharnés, les plus disposés à s´engager dans une lutte à mort pour leur cause.

L´Angleterre devenait un chaudron en ébullition. Quand allait-il déborder ?

Calmes en apparence, les autorités s´inquiétaient. Cette question de la pétition leur laissait le temps de s´organiser. La population se préparait sans doute, mais le gouvernement aussi. Un officier supérieur, sir Charles Napier, fut nommé commandant militaire de toute la région du Nord, où l´on envoyait des renforts de troupes – comme si le Yorkshire et le Lancashire avaient été des provinces conquises sur quelque ennemi étranger. Le Sud étant peu peuplé et les ouvriers agricoles trop mal organisés pour se soulever, on déplaçait donc les soldats qui y étaient en garnison vers les cités industrielles.

Les canons des fusils étincelaient dans le soleil de juin, des dragons remontaient à cheval les sentiers et les chemins de l´Angleterre; chasseurs à pied et artilleurs vidaient les dépôts de leurs munitions et partaient aussi. Contre quel ennemi ? Contre des Anglais qui réclamaient ce qu´on leur refusait depuis des siècles. Et les fanfares militaires jouaient pendant les étapes: «Les Anglais ne seront jamais, jamais, jamais des esclaves.»

Mais Henry Vincent était toujours dans un cachot. Il en était de même pour un bon nombre de chartistes. Une occasion s´offrait-elle, et d´autres encore étaient jetés en prison. Le Gouvernement semblait avoir pour devise: «Le meilleur chartiste, c´est celui qu´on trouve sous les verrous.

Parfois, des nouveaux venus, qui se proclamaient ardents défenseurs de la cause, se mêlaient aux chartistes. On leur faisait confiance. Puis, un beau jour, des hommes étaient arrêtés sous inculpation de trahison et de sédition. On se rendait compte alors qu´on avait eu affaire à des espions.

On ne peut cependant espionner une nation entière, et, pour un chartiste arrêté, il y en avait mille autres à le remplacer.

Le 1er juillet, la Convention se réunit à nouveau à Birmingham. Les deux garçons étaient là aussi, installés avec Tapper chez un épicier, ami de la cause. Une fois de plus, la ville avait déliré d´enthousiasme. La pétition, signée de plus d´un million deux cent mille noms, serait apportée à Westminster dans une semaine environ. Que la Chambre des Communes la repousse à ses risques et périls !

C´est alors que les autorités frappèrent leur premier coup. Tapper rentra un soir, pâle et les traits tirés:

Ils ont interdit les réunions à l´Arène du Taureau !

L´épicier fut atterré:

– C´est impossible ! Ils ne peuvent pas faire ça. Depuis que Birmingham existe, on a toujours pu se réunir à l´Arène. C´est notre droit…

– Défendu, coupa le pharmacien.

Mais c´est de la tyrannie !

– Oui, et c´est quelque chose d´autre: c´est la révolution ! Ecoutez.

Tapper se retourna et ouvrit vivement la fenêtre. Ils écoutèrent tous. D´abord ils perçurent un murmure lointain, très lointain et très faible, qui bientôt se rapprocha, grossit, s´amplifiant à chaque seconde. La rue se remplissait de monde, bourdonnait comme un essaim d´abeilles. Et, dominant tout, l´hymne des chartistes s´éleva, triomphant, chargé de défi:

Tombe la foudre, tombe la neige

Que se déchaîne l´ouragan

Que notre Charte nous protège

Périssent tous les tyrans !

Un homme hagard, squelettique – un de ces milliers de chômeurs affamés – escalada le rebord d´une fenêtre.

– A l´Arène du Taureau ! On leur fera voir ! A l´Arène !

Les cris reprirent de tous côtés. La foula forma une colonne qui s´enfla derrière cet homme. Tapper et les autres descendirent précipitamment et se joignirent au défilé.

– Ils ont besoin d´être dirigé ! s´écria fiévreusement Tapper. Rien n´a été prévu. Ils vont se faire massacrer. Une chose comme celle-ci doit être organisée…

Trébuchant, jouant des coudes, il se fraya un chemin jusqu´à la tête du cortège. Mais il ne semblait y avoir aucun chef de file – ou bien il y en avait trop. La foule n´avait fait que suivre une impulsion. Les gens marchaient vers l´Arène, mais sans savoir ce qu´ils comptaient y faire.

D´autres encore se rassemblaient. L´endroit qui avait toujours été le lieu de rencontre incontesté où les habitants de Birmingham pouvaient librement discuter de leurs griefs, regorgeait d´une masse d´hommes furieux, mais irrésolus. Les commerçants, flairant le désordre, avaient déjà posé leurs volets et barricadé leurs portes.

Tapper allait entre les deux garçons. Il les saisit chacun par le bras:

On ne peut pas accepter le coup de force sans riposter, chuchota-t-il. Et quelle occasion magnifique ! Cette indignation, cette juste indignation, il faut qu´elle serve à quelque chose. Si seulement nous avions ici Henry Vincent ou tout autre qui sache parler… Moi, je ne suis pas un orateur.

Le petit pharmacien avait souvent expliqué à ses jeunes amis qu´il était plus à son aise à travailler silencieusement et secrètement pour la cause que lorsqu´il fallait prendre la parole en public.

Il serra fort le bras des garçons. Sa décision était prise.

– Je vais grimper sur cette caisse, là, sous le réverbère. Tom, et toi, Owen, vous allez crier à pleins poumons en réclamant le silence. Allez-y, petits !

– Compagnons, commença le Docteur, nous sommes des hommes libres, des citoyens…ici, ce soir, nous revendiquons le droit qui a été le nôtre de tout temps: nous rencontrer dans cette Arène pour crier nos doléances…

Il leur rappela comment, par étapes successives, l´attitude et les actes du Gouvernement avaient abouti à une tyrannie pure et simple: maintenant, l´Angleterre ressemblait plutôt à un pays écrasé sous le joug d´une conquête, réduit à l´esclavage, qu´à une nation libre d´hommes civilisés. En ce moment même, leurs compagnons étaient enfermés dans des cachots.

Un homme au regard égaré fendait la foule comme un fou. Tapper l´aperçut qui luttait pour passer, et attendit que ce messager arrivât jusqu´à lui. Il se pencha, et l´homme chuchota quelque chose à son oreille. Quand Tapper releva la tête pour reprendre son discours, son visage était plus grave encore.

– On me communique une nouvelle à l´instant même, compagnons, dit-il lentement. Les autorités de cette ville doivent avoir une haute opinion de vous, ses citoyens: vous leur faites si peur, qu´ils ont envoyé chercher du renfort à Londres !

Un grondement de fureur répondit à ces mots. La foule redevint silencieuse, impatiente d´entendre la suite.

– Une centaine de constables de la nouvelle police sont en route pour l´Arène… Ils arrivent…

Ah ! L´immense clameur retentit comme le cri d´un animal. On insultait Birmingham ! Si les policemen londoniens osaient se montrer, on leur tomberait dessus !

– Il nous faut garder notre calme, dit Tapper sérieusement. Mais nous devons tenir bon. Nous avons le droit d´être ici. Qu´ils essayent de nous faire changer d´avis et ils en subiront les conséquences.

Il fut interrompu par un autre grand cri, qui devint un tel brouhaha qu´il ne put continuer. La police était en vue. Une colonne descendait la rue au pas, les notables en tête, blêmes.

La colonne s´arrêta à hauteur de la foule, qui attendit en murmurant, mais sans un geste de violence.

– Dispersez-vous et rentrez chez vous, dit l´un des magistrats d´une voix hésitante.

Un grognement moqueur accueillit ses paroles.

– Dispersez-vous vous-mêmes ! lança quelqu´un. Et ramenez ces Bleus de Londres avec vous !

Oui, c´est ça, qu´ils retournent à Londres !

Tous se mirent à crier. Les policemen tripotaient nerveusement leurs bâtons.

Le magistrat n´insista pas. Il prononça un mot ou deux que seuls entendirent ceux qui se trouvaient derrière lui. Une seconde après, les constables chargeaient la foule. On n´avait pas donné lecture du Riot Act.

Surpris par la férocité et la soudaineté de cette attaque, les premiers rangs de la foule furent renversés comme des quilles, les autres reculèrent de quelques pas. Les bâtons s´abattaient sur tous sans distinction – hommes, femmes, enfants.

Mais la foule contre-attaqua.

Des armes surgirent. Un groupe se rua vers un cimetière proche, on arracha une grille de fer et on en fit des lances de fortune. D´autres prirent des cannes, des bouteilles, des couteaux. Bon nombre se battaient avec leurs poings nus.

Affamés pour la plupart, brisés par le labeur des fabriques, ou affaiblis par le chômage, ils n´étaient pas de force à se mesurer avec des hommes bien nourris, disciplinés et mieux armés. Mais le nombre – et le moral – cela comptait aussi.

Les policemen furent contraints de battre en retraite. On leur arrachait leurs bâtons des mains, leurs uniformes étaient mis en pièces. Les notables avaient disparu depuis longtemps. Bientôt les constables coururent aussi se mettre à l´abri.

L´Arène du Taureau restait aux mains des manifestants. Un instant, on put croire à la victoire.

Qu´est-ce qu´on fait maintenant ? haleta Owen.

Il avait reçu un coup violent à l´épaule et c´était heureux qu´il n´eût pas la clavicule cassée, mais l´instant d´après, il avait réussi à placer un adroit coup de poing; il prenait goût à la bataille.

– Il faut s´organiser, dit Tapper, échevelé. De l´humeur dont ils sont ce soir, les ouvriers peuvent s´emparer de la ville. C´est notre chance. Qui sait… peut-être l´Angleterre sera-t-elle demain une république !

Il chercha des yeux la caisse sur laquelle il était monté avant la bataille, mais elle avait disparu. Cà et là, plusieurs orateurs haranguaient la foule, et Tapper n´arrivait plus à se faire écouter.

– Où sont les dirigeants ? gronda-t-il. Ce n´est pas le moment de faire des discours. Il faut des actes, il faut prendre l´offensive ! Nous devrions nous assurer le contrôle de la ville, de la gare, de…

– Voilà, vous pouvez monter sur ces marches, dit Tom, voyant un escalier.

Trop tard.

On entendit une sonnerie de trompettes, un fracas de sabots, et un immense cri retentit:

– Les dragons !

Déjà, coiffés de hauts plumets, avec leurs casques et leur sabres luisants à la lueur des réverbères, les cavaliers irlandais avaient contourné le terrain et complètement encerclé la foule, coupant toutes les issues de l´Arène. Les vainqueurs étaient cernés, enfermés dans une haie d´acier étincelante.

– Ne vous battez pas ! disait Tapper aux quelques personnes qui pouvaient l´entendre. Ce sera un massacre. Sortez en bon ordre et gardez vos rangs.

Mais quel chef aurait pu se faire écouter dans le déchaînement de cette nuit ? La foule oscillait, indécise. Et les dragons avancèrent dans la mêlée, frappant à droite et à gauche du plat de leurs sabres – quand ce n´était pas avec le tranchant.

Aucun rassemblement n´aurait pu résister à un tel déploiement de force: derrière la cavalerie, s´alignaient en rangs compacts les chasseurs à pied, leurs fusils couchés en joue. Morose, grondant comme un ours blessé, la masse des manifestants se laissa refouler, se divisa en groupes de plus en plus petits, et peu à peu se dispersa dans les rues. Les garçons cherchèrent Tapper. S´apercevant qu´il avait disparu, ils rentrèrent seuls à la maison.

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