1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre II

1934

Les enfants de la mine

 

Owen sentit bien vite qu´il était le plus fort. Sa vie de plein air, ses randonnées par tous les temps à travers les montagnes l´avaient rendu agile et musclé. Son adversaire avait le teint blafard des garçons de la ville, il semblait affaibli.

Il possédait pourtant une science inconnue du jeune berger qui n´avait appris à boxer que dans les bagarres entre gamins du village. Owen se trouva incapable de prévoir où il allait frapper, alors que ses propres coups, donnés au hasard, n´atteignaient souvent que le vide.

– Tu sais te battre, toi, espèce de démon ! murmura-t-il entre ses dents, non sans une pointe de respect.

L´Anglais ricana et le frappa violemment en plein visage. Owen oublia son admiration. Il avait mal et il était furieux. Il bondit en avant comme un chat sauvage.

Le combat passa vite de la boxe à la lutte. La succession rapide des courtes attaques de l´Anglais ne pouvait tenir Owen à distance. Ils se saisirent à bras le corps, par le cou et les épaules et tombèrent sur le sol, roulant dans les bruyères.

Je te tiens ! haleta Owen.

Il sentait faiblir la résistance de son ennemi. C´est lui qui avait le dessus maintenant. Il s´assit sur la poitrine de l´Anglais, lui coinçant les bras avec les genoux, mais gardant libres ses propres mains.

Le corps de l´autre se soulevait convulsivement dans un dernier effort désespéré. Inutile.

Owen était solidement assis et les soubresauts s´arrêtèrent. La figure du garçon devint encore plus blanche.

– Tu as gagné, murmura-t-il d´une voix faible, en fermant les yeux.

Owen se leva.

Tu as marché longtemps, peut-être, et tu avais faim, dit-il radouci.

Tu penses ! Je n´ai pas mangé depuis deux jours. Et je viens à pied de…

Le garçon s´arrêta brusquement, observant Owen avec un drôle d´air, soupçonneux et traqué:

Je viens de très loin, termina-t-il prudemment.

– Si tu me l´avais demandé, je t´aurais donné de ce que j´ai, dit Owen. Avoir faim, je sais ce que c´est. Tiens, finissons ce qui reste.

Ils s´assirent et Owen partagea ses maigres provisions. Le garçon avalait de grosses bouchées, tout en grognant des remerciements.

Tu cherches du travail ? demanda Owen, finalement.

Oui. Peut-être à Ebbw ou à Tredegar, je pensais…

Tu n´as pas l´air fait pour la mine, mon vieux.

Toi non plus. Tu travailles dans les fermes, non ?

Oui, c´est ça.

– Il faut bien trouver moyen de gagner son pain, d´une manière ou d´une autre, dit l´Anglais d´une voix morne.

Owen le regarda avec curiosité.

– Qu´est-ce que tu fais ici, toi, un anglais au Pays de Galles ?

De nouveau le garçon prit une expression traquée. Après quelques instants d´hésitation, il répondit:

– Tu promets que tu ne diras rien ? Tu as l´air d´un type régulier.

– Je ne dirais rien à personne. C´est la police ?

– Pas vraiment...pas encore. Mais, s´ils me trouvent, ils sont bien capables de me mettre en prison.

– Tu n´as pas l´air d´un bandit, dit Owen en riant. Qu´est-ce que tu as fait ?

– Je me suis enfui de chez mes patrons…

– Ca n´a rien de terrible, ça, non ?

– Mais j´étais lié, comme apprenti, pour sept ans. J´avais signé un contrat bien en règle… un contrat d´apprentissage, on l´appelle. Et si tu romps ton contrat, on peut t´envoyer en prison. Un garçon que je connais a eu un mois de prison pour ça l´année dernière.

Owen siffla.

– C´est embêtant… c´est vraiment embêtant, dit-il gravement, du ton chantant des Gallois. Tu ne pouvais pas te supporter, là où tu étais ?

– Non. Ce que je mangeais… les cochons n´en auraient pas voulu… et même pas un coin à toi pour dormir. Quatorze heures par jour de travail… et un salaire si petit que tu ne pouvais même pas le voir. Tu t´imagines, sept ans de cette vie !

– Pas étonnant que tu aies filé. Où est-ce que c´était ?

– A Hereford.

– Et tu as marché jusqu´ici ?

– Regarde mes pieds. La nuit d´hier, j´ai dormi dans une grange: c´était mieux que l´endroit où j´ai couché depuis des mois.

Owen se leva:

– Il est temps de partir. Je m´appelle Owen Griffiths. On reste ensemble ?

– Je voudrais bien… Moi, je m´appelle Tom Stone.

Et, dis donc, je regrette de t´avoir appelé «sale Gallois».

Owen sourit

– Moi, je n´aurais pas dû te traiter de voleur. Tu avais trop faim…

– Oui, il y a des hommes qu´on met en prison parce qu´ils ont volé une miche, mais les juges, eux, ils n´ont pas faim. Ils mangent tant et plus, pendant que les autres ne mettent la ceinture...

Tout en causant de la sorte, ils poursuivaient leur route dans la montagne et ils atteignirent, sur l´autre versant, un point élevé qui dominait les vallées du Sud

L´industrie commençait seulement à se développer. Les tristes villages miniers ne s´étaient pas encore multipliés et les vallons gardaient leur beauté.

Puits de mine et bâtiments annexes ne se révélaient que par des taches sombres éparpillées sur le vert des vallées. Il y avait des arbres, et des oiseaux qui chantaient dans les branches, et des torrents de montagne qui se déversaient en cascades, formant des trous d´eau où l´on pouvait se baigner, l´été.

Owen et Tom arrivèrent au premier village, longue rue bordée de deux rangées de maisons. Chaque rangée était double, et chaque maison se composait de deux logements construits dos à dos. Un étroit passage permettait d´accéder aux portes de derrière.

Une femme observa les garçons et eut pitié de leur mine harassée. Elle venait de faire du thé et elle leur en offrit. Ils la remercièrent et entrèrent de bon cœur.

Owen était habitué à vivre à l´étroit. Mais, à Llanbedr, au moins, il y avait de l´air et de la lumière. Ici, on étouffait dans cette maison cernée de trois côtés par les maisons voisines,

à la façade percée d´une porte et d´une étroite fenêtre qui ne laissaient passer qu´une faible lumière ?

Trois enfants à l´air maladif se blottissaient autour d´un maigre feu. A la vue des deux étrangers, leurs yeux s´animèrent et ils s´élancèrent vers eux. On voyait que cette arrivée était un grand événement.

Leur mère sortit deux tasses de plus. Il y avait du pain et du lard, aussi, sur la table, et la femme surprit le regard des deux garçons. Elle dit:

– Oui, nous avons de quoi aujourd´hui. Mangez un morceau, si vous voulez. Nous venons d´enterrer le petit, notre quatrième, et l´enterrement nous a laissé un peu d´argent(1).

Note 1 Les mineurs versaient régulièrement une petite cotisation à une sorte de «mutuelle», pour pouvoir assurer les funérailles en cas de décès. (N.d.T.)

Elle versa le thé et poussa les tasses de leur côté.

– Ce n´est pas croyable, n´est-ce pas ? Continua-t-elle avec un soupir. Pas croyable: on en arrive à vivre sur les morts. Dans le village, il y en a des familles qu´un enterrement réjouit plus qu´une naissance ! Ca n´a pas toujours été comme ça.

Elle soupira encore, pensant peut-être au temps où, jeune fille, elle vivait dans une ferme des hauts plateaux; les mines avaient tout changé, les vieux jours ne reviendraient jamais.

– Est-ce qu´on a une chance de trouver un emploi par ici ? demanda Owen, pour changer le sujet de conversation.

La femme secoua la tête.

– Non. Il n´y a pas de travail à ce puits. Vous pouvez essayer à Ebbw ou à Tredegar. Il paraît qu´on ouvre de nouvelles galeries et qu´ils embauchent. Mais vous n´êtes pas faits pour la mine, ni l´un ni l´autre.

Non, seulement…

N´y allez pas… n´y allez pas ! Restez ici, en haut au ciel. Au fond, vous risquez à chaque minute de sauter ou d´être enterrés vivants. Si je pouvais, mes enfants n´y descendraient jamais. Mais il faudra bien. Pauvres petits. Il n´y a rien d´autre à faire.

Elle inclina la tête vers l´aînée, une fillette d´environ six ans.

– Il est temps qu´Annie travaille à la mine. On aurait bien voulut qu´elle n´y aille pas, mais elle sera forcée, comme les autres. Nous ne pouvons pas y arriver sans ça.

Tom ouvrait des yeux effarés:

Quoi, on prend les petits gosses comme elle ?

– Eh oui, bien sûr. Ils sont les premiers au fond, même, et les derniers sortis. C´est eux qui ouvrent les trappes entre les sections et qui les ferment à la minute où les chariots sont passés. Si on ne garde pas les portes fermées, il y a encore plus de danger.

– Des tas de mioches descendent quand ils ont cinq ans. C´est honteux.

C´est affreux ! s´écria Tom avec violence.

– Nous avons besoin de l´argent, dit la femme, secouant la tête. Ca ne fait qu´un penny ou deux, mais c´est déjà quelque chose. On ne peut pas tenir sans ça, avec un nouveau bébé tous les ans. Et il n´y a pas d´autre travail pour les enfants.

Les garçons vidèrent leurs tasses, remercièrent, et reprirent la route. Au bout de deux ou trois kilomètres, ils arrivèrent devant un autre puits d´où sortait une équipe à la fin de sa journée. Ils s´arrêtèrent, curieux de voir la cage déverser son noir chargement humain.

Ils virent des hommes couverts de la tête aux pieds de poussière de charbon, la peau comme les vêtements. Leurs yeux, dans leur visage noirci, apparaissaient comme deux billes blanches, brillantes, leurs bouches comme un trou rouge. Ils s´éloignaient par petits groupes de quatre ou cinq, d´un pas traînant.

Il y avait des filles et des garçons aussi, des adolescents en guenilles. Ils paraissaient épuisés, mais la mine n´avait pas tari pour autant leur sens de l´humour et ils échangeaient des plaisanteries sur le compte de ces deux étrangers, debout à la grille d´entrée.

Ils parlaient en gallois, et Tom ne comprenait pas. Owen, lui, rougit d´humiliation et de rage en entendant leurs réflexions. Et ces filles, qui auraient pu être ses sœurs cadettes, employaient un langage qui lui faisait honte. A travailler avec les hommes, elles avaient dû prendre leur façon de parler.

A présent, c´étaient les enfants qui remontaient, petits garçons et fillettes de cinq, six, sept ans, tout noirs, eux aussi. Encore quelques années de travail au fond et la plupart d´entre eux s´en iraient pour de bon sous la terre. Ils étaient voûtés à force de ramper dans les galeries les plus basses; le manque de soleil et de nourriture avait rendu leurs jambes et leurs bras minces comme des allumettes.

– Ca ne me plait guère, grogna Tom d´un air dégoûté.

– A moi non plus. Mais il y a peut-être du travail ici. Je vais demander à ce monsieur.

Owen s´avança vers un homme qui, à en juger par ses vêtements, semblait être un surveillant, et il souleva son bonnet respectueusement:

Avez-vous besoin de main-d´œuvre, monsieur ?

Non.

L´homme secoua la tête, cracha, racla son pied sur le sol; il avait à peine regarder le garçon. Owen haussa les épaules et revint vers Tom.

– Pas la peine, mon vieux, dit une voix plus amicale, et, comme ils reprenaient la route, une jeune fille vint marcher à côté d´eux.

Elle était à peu près de leur âge, assez jolie, quoique ses traits fussent barbouillés d´une épaisse couche de poussière de charbon. Comme les autres filles des mines, elle portait un pantalon de toile tout rapiécé. Au premier abord, ils l´avaient prise pour un garçon.

– Vous pourriez essayer à Tredegar, continua-t-elle. Les salaires ne sont pas mal, mais la boutique de troc est une horreur.

– Qu´est-ce que c´est, ça, la boutique de troc ? demanda Tom.

Elle ouvrit de grands yeux.

– Tu ne dois pas être d´ici, toi ! Nous, on le sait bien ce que c´est, ah oui ! on le sait.

– Eh bien, c´est quoi ?

C´est là où nous prenons notre manger. Nous ne sommes pas payés en argent, tu comprends: on nous donne le salaire en nature. On reçoit des bons pour se nourrir à la boutique. Elle est au patron de la mine. Il nous donne la nourriture et le reste, suivant ce qu´on a gagné.

Ca, c´est bien, non ?

C´est bien ?

La jeune fille rejeta la tête en arrière et rit avec amertume, découvrant des dents qui paraissaient plus blanches encore entre les lèvres noircies.

– Ca serait bien si c´était un magasin comme un autre. Mais tu comprends, le patron nous compte la marchandise au prix qu´il lui plait: il sait bien que nous ne pouvons pas aller autre part. Tiens, pour six pence, chez un marchand, ma mère pourrait avoir du lard meilleur que celui qui est compté dix pence là… mais elle est forcée de s´y servir.

Je vois, dit Owen pensivement, je vois. Ce qu´on

vous doit d´un côté à la mine, on vous le reprend de l´autre, à cette boutique de troc.

– C´est un tour de bandits ! déclara la fille.

– Elle s´arrêta devant une rangée de masures, plus misérables encore que celles qu´ils avaient vues dans le premier village.

– C´est là que j´habite. Les maisons aussi sont au patron. Il nous tient par tous les bouts.

Si on rechigne, on perd le travail et le logement.

– Et pourtant, on dit que l´Angleterre est un pays libre, fit Tom lentement.

La fille eut un autre rire sans joie. Puis:

– C´est dommage, mais je ne peux pas vous dire d´entrer. On est seize à la maison et il n´y a rien à manger, ou presque, jusqu´à l´ouverture de la boutique, demain.

Eh bien, alors, on va s´en aller dit Owen.

– Bonne chance, les gars. Oh ! dites, si jamais on se rencontrait de nouveau: mon nom est Gwen.. Gwen Thomas.

Ils se nommèrent aussi et, avec un sourire qui mettait beaucoup de gentillesse sur son visage rude, elle les quitta. Ils reprirent leur marche, laissant le village derrière eux.

– Faut trouver un endroit où dormir, marmonna Owen.

Tout ça n´est pas fameux, hein ?

On se débrouillera, ne t´en fait pas.

Essayant d´oublier leur fatigue et leur faim, ils allaient de l´avant, vers la grande silhouette sombre d´un autre puits de mine qui se dessinait contre le couchant.

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