De retour dans leur vallée, ils remontaient la route désolée vers la Ferme de la Liberté.
– Si chacun peut faire un rapport aussi bon que le nôtre, dit Tapper joyeusement, nous pouvons penser à novembre avec confiance.
Son espoir devait être déçu. Simon vint à leur rencontre sur le seuil, le visage soucieux.
– Qu´est-il arrivé ? demanda vivement le pharmacien en se laissant glisser de son siège.
– Vous feriez mieux d´entrer, répondit le marin d´un ton grincheux. Ce n´est pas des nouvelles à crier aux collines.
Ils le suivirent dans la cuisine, pénétrés de mauvais pressentiments. Pugh et deux hommes qu´ils ne connaissaient pas les saluèrent.
– C´est Thomas, d´Abertillery dit Simon.
– Eh bien ?
– Arrêté la nuit dernière. Avec un chargement de matériel.
Grands dieux !
Le pharmacien fronça les sourcils, perplexe:
Mais tonnerre ! comment
Il y a pire coupa Pugh.
Pire ?
Oui. Il avait sur lui le plan de la prison de Monmouth.
Tapper siffla doucement.
– Ca va donner à la police une idée de ce qui se prépare. C´est grave, très grave.
Et c´est bizarre, dit Pugh mal à l´aise.
– C´est plus que bizarre, c´est honteux ! s´écria un des nouveaux venus, en bondissant et en frappant la table du poing. Et à Abertillery, on est plusieurs à dire que c´est que c´est une trahison !
Une trahison !
Le mot tomba sur le petit groupe comme un caillou dans une mare. Tous se taisaient. Debout, ils se regardaient l´un l´autre, hésitants, emplis de doute. Ce fut Pugh qui brisa ce silence gênant. Il dit sur un ton d´excuse:
– Je vous présente Morgan et Norris, d´Abertillery. Ils sont furieux de l´arrestation de Thomas, ça se comprend.
– Je suis heureux de faire votre connaissance, compagnons, dit Tapper cordialement. Mais j´espère que vous faites erreur quand vous parlez de trahison. Dans tout le Pays de Galles, il n´y a sûrement pas un seul chartiste capable de faire pareille chose, et encore moins un chartiste du comité de direction.
– C´est justement ça, dit Norris. Qui fait partie du comité de direction ? Qui savait que Thomas serait sur cette route à ce moment-là pour que la police soit prête à le prendre avec le matériel ?
– Moi, je le savais, rétorqua le pharmacien, en faisant un salut.
Qui d´autre ?
– Nous, dit Simon Gaunt, en désignant Pugh et lui-même
Et ces garçons ?
Ils ne savaient rien, dit Tapper.
Qui d´autre encore était au courant ?
– John Frost de Newport lui, je le suppose, vous paraît suffisamment honnête. Il y avait vous-mêmes, je pense, et
Tapper hésita une infime fraction de seconde:
- et Beniowski.
Mais Morgan avait remarqué cette pause presque imperceptible et il s´acharna sur ce nom !
Beniowski l´étranger !
– Il n´y a pas d´étranger pour un bon chartiste, corrigea le petit pharmacien. Est-ce que nous n´accueillons pas tous les hommes en frères, quelle que soit leur nationalité ?
Morgan grogna et se laissa retomber sur sa chaise:
– Tout ça, c´est très bien. Mais ces étrangers qui surgissent comme ça, on ne sait pas d´où, ça ne m´inspire pas confiance. Et si c´était un agent du tzar ?
Tapper haussa les épaules et sourit. Inutile de discuter avec le Gallois. Il était sûr qu´il y avait un traître, et décidé à rejeter la faute sur quelqu´un.
– Il peut y avoir quelqu´un d´autre, remarqua Simon Gaunt. Ici, les hommes vont et viennent, des hommes qui savent quelque chose, mais pas tout. Il y en a peut-être un qui a surpris une conversation au sujet de ce plan. Tenté par une récompense, il nous aura dénoncés.
Pugh regardait fixement dans le vide:
– J´espère que c´est ça. Voyons. Qui était ici le soir où nous avons mis au point les détails de ce projet ? Il y avait le vieux Woodson, honnête comme on ne l´est pas, et le petit gars de la Ferme Pont, et le délégué de Hereford, et
Laborieusement, il notait les noms au fur et à mesure que chacun se les rappelait. Quand il eut terminé, on comptait y compris les membres du comité, quinze personnes susceptibles d´en avoir entendu assez pour trahir Thomas. Mais tous semblaient des hommes sûrs, et personne n´était pressé d´accuser qui que ce soit.
– Et bien, si vous avez fini de passer en revue les suspects, dit Tapper avec une nuance de sarcasme dans la voix, les garçons et moi, nous allons manger un morceau si vous êtes sûrs que la nourriture n´est pas empoisonnée !
Et pour l´instant, l´affaire en reste là. Elle n´était pas finie pourtant.
La bonne atmosphère de camaraderie était détruite. On aurait aussi bien pu rebaptiser la ferme «Ferme de la Suspicion». Personne n´avait entièrement confiance en personne. Cela paraissait presque inconcevable qu´un des leurs pût être un traître, néanmoins, le secret avait transpiré d´une manière bien mystérieuse.
Beniowski, le plus suspect de tous, restait aussi le moins troublé. Il poursuivait son travail, le travail qu´il aimait: partant à cheval dans la journée pour commander l´exercice aux futurs soldats, il passait ses nuits à mettre au point la stratégie du soulèvement. Aux unités éloignées qu´il ne pouvait aller conseiller de vive voix, il écrivait de longues lettres, expliquant formations et tactique.
Un autre convoi tomba entre les mains des autorités et puis un autre Cette fois-ci, on ne pouvait se méprendre: il y avait trahison. Mais qui était l´espion ?
Un après-midi, Pugh s´approcha des garçons et les conduisit à l´écart. Il était très pâle, et semblait sous le coup d´une violente émotion.
– Je pense que je peux vous faire confiance, les gars ? demanda-t-il.
– Oui, dit Owen sans hésiter, et Tom acquiesça.
– Je crois que que j´ai découvert quelque chose. Mais je dois descendre à Crickhowell pour avoir une preuve certaine. Quand je reviendrai
Il s´arrêta et regarda autour de lui avec circonspection.
Tous trois se tenaient près de la porte de l´écurie, et il n´y avait personne en vue.
– Si je ne reviens pas, pour une raison quelconque, reprit-il, abaissant encore le ton de sa voix, je vous demande d´ouvrir cela
Owen prit l´enveloppe et la serra soigneusement dans sa poche.
– Ne l´ouvrez que si je ne suis pas rentré au couché du soleil, dit Pugh avec ardeur. C´est terrible de soupçonner un camarade, et je ne veux pas partager mes doutes avec qui que ce soit, avant d´avoir une preuve. Tout ce que j´espère, c´est que je me trompe.
Quelques minutes plus tard, ils virent Pugh sauter en selle et descendre dans la vallée. Puis, Beniowski, qui était là cet après-midi, proposa aux deux garçons de s´exercer au tir dans le champ situé en contre bas de la ferme. Owen et Tom, enchantés, en oublièrent presque la conduite mystérieuse de Pugh.
Le Polonais était un compagnon passionnant: à l´occasion, il ne leur enseignait pas seulement le tir et l´escrime, mais l´équitation, l´art de manier la pique contre un cavalier, et une quantité d´autres choses qui pouvaient se révéler utiles dans un proche avenir.
Par ailleurs, à la ferme, les occupations ne manquaient pas: c´étaient les travaux manuels, la culture de la terre, bien que cette ferme servît presque exclusivement à camoufler le quartier général des chartistes.
Il y avait aussi les bains dans la rivière, avec les derniers beaux jours. Le soleil, aujourd´hui, descendait sur l´horizon. Ses rayons obliques s´inclinèrent et disparurent du fond de la vallée, la plongeant dans une pénombre mauve, puis ils glissèrent sur le flanc est de la montagne. Owen traversait le pré en courant, le sang fouetté par une rapide baignade, lorsque, soudain, il se souvint de Pugh.
Il lança un regard anxieux vers la route déserte. Peut-être était-il déjà rentré ?
Mais il n´était pas dans la cuisine où Tapper, Simon Gaunt, Beniowski, Frost et quelques autres attendaient le repas.
Où est Pugh ? dit Tapper.
– Je crois qu´il est descendu à Crickhowell, dit Tom négligemment.
De toutes manières, ce n´était pas un secret. Les membres du groupe allaient et venaient continuellement pour leurs affaires personnelles et pour celles du mouvement.
– Bon, eh bien, commençons à manger, suggéra Beniowski et ils se mirent à table.
Les yeux d´Owen erraient souvent de son assiette aux fenêtres basses de la cuisine, au travers desquelles il voyait l´éclat orange du soleil au-dessus de l´arête sombre de la montagne, à l´occident. Il attendrait jusqu´à la fin du souper.
Le repas se termina rapidement. On mangeait vite, chacun se servait soi-même; les tâches de la soirée étaient toujours nombreuses: discussions et correspondance, lorsqu´il n´y avait pas de missions nocturnes. Pugh n´arrivait toujours pas.
Owen se leva, repoussa sa chaise, et marcha de son air le plus dégagé vers la porte ouverte. Ah ! sur la route obscure, la tache noire d´un cavalier approchait. Tout allait bien. Pugh serait là dans quelques minutes: le garçon soupira, soulagé, heureux de ce que la responsabilité ne retombât pas sur lui.
Il retourna s´asseoir et regarda les autres, tous profondément absorbés comme d´habitude par leur discussion. (Owen avait découvert depuis longtemps qu´il n´existait pas sur terre plus grands amateurs de discussions que les chartistes. Ils discutaient des sujets les plus étranges, employant des mots longs comme le bras, et ne semblaient jamais se quereller).
Etait-il possible qu´un de ces hommes fût un traître ? Tous avaient à leur actif un long passé de chartiste, certains avaient souffert de la prison, du chômage, et enduré cent privations. Assurément, aucun d´entre eux n´avait trahi la cause à laquelle ils avaient donné le meilleur de leur vie ?
Encore quelques minutes, et l´on saurait.
Owen sentit un léger frisson dans le dos. C´était effroyable d´attendre, d´attendre les brèves paroles accusatrices qui transformeraient un de ses amis en un traître détesté des paroles qui peut-être feraient sortir les couteaux des ceintures, et les pistolets des poches !
Un choc de sabot résonna dans la cour.
– Le voilà, dit Beniowski, sans lever les yeux.
On entendit un pas au dehors, et une silhouette s´encadra soudain dans l´ombre de l´entrée:
– Salut, Davies !
Tapper accueillait l´homme avec étonnement.
– Qu´est-ce que vous faites ici à cette heure de la nuit ? Nous croyions que c´était Pugh. Nous l´attendons.
– Alors, vous attendrez longtemps.
L´homme parlait d´un ton farouche. Il lança un rapide coup d´il à la ronde, sur les visages pâlis et alarmés dans la lumière de la lampe.
– Pugh est au fond d´un cachot, à cette minute. Qui savait qu´il serait à Crickhowell cet après-midi ?
Les hommes bondirent, parlant tous à la fois. Certains avaient vu Pugh partir à cheval, d´autres l´avaient rencontré en chemin, d´autres n´avaient appris son absence qu´une heure plus tôt, juste avant le souper. Impossible d´aboutir à une conclusion précise, même lorsque chacun eût dit ce qu´il savait.
Les faits n´en étaient pas moins là. Quatre constables avaient arrêté Pugh à l´auberge de Crickhowell, deux heures après son arrivée au village. Et ces policemen avaient été spécialement mandés d´Abergavenny. Comment avaient-ils su que Pugh était là ?
– Et de plus, ajouta le nouveau venu d´un air féroce, qui a fourré dans sa poche les papiers qui lui vaudront cinq ans comme rien ? J´ai causé avec Pugh juste une demi-heure avant qu´ils ne l´attrapent, et il m´a dit qu´il n´avait rien sur lui. Il m´a dit qu´il ne prenait jamais de risques le jour.
Des papiers glissés dans sa poche ! Ca, c´était un peu fort ! Quelqu´un avait-il combiné son arrestation ? Si trahison il y avait, c´était une habile trahison.
Les hommes se regardaient, mal à l´aise. Pesante jusqu´alors, la suspicion devenait intolérable. Tapper lui-même, encore désireux de faire crédit à chacun, ne pouvait nier les faits. Pugh avait été trahi, ignominieusement trahi. Par qui ?
Personne ne semblait avoir envie de parler. Davies, de Crickhowell, immobile dans l´encadrement de la porte, regardait de l´un à l´autre, un léger pli de dédain sur les lèvres.
Tom jeta un coup d´il à Owen et hocha la tête. Rapide, le jeune Gallois enfonça résolument sa main dans sa poche.
L´enveloppe qui contenait le nom de l´espion s´était volatilisée !