1941

Maurice Lime

Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 13

1941

13

 

Le bureau de rayon le convoque pour mercredi soir à la permanence au sujet d'une affaire le concernant ; signé le secrétaire : Citard.

Gabriel parti pour l'école de Moscou, c'était fatal que ce salaud mette le grappin sur la place.

Un instant, Lucien balance à déchirer sans plus la convocation, mais la date, mercredi soir, lui fait prendre une décision subite, une de ces décisions qu'aussitôt on salue en vieux copain et qu'on suit jusqu'au bout.

Mercredi, c'est le jour qu'Aline s'entraîne dans la salle du bas  !

Quand il avait parlé à Félix, lors de leur campement au bord de la Marne, de son intention de se marier, il l'avait d'abord fait en manière d'amère raillerie ; mais que son ami l'ait acceptée presque comme quelque chose de normal lui avait fait repenser souvent à cette possibilité. Et de plus en plus l'image d'Aline s'était imposée, si bien qu'il se demandait si ce n'était pas elle qui lui donnait ses envies de stabilité conjugale.

Et voilà que cette convocation lui offrait l'occasion de renouer. Il l'attendrait à la sortie de son entraînement de mouvements rythmiques. Que lui dire  ? Il n'en savait rien, mais leurs vies seraient dorénavant liées.

Aussitôt cette lueur allumée en lui, ça le gagne tout entier. Il voudrait être à demain soir pour lui parler. Depuis plus d'un an déjà, il l'évite et maintenant, pour vingt-quatre heures de plus, il craint d'arriver en retard.

Le point mort est dépassé ; il va réorganiser sa vie, concentrer son énergie et se libérer de ce cauchemar. Tout cela se lie chez lui dans une même aspiration vers la lumière.


En montant vers la permanence, il lui semble y venir pour la première fois. Tout est blanchi à la chaux  : une cloison coupe le grenier et sur la porte vitrée une inscription : « Secrétariat ». Toute une jeunesse accourue depuis peu sous les drapeaux du parti, attirée par le prestige de son glorieux passé, est fiévreusement occupée à la confection de banderoles pour la manifestation permise de dimanche. Combien Lucien aurait aimé lutter en leur compagnie, mais le sourire bridé d'un immense portrait de Staline, qui, au fond du grenier, a pris la place de la bibliothèque, les sépare de lui.

Enfin, on le fait entrer au Secrétariat. Dubois, toujours aussi gros, Citard fielleux, cet imbécile d'Adrien qui maintenant remplace Robert au Comité, et deux copains inconnus, l'attendent assis en juges derrière une table. Dubois ne cesse de sourire ; cette fin, il l'avait prévue, il en a vu passer de plus coriaces. Se basant sur un rapport d'Adrien, fait sans doute sur commande, Citard débite un violent réquisitoire.

« Que Lucien se le tienne pour dit  ! C'est un dernier avertissement ; le parti ne souffrira plus de dénigreurs dans son sein ; les discussions fractionnelles à la cellule trouveront le châtiment qui s'impose. »

Citard manie à merveille ce langage pantouflard jésuitique, devenu depuis peu à la mode dans le parti.

Pied à pied, Lucien se défend ; il veut éviter l'exclusion pour cette fois-ci encore, attendre le moment décisif pour engager la bataille. Adrien, pas très à l'aise dans son rôle de mouchard, n'ose pas trop affirmer.

Ainsi, la crainte de répercussions possibles aidant, Citard doit se contenter d'un blâme. Le coup est nul.


Lucien, je t'attendais, j'avais reconnu ta voix.

Elle est là devant lui, grandie, mûrie, ses beaux yeux noirs brillants de joie ; avec cette magnifique allure de camarade que les bourgeoises ne pourront jamais qu'imiter.

Sa mallette de sportive à la main, elle lui rappelle un instant Marthe ; pour lui faire d'autant plus admirer en elle ce miracle de jeunesse

– Que t'es belle  !

– Pourquoi n'es-tu plus venu nous voir  ? Je me suis tellement tourmentée pour toi. Par Robert, je savais tout de toi.

– C'était  trop dangereux ; il y avait assez de moi à être démoralisé sans donner encore le cafard aux autres.

– Tu crois que cela a changé quelque chose  ?

– Aline, ce soir je suis venu pour toi, cette réunion ne m'a été qu'un prétexte pour te voir.

– Lucien. Bien vrai, je ne suis plus une gosse pour toi  ?

– Viens, ne restons pas ici.


L'amour existe donc. Ce n'est plus cette tranquille addition  : entente politique + entente sexuelle ; c'est une explosion. Chaque soir, il gravit le chemin de raccourci pour l'attendre près du bois. Personne ne connaît encore leur merveilleuse aventure. Pourtant, Lucien brûle d'envie de la chanter sur tous les tons, d'embrasser Robert et de lui dire  : »J'aime Aline, Aline m'aime, nous nous aimons, et ainsi de suite... »

Bon sang, qu'on peut être bête  !


– Je ne te demanderai pas de te donner à moi, tu le feras quand tu le voudras toi-même, lui avait-il dit et il brûlait d'envie de la dévorer.

Pour être plus près d'elle, il vient de prendre une chambre dans un hôtel de Sèvres. Le dimanche, elle s'est fait excuser auprès de son équipe de basket-ball pour l'aider à arranger son logis. Oubliant tout, le décor et le reste, elle s'abandonne à lui, son premier homme.

Malgré la souffrance, elle s'enlève dans la jouissance.

Après, la tenant dans ses bras, il lui dit  :

– Si je n'étais pas si stupidement jaloux de toi, j'aurais préféré qu'un autre t'ait fait mal avant moi.

– Moi, je préfère que ce soit toi.


Il n'arrive pas à se rassasier d'elle, et quand, gourmand, il s'attarde, elle lui donne deux fois l'offrande du chant d'amour.

– Je n'aurais pas cru que je serais jamais si heureuse.

– Tu ne peux savoir ce que tu me donnes.


La vie, la garce de vie est là ; quand elle vous accorde un répit, ne vous y fiez pas.

Lucien le premier se ressaisit  :

– Tu connais maintenant à peu près toutes mes histoires, veux-tu associer ta vie à la mienne  ?

– Tu me demandes ça.

– Ce n'est pas si simple. Je t'aime trop et je suis trop fier pour te mentir. Malgré qu'en ce moment je n'en sente aucune envie, je sais d'avance qu'il y aura encore d'autres femmes dans ma vie.

– Lucien, t'es méchant de me dire des choses pareilles.

– J'ai de la peine à te les dire, mais il le faut. Tous, tu m'entends, tous font leurs femmes cocues. C'est une loi de la nature, l'homme a besoin de plusieurs femmes. Seulement, ils préfèrent mentir, se cacher, ruser. C'est pour cela que leur amour ne dure pas. Comme je veux que notre amour dure, je préfère te le dire avant.

– Voyons, ne pleure pas ma chérie, ma gosse, je t'aime tu le sais bien ; si je pouvais changer la nature des hommes, je le ferais... Tu seras toujours ma préférée, dis ma mie, je t'aimerai toujours beaucoup plus.


Ils avaient décidé d'annoncer la grande nouvelle de leur mise en ménage à la famille.

Elle viendrait le chercher, mais avant elle voulait en parler à la mère.

Voilà déjà une demi-heure qu'il attend. Qu'est-ce qu'il peut bien y avoir  ? N'y tenant plus, il part à sa rencontre. La voyant venir de loin, la tête baissée, il pressent le malheur.

Sans prêter attention aux passants, elle éclate en sanglots sur sa poitrine.

– Allons n'aie pas de chagrin. Ils ne veulent pas  ?

– Maman m'a fait une scène terrible; elle a pleuré et menacé qu'elle se suiciderait si j'allais avec toi.

– Eh bien, se suicider  ! Mais pourquoi donc  ?

– Elle n'a pas su me l'expliquer... que je serai malheureuse et je ne sais pas quoi. Alors Robert s'est mis à raconter un tas d'histoires sur toi. Oh Lucien...

Les sanglots la secouent de nouveau.

– Robert aussi  ? Ça alors c'est fort. Voyons, voyons Aline, sois plus forte que cela. Mais qu'est-ce qu'il a pu raconter contre moi. Des histoires à la Citard sans doute  ?

– Oh, je ne peux pas te dire ; des femmes que tu abandonnais partout après en avoir profité. Il n'y a que papa qui m'a soutenue et qui t'a défendu, mais sans m'encourager à aller avec toi.

– Viens, on va leur parler.

– Non, pas aujourd'hui, j'ai trop de peine.


Pour la deuxième fois, Lucien est allé chez Aline pour arranger les choses, mais il n'y a rien à faire. Le vieux Fernand lui-même ne comprend rien à l'acharnement maladif avec lequel sa femme combat cette union. Que Lucien ne veuille pas se marier légalement ne l'explique pas, puisqu'eux-mêmes avaient vécu plusieurs années ainsi.

– Avant, elle te mettait aux nues, maintenant tu n'es plus bon à jeter aux chiens. Vas-y comprendre quelque chose. Le mieux serait que tu attendes quelques mois que ça se tasse, avait-il dit après la première tentative.

Mais, entre temps, las de voir son ménage ravagé par des disputes, voyant que sa fille dépérissait sans arriver à rompre ni d'un côté ni de l'autre, il avait pris nettement position aux côtés de sa femme et de son fils, et signifié à Lucien de ne plus revenir à la maison.

Aline l'accompagne un bout de chemin.

– Ma chérie, ça ne peut pas durer ainsi ; il faut te décider, eux ou moi. Je ne peux pas te dire que tu ne m'aimes pas, je vois bien combien tu en souffres, mais tu n'es pas assez forte.

– Lucien, je voudrais tellement avoir confiance en toi, mais tous sont contre moi. Tu es peut-être sincère maintenant, mais après tu te lasseras de moi, tu ne me trouveras pas assez intelligente. Alors je préfère rester sur notre amour. Je ne supporterai pas cela et j'aurais perdu ma mère qui a toujours été si gentille pour moi.

– Ça se voit que tu n'as pas encore réellement souffert ; tu ne sais pas la valeur d'une affection, sans cela tu ne parlerais pas ainsi. En tout cas, ça ne peut pas continuer ainsi, on se rendrait malade tous les deux. Je t'aime, même trop, mais je ne peux pas te céder ; j'en garderais de la rancune qui ternirait notre amour. Et qui sait, toi aussi, plus tard, tu seras peut-être bien contente d'avoir un compagnon qui te laisse ton entière liberté.

Il cherche à l'égayer, mais au lieu de cela de grosses larmes lui coulent sur les joues restées pleines et fraîches malgré son chagrin.

– Tu ne sais pas ce que c'est que d'aimer réellement quelqu'un ; on ne voit même pas les autres quand on aime réellement.

– C'est toi qui ne mérite pas ma franchise. J'aurais dû faire comme tous font, te raconter des histoires d'amour éternel et unique, c'est tout ce que tu mérites.

– Comment veux-tu que j'aie confiance si tu me dis déjà maintenant que tu me tromperas  ?

– T'aurais le droit de parler de tromperie si je te promettais d'être à toi seule. Mais en voilà assez. J'en ai marre de supporter déjà la suspicion dans le parti sans encore l'accepter entre nous deux. Si le premier du mois prochain tu n'es pas venue chez moi avec ta valise, c'est fini entre nous deux. Viens seulement si tu as entière confiance en moi, sinon je ne veux pas de toi. Moi aussi je veux rester sur notre amour.

Début Précédent Sommaire Début de page Suite Fin