1964

Texte publié dans la revue "Orient" n° 39, 3e trimestre 1966. Traduction de Michel Barbot.

kanafani

Ghassan Kanafani

La Porte (pièce en 5 actes)
Al Bab (1964)

4e acte

Janvier 1964

 

QUATRIÈME ACTE

Une salle totalement différente de celle des second et troisième actes. Elle doit donner au spectateur l'impression immédiate qu'il a quitté un univers pour entrer dans un autre. Elle est meublée avec art, mais d'une façon étrange, presque bizarre. Elle est violemment éclairée, mais les sources de lumières en sont invisibles. Sur un siège est assis un homme, vêtu d'une sorte de 'abâyeh, immaculée. Il a une grande barbe blanche. Ses épaules sont nues, la 'abâyeh l'enveloppant à partir des aisselles. Il est en train de coudre un vêtement rouge vif. En face de lui est assis un autre homme qui l'observe attentivement, comme s'il comptait les points cousus par le premier. Sur le troisième siège, face à la scène, est assis Chaddâd dans la tenue où nous l'avons vu au second acte 3, maintenant défraîchie, usée. Il n'a plus son sabre. Il paraît affalé, épuisé. Les deux hommes, ne lui prêtent aucune attention.
Au fond de la scène, une porte close, visiblement lourde et blindée. N'était cette porte, rien dans la pièce n'évoque cette impression de pesante détermination.

LE PREMIER HOMME, à  Chaddâd, sans se retourner

Etait-ce à ce point fatigant ?

CHADDAD

Quoi donc ?

LE PREMIER HOMME

La mort. Ta mort. Fut-elle fatigante ?

CHADDAD

Ce fut fatigant d'arriver jusqu'ici. Mais quant à la mort...

Il secoue la tête d'un air troublé.

Ma mort a été tout à fait spéciale. J'ai peur que vous ne la compreniez pas.

Les deux hommes échangent un regard furtif. Le premier s'arrête de coudre, le second de l'observer. Tous les deux le regardent.

LE PREMIER HOMME

Qu'entends-tu par " tout à fait spéciale " ? Jeune homme, la mort est la mort. Il n'y a pas de mort spéciale et de mort non spéciale. Ni un peu, ni tout à fait. Lorsqu'elle vient, elle vient toujours de la même manière.

CHADDAD, indifférent et las

C'est bien la différence ! La mort n'est pas venue. C'est moi qui suis allé à elle !

LE PREMIER HOMME

Tu t'es suicidé ?

CHADDAD

Peut-être, qu'en sais-je ? Je l'ai affrontée en tout cas.

L'HOMME

Dans ce domaine il n'y a pas de différence. Tu as perdu la vie, c'est ce qui compte. Quant à savoir comment, c'est le genre des questions qu'on pose avant la mort mais qu'on oublie après.

L'autre homme huche la tête sans rien dire, en signe d'approbation.

CHADDAD

Y a-t-il longtemps que tu es mort ?

L'HOMME, moqueusement

Longtemps ? Ho ! Tu as apporté ici tous les problèmes du bas monde. Le temps est quelque chose dont nous gardons souvenance avec beaucoup de chagrin.

Il regarde son compagnon.

Te rappelles-tu ? Un soleil se levait, se couchait... Le matin, le midi, l'après-midi, le soir... Tu te rappelles ? Le jour et la nuit ! Qu'il est loin, le passé ! Une lune et un soleil qui disaient : c'est un jour qui commence, c'est une nuit qui s'achève...

Il se tourne vers Chaddâd :

Il n'y a plus d'instant ici. Comprends-le dès le début et accepte-le. Le monde demeurera comme tu l'as quitté. Mais ici, l'instant n'existe pas.

Chaddâd se lève et vient à eux.

CHADDAD

Tu dis " ici " ? Où se trouve cet " ici " ? Le sais-tu ? Sommes-nous au paradis ou en enfer ?

L'HOMME

Entre les deux.

CHADDAD

Et que faites-vous ici dans cet " entre-deux " ?

L'HOMME

C'est une longue histoire. Tu ne la sauras en entier qu'après un certain temps ici. Nous nous la sommes racontée des centaines de fois déjà. Une nouvelle fois ne nous fera pas de mal !

Il pose l'étoffe rouge à terre et se dirige vers son compagnon.

A ton tour maintenant. Pourquoi ne la racontes-tu pas ?

Le second homme commence très vite, comme s'il n'attendait que cette injonction.

LE DEUXIÈME HOMME, désignant l'autre

Lui et moi, nous aimions la même fille. C'est lui qui l'a emporté. Je suis resté sur le carreau, amoureux brûlé de feux inextinguibles. Puis, j'ai rendu visite chaque soir à celle que j'aimais. Son mari était à la guerre. Il lui écrivait de très belles lettres qu'elle me lisait pour notre plus grand amusement. L'époux est revenu une nuit. Il m'a trouvé chez elle. Il m'a égorgé quand je me trouvais encore dans ses bras. Je suis arrivé ici au bout de trois jours de voyage. Et toi ?

CHADDAD

Trois jours aussi, je crois.

LE DEUXIEME HOMME

Je n'ai pas attendu longtemps - je n'en sais rien, au fond - et il m'a rejoint à son tour.

Il désigne le premier.

Et bientôt Houbâ nous a rendu visite.

CHADDAD

Ainsi, il doit nous rendre visite.

LE PREMIER HOMME

Bien sûr. Il vient constamment.

LE DEUXIÈME HOMME, poursuivant dans son exaltation

Il nous a dit qu'aucun de nous n'aimait la fille davantage que l'autre. Il a dit aussi qu'il ne se souciait nullement de ce qu'on appelle sur terre " la trahison conjugale ". L'amour ! Il n'y a que l'amour qui importe à ses yeux.

Il arpente la scène, puis tourne le dos à la rampe et poursuit :

Il nous a dit qu'il n'y avait qu'une façon de procéder, et pas deux. Il lui a donné ce tissu et ordonné de coudre une robe pour celle qu'il aimait. S'il l'aimait véritablement, il devait s'être fait une image exacte des mesures de son corps. Et s'il voulait la gagner, il fallait que le vêtement lui aille à la perfection. Il n'a plus que cette occasion pour prouver ce qu'il prétend.

CHADDAD, moqueur

Et toi ?

LE DEUXIÈME HOMME

II s'évertue à gagner cette fille, non pas parce qu'il l'aime véritablement, mais parce qu'il s'agit de vaincre ou d'être vaincu. Je suis en rivalité avec lui. L'aimais-je vraiment, cette fille ? C'est la question que se pose Houbâ. Si je l'aimais, je dois m'évertuer aussi à la gagner.

CHADDAD

Comment ?

LE DEUXIÈME HOMME

Je dois savoir le nombre exact de points qu'il a cousus sur la robe.

Il s'approche de Chaddâd (4) et lui explique à grand renfort de gestes des deux mains.

C'est un noble tournoi. S'il veut le gagner, il doit consacrer tous ses efforts à me faire perdre. C'est la même chose que sur terre.

CHADDAD

L'aime-t-il vraiment ?

LE PREMIER HOMME

Demande-le lui.

LE DEUXIÈME HOMME

Je ne l'aime plus, c'est évident. Nous sommes las de ces joujoux. Dans le fond, sache-le, elle se trouve à côté, dans une autre pièce.

Il indique le mur de la tête.

Elle est assise au milieu de dix hommes. Elle doit lutter avec toute sa vitalité, toute sa séduction, pour prouver, elle aussi, qu'elle n'aime qu'un seul homme, et non pas chaque homme qui lui donne son content de plaisir.

CHADDAD

Si tu ne l'aimes plus, pourquoi t'en soucies-tu encore ?

LE PREMIER HOMME

Cela me donne un sentiment d'importance, pas davantage.

CHADDAD

Pourquoi ce travail te prend-il tout ce temps ?

LE PREMIER HOMME

Parce que j'en redécouds les fils chaque nuit.

CHADDAD

Pourquoi donc ?

LE PREMIER HOMME

Parce que je ne veux pas le terminer. Je ne veux pas mourir une nouvelle fois. Peux-tu imaginer ce que signifierait avoir achevé une tâche ?

CHADDAD

Quel misérable jeu ! C'est pire que sur terre...

LE PREMIER HOMME

Absolument pas. Ici tu sais comment et pourquoi chaque chose se passe. Par suite tu connais chaque but, et tu peux faire ton choix.

CHADDAD, comme au souvenir de quelque chose

Mais vous êtes des amis !

LE PREMIER HOMME

Bien sûr. Nous avons choisi de l'être. Il valait mieux. Nous rendons ainsi à Houbâ...

CHADDAD

Vous parlez de Houbâ comme s'il n'entendait ni ne voyait ni ne connaissait rien. Tu parles maintenant de lui comme de quelqu'un que tu chercherais à tromper. Eh quoi ? ! Il ne t'entend donc pas ?

LE PREMIER HOMME

Absolument pas. Et c'est lui-même qui nous l'a dit. Sais-tu la différence entre lui et toi ? Il entre dans la pièce, dans n'importe quelle pièce, sans frapper à la porte. Tout d'un coup, tu le découvres près de toi, sans que tu t'en sois rendu compte. C'est toute la différence. Quand tu l'aperçois, tu t'arrêtes de parler. De toute façon, il entend la fin de ta phrase et, à partir de là, il devine tout ce que tu as en tête. Il est très intelligent.

CHADDAD

Intelligent ?

LE PREMIER HOMME

Naturellement. Il a vécu longtemps.

CHADDAD

Il discute avec vous ?

LE PREMIER HOMME

Naturellement. Il ne vient que pour ça. Il y prend plaisir. Mais quoi ? Tu veux l'entreprendre ?

CHADDAD, souriant

Je ne suis venu que pour ça. J'ai mille questions en tête ; j'espère m'en souvenir à propos.

LE PREMIER HOMME, se frottant les mains

Eh bien, cela va nous changer de l'ordinaire. Ce ne sera pas commun ! J'aimerais le voir déjà là.

LE DEUXIÈME HOMME, enchanté

Il va venir ! Il va venir !

Chaddâd arpente la scène, puis revient s'asseoir à sa place. Il les regarde se remettre tranquillement au travail. Au bout d'un moment, il parle comme s'il poursuivait une conversation déjà entamée.

CHADDAD

Supposons que tu gagnes la fille. Où iras-tu ensuite ? Au paradis ou en enfer ?

LE PREMIER HOMME

Je l'emmènerai, et le reste m'importe peu. Je crois d'ailleurs que le " où " dont tu parles n'existe pas ici.

CHADDAD

Comme sur terre...

LE PREMIER HOMME

Pas exactement. Le but dont tu te préoccupes sur terre n'est ici que le compagnon qu'on te donne.

CHADDAD, ironiquement

Tu parles de but et tu ne sais même pas, ici, où tu t'en iras.

LE PREMIER HOMME

Aussi t'ai-je dit que cela m'importait peu. Tu te perds encore dans les détails. Ici, nous embrassons d'un coup les généralités.

CHADDAD

Par exemple... ?

LE PREMIER HOMME

Eh bien... le fait que tu existes est durable, éternel. Par suite, tu en es le seul et unique responsable.

CHADDAD

Comment cela ? Tu as perdu l'esprit, mon ami ! .Je voudrais savoir : est-ce lui qui a déteint sur toi à ce point ? Je veux dire Houbâ. Est-ce lui qui t'a mis cette idiotie dans le crâne ? Tu mènes ici une vie de ruminant, rien de plus. On croirait vraiment que tu...

Le deuxième homme l'interrompt, frappe sur l'épaule du premier.
L'autre hoche la tête et sourit.

LE DEUXIÈME HOMME

Tu l'entends ? Il dit que tu vis ! Il pense encore avec une cervelle de mortel !

Il le considère avec une compassion affectée.

Oublierais-tu, jeune homme, que nous sommes des morts ?

CHADDAD, avec terreur

C'est vrai. Nous sommes des morts.

LE DEUXIÈME HOMME

Il te faudra longtemps pour oublier le langage des vivants.

CHADDAD

Les vivants ! Ils payent d'avance le prix de leur mort pour en arriver là, travailler comme des femmes à coudre des robes !...
Dis-moi, est-ce que tu n'aspirais pas autrefois au paradis ?

LE DEUXIÈME HOMME

On se moquait de nous.

CHADDAD

Et maintenant ? A quoi aspires-tu ?

LE DEUXIÈME HOMME

A rien du tout, très précisément. Les morts n'aspirent à rien. Au compagnon peut-être. C'est cela, simplement le compagnon. Tu vois...

Il désigne l'autre.

Ensemble, nous n'aspirons à rien. Nous avons conscience de notre extrême importance à cause d'elle...

Il désigne le mur.

Cela mis à part, rien ne nous importe plus.

Il regarde l'autre avec pitié, puis dit à Chaddâd d'une voix étouffée :

Il est l'autre face de moi-même que je ne peux rejeter. Nous sommes assis ensemble, si bien que chacun doit porter la destinée de l'autre et penser à son avenir de telle manière que s'estompe l'idée de victoire et de défaite...

Chaddâd se rassied (5), s'absorbe dans ses pensées, se relève, en proie à une sombre exaltation.

CHADDAD

J'ai bâti un paradis sur terre. Il l'a détruit sous mes yeux, après m'avoir crucifié sur une poix bouillante. J'ai vu fondre comme du plomb les pierres les plus précieuses, je les ai vues courir comme une eau scintillante dans les ruisseaux avant de s'engouffrer dans les entrailles du sol. Pourquoi m'a-t-il fait tout cela ?

Les autres le regardent avec pitié, tandis qu'il élève la voix :

J'ai tourmenté ma mère à seule fin de l'affranchir de son idole blanche dressée au milieu de la cité. J'ai vendu mon royaume pour cette seconde de vérité que l'on ne peut voir en face qu'à la manière dont on entrevoit un éclair. J'ai voulu les décharger du joug qui les abrutissait, qui les faisait aller et venir au gré du dieu et fouler aux pieds tout leur courage et leur orgueil...

Il se tourne vers eux, se met à crier

Et qu'est-il arrivé ? Je l'ai provoqué en combat singulier. Il a déversé sur moi tous les feux de l'enfer. Il m'a dépouillé de mon sabre et l'a pétrifié à jamais sous mes yeux. Et pour en arriver où ? A deux hommes en train de coudre la robe d'une femme enfermée dans la pièce d'à côté ! Une femme dont ils ne veulent plus et qui ne veut plus d'eux ! Pauvre châtiment dont le pire est qu'il abrutit, qu'il avilit ! Là-bas il nous promettait le paradis. Et ici, il nous attelle à des stupidités !

L'un des deux compagnons fait signe à l'autre. Il lui montre la porte de la tête. Le second essaie d'attirer l'attention de Chaddâd qui continue à crier. La lourde porte s'ouvre lentement. Un jeune homme d'aspect séduisant fait son entrée.
Il est grand, puissamment découplé ; sa chevelure est abondante. Et, tandis que la porte se referme d'elle-même, il s'adosse au battant et observe Chaddâd qui poursuit sur le même ton :

Il nous effrayait, nous torturait, brisait notre dignité. Il nous privait de notre courage. Il faussait nos aspirations. Il nous volait notre temps. Quand nous voulions nous révolter, il nous combattait, et quand nous lui obéissions, il nous humiliait. Nous mourons, et nous nous retrouvons avec ce stupide, cet ignoble mensonge !...

LE JEUNE HOMME, l'interrompant d'un ton calme

Tu m'en veux, semble-t-il...

Chaddâd se retourne brusquement, surpris, et recule d'un pas.

CHADDAD

Qui es-tu ?

LE JEUNE HOMME

Houbâ.

CHADDAD

Ton image chez nous était différente.

LE JEUNE HOMME

C'est vous qui l'avez faite.

CHADDAD

Mais tu es jeune...

HOUBA

Crois-tu que la sagesse doit arborer une longue barbe blanche ? Imagine que tu aies le choix d'une époque de ton existence pour la vivre ensuite jusqu'à la mort. Laquelle choisirais-tu ?

CHADDAD, sans réfléchir

La jeunesse...

HOUBA

Très bien. C'est elle aussi que j'ai choisie.

CHADDAD

Tu ne me fais pas peur.

HOUBA

Longtemps je t'ai fait peur. Ici désormais, il n'y a plus de raison.

CHADDAD, s'approchant sans croire ce qu'il voit

Tu es donc Houbâ ?

HOUBA

Je suis Houbâ. L'objet de ta colère et de ta haine.

CHADDAD

Les gens deviendraient fous s'ils savaient !

HOUBA

Un racontar chez vous, sur la terre, grossit en trois jours. Alors, imagine, .au bout de quelques générations !

CHADDAD

Mais... Pourquoi es-tu Houbâ ? Pourquoi ne suis-je pas à ta place ?

HOUBA

Je suis arrivé le premier, tout est là. Si tu m'avais devancé, je serais aujourd'hui à ta place.

CHADDAD

Tu es arrivé, dis-tu ? D'où es-tu arrivé ?

HOUBA

Tu ne pourrais pas comprendre. Vois-tu, tout s'est passé il y a si longtemps que ton esprit ne pourrait pas suivre...

CHADDAD, bassement

Essayons.

HOUBA

Quelque chose demeure quand la chair a péri : cette chose que vous appelez " conscience ". Elle ne meurt pas avec le corps, elle s'envole et rejoint la voûte des cieux. Elle a pour propriété d'attirer ce qui lui ressemble. Et il en est ainsi depuis qu'est né le premier homme. Elle n'a cessé dès lors de grandir incommensurablement.

Il se désigne.

Et la voici.

CHADDAD

Il n'en a pas été de même pour toi ?

HOUBA

Non, en effet, et de très loin. Lorsque je suis dans l'être vivant, je suis sa volonté, son libre choix, si tu peux comprendre. Je suis de l'intérieur, saisis-tu ? Je ne viens pas du dehors ; je nais de l'intérieur. Je n'ai donc rien d'effrayant... puisque - tu peux le dire si tu veux - je suis parfaitement connu de cet être.

Il secoue la tête.

Aussi bon sois-tu, viens du dehors et l'on te fera grise mine !

CHADDAD

Tu es donc Houbâ ?

HOUBA

Cesse de t'interroger sans raison. Tu t'es suicidé ?

CHADDAD, étonné

Comment le sais-tu ?

HOUBA

Il n'y a que le suicidé pour parler comme toi. Il vient sans crainte à ma rencontre. Ou disons, si tu préfères, sans crainte excessive. Il a déjà connu pire, et de son propre chef : la crainte de vouloir mourir.

CHADDAD

La crainte de la mort ?

HOUBA

Non, celle de se voir la désirer. La mort même ne vous effraie pas ; vous n'y croyez pas. Vous refusez d'envisager qu'elle viendra vous prendre, aujourd'hui ou demain. Mais la désirer, c'est le courage de la regarder en face et d'en croire la réalité.

CHADDAD

Mais je n'ai pas désiré la mort précisément. Je la cherchais en effet le plus sérieusement du monde, mais dans l'espoir de la combattre au grand jour.

HOUBA

Combattre qui ?

CHADDAD

Toi.

HOUBA

Et qui a vaincu ?

CHADDAD

Comme si tu l'ignorais ! Tu as employé les grands moyens, les armes même dont nous n'avions jamais entendu parler. Elles m'ont réduit en cendres, sans que j'aie seulement l'occasion d'affronter un ennemi en chair et en os.

HOUBA

Mais tu as continué d'avancer. Tu es bien entré dans la tourmente déchaînée par la voix...

CHADDAD

Je te cherchais.

HOUBA

Tu voulais vaincre, n'est-ce pas ?

CHADDAD

Au plus fort du combat, je ne pensais pas à la victoire ou à la défaite. Je ne pensais qu'à toi. Toi ! Etais-tu une vérité ou un mensonge ? Cela seul me tracassait. Et toi, de ton côté ?

HOUBA

Que tu rebrousses chemin ou n'en reviennes jamais plus...

CHADDAD

Tu ne voulais pas que j'entre dans Iram ?

HOUBA

Non ! Iram était un nouveau Houbâ, mon rival. Mon vrai combat était donc entre Iram et moi.

CHADDAD

Et mon rôle dans l'histoire ?

HOUBA

Tu ne faisais qu'un avec Iram. Aussi, quand la tempête t'a fait périr, le feu a éclaté dans Iram à l'instant même. Et maintenant, comme tu vois, le monde et moi ne faisons qu'un. Si le monde est détruit, je péris avec lui.

CHADDAD

Ainsi, tu as détruit Iram ! Comment ton feu a-t-il pu dévorer tant de beauté noble et généreuse ? ! Comment tes armes ont-elles pu effacer tant d'efforts dont la terre n'avait jamais vu le pareil ? !

HOUBA

Iram n'existait que dans ta tête. Quand ta tête a disparu dans la tourmente, la fournaise l'a engloutie.

CHADDAD

Je l'avais faite de joyaux et de lumière. J'y avais amené l'eau dont le cristal limpide répandait la vie alentour : les arbres, la brise, les gens... Elle s'élevait plus blanche, plus pure que la neige...

HOUBA

Non. Elle n'était qu'une idée. Tes chimères seules te la faisaient voir de pierre, de joyaux et de lumière.

Chaddâd réfléchit un moment, arpente la scène, et soudain éclate :

CHADDAD

Quel pouvoir te fait toujours chercher le dernier mot ? Qui es-tu pour me condamner au mensonge ?

HOUBA

C'est vous qui m'avez donné ce pouvoir de vous condamner au mensonge, d'avoir éternellement le dernier mot. Je vais quand même te dire quelque chose d'important. Il n'y a pas de pouvoir là-dessous, pas de dernier mot, dès lors que tu me les refuses !

CHADDAD, en colère

Sornettes !

Il désigne les deux hommes absorbés dans leur tâche.

Regarde ce que tu as fait de ces deux malheureux ! Regarde à quoi tu les as condamnés ! Est-ce que ce n'est pas là ion dernier mot ? La marque de ton jugement ?

HOUBA

Pourtant je ne décide jamais. Je propose seulement. Tu ne vois là que la marque de la plus antique expérience.

CHADDAD

Qui décide alors ?

HOUBA, désignant calmement du doigt les murs qui l'entourent

Ceux qui se tiennent dans les autres pièces. Ils te condamnent ou t'innocentent.

CHADDAD

Comment peuvent-ils me condamner sans me connaître ?

HOUBA

Ils te condamnent parce qu'ils ne te connaissent pas.

CHADDAD

Etait-il nécessaire que j'en passe par là ?

HOUBA

Erreur ! C'est eux qui en passeront par là. Condamner les autres n'affecte pas les condamnés mais celui qui les juge.

CHADDAD

Et c'est toi qui permets tout cela ?

HOUBA

Je ne permets rien. D'ailleurs, le permettrais-je... quel mal y aurait-il à cela ? Tu ne te vois donc pas ? Quel plaisir prends-tu à parler d'eux sans les connaître ? Il est bien difficile, voire impossible, de juger le premier venu dès lors que tu le connais.

CHADDAD

Tu cherches à t'amuser, non ? ! Et voilà de quoi te faire rire ! Peut-être, à la longue, ton univers va-t-il devenir une suite de passe-temps bizarres et douloureux à la fois... Ici comme sur la terre, Monsieur s'amuse !

HOUBA

Ho ! Tu vas maintenant me casser les oreilles avec tout ce que j'ai entendu à chaque génération ! Tu vas me répéter tous les drames dont tu fus témoin ! Prêt à pleurer comme tous les autres... Oh, je sais ! Les enfants morts pourtant innocents de tout péché ! Et les enfants qui ont vécu pour souffrir sans raison ! Ce sont de vieilles histoires ! Vieilles comme le monde, aussi vieilles que moi-même !

CHADDAD

Et pourtant elles se répètent chaque jour. Prends ma mère par exemple...

HOUBA

Tu me parles de ta mère ! Tu en fais le condensé de l'univers ! Comment peux-tu imaginer, l'espace d'un instant, que je puisse mesurer les individus à cette échelle ridicule ? ! Crois-tu que, si tu avais régné sur Tram, tu aurais donné le bonheur à chacun, que tu aurais eu seulement une pensée pour chaque individu ? J'ai été témoin de plus de morts que je n'en puis compter ou me rappeler, ou même remonter aux origines. Et pourtant, comment me vois-tu ? Occupé ici à penser l'univers, siècle après siècle, d'un seul coup 1... Lorsque tu as édifié Iram, as-tu pensé à tous les ouvriers qui sont morts d'épuisement en plein soleil, ou écrasés par des blocs de marbre ? Tu voulais bâtir ton paradis. Et moi, puisque je suis, de votre propre aveu, le créateur de la vie, pourquoi ne m'accordes-tu pas d'agir semblablement ?

CHADDAD

Mais tu exiges que nous nous prosternions aux pieds de ta statue de pierre, que nous te donnions nos fils, le sang de nos troupeaux, nos propres entrailles... Tu nous avilis sous le prétexte de te remercier. Et quand nous te remercions, tu nous réduis en esclavage.

HOUBA

Je n'exige rien de tout cela. J'ignore cette statue dont tu me parles. Tu as dit toi-même qu'elle ne me ressemblait pas. Je te l'ai dit. Quand les gens m'ont reconnu extérieur à eux, ils ont pensé à m'accueillir dignement: lorsque je viendrais à eux, ou à se faire accueillir ainsi lorsqu'ils viendraient à moi...

Il s'avance vers lui à pas comptés et lui pose brutalement la main sur l'épaule.

Dis-moi : pourquoi as-tu bâti Iram ?

CHADDAD

Parce que le monde que tu nous as donné en échange de la promesse d'un paradis inconnu est un monde abject et futile. Un monde sans intérêt et sans but. L'homme y vit, il y souffre, il y meurt... pourquoi ? Sur la promesse d'un mot : la paradis ! A quel prix ? Au prix de cette mort où il doit tout abandonner, comme ça, brusquement !...

HOUBA

Tout abandonner à qui ?

CHADDAD, embarrassé

Mais... aux autres !

HOUBA

Tu crois que c'est une bien grande perte, n'est ce pas ? Laisse-moi te dire qu'il abandonne tout... au néant. Pour celui qui meurt, les choses meurent elles aussi. Si tu t'imagines le seul à être mort ! Que non ! Iram est morte avec toi. Tout est lié à toi. Ton fils Marthad, pour toi, est mort aussi. Et pourtant, aujourd'hui même, il ceint ta couronne avant de te suivre demain.

CHADDAD

A quoi bon toute cette comédie ?

HOUBA

Quelle comédie ?

CHADDAD

La promesse qui avilit les hommes...

HOUBA

Tu veux parler de la récompense qui les attend ? ! Qui a bien pu organiser votre monde sur une telle base : bonheur, malheur ; travail, récompense... Mais qui ? Tout dans le monde est sur le même plan. Rien ne contrebalance rien. Comprends-tu ? Le jour que tu vis, avec tout ce qu'il comporte, n'a d'autre contrepartie que lui-même.

Chaddâd essaye de placer un mot. Houbâ lui fait signe de se taire et poursuit, véhément :

Je suis las de toute cette histoire. Encore et toujours la mort ! Tu sais que la mort arrive un jour, que la vie ne signifie ce qu'elle est, ce que tu en connais, ce que tu en ressens, que si tu la mets en parallèle avec la mort. Comment veux-tu expliquer la mort sans prendre la peine d'expliquer la vie sans la mort ? Ils meurent tous depuis que la terre est ronde, et jusqu'à présent ils considèrent la mort comme quelque chose d'étrange, d'obscur, d'inexpliqué !...

CHADDAD, à son tour véhément

Tu te permets de parler ainsi de la vie et de la mort parce que, dans le fond, elles ne signifient rien pour toi. Tu ne meurs pas, et il nous est donc bien difficile de dire que tu vis.

HOUBA

C'est vrai. Tu as raison de dire cela. Mais laisse-moi te dire aussi simplement : tu vis, et il est donc bien facile de dire ' que tu meurs aussi.

CHADDAD

Tu es donc l'envers de tout ?

HOUBA

Votre vie débute par la naissance et s'achève à la mort. Moi, ma vie commence à la mort et s'achève par la naissance.

CHADDAD

C'est la mort qui t'a fait ?

HOUBA

Je me suis créé moi-même par destin, à une époque où les hommes étaient incapables de forger le leur.

CHADDAD

J'ai essayé de forger mon propre destin. Pourquoi ne m'as tu pas laissé faire ?

HOUBA

De quelle façon l'as-tu forgé ? As-tu réalisé le mythe qui donne à leur vie l'intérêt et la flamme de l'espoir ? Allons, ils préfèrent s'en remettre à moi ! Ils se reposent mieux sur moi !

Chaddâd le regarde calmement... puis se lève et s'approche :

CHADDAD

Maintenant que tu m'as privé de mon destin et de ma vie, vas-tu me punir (il montre les deux hommes) en me donnant un bout d'étoffe rouge pour que j'en fasse ce qu'il faudra quand même appeler un " destin " ?

HOUBA

Tu en es encore à cette terrible idée de contrepartie ! Tout ce que tu fais, tu tiens à en recevoir le prix ! Je te propose un ballon de caoutchouc que tu vas lancer et relancer contre le mur, à chaque rebond, jusqu'à ce que tu sois convaincu qu'il n'y a rien de plus stupide et de plus vain que de voir rejaillir sur soi les conséquences de ses actes !

Un ballon de caoutchouc tombe des cintres et rebondit à plusieurs reprises.

Tu as reçu le ballon sans avoir rien donné en échange, as-tu remarqué ?

CHADDAD, froidement

Je n'ai jamais voulu de ce ballon. Et je ne perdrai pas mon temps à cette stupidité.

HOUBA

Tu es libre. Je n'ai fait, que te proposer. Mais tu te rendras compte, si un ballon te tombe entre les mains, que tu ne peux t'empêcher de le lancer contre le mur et de le rattraper au rebond... (6)

CHADDAD, furieux

Mais pourquoi ? Pourquoi m'avoir choisi pour ce travail stupide ?

HOUBA

Parce que c'est toi-même qui as voulu que le monde soit ainsi fait. Tu disais il y a un moment que la vie sans contrepartie est stupide et abjecte. N'est-il pas vrai ?

CHADDAD

Mais la vie n'est pas un ballon de caoutchouc !

HOUBA

C'est bien ce que j'ai toujours pensé.

Il se dirige vers la porte. Chaddâd (7) s'empare du ballon sans prendre garde. La porte s'ouvre lentement, Houbâ sort. La porte se referme d'elle-même.

RIDEAU

3. Et non au "premier" comme indiqué dans le texte. Le premier acte ne serait donc qu'un prologue dans l'esprit de l'auteur, conception révélée ici par mégarde...

4. Et non Walid comme porte curieusement le texte.

5. Il n'a pas été indiqué précédemment qu'il avait quitté son siège. Cette précision de mise en scène est donc à replacer plus haut.

6. On sait l'importance du jeu de paume dans le passé, et les valeurs mythologiques et religieuses attachées au fameux des Aztèques.

7. Même remarque qu'en note 4.


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